Jacques (1853)/Chapitre 40

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 47-49).
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XL.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.


Mardi.

Cette histoire se complique et commence à me causer beaucoup de trouble et de chagrin : J’ai eu grand tort de cacher tout cela à Jacques ; mais à présent, chaque jour de silence agrandit ma faute, et je crains réellement ses reproches et sa colère. La colère de Jacques ! je ne sais ce que c’est, je ne puis croire qu’il me la fasse jamais connaître ; et pourtant, comment un mari peut-il apprendre tranquillement que sa femme a reçu d’un autre une déclaration d’amour ?

Oui, Clémence, voilà où m’a conduite cette fatale méprise du bracelet. Hier soir, j’étais dans ma chambre avec mes enfants et Rosette ; ma fille semblait souffrante et ne pouvait s’endormir. Je dis à Rosette d’emporter la lumière, qui peut-être l’incommodait. J’étais depuis quelque temps dans l’obscurité avec ma petite sur mes genoux, et je tâchais de l’apaiser en chantant ; mais elle ne criait que plus fort, et cela commençait à m’inquiéter, lorsque le son du hautbois s’éleva, de l’autre extrémité de l’appartement, comme une voix plaintive et douce. L’enfant se tut aussitôt et resta comme ravi à l’écouter ; pour moi, je retenais ma respiration ; la surprise et la peur me rendaient incapable de mouvement. L’inconnu était dans ma chambre, seul avec moi ! Je n’osais appeler, je n’osais fuir. Rosette entra comme le hautbois venait de se taire, et s’émerveilla de voir la petite silencieuse et calmée. « Va chercher de la lumière, bien vite, bien vite, lui dis-je, j’ai une peur épouvantable ; pourquoi m’as-tu laissée seule ? — Il va falloir que madame reste encore seule, répondit-elle, pendant que j’irai chercher la lumière en bas. — Ah ! mon Dieu ! pourquoi n’en as-tu pas dans ta chambre ? lui répondis-je. Non ! n’y va pas, ne me laisse pas ainsi. N’as-tu rien entendu, Rosette ? Es-tu sûre qu’il n’y ait personne avec nous dans la chambre ? — Je ne vois personne que madame, les enfants et moi, et je n’ai entendu que la flûte. — Qui est-ce qui jouait de la flûte ? — Je ne sais pas ; monsieur, apparemment ; quel autre dans la maison saurait en jouer ! — Est-ce toi qui es là, Jacques ? m’écriai-je ; si c’est toi, ne t’amuse pas à m’effrayer, car je mourrais de peur. » Je savais bien que ce n’était pas Jacques, mais je parlais ainsi pour forcer notre persécuteur à s’expliquer ou à se retirer. Personne ne répondit. Rosette ouvrit les rideaux, et, au clair de la lune, examina tous les recoins de l’appartement sans y découvrir personne. Elle trouvait, sans doute, mes frayeurs bien ridicules, et j’en eus honte moi-même ; je lui dis d’aller chercher de la lumière, et quand elle fut sortie, j’allai tirer le verrou derrière elle. Mais c’était bien inutile, car l’inconnu entra par la fenêtre. Je ne sais comment il s’y prit, et si de la galerie supérieure il a eu l’audace de se risquer sur ma persienne, ou si, à l’aide d’une échelle, il sera venu d’en bas ; le fait est qu’il entra aussi tranquillement que dans la rue. La colère me donna des forces, et je m’élançai devant le berceau de mes enfants, en criant au secours ; mais il s’agenouilla au milieu de la chambre, en me disant d’une voix douce : « Comment est-il possible que vous ayez peur d’un homme qui voudrait pouvoir vous prouver son dévouement en mourant pour vous ? — Je ne sais qui vous êtes, Monsieur, lui répondis-je d’une voix tremblante ; mais, à coup sûr, vous êtes bien insolent d’entrer ainsi dans ma chambre ; partez, partez ! que je ne vous revoie jamais, ou j’avertirai mon mari de votre conduite. — Non, dit-il en se rapprochant, vous ne le ferez pas ; vous aurez pitié d’un homme au désespoir. » Je vis en ce moment le bracelet, et l’idée me vint de le redemander. Je le fis d’un ton d’autorité et en jurant que j’avais cru le jeter à mon mari. « Je suis prêt à vous obéir en tout, dit-il d’un air résigné ; reprenez-le, mais sachez que vous me reprenez le seul honneur et le seul espoir de ma vie. » Alors il s’agenouilla de nouveau tout près de moi et me tendit son bras. Je n’osais reprendre moi-même le bracelet ; il eût fallu toucher sa main ou seulement son vêtement, et je ne trouvais pas cela convenable. Alors il crut que j’hésitais, car il me dit : « Vous avez compassion de moi, vous consentez à me le laisser, n’est-ce pas, ô ma chère Fernande ! » Et il saisit ma main, qu’il baisa plusieurs fois très-insolemment. Je me mis à crier, et des pas se firent entendre aussitôt dans la galerie voisine ; mais avant que l’on eût le temps d’entrer, l’inconnu avait disparu, comme un chat, par la fenêtre.

Jacques et Sylvia frappèrent alors à la porte, que j’avais fermée au verrou et que je ne songeais plus à ouvrir, tout en leur criant d’entrer au nom du ciel. Cette circonstance du verrou, qui se trouvait fatalement liée à l’entrée d’un homme dans ma chambre, m’empêcha de raconter ce qui s’était passé ; je dis que j’avais entendu le hautbois, que j’avais envoyé Rosette chercher de la lumière, qu’elle m’avait enfermée par mégarde ; que j’avais cru entendre du bruit dans ma chambre et que j’avais perdu la tête. Comme on me tient pour folle de peur, on ne m’en demanda pas davantage. Rosette assura bien avoir entendu le hautbois en traversant la galerie, on fit quelques recherches dans la maison et dans le jardin. On ne trouva personne, et on décréta, en riant, qu’on ferait venir un piquet de gendarmerie pour me garder. Sylvia alla chercher le dolman et le shako de Jacques, et s’en affubla avec de fausses moustaches ; elle se planta ainsi derrière moi le sabre en main, affectant de suivre tous mes pas par la chambre pour me servir d’escorte. Elle était jolie comme un ange avec ce costume. Nous avons ri jusqu’à minuit, et le reste de la nuit s’est passé fort tranquillement. Mais mon esprit est bien agité ! Je sens que je suis engagée dans une aventure folle et imprudente, qui peut-être aura des suites fatales. Fasse te ciel qu’elles retombent toutes sur moi seule !


Jeudi.
Je viens de recevoir le billet suivant, qui a été remis à Rosette par son oncle le garde-chasse : « Belle et douce Fernande, ne soyez pas irritée contre moi, et ne vous méprenez pas sur les motifs de ma conduite. Vous pouvez me sauver du malheur éternel et me rendre le plus heureux des amis et des amants ; j’aime Sylvia, et j’en ai été aimé. Je ne sais par quel crime irréparable j’ai perdu sa confiance et mérité sa colère. Je ne renoncerai à elle qu’avec la vie ; et j’espère en vous, en vous seule. Vous avez une âme aimante et généreuse, je le sais ; je vous connais plus que vous ne pensez. Le bracelet que vous avez cru jeter à votre mari et que je vous rendrai, si vous ne l’accordez à la sainte amitié d’un frère, est à mes yeux un gage de confiance et de salut. Pardonnez-moi de vous avoir effrayée ; j’espérais pouvoir vous parler en secret ; je vois que cela sera impossible si vous ne m’accordez vous-même cette grâce ; et vous me l’accorderez, n’est-ce pas, bel ange aux cheveux blonds ? Votre mission sur la terre est de consoler les infortunés. J’irai vous attendre ce soir sous le grand ormeau des quatre sentiers, à l’entrée du Val-Brun ; faites-vous accompagner, si vous voulez, d’une personne sûre, mais que ce ne soit pas votre mari. Il me connaît, et je me flatte de posséder son estime et son amitié ; mais en ce moment-ci il m’est contraire, et si vous ne travaillez à me justifier, je n’ai aucun espoir de rentrer en grâce. Si vous ne venez pas, je déposerai votre bracelet sous la pierre du grand ormeau ; vous l’y ferez prendre ; mais il sera teint du sang
« d’Octave. »


Avec l’homme qui tendit ma bride. (Page 44.)

Qu’en penses-tu ? que dois-je faire ? Mais à quoi sert de te le demander ? Tu ne me répondras que dans huit jours, et il faut qu’avant ce soir j’aie pris un parti. Accorder un rendez-vous à ce jeune homme, surtout quand je sais que Jacques n’est pas dans ses intérêts, pour le réconcilier avec Sylvia, c’est une grande imprudence peut-être selon le monde ; selon ma conscience je n’y vois pourtant aucun mal. S’il y a des inconvénients, il n’y en a que pour moi, qui risque de déplaire à Jacques et d’encourir ses reproches, tandis que je puis rendre, si je réussis, un service à Sylvia et à Octave, peut-être assurer le bonheur de leur vie entière ; car il n’est pas de bonheur sans l’amour. Sylvia cache en vain son chagrin ; je vois maintenant pourquoi ses pensées sont si noires et son avenir si sombre à ses yeux. Si elle a pu aimer ce jeune homme, il doit être au-dessus du commun et avoir une belle âme ; car Sylvia est bien exigeante dans ses affections, et trop fière pour avoir jamais pu s’attacher à un être qui n’en eût pas été digne. Je vois bien maintenant qu’elle a reconnu son amant dans le chasseur qu’elle a si bien corrigé de l’envie d’être prévenant avec elle, et je vois aussi, dans ce coup de cravache, accompagné d’un silence si complet sur sa découverte, plus de moquerie malicieuse que de véritable colère. Je parie qu’elle meurt d’envie qu’on amène son ami à ses genoux ; il est impossible qu’il en soit autrement ; cet Octave l’aime à la folie, puisqu’il fait des choses si extraordinaires pour la retrouver. Il a une figure charmante, du moins à ce qu’il m’a semblé quand je l’ai entrevu dans ma chambre au clair de la lune. Jacques est sévère et inexorable, il traite trop Sylvia comme un homme ; il ne devine pas les faiblesses du cœur d’une femme, et ne comprend pas, comme moi, ce que son courage doit cacher d’ennui et de souffrance. Si je refuse d’aider cette réconciliation, c’en est peut-être fait de son bonheur ; peut-être se condamnera-t-elle à une éternelle solitude ; et ce jeune homme, s’il allait se tuer en effet ! Je l’en croirais assez capable ; il semble véritablement épris. Que faire ? Je n’ose me décider à rien ; heureusement j’aurai le temps d’y penser d’ici à ce soir.