Jacques (1853)/Chapitre 31

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 37-38).
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XXXI.

DE JACQUES À SYLVIA.

Il semble que Fernande caresse maintenant ses puérilités, elle en rougissait d’abord, elle les cachait ; je feignais, pour ménager son orgueil, de ne pas m’en apercevoir, je pouvais alors espérer qu’elle les vaincrait ; à présent elle les montre ingénument, elle en rit, elle s’en vante presque ; j’en suis venu à m’y plier entièrement, et à la traiter comme un enfant de dix ans. Oh ! si j’avais moi-même dix ans de moins, j’essaierais de lui montrer qu’au lieu d’avancer dans la vie morale elle recule, et perd, à écarter les moindres épines de son chemin, le temps qu’elle pourrait employer à s’ouvrir une nouvelle route, plus belle et plus spacieuse, mais je crains trop le rôle de pédant et je suis trop vieux pour le risquer. Il y a quelques jours, je lui parlai de toi et du désir que j’avais de t’attirer pour quelque temps près de nous ; les questions qu’elle me fit sur ton âge et sur ta figure me montrèrent assez ses perplexités, et elle finit par me demander un serment solennel qui lui assurât que je n’avais pour toi que les sentiments d’un frère. Elle ne trouva pas dans son cœur, dans son estime pour moi, une garantie assez forte contre ces misérables soupçons ; elle me crut capable de l’avilir et de la désespérer pour mon plaisir ! elle s’abandonna à ces craintes tout un jour, et quand j’eus fait le serment qu’elle exigeait, elle se trouva parfaitement contente. Hélas ! toutes les femmes, excepté toi, Sylvia, se ressemblent donc ! J’ai fait avec douceur ce que demandait Fernande, mais j’ai cru relire un des éternels chapitres de ma vie.

Oh ! qu’elle est insipide et monotone cette vie en apparence si agitée, si diverse et si romanesque ! Les faits diffèrent entre eux par quelques circonstances seulement, les hommes par quelques variétés de caractère ; mais me voici, à trente-cinq ans, aussi triste, aussi seul au milieu d’eux que lorsque j’y fis mes premiers pas ; j’ai vécu en vain. Je n’ai jamais trouvé d’accord et de similitude entre moi et tout ce qui existe ; est-ce ma faute ? est-ce celle d’autrui ? Suis-je un homme sec et dépourvu de sensibilité ? ne sais-je point aimer ? ai-je trop d’orgueil ? Il me semble que personne n’aime avec plus de dévouement et de passion ; il me semble que mon orgueil se plie à tout, et que mon affection résiste aux plus terribles épreuves. Si je regarde dans ma vie passée, je n’y vois qu’abnégation et sacrifice ; pourquoi donc tant d’autels renversés, tant de ruines et un si épouvantable silence de mort ? Qu’ai-je fait pour rester ainsi seul et debout au milieu des débris de tout ce que j’ai cru posséder ? Mon souffle fait-il tomber en poussière tout ce qui l’approche ? Je n’ai pourtant rien brisé, rien profané ; j’ai passé en silence devant les oracles imposteurs, j’ai abandonné le culte qui m’avait abusé sans écrire ma malédiction sur les murs du temple ; personne ne s’est retiré d’un piége avec plus de résignation et de calme. Mais la vérité que je suivais secouait son miroir étincelant, et devant elle le mensonge et l’illusion tombaient, rompus et brisés comme l’idole de Dagon devant la face du vrai Dieu ; et j’ai passé en jetant derrière moi un triste regard et en disant : « N’y a-t-il rien de vrai, rien de solide dans la vie, que cette divinité qui marche devant moi en détruisant tout sur son passage et en ne s’arrêtant nulle part ? »

Pardonne-moi ces tristes pensées, et ne crois pas que j’abandonne ma tâche ; plus que jamais je suis déterminé à accepter la vie. Dans deux mois je serai père ; je n’accueille point cette espérance avec les transports d’un jeune homme, mais je reçois cet austère bienfait de Dieu avec le recueillement d’un homme qui comprend le devoir. Je ne m’appartiens plus, je ne donnerai plus à mes tristes pensées la direction qu’elles eurent souvent ; je ne saurais m’abandonner à ces joies puériles de la paternité, à ces rêves ambitieux dont je vois les autres occupés pour leur postérité ; je sais que j’aurai donné la vie à un infortuné de plus sur la terre, voilà tout. Ce que j’ai à faire, c’est de lui enseigner comment on souffre sans se laisser avilir par le malheur.

J’espère que cet événement distraira Fernande et dirigera toutes ses sollicitudes vers un but plus utile que de tourmenter et d’interroger sans cesse un cœur qui lui appartient et qui ne s’est rien réservé en s’abandonnant à elle ; si elle n’est pas guérie de cette maladie morale lorsqu’elle aura son enfant dans les bras, il faudra que tu viennes t’asseoir entre nous, Sylvia, pour rendre notre vie plus douce, et prolonger autant que possible ce demi-amour, ce demi-bonheur qui nous reste. J’espère de ta présence un grand changement : ton caractère fort et résolu étonnera Fernande d’abord, et puis lui fera, je n’en doute pas, une impression salutaire ; tu protégeras mon pauvre amour contre les conseils de sa pusillanimité, et peut-être contre ceux de sa mère. Elle reçoit des lettres qui l’attristent beaucoup ; je ne veux rien apprendre à cet égard, mais, je le vois clairement, quelque dangereuse amitié ou quelque malice cruelle envenime ses douleurs. Oh ! que ne peut-elle les verser dans un cœur digne de les adoucir ! Mais les épanchements de l’amitié sont funestes pour un caractère comme le sien, quand ils ne sont pas reçus dans une âme d’élite. Je n’ai rien à faire pour remédier à ce mal : jamais je n’agirai en maître, dût-on égorger mon bonheur dans mes bras.