Jacques (1853)/Chapitre 25

Jacques (1853)
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XXV.

DE CLÉMENCE À FERNANDE.

Je suis plus affligée que surprise de ce qui t’arrive ; tes chagrins me paraissent la conséquence inévitable d’une union mal assortie. D’abord ton mari est trop âgé pour toi, ensuite tu as pris ta position tout de travers. Il eût été possible à une femme dont le caractère serait calme et un peu froid de s’habituer aux inconvénients que je t’avais signalés, et qui ne se sont que trop réalisés ; mais, pour une petite tête exaltée comme la tienne, un homme aussi expérimenté que M. Jacques est le pire mari que tu pouvais rencontrer. Ce n’est pas que je rejette sur lui la faute de tout ce qui s’est passé entre vous ; il me semble que c’est lui qui a constamment raison, et voilà pourquoi je te plains : ce qu’il y a de plus triste au monde, c’est d’être condamné, par sa position et par la force des choses, à avoir constamment tort. Cet amour enthousiaste que tu t’es évertuée à ressentir pour lui est un sentiment hors nature, et destiné à s’éteindre tout à coup comme un feu de paille ; mais avant d’en venir là il te fera cruellement souffrir, et, quelque patient que soit ton mari, il te rendra insupportable à ses yeux. Il me semble, à moi, que la passion est tout à fait contraire à la dignité et à la sainteté du mariage. Tu t’es imaginé que tu inspirais cette passion à ton mari ; j’en doute fort : je crois que tu auras pris pour l’enthousiasme les caresses véhémentes qu’un mari prodigue dès les premiers jours à sa femme, quand elle est, comme toi, toute jeune et remarquablement jolie. Mais sois sûre que toutes les extases de ton cerveau, toutes les illusions de ton âme, ne sont plus du goût d’un homme de trente-cinq ans, et que, du jour où, au lieu de contribuer à ses plaisirs, elles lui causeront du trouble et de l’ennui, il te dessillera les yeux, peut-être un peu brusquement. Tu seras au désespoir alors, pauvre Fernande, et il n’aura fait qu’une chose très-simple et très-légitime ; car de quel droit viens-tu, avec tes folies et tes caprices, empoisonner la vie d’un homme qui était libre et tranquille, et qui t’a recherchée en mariage pour te faire participer à son bien-être, et non pour t’ériger en souveraine jalouse et impérieuse ? Je vois déjà que tu as le talent de le rendre assez malheureux ; cette manière de l’épier, de scruter toutes ses pensées, d’interpréter toutes ses paroles, doit faire de ton amour un fléau. Et pourtant, Fernande, personne n’était plus douce et plus facile à vivre que toi ; nul caractère n’est plus éloigné du soupçon et de la tyrannie ; nul cœur peut-être n’est plus généreux et plus juste, mais tu aimes, et voilà l’effet de l’amour sur les femmes quand elles ne savent pas se vaincre. Prends garde à toi, ma chère ; je te parle bien durement, bien cruellement, mais tu cherches l’appui de ma raison, et je te l’offre d’une main ferme. Je t’ai déjà dit que, le jour où la vérité te serait trop rude à supporter, tu n’avais qu’à cesser de m’écrire, et que je comprendrais ton silence. Je ne chercherai jamais à te guérir malgré toi, je ne suis pas une marchande de conseils. Adieu, ma petite amie ; tâche de te guérir de l’exagération, ou tu es perdue.