Jacques (1853)/Chapitre 23

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 29-30).
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XXIII.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

Je suis encore triste, mon amie, et je commence à croire que tout n’est pas joie dans l’amour ; il y a aussi bien des larmes, et je ne les répands pas toutes dans le sein de Jacques, car je vois que j’augmente sa tristesse en lui montrant la mienne. Depuis un mois nous avons eu plusieurs accès de mélancolie sympathique sans cause réelle, mais qui n’en ont pas moins des effets douloureux. Il est vrai que, quand ils sont passés, nous sommes plus heureux qu’auparavant, et nous nous chérissons avec plus d’enthousiasme ; mais je me dis toujours que c’est la dernière fois que je tourmente Jacques de mes enfantillages, et je ne sais comment il arrive que je recommence toujours. Je ne peux pas le voir triste sans le devenir aussitôt ; il me semble que c’est une preuve d’amour et qu’il ne doit pas s’en fâcher ; aussi ne s’en fâche-t-il pas. Il me traite toujours avec tant de douceur et de bonté ! comment ferait-il pour me dire une parole dure, ou même froide ? Mais il prend du chagrin et me fait de doux reproches ; alors je pleure de remords, d’attendrissement et de reconnaissance, et je me couche fatiguée, brisée, me promettant bien de ne plus recommencer ; car, au bout du compte, cela fait du mal, et ce sont autant de jours que je retranche de mon bonheur. J’ai certainement des idées folles, mais je ne sais pas s’il est possible d’aimer sans les avoir. Par exemple, je me tourmente continuellement de la crainte de n’être pas assez aimée, et je n’ose pas dire à Jacques que c’est là la cause de toutes mes agitations. Je crois bien qu’il a des jours de souffrance physique ; mais il est certain que son esprit n’est pas toujours paisible. Certaines lectures l’agitent ; certaines circonstances, indifférentes en apparence, semblent lui retracer des souvenirs pénibles. Je m’en inquiéterais moins s’il me les confiait ; mais il est silencieux comme la tombe et me traite comme une personne tout à fait à part de lui. L’autre jour je me mis à chanter une vieille romance qui me tomba, je ne sais comment, sous la main ; Jacques était étendu sur le grand canapé du salon, et il fumait dans une grande pipe turque à laquelle il tient beaucoup. Dès que j’eus chanté les premières mesures, il frappa le parquet avec cette pipe, comme saisi d’une émotion convulsive, et la brisa. « Ah ! mon Dieu, qu’as-tu fait ? m’écriai-je ; tu as cassé ta chère pipe d’Alexandrie. — C’est possible, dit-il, je ne m’en suis pas aperçu. Remets-toi à chanter. — Mais je n’ose pas trop, repris-je ; il faut que j’aie fait quelque fausse note épouvantable tout à l’heure ; car tu as bondi comme un désespéré. — Non pas que je sache, répondit-il ; continue, je t’en prie. » Je ne sais comment il se fait que je suis toujours à l’affût des impressions que Jacques cherche à me dissimuler ; il y a un secret instinct qui m’abuse ou qui m’éclaire, je ne sais lequel des deux, mais qui me force à reporter tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit vers une cause funeste à mon bonheur. Je m’imaginai qu’il avait entendu chanter cette romance par quelque maîtresse dont le souvenir lui était encore cher, et je ressentis tout à coup une jalousie absurde ; je la jetai de côté, et me mis à en chanter une autre. Jacques l’écouta sans l’interrompre, puis il me redemanda la première, en disant qu’il la connaissait et qu’elle lui plaisait beaucoup. Ces paroles, qui semblèrent confirmer mes doutes, m’enfoncèrent un poignard dans le cœur ; je trouvai Jacques insensé et barbare de chercher à ressaisir dans notre amour le souvenir des autres amours de sa vie, et je chantai la romance, tandis que de grosses larmes me tombaient sur les doigts. Jacques me tournait le dos, et s’imaginait, parce que son corps avait une attitude immobile, que je ne m’apercevais pas de son émotion ; mais je faisais, malgré ma douleur, une sévère attention à lui, et je surpris deux ou trois soupirs qui semblaient partir d’une âme oppressée et briser tout son corps. Quand j’eus fini, il y eut entre nous un long silence : je pleurais, et je laissai échapper malgré moi un sanglot. Jacques était tellement absorbé qu’il ne s’en aperçut pas, et sortit en fredonnant, d’un ton mélancolique, le refrain de la romance.

J’allai dans le bois pour me désoler en liberté ; mais, au détour d’une allée, je me trouvai face à face avec lui. Il m’interrogea sur ma tristesse avec sa douceur accoutumée, mais beaucoup plus froidement que les autres fois. Cet air sévère m’imposa tellement que je ne voulus jamais lui avouer pourquoi j’avais les yeux rouges ; je lui dis que c’était le vent, la migraine ; je lui fis mille contes dont il feignit de se contenter, car il insista fort peu, et chercha à me distraire. Il n’eut pas grand’peine : je suis si folle que je m’amuse de tout. Il me mena voir des chèvres de Cachemire qui venaient de lui arriver, avec un berger dont la bêtise me fit mourir de rire. Mais vois comme je suis ! dès que je me retrouvai seule, mon chagrin me revint, et je me remis à pleurer en pensant à cette histoire de la matinée. Ce qui me faisait surtout de la peine, c’était d’avoir été importune à Jacques. L’indifférence qu’il avait montrée me prouvait de reste qu’il n’était plus disposé à écouter mes puériles confessions et à s’affliger avec moi de mes souffrances. Peut être avait-il cette idée ; peut-être éprouvait-il un peu de remords de m’avoir fait chanter cette romance ; peut-être nous sommes-nous parfaitement compris tous les deux sans nous expliquer. Le fait est que le soir il prit un air tout à fait insouciant en me demandant si je savais par cœur la romance que j’avais chantée le matin. « Tu aimes bien cette romance ? lui dis-je avec un peu d’amertume. — Beaucoup, répondit-il, surtout dans ta bouche ; tu l’as chantée ce matin avec une expression qui m’a ému jusqu’au fond du cœur. » Poussée par je ne sais quel besoin de me faire souffrir pour me dévouer à sa fantaisie, je lui offris de la chanter de nouveau ; et j’allais allumer une bougie pour la lire, lorsqu’il m’arrêta en me disant que ce serait pour une autre fois, et qu’il aimait mieux se promener avec moi au clair de la lune. Le lendemain matin, je cherchai la romance et ne la trouvai plus sur mon piano. Je la cherchai tous les jours suivants sans succès. Pressée par la curiosité, je me hasardai à demander à Jacques s’il ne l’avait pas vue. « Je l’ai déchirée par distraction, me répondit-il ; il n’y faut plus penser. » Il me sembla qu’il disait cette parole, il n’y faut plus penser, d’une manière particulière, et que cela exprimait beaucoup de choses. Je me trompe peut-être, mais jamais je ne croirai qu’il ait déchiré cette romance par distraction. Il a voulu savoir d’abord si je pourrais la chanter par cœur, et quand il a été sûr que non, il l’a anéantie. Elle lui causait donc une émotion bien véritable ; elle lui rappelait donc un amour bien violent !

Si Jacques devine tout cela, si en lui-même il traite d’enfantillages méprisables ce qui se passe en moi, il a tort. S’il était à ma place, il souffrirait peut-être plus que moi ; car il n’a pas de rivaux dans le passé ; rien de ce que je fais, rien de ce que je pense ne peut l’affliger : il peut sans frayeur regarder dans ma vie, l’embrasser tout entière d’un coup d’œil, et se dire qu’il est mon seul amour. Mais sa vie est pour moi un abîme impénétrable ; ce que j’en sais ressemble à ces météores sinistres qui éblouissent et qui égarent. La première fois que j’ai recueilli ces lambeaux de renseignements incertains, j’ai craint que Jacques ne fût inconstant ou menteur ; j’ai craint que son amour n’eût pas tout le prix que j’y attachais ; ma vénération fut comme ébranlée. Aujourd’hui je sais ce que c’est que Jacques et ce que vaut son amour ; le prix en est si grand que je sacrifierais toute une vie de repos où je ne l’aurais pas connu, aux deux mois que je viens de passer avec lui. Je le sais incapable de m’abuser et de promettre son cœur en vain. Je ne songe presque plus à l’avenir, mais je me tourmente horriblement du passé ; j’en suis jalouse. Oh ! que serait le présent si je n’étais pas sûre de lui comme de Dieu ! Mais je ne pourrais pas douter de la parole de Jacques, et je ne serais pas jalouse sans raison. L’espèce de jalousie que j’ai maintenant n’est pas vile et soupçonneuse ; elle est triste et résignée ; oh ! mais elle me fait bien mal !