Jacques (1853)/Chapitre 21

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 27-28).
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XXI.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

Je ne sais pas ce que Jacques a depuis deux jours, il me semble qu’il est triste, et cela me rend si triste moi-même, que je viens causer avec toi pour me distraire et me consoler. Qu’est-ce que peut avoir Jacques ? quels chagrins peuvent l’atteindre auprès de moi ? Il me serait impossible, pour ma part, de me réjouir ou de m’attrister d’une chose qui n’aurait pas rapport à lui ; il est vrai que, hors de lui, ma vie se réduit à si peu ! Je n’existe réellement que depuis trois mois, et Jacques a dû horriblement souffrir avant d’arriver à l’âge qu’il a. Peut-être aussi a-t-il été plus heureux qu’il ne l’est avec moi ; peut-être quelquefois, dans mes bras, regrette-t-il le temps passé. Oh ! cette idée est affreuse ; je veux l’éloigner bien vite !

Mais qui peut l’attrister ainsi ? et pourquoi ne me le dit-il pas ? je n’ai pas de secrets, moi ! et lui, il en a certainement. Il a dû se passer tant de choses extraordinaires dans sa vie ! Sais-tu, Clémence, que cette idée me fait souvent frissonner ? Une femme ne connaît pas son mari en l’épousant, et c’est une folie de penser qu’elle le connaîtra en vivant avec lui. Il y a derrière eux un grand abîme où elle ne peut descendre, le passé, qui ne s’efface jamais et qui peut empoisonner tout l’avenir ! Quand je songe qu’il y a trois mois, je ne savais pas encore ce que c’était qu’aimer, et que, depuis vingt ans peut-être, Jacques n’a pas fait autre chose ! Tout ce qu’il me dit de tendre et d’affectueux, il l’a peut-être dit à d’autres femmes ; ces caresses passionnées… Ah ! quelles horribles images me passent devant les yeux ! je me sens un peu folle aujourd’hui, en vérité…

Je viens de me mettre à la fenêtre pour me distraire de ces agitations, j’ai vu Jacques traverser une allée et s’enfoncer dans le parc : il avait les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée en avant, comme s’il eût été absorbé par une méditation profonde. Mon Dieu ! je ne l’ai jamais vu ainsi. Il est bien vrai que son humeur est grave, que la douceur de son caractère tourne un peu à la mélancolie, que son maintien est plutôt rêveur que sémillant ; mais il a aujourd’hui sur le visage quelque chose d’inaccoutumé, je ne saurais dire quoi ; peut-être un peu plus de pâleur. Il aura eu quelque mauvais rêve, et comme il me sait superstitieuse, il n’aura pas voulu m’en parler ; si ce n’est que cela, il aurait mieux fait de me le raconter que de m’exposer aux inquiétudes que j’éprouve. Peut-être est-il malade ! Oh ! je parie que oui ! On m’a dit qu’il n’aimait pas à être observé dans ces moments-là ; cependant je l’ai déjà vu malade une fois, je m’en suis aperçue à cette petite chanson dont je t’ai parlé ; je l’ai interrogé et il m’a répondu qu’il était un peu souffrant, et qu’il me priait de ne pas m’en occuper. S’il a souffert peu ou beaucoup ce jour-là, c’est ce que je ne puis savoir ; je craignais tant de le contrarier que je n’ai pas osé le regarder. Le fait est qu’il n’y a guère paru à son humeur, et que maintenant le malaise, soit physique, soit moral, qu’il éprouve, est tout à fait visible. Hier soir il m’a semblé qu’il m’embrassait un peu froidement ; j’ai mal dormi, et, m’étant éveillée au milieu de la nuit, j’ai vu de la lumière dans sa chambre. J’ai tremblé qu’il ne fût indisposé ; mais, craignant encore plus de lui être importune, je me suis levée sans bruit et j’ai été sur la pointe du pied regarder par la fente de sa porte ; il lisait en fumant. Je suis venue me recoucher, un peu rassurée, mais triste de voir qu’il ne dormait pas. Je suis si nonchalante et si enfant que, malgré ma tristesse, je me suis rendormie tout de suite. Pauvre Jacques ! il a des insomnies, il souffre peut-être beaucoup, il s’ennuie sans doute durant ces longues nuits si tristes ! Pourquoi ne m’appelle-t-il pas ? Je surmonterais certainement mon sommeil avec joie, je causerais avec lui, ou je lui ferais la lecture pour le distraire. Je devrais peut-être le prier de me laisser veiller avec lui ; je n’ose pas. C’est extraordinaire ; j’ai découvert ce matin que je crains Jacques presque autant que je l’aime ; je n’ai jamais eu le courage de lui demander ce qu’il avait. Ce que les Borel m’ont dit de ses singulières fiertés n’est pas sorti de mon esprit, malgré tout ce qui aurait dû me le faire oublier, ou me persuader, du moins, que Jacques ne les aurait pas avec moi. Je devrais peut-être vaincre cette timidité, et le conjurer de me confier sa souffrance ; car je ne suis pas de ceux qu’elle peut ennuyer, et je ne vois pas qu’il ait besoin de se fatiguer à faire du stoïcisme avec moi. Mon silence lui fait peut-être croire que je ne m’aperçois de rien. Ah ! alors quelle idée doit-il avoir de ma grossière insouciance ! Je ne puis la lui laisser. Il faut que j’aille le trouver tout de suite, n’est-ce pas, Clémence ? Oh ! mon Dieu, que n’es-tu ici ! toi qui as tant de prudence et un jugement si délié, tu me conseillerais. À défaut de la voix de la raison et de l’amitié, j’écoute celle de mon cœur et je m’y abandonne ; je vais rejoindre Jacques dans le parc, et le conjurer à genoux, s’il le faut, de m’ouvrir son cœur. Je reviendrai te dire ce qu’il a et fermer ma lettre…….

Eh bien, mon amie, j’étais folle et j’avais fait moi-même un mauvais rêve ; pardonne-moi de t’avoir importunée de cette terreur puérile. J’ai été trouver Jacques ; il était couché sur l’herbe et il sommeillait. Je me suis approchée de lui si doucement qu’il ne s’en est pas aperçu, et je suis restée quelques instants, penchée sur lui, à le contempler. J’avais sans doute une expression d’anxiété sur la figure, car à peine éveillé, il a tressailli et s’est écrié en jetant ses bras autour de moi : « Qu’as-tu donc ? » Alors je lui ai avoué naïvement toutes mes inquiétudes et tout mon chagrin. Il m’a embrassée en riant et m’a assuré que je m’étais absolument trompée. « Il est bien vrai, m’a-t-il dit, que je n’ai pas dormi beaucoup cette nuit ; j’étais un peu souffrant et je me suis mis à lire. — Et pourquoi ne m’as-tu pas éveillée ? lui ai-je dit. — Est-ce qu’on s’éveille à ton âge ? a-t-il répondu. — Savez-vous, Jacques, que vous me traitez en petite fille ? — Oh ! grâce à Dieu, je te traite comme tu le mérites, s’est-il écrié en me pressant contre son cœur, et c’est parce que tu es une enfant que je t’adore. » Là dessus il m’a dit tant de choses délicieusement bonnes, que je me suis mise à pleurer de joie. Tu vois si j’avais sujet de me tourmenter ! mais je ne regrette pas d’avoir un peu souffert ; je n’en sens que plus vivement le bonheur que j’avais laissé s’altérer et que je ressaisis dans toute sa fraîcheur. Oh ! Jacques avait bien raison : il n’est rien de plus précieux et de plus sublime que les larmes de l’amour.

Adieu, ma chère Clémence ; réjouis-toi encore avec moi ; je suis plus heureuse aujourd’hui que je ne l’ai jamais été.