JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897

Ce document est un des journaux officiels de la République française.
JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
Séance du 19 juin 1897.





SOMMAIRE


Excuses et demande de congé.
Adoption :
1° Du projet de loi tendant à autoriser le département de la Savoie à s'imposer extraordinairement pour l'assistance des vieillards, des infirmes et des incurables indigents ;
2° Du projet de loi tendant à autoriser le département de la Somme à s'imposer extraordinairement (Subventions aux communes pauvres pour l'entretien de leurs chemins vicinaux ordinaires) ;
3° Du projet de loi tendant à autoriser le département de l'Yonne à s'imposer extraordinairement (0 fr. 01) (Chemins vicinaux ordinaires) ;
4° Du projet de loi tendant à autoriser la ville de Nevers (Nièvre) à emprunter une somme de 2,093,707 fr. et à s'imposer extraordinairement ;
5° Du projet de loi tendant à autoriser la ville de Mont-de-Marsan (Landes) à emprunter une somme de 990,000 fr. ;
6° Du projet de loi tendant à autoriser la ville de Rodez (Aveyron) à emprunter une somme de 1,120,000 fr. et à s'imposer extraordinairement ;
7° Du projet de loi tendant à autoriser la ville de Marseille (Bouches-du-Rhône) à changer l'affectation de fonds d'emprunt.
Dépôt et lecture, par M. Chauvin, d'une proposition de loi tendant à ouvrir au ministre de l'intérieur, sur l'exercice 1897, un crédit extraordinaire de 500,000 fr. destiné à venir en aide aux victimes du cyclone qui a sévi, le 18 juin 1897, dans la banlieue ouest de Paris.
Question adressée, par M. Montaut (Seine-et-Marne), à M. le ministre de l'instruction publique et réponse de M. le ministre. — Demande de transformation, par M. Hubbard, de la question en interpellation. Rejet, au scrutin.
Communication d'une demande d'interpellation de M. Hubbard sur l'attitude prise par le Gouvernement à l'égard de plusieurs professeurs de l'enseignement : MM. le président du conseil, ministre de l'agriculture, Hubbard. Demande de mise à l'ordre du jour à la suite des autres interpellations. Adoption, au scrutin.
Dépôt, par M. Maurice-Faure, d'une proposition de loi relative : 1° au conseil supérieur de l'instruction publique ; 2° aux conseils académiques.
Discussion de l'interpellation de M. Jaurès sur les réformes et solutions que le Gouvernement entend proposer pour remédier à la crise agricole : M. Jaurès.
Dépôt par M. Leveillé, au nom de la commission des colonies, d'un premier rapport sur le projet de loi portant prorogation du privilège des banques coloniales et des statuts desdites banques.
Dépôt, par MM. Gusman Serph et Babaud-Lacroze, d'une proposition de loi tendant à ouvrir au ministre de l'agriculture un crédit de 100,000 fr. destiné à atténuer les pertes subies par plusieurs communes des arrondissements de Confolens et de Civray par suite de la grêle qui, dans la journée du 31 mai, a détruit toutes les récoltes.
Dépôt, par M. Plichon, d'une proposition de loi tendant à modifier la loi du 15 juillet 1889 sur le recrutement de l'armée.
Dépôt, par M. Georges Berry, d'une proposition de loi tendant à accorder une pension annuelle de 100 fr. aux sauveteurs ayant obtenu quatre médailles ou la médaille d'or.
Dépôt, par M. Julien Goujon, d'une proposition de loi tendant à assurer la liberté de la défense et la publicité de l'instruction pour le prévenu et son conseil devant les tribunaux militaires.
Congé.


PRÉSIDENCE DE HENRI BRISSON


La séance est ouverte à deux heures.

M. Émile Néron-Bancel, l'un des secrétaires, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

Le procès-verbal est adopté.


EXCUSES ET DEMANDE DE CONGÉ

M. le président. MM. Chautemps, Lebret, Roch et Maruéjouls s'excusent de ne pouvoir assister à la séance de ce jour.

M. Gauthier (de Clagny) s'excuse de ne pouvoir assister à la séance de ce jour ni à celle de lundi.

M. de Pontbriand s'excuse de ne pouvoir assister à la séance de ce jour et demande un congé.

La demande sera renvoyée à la commission des congés.


ADOPTION DE SEPT PROJETS DE LOI D'INTÉRÊT LOCAL

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de plusieurs projets de loi d'intérêt local.

(La Chambre adopte successivement, sans discussion et dans les formes réglementaires, les sept projets de loi dont M. le président donne lecture.)

Voici le texte de ces projets :


1er projet
(M. Michou, rapporteur.)

« Article unique. — Le département de la Savoie est autorisé, conformément à la demande que le conseil général en a faite, à s'imposer extraordinairement, pendant l'année 1898, 75 millièmes de centime additionnels au principal des quatre contributions directes, dont le produit sera et restera exclusivement applicable au payement des pensions annuelles aux vieillards, aux infirmes et aux incurables indigents dans les conditions prévues par l'article 43 de la loi de finances du 29 mars 1897.

« Cette imposition sera recouvrée indépendamment des centimes extraordinaires dont le maximum est fixé chaque année par la loi de finances, en vertu de la loi du 10 août 1871. »


2e projet
(M. Michou, rapporteur.)

« Article unique. — Le département de la Somme est autorisé, conformément à la demande que le conseil général en a faite, à s'imposer extraordinairement, pendant l'année 1898, 1 centime additionnel au principal des quatre contributions directes pour en affecter le produit au payement de subventions aux communes pauvres, pour l'entretien de leurs chemins vicinaux ordinaires.

« Cette imposition sera recouvrée indépendamment des centimes extraordinaires, dont le maximum est fixé chaque année par la loi de finances, en vertu de la loi du 10 août 1871. »


3e projet
(M. Michou, rapporteur.)

« Article unique. — Le département de l'Yonne est autorisé, conformément à la demande que le conseil général en a faite, à s'imposer extraordinairement, pendant l'année 1898, 4 centimes additionnels au principal des quatre contributions directes, dont le produit sera et restera exclusivement applicable aux travaux des chemins vicinaux ordinaires à subventionner en vertu de la loi du 12 mars 1880.

« Cette imposition sera recouvrée indépendamment des centimes extraordinaires dont le maximum est fixé chaque année par la loi de finances, en vertu de la loi du 10 août 1871. »


4e projet
(M. Michou, rapporteur.)

« Art. 1er. — La ville de Nevers (Nièvre) est autorisée à emprunter, à un taux d'intérêt n'excédant pas 3,65 p. 100 une somme de 2,093,797 fr. remboursable, savoir : 1,898,392 fr. en trente-cinq ans, et 195,315 fr. en vingt ans, ladite somme destinée tant à convertir deux emprunts antérieurement contractés en vertu des lois des 14 août 1879 et 14 août 1890, qu'à pourvoir à diverses dettes et dépenses nouvelles énumérées dans une délibération municipale du 14 avril 1897, et notamment les sommes dues à la compagnie des eaux, le solde des frais d'établissement du marché couvert, la reconstruction du marché Saint-Arigle, la réfection du théâtre et de l'hôtel de ville et divers travaux de voirie.

« Cet emprunt pourra être réalisé, soit avec publicité et concurrence, soit de gré à gré, soit par voie de souscription publique, avec faculté d'émettre des obligations au porteur ou transmissibles par endossement, soit directement auprès de la Caisse des dépôts et consignations, de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse ou du Crédit foncier de France aux conditions de ces établissements.

« Les conditions des souscriptions à ouvrir et des traités à passer seront préalablement soumises à l'approbation du ministre de l'intérieur.

« La portion de l'emprunt applicable à la reconstruction du marché Saint-Arigle, aux réparations du théâtre et de l'hôtel de ville, ne sera réalisée et les travaux au payement desquels elle doit servir ne pourront être entrepris qu'en vertu d'une autorisation spéciale du ministre de l'intérieur.

« Art. 2. — La même ville est autorisée à s'imposer extraordinairement, pendant trente-cinq ans, à partir de 1898, 20 centimes additionnels au principal de ses quatre contributions directes.

« Le produit de cette imposition, évalué en totalité de 2,196,000 fr. environ, servira à rembourser l'emprunt ci-dessus en capital et intérêts, concurremment avec un prélèvement annuel sur les revenus de la caisse municipale.

« L'imposition extraordinaire de 20 centimes additionnels établie par la loi du 14 août 1879 cessera d'être mise en recouvrement. »


5e projet
(M. le lieutenant-colonel de Halgouët, rapporteur.)

« Article unique. — La ville de Mont-de-Marsan (Landes) est autorisée à emprunter, à un taux d'intérêt n'excédant pas 3,95 p. 100, une somme de 990,000 fr., remboursable en trente-cinq ans sur les revenus ordinaires, et destinée à pourvoir, tant à la conversion de deux emprunts antérieurement contractés, en vertu de traités en date du 1er octobre 1890, qu'à diverses dépenses d'intérêt communal, énumérées dans une délibération municipale du 1er avril 1897.

« L'emprunt pourra être réalisé soit avec publicité et concurrence, soit de gré à gré, soit par voir de souscription avec faculté d'émettre des obligations au porteur ou transmissibles par endossement, soit directement auprès de la Caisse des dépôts et consignations, de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse ou du Crédit foncier de France, aux conditions de ces établissements.

« Les conditions des souscriptions à ouvrir ou des traités à passer seront préalablement soumises à l'approbation du ministre de l'intérieur. »


6eprojet
(M. le lieutenant-colonel du Halgouet, rapporteur.)

« Art. 1er. — La ville de Rodez (Aveyron) est autorisée à emprunter, à un taux d'intérêt n'excédant pas 3.75 p. 100, une somme de 1,120,000 fr. remboursable en cinquante ans et destinée à pourvoir tant aux frais d'amélioration du régime des eaux qu'à l’agrandissement de l'école Monteil et à l'élargissement des rues Marie et du Terral.

« L'emprunt pourra être réalisé soit avec publicité et concurrence, soit de gré à gré, par voie de souscription publique, avec faculté d'émettre des obligations au porteur ou transmissibles par endossement, soit directement auprès de la Caisse des dépôts et consignations, de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse ou du Crédit foncier de France, aux conditions de ces établissements.

« Les conditions de souscriptions à ouvrir ou des traités à passer seront préalablement soumises à l'approbation du ministre de l'intérieur.

« Art. 2. — La même ville est autorisée à s'imposer extraordinairement par addition au principal de ses quatre contributions directes, savoir :

« Pendant seize ans à partir de 1898, 40 centimes.

« Le produit de ces impositions, évalué en totalité à 1,552,000 fr. environ, servira à rembourser l'emprunt ci-dessus en capital et intérêts, concurremment avec un prélèvement annuel sur les revenus ordinaires de la caisse municipale. »


7e projet
(M. Jouart, rapporteur.)

« Article unique. — La ville de Marseille (Bouches-du-Rhône) est autorisée à changer l'affectation d'une somme de 1,500,000 francs sur l'emprunt de 7 millions de francs approuvé par la loi du 24 juillet 1890.

« Cette somme servira à l'agrandissement du lycée de garçons, à la construction de maisons d'école et à l'installation de la faculté des sciences.

« La portion de ladite somme applicable à l'installation de la faculté des sciences ne pourra être réalisée et les travaux du payement desquels elle doit servir ne pourront être entrepris qu'en vertu d'une autorisation spéciale du ministre de l'intérieur. »


DÉPÔT D'UNE PROPOSITION DE LOI

M. le président. La parole est à M. Chauvin pour déposer une proposition de loi portant ouverture de crédit, en faveur de laquelle il demande l'urgence.

M. René Chauvin. Messieurs, au nom de mon collègue M. Walter et du mien, je monte à cette tribune pour accomplir un devoir bien douloureux. Les circonscriptions que nous avons l'honneur de représenter, mon collègue et moi, ont été hier très gravement éprouvées par un cyclone.

Nous avons l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre une proposition de loi tendant à l'ouverture d'un crédit extraordinaire destiné à venir en aide aux victimes de ce cyclone.

Comme nous sollicitions le bénéfice de l'urgence en faveur de notre proposition, je demande la permission de la Chambre de lui donner connaissance de l'exposé des motifs. (Lisez ! lisez !)

Notre proposition de loi tend à ouvrir au ministre de l'intérieur, sur l'exercice 1897, un crédit extraordinaire de 500,000 fr. destiné à venir en aide aux victimes du cyclone qui a sévi le 18 juin 1897 dans la banlieue ouest de Paris.

L'exposé des motifs est ainsi conçu :

« Messieurs, les conséquences du cyclone qui s'est abattu hier dans la banlieue ouest de Paris sont fort graves. Il n'est pas encore possible d'en mesure l'étendue ; mais dès maintenant nous savons qu'il y a des morts, de nombreux blessés et des pertes matérielles considérables ; de nombreuses familles vont se trouver réduites à l'extrême misère.

« Nous pensons que l'obligation s'impose à l'État de venir en aide aux populations si cruellement atteintes, et nous proposons à la Chambre de voter un crédit de 500,000 fr. qui sera distribué aux familles rendues nécessiteuses par suite de cette catastrophe.

«  Nous avons, en conséquence, l'honneur de déposer la proposition de loi suivante :

« Art. 1er. — Il est ouvert au ministre de l'intérieur, sur l'exercice 1897, un crédit extraordinaire de 500,000 fr. destiné à secourir, par les soins des municipalités, les victimes du cyclone qui a sévi sur la banlieue ouest de Paris, le 18 juin 1897.

«  Art. 2. — Il sera pourvu à ce crédit au moyen des ressources générales du budget de l'exercice 1897. »

Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de m'appesantir sur l'urgence de cette proposition de loi. Tous mes collègues connaissent les effets désastreux du cyclone qui s'est abattu hier sur Colombes, Asnières, Saint-Denis et Saint-Ouen et presque toute la banlieue ouest de Paris ; je suis certain que le Gouvernement ne s'opposera pas à l'urgence et que la Chambre votera sans délai la proposition de loi que nous lui soumettons.

M. Jules Méline, président du conseil, ministre de l'agriculture. Le Gouvernement a l'intention de déposer, pour le même objet, une demande de crédit. Il propose de renvoyer à la commission du budget la proposition de loi de MM. Chauvin et Walter.

M. le président. Il est inutile dans ces conditions de déclarer l'urgence, le renvoi à la commission du budget étant de droit (Assentiment.)

M. René Chauvin. M. le président du conseil déclarant que le Gouvernement a l'intention de déposer une demande de crédit pour venir en aide aux victimes de la catastrophe, je prends acte de sa déclaration et j'accepte le renvoi de notre proposition de loi à la commission du budget.

M. le président. Il n'y a pas d'opposition ?...

La proposition de loi sera imprimée, distribuée et renvoyée à la commission du budget.


QUESTION ADRESSÉE A M. LE MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES BEAUX-ARTS

M. le président. La parole est à M. Montaut, pour adresser à M. le ministre de l'instruction publique et des beaux-arts, qui l'accepte, une question sur la révocation d'un maître de conférences.

M. Montaut (Seine-et-Marne). Messieurs, j'ai informé M. le ministre de l'instruction publique, le 18 mai, jour même de notre rentrée, de mon intention de lui adresser une question au sujet de la révocation de M. Émile Chauvin, docteur en droit, licencié ès sciences mathématiques, licencié ès lettres, et maître de conférences à la faculté de droit de Paris. M. le ministre, à la date du 26 mai, m'a averti qu'il acceptait ma question. Je vais exposer brièvement les faits qui la motivent.

M. Émile Chauvin a donné, le 7 mars dernier, une conférence publique à Nanteuil-lès-Meaux, département de Seine-et-Marne. Le titre de cette conférence était : République et socialisme. C'est dire que l'orateur se proposait de parler de questions qui doivent le plus préoccuper les bons esprits à l'époque actuelle, et qui pour tous sont à l'ordre du jour : l'avenir de la République et le développement des questions sociales.

Au sujet de cette réunion qui a obtenu le plus légitime succès, je puis vous fournir des renseignements précis, puisque j'avais été désigné pour la présider, en l'absence de mon collègue et ami M. Derveloy, frappé inopinément par un cruel deuil de famille. C'est même en raison de ma présence à la réunion que ma surprise a été grande en apprenant que le jeune et distingué conférencier, auquel son grade, son savoir et son active intelligence avaient mérité le poste de maître de conférences à la faculté de droit de Paris, venait de se voir retirer brusquement cette honorable fonction.

Voici en quels termes cette décision a été portée à la connaissance de M. Émile Chauvin :

Faculté de droit. — Université de Paris.
« Paris, le 23 avril 1897.
« Monsieur,

« M. le ministre de l'instruction publique a été saisi, par son collègue du département de l'intérieur, d'un rapport sur une conférence que vous avez faite le 7 mars dernier à Nanteuil-lès-Meaux (Seine-et-Marne).

« J'ai le regret de vous informer qu'à la suite de cette communication et conformément aux dispositions de l'article 5 de l'arrêté du 30 avril 1895, M. le ministre a cru devoir retirer, en ce qui vous concerne, l'approbation qu'il avait donné le 31 octobre dernier aux propositions de la faculté, relativement au service des conférences de la présente année scolaire.

« M. Chauvin — m'écrit M. le ministre — a manqué à tous les devoirs que lui imposait l'honneur que lui avait fait le conseil, aussi bien qu'à la confiance que celui-ci avait mise en lui. »

« Vous devez donc, monsieur, vous considérer comme relevé à partir de ce jour de la mission qui vous avait été confiée.

« Agréez, monsieur, l'assurance de ma considération distinguée.

« le doyen. »

Vous remarquerez, messieurs, que rien dans cette lettre n'indique que l'assemblée de la faculté ait été consultée. La mesure a été prise sans même qu'il y ait eu une convocation préalable. Il semble cependant que cette mesure si dure, j'ose même dire si brutale (Rumeurs au centre. — Applaudissements à l'extrême gauche), aurait dû être entourée de plus de formalités.

M. le comte de Bernis. Vous ne la trouveriez pas si brutale s'il s'agissait d'un réactionnaire !

M. le comte de Lanjuinais. Vous trouvez cela charmant quand il s'agit d'un prêtre ! (Très bien ! très bien ! à droite.)

M. Montaut (Seine-et-Marne). Je fais observer en passant que cette mesure n'a pas suivi de près la réunion de Nanteuil, car la décision a été notifiée le 24 avril, c'est-à-dire plus d'un mois et demi après la conférence incriminée !

En apprenant cette nouvelle bien inattendue, j'ai relu le compte rendu officiel du discours et non les récits rédigés à la hâte, d'une manière incomplète et manquant forcément d'exactitude, écrits suivant le tempérament et les opinions de ceux qui tenaient la plume et qui étaient portés naturellement à interpréter plutôt leurs propres idées que celles du conférencier. J'ai relu le texte officiel ; il ne m'a pas été possible de découvrir dans ce texte — comme je me propose de l'établir — les raisons qui ont pu provoquer une détermination aussi peu justifiée. Il y aurait donc un moyen bien simple de faire passer ma conviction dans vos esprits, ce serait de vous lire la conférence in extenso (Lisez ! à l'extrême gauche. — Réclamations au centre et à droite), c'est-à-dire le texte qui a été recueilli, le texte officiel ; mais je ne veux pas faire cette lecture ; elle ne manquerait cependant pas d'intérêt et aurait l'avantage de vous édifier d'une manière complète.

Il est beaucoup plus simple et plus expédient que M. le ministre vienne à cette tribune nous dire quels sont le passages qui ont mérité les rigueurs qui ont sévi contre M. Émile Chauvin (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Mais, je l'en prie et je l'en conjure, qu'il ne s'appuie pas sur des comptes rendus tronqués ou infidèles que l'auteur de la conférence répudie d'une façon absolue, parce qu'ils n'ont aucun caractère d'exactitude (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs) et qu'ils constituent des interprétations arbitraires, d'ailleurs toutes différentes les unes des autres. M. le ministre pourrait ainsi faire un choix tout à fait arbitraire, et je ferai observer en passant à la Chambre que, si le système dont je parle était adopté, il en résulterait que pour incriminer un conférencier il suffirait d'introduire dans la réunion une personne (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche) déjà munie à l'avance d'un compte rendu tout préparé qu'elle publierait le lendemain et qui passerait pour être l'expression de la pensée du conférencier en constituant ainsi un véritable acte d'accusation. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.)

Vous avouerez qu'il y a là quelque chose d'absolument inadmissible.

M. Gayraud. C'est ce qui est arrivé souvent pour des suppressions de traitements ecclésiastiques.

M. Montaut (Seine-et-Marne). Je l'ignore. En tout cas, vous le savez mieux que moi.

M. le comte de Bernis. Cela prouve qu'il y a deux poids et deux mesures. (Bruit.)

M. Montaut (Seine-et-Marne). M. le ministre, j'en suis assuré, doit regretter à l'heure présente un acte de rigueur aussi peu compréhensible et qui a causé — j'ose le dire — dans le monde de l'enseignement une certaine émotion. Il ne peut pas même alléguer à sa décharge qu'il a agi dans un premier mouvement, puisqu'il a attendu si longtemps avant de frapper ! Je serais plutôt porté à penser que des démarches ont eu lieu après de lui, que des gens puissants, auxquels les théories nettement républicaines et démocratiques de M. Émile Chauvin sont bien faites pour déplaire (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche) et qui en éprouvent une sorte d'effroi, ont réussi à peser sur sa détermination et qu'il n'a pas su résister !... (Très bien ! très bien ! sur les même bancs.)

M. Alfred Rambaud, ministre de l'instruction publique et des beaux-arts. C'est du pur roman.

M. Montaut (Seine-et-Marne). Ces personnages auxquels je fais allusion ont donc obtenu gain de cause en apparence. Ils ont pensé peut-être fermer la bouche du jeune orateur, par ce procédé ; mais je crois qu'ils se sont trompés grandement et que l'avenir le leur prouvera.

Si je n'ai pas le droit de questionner M. le ministre sur ces démarches maladroites et auxquelles il aurait dû certainement résister, il est de mon devoir de demander en quoi sont répréhensibles et condamnables les paroles prononcées par M. Chauvin à Nanteuil. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Mais il y a à mon sens une question supérieure qui prime toutes les autres dans ce débat ; il s'agit de savoir dans quelle mesure un citoyen qui remplit des fonctions publiques peut exprimer ses idées...

M. Jaurès. Très bien !

M. Montaut (Seine-et-Marne)... ses aspirations, ses espérances, quand elles ne sont pas en tout conformes aux opinions de ceux qui détiennent le pouvoir. (Applaudissements à l'extrême gauche.) C'est sur ce sujet que mes amis et moi désirons connaître l'opinion du Gouvernement. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de l'instruction publique.

M. Alfred Rambaud, ministre de l'instruction publique et des beaux-arts. Messieurs, la question que vient de soulever M. Montaut, en comporte deux : une question de droit et une question de fait. Une question de droit qui peut se formuler ainsi : avais-je le droit de retirer à M. Chauvin une conférence facultative pour laquelle il avait été agréé par la faculté de Paris ? Une question de fait, qui est celle-ci : ayant ce droit, ai-je eu des raisons suffisantes pour en user ? (Très bien ! très bien ! au centre.)

Je vais traiter d'abord la question de droit.

Elle est dominée par un texte : l'arrêté du 30 avril 1895 sur les conférences dans les facultés de droit. L'article 3 dispose que des conférences facultatives sont dirigées : 1° par ceux des professeurs qui désirent participer à ce service ; 2° par des agrégés ; 3° — et voici justement la nouveauté de l'organisation prévue par l'arrêté de 1895, — « si les besoins du service l'exigent, par des docteurs en droit agréés par le conseil de la faculté ».

L'article 5 porte : « L'organisation des conférences est préparée chaque année au mois de juin pour l'année suivante, par l'assemblée de la faculté ; elle est soumise à l'approbation du ministre... »

Conformément aux dispositions de l'arrêté, le conseil de la faculté de droit s'est réuni en juin, il a dressé un tableau portant la répartition des matières afférentes aux conférences facultatives ; il a ensuite désigné les professeurs ou autres personnes qui, à des titres différents, participeraient à ce service. Ces dispositions m'ont été transmises par la voie hiérarchique le 27 juin 1896. Parmi les noms de conférenciers figure deux fois le nom de M. Chauvin : une première fois pour une conférence facultative de droit romain ; une deuxième fois, pour une conférence d'économie politique.

Voici le papier qui m'a été transmis sous la signature de M. le vice-recteur de l'académie : la première partie comprend la répartition des matières ; la seconde concerne les attributions à tel ou tel nom. Les deux espèces de dispositions forment un tout, en un seul document, et mon approbation s'applique aussi bien aux noms des personnes désignées qu'à l'organisation générale, aussi bien aux détails qu'à l'ensemble.

Il n'y a pas d'autre texte que cet arrêté du 30 avril 1895 ; et, si cet arrêté n'existait pas, M. Chauvin n'aurait pu prendre la parole à la faculté de droit et il ne serait pas question de M. Chauvin aujourd'hui. (Très bien ! très bien ! au centre. — Exclamations à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

C'est l'évidence même.

M. Faberot. On aura beau vous prouvez que vous avez tort, vous aurez quand même raison !

M. le ministre de l'instruction publique. Le droit qu'avait M. Chauvin d'enseigner à la faculté repose donc sur deux éléments : d'abord sur l'agrément de son nom par la faculté, ensuite sur l'approbation du ministre quant à l'organisation des conférences. Si l'un de ces éléments vient à faire défaut, évidemment sa mission doit cesser. (Très bien ! très bien ! au centre.) M. Chauvin n'avait pas d'autres droits que celui qui résulte de l'arrêté ; il n'était pas professeur, ce qui lui eût assuré les garanties qu'offre la titularisation ; il n'était pas agrégé, c'est-à-dire qu'il n'avait ni l'autorité ni les garanties que confère le concours ; il n'avait pas d'états de services, car dans les deux années qui ont précédé le semestre pendant lequel il a enseigné, il était simple étudiant en quelque sorte.

M. Montaut (Seine-et-Marne). Il a vingt-six ans !

M. le ministre. Il était demi-boursier à la faculté des lettres de Paris en vue de l'agrégation de philosophie.

Donc, pas de droits et pas d'états de services. C'est donc à tort qu'on vous parle de la nomination de M. Chauvin : il n'y a pas eu de nomination au sens propre du mot ; c'est également à tort qu'on vous parle de révocation, il n'y a pas de révocation. (Exclamations à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. Villejean. Qu'avez-vous fait alors ?

M. le ministre. J'ai retiré une approbation que j'avais accordée, voilà tout !

M. Chauvin s'est permis, dans les affiches annonçant la conférence de Nanteuil, de prendre le titre de maître de conférences à la faculté de droit. Ce titre n'existe même pas. (Ah ! ah ! au centre.) M. Chauvin n'a pas plus de droit à se dire révoqué qu'à se dire nommé. (Très bien ! très bien ! au centre. — Interruptions à l'extrême gauche.)

M. Millerand. Vous ne pouvez pas dire cela !

M. le ministre. Si, parfaitement, je puis le dire, et je le dis.

M. Millerand. Vous le dites, mais ce n'est pas exact. (Bruit.)

M. le président. Veuillez faire silence, messieurs.

M. le ministre. Je vous démontrerai, monsieur Millerand, que je ne puis même pas m'exprimer autrement.

Quelle est la situation des personnes chargées comme M. Chauvin de conférences facultatives à la faculté de droit ? Je ne veux pas diminuer ce genre de situations, elles sont en général occupées par des jeunes gens, l'élite de nos docteurs en droit, et desquels nous nous plaisons à espérer de brillantes recrues pour notre enseignement. Grâce à l'innovation du 30 avril 1895, ils trouvent, dans ces conférences, une excellente occasion de se préparer, par la pratique de l'enseignement, à l'agrégation de droit ; ils acquièrent en même temps, par les services qu'ils rendent à nos étudiants, des titres sérieux pour l'avenir.

Je ne veux donc pas diminuer cette situation, il n'en est pas moins vrai, que c'est celle d'un répétiteur de droit, comme il y en a beaucoup à Paris... (Protestations à l'extrême gauche), avec cette différence, qu'au lieu de donner des répétitions ou des conférences dans leur chambre, ils les donnent dans un local de la faculté de droit, avec l'agrément de la faculté et l'approbation du ministre de l'instruction publique. (Bruit à l'extrême gauche.) Ils peuvent passer jusqu'à un certain point pour des répétiteurs publics, puisqu'ils enseignent dans un local de l'État et sous le contrôle du ministre.

A l'extrême gauche. Voilà précisément où est la différence !

M. le ministre. On a dit tout à l'heure que j'avais agi je ne sais sous quelles influences ; on a prétendu que mon collègue de l'intérieur m'aurait invité à sévir. Rien n'est plus faux ; quand les échos de la conférence de Nanteuil sont venus jusqu'à moi, j'ai demandé à mon collègue de l'intérieur des renseignements, et, s'il était possible, des documents.

On a dit que des personnalités en vue dans le département de Seine-et-Marne avaient agi auprès de moi ; j'oppose à cette affirmation la dénégation la plus catégorique. (Très bien ! très bien ! au centre.)

Nous avons vu, messieurs, que le droit de M. Chauvin à enseigner dans un local de l'État résultait de l'agrément de la faculté et de l'approbation du ministre. L'approbation lui a été retirée. Pouvez-vous admettre, messieurs, que l'approbation du ministre soit une vaine formalité ? Si le manquement que je reproche à M. Chauvin s'était produit avant le mois de novembre, avant que j'aie donné mon approbation au tableau des conférences facultatives, nul de vous ne serait étonné que j'eusse refusé mon approbation. Qu'y a-t-il donc de changé dans ce fait que le manquement, au lieu d'avoir précédé mon approbation, l'a suivie ? Absolument rien ! Et pas plus qu'on ne peut contester mon droit dans le premier cas, on ne peut le contester dans le second. (Très bien ! très bien ! au centre.)

J'ai donc agi dans la plénitude de mon droit ministériel. On vous a dit que j'aurais dû m'adresser au conseil ou à l'assemblée de la faculté. Messieurs, d'après notre organisation, le conseil de la faculté n'est pas investi d'une juridiction. La juridiction appartient seulement au conseil de l'université, qu'on appelait encore, il y a un an, le conseil général des facultés. Mais cette juridiction s'applique uniquement aux professeurs titulaires ; elle ne s'applique ni aux chargés de cours, ni aux maîtres de conférences, ni, à plus forte raison, à quelqu'un qui n'est même pas maître de conférences.

L'État serait donc désarmé vis-à-vis d'un maître enseignant dans les locaux de l'État et qui se rendrait coupable d'une grave infraction. Supposez que M. Chauvin ait fait à Nanteuil une conférence encore plus grave que celle que nous lui reprochons, ou qu'il l'ait faite dans l'enceinte même de la faculté, nous serions donc impuissants à protéger les intérêts supérieurs de l'enseignement ? Est-ce que c'est admissible un seul moment ? (Très bien ! très bien ! au centre.)

Je dois vous rappeler ce principe de droit qui domine toutes nos administrations : la juridiction du ministre est de droit commun ; elle existe en sa plénitude toutes les fois qu'elle n'a pas été limitée par des lois instituant des garanties pour le corps enseignant, des juridictions universitaires, des tribunaux universitaires.

Cette juridiction personnelle du ministre a été constamment restreinte depuis de nombreuses années. Je m'honore personnellement d'avoir contribué à la restreindre sur certains points ; mais plus elle est restreinte, plus en même temps il est nécessaire qu'elle conserve toute son action sur le domaine restreint qu'on lui a réservé. (Très bien ! très bien ! au centre.)

Voilà, messieurs, pour la question de droit. Je passe à la question de fait. Comme je vous l'ai dit, elle peut se formuler ainsi : Ayant le droit d'agir comme je l'ai fait, ai-je eu des raisons suffisantes d'user de ce droit ?

Messieurs, le fait en question, c'est, comme vous l'a expliqué tout à l'heure M. Montaut, la conférence de Nanteuil-lès-Meaux qui a eu lieu le 7 mars 1897. On a essayé de vous la représenter comme une conférence théorique sur des questions très élevées de droit ou d'économie politique. S'il en avait été ainsi, je n'aurais pas relevé le fait ; je n'aurais pas eu à intervenir ; mais si vous voulez tenir compte du lieu où la conférence a été faite, des circonstances, de l'auditoire même... (Applaudissements ironiques à l'extrême gauche. — Très bien ! très bien ! au centre.)

M. Montaut (Seine-et-Marne). Et du président !

M. le ministre. M. Montaut me fera l'honneur de croire que la personne du président n'a été pour rien dans ma décision.

A l'extrême gauche. Au contraire !

M. le ministre. Eh bien ! messieurs, je vous montrerai qu'en fait cette conférence ne s'est pas maintenue dans les régions élevées de la doctrine et de la théorie, mais qu'elle a été une conférence d'actualités politiques, de personnalités politiques, une conférence de parti, et de parti violent, une conférence de polémique. Je vais mettre sous vos yeux quelques-uns des passages qui ont déterminé ma décision.

Tout à l'heure M. Montaut m'a fait en quelque sorte une chicane de texte, en me disant : Vous vous appuierez dans votre réponse sur tel texte et non pas sur tel autre.

Que M. Montaut veuille bien me faire crédit seulement de deux minutes. Je vais me servir d'abord d'un texte qu'il semble contester, mais qui ne me semble point contestable, car c'est le texte publié par son propre journal, le Briard. (Bruit.)

M. Montaut (Seine-et-Marne). Je n'ai pas de journal, monsieur le ministre.

M. Jaurès. Avez-vous appelé M. Chauvin pour savoir ce qu'il y avait d'exact dans ce compte rendu ?

M. le président. Messieurs, c'est seulement une question qui est posée. Je vous prie de ne pas interrompre et de faire le silence. (Très bien ! très bien !)

M. le ministre. Je ne suppose pas que le journal qui soutient en Seine-et-Marne les idées de M. Montaut soit si mal rédigé qu'une conférence de l'importance de celle de M. Chauvin soit établie d'après des notes empruntées à droite et à gauche, — on a dit tout à l'heure : d'après des notes de police. Non. Je suis, au contraire, persuadé que le compte rendu de cette conférence a dû être établi avec beaucoup de soin ; je le démontrerai tout à l'heure. Que M. Montaut me permette donc de me servir d'abord de ce texte. Nous passerons ensuite au texte qu'il nous a recommandé, et je crois, messieurs, que vos impressions ne varieront pas beaucoup.

Je prends donc dans le numéro du 13 mai du Briard le compte rendu de la conférence du 7.

Voici quelques-uns des passages qui ont attiré mon attention :

« Eh bien ! moi je vais vous le dire, comme je vous le dirai ensuite : Entre la République opportuniste et la République socialiste, il faut choisir, et vous choisirez. » (Applaudissements à l'extrême gauche. — Mouvements divers.)

Un membre à l'extrême gauche. Il a bien fait de dire cela.

M. le ministre. « En Suisse, lorsqu'il y a une réforme à accomplir, telle que, dans le canton de Vaux, l'établissement de l'impôt global et progressif sur le revenu, à qui s'adresse-t-on ? Au suffrage universel. » (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

M. Clovis Hugues. Je le trouve un peu modéré, moi ! (On rit.)

M. le ministre. Attendez la suite. Vous êtes membres du Parlement et vous avez le sentiment de sa dignité. Je ne crois pas que l'orateur vous paraisse trop modéré dans les passages qui vont suivre.

« Savez-vous ce qui se passe sous le gouvernement du doux Méline que nous possédons ? » (Rires à l'extrême gauche.)

M. Hubbard. C'est pour cela que vous l'avez révoqué !

M. René Viviani. C'est une vengeance personnelle.

M. le ministre. Nous sommes habitués à beaucoup mieux. (Bruit.)

M. le président. Messieurs, encore une fois, veuillez garder le silence et laisser parler M. le ministre.

M. le ministre. Laissez au moins parler votre orateur ! (Très bien ! très bien ! au centre. — On rit.)

M. Millerand. Dites que vous le faites parler !

M. le ministre. « On s'adresse à une certain nombre de parlementaires qui demandent un certain nombre de bureaux de tabac pour prix de leurs complaisances ; on enterre la question et tout est dit. » (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

MM. de Bernis et Toussaint. C'est la pure vérité !

M. le ministre. « Croyez-vous que si notre pays eût été consulté exactement sur le projet Doumer par « oui » ou par « non », comme en Suisse, l'impôt progressif sur le revenu eût été rejeté ? C'est pourtant ce qui est arrivé avec les parlementaires royalistes, ralliés et opportunistes qui nous oppriment à l'heure qu'il est... » (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)

« Qu'est-ce actuellement que la République ? Une simple étiquette sous laquelle on trouve un gouvernement dans lequel les riches sont tout-puissants, dans lequel les travailleurs et les pauvres ne sont rien. » (Nouveaux applaudissements à l'extrême gauche.)

« Pour le premiers, qui n'ont eu que la peine de naître, la fortune vient sans qu'ils aient besoin de s'en occuper ; en croisant leurs bras fainéants, ils voient s'accroître leurs biens. Comme le flocon de neige qui d'abord invisible en haut du glacier grossit en tombant et devient l'avalanche, de même chez eux la boule d'or énorme qui croît en brisant la fortune des particuliers. Pour les seconds, toutes les usures sans profit, tous les travaux sans récompenses. » (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

M. Jaurès. Et la liberté de la pensée, qu'en faites-vous ?

M. le ministre. Faites attention, messieurs, que ce texte semble n'avoir pas l'approbation de M. Montaut. (Interruptions à l'extrême gauche.)

Messieurs, pourquoi ai-je tenu à vous donner des extraits de ce texte, qui ne semble pas avoir l'approbation de M. Montaut ? Ce n'est pas seulement parce que c'est celui qui a été donné par son journal...

M. Montaut (Seine-et-Marne). Mais je ne sais pas pourquoi vous voulez me donner un journal ; je n'en ai pas ! (On rit.)

M. le ministre. Eh bien, c'est le journal qui vous a. (Très bien ! très bien ! au centre.)

C'est surtout parce que ce compte rendu est fait avec une telle précision, avec une telle clarté, une telle correction, une telle élégance, un tel souci de relever les expressions pittoresques, que je ne doute pas une minute que la main de l'orateur n'y ait passé.

M. Millerand. Vous n'en savez rien !

M. le ministre. On nous a parlé tout à l'heure d'un autre texte ; dans les journaux du parti, on l'appelle un compte rendu sténographique. Eh bien, M. Montaut ne lui a pas donné cette épithète, tout à l'heure ; il s'est borné à le qualifier d'authentique. Depuis combien de temps a-t-il cessé d'être sténographique, monsieur Montaut ? (Exclamations à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche. — Très bien ! très bien ! au centre.)

Je vous demande bien pardon. Ce n'est pas seulement dans les journaux que cela a été dit ; dans les conversations, il m'a été affirmé que je ne pouvais m'appuyer que sur ce texte, parce qu'il était sténographié. Eh bien, l'enquête la plus soigneuse ne nous a pas révélé la présence d'un sténographe à la conférence du 7 mars. (Bruit à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. le président. Mais, messieurs, vous couvrez complétement la voix de l'orateur.

M. le ministre. Messieurs, il serait d'autant plus nécessaire de prouver qu'il y avait un sténographe à la conférence du 7 mars, que vraiment les apparences sont contre cette hypothèse. Comment se fait-il que le journal le Briard, qui a eu toute une semaine pour se retourner, qui n'a publié que le 13 mars la conférence du 7, ait imprimé le texte répudié par M. Montaut et non pas le texte sténographique, authentique, si vous voulez, ou tout au moins une réduction de ce texte ? Voilà qui n'est point facile à comprendre.

C'est seulement dans les derniers jours d'avril, lorsque probablement le bruit de l'enquête que je faisais a pu circuler dans le pays, qu'apparaît le compte rendu...

M. Montaut (Seine-et-Marne). Authentique.

M. le ministre. ...qualifié de sténographie, et c'est seulement le 5 mai, c'est-à-dire près de deux mois après la conférence, que paraît dans le journal le Briard le compte rendu authentique ou sténographique. Et comme il est bien certain qu'il y a des changements d'un texte à l'autre, je suis obligé de penser que le conférencier avait dû reconnaître qu'il avait été un peu loin sur certains points.

A l'extrême gauche. Lesquels ?

M. le ministre. Du reste, il n'y a pas de différence essentielle entre les deux textes en ce qui concerne l'exposé des théories socialistes ; et le texte prétendu sténographique n'atténue en rien les passages correspondants du texte imprimé que je vous ai lu tout à l'heure.

Que je me serve donc d'un texte ou de l'autre, qu'ai-je à relever dans la conférence de M. Chauvin ? J'y relève l'appréciation la plus injuste des efforts faits depuis vingt-cinq ans pour améliorer le sort de la classe la plus nombreuse. (Exclamations ironiques à l'extrême gauche.)

M. Millerand. C'est une opinion. Vous faites un procès de tendance.

M. Arthur Groussier. Quels sont ces efforts ?

M. le ministre. SI l'heure et le lieu étaient mieux choisis, j'aurais plaisir à vous défendre contre vous-mêmes et à vous montrer qu'il a été fait beaucoup. (Très bien ! très bien ! au centre.)

Après ces vingt-cinq ans d'efforts, on vient nous dire : La République ? une simple étiquette : sous ce régime, les riches sont tout et les pauvres ne sont rien.

M. Charonnat et plusieurs membres à l'extrême gauche. C'est vrai !

M. Le Hérissé. On le répète tous les jours à cette tribune.

M. le ministre. Je relève encore dans cette conférence des attaques contre le Parlement, contre les lois que vous avez votées...

M. Jaurès. Jamais, même sous la Restauration, il n'y a eu aussi peu de liberté pour les professeurs.

M. le ministre. ...et à l'adoption desquelles on attribue des mobiles bas et serviles. J'y relève des attaques violentes contre le gouvernement actuel (Ah ! ah ! à l'extrême gauche), dont M. Chauvin a cependant sollicité l'approbation pour enseigner à la faculté du droit. (Très bien ! très bien ! au centre.) J'y relève un appel continu à la haine des classes comme si, véritablement, il n'y avait en France que des pauvres et des riches, comme s'il n'y avait, suivant une expression de M. Chauvin, que le peuple gras et le peuple maigre.

En présence de telles doctrines et de telles violences d'expression, j'ai été amené, moi ministre de l'instruction publique, à me demander quel genre d'économie politique M. Chauvin pouvait bien enseigner à l'école de droit (Rumeurs à l'extrême gauche. — Applaudissements au centre.)

M. Gustave Rouanet. Voilà la question !

M. Jaurès. Alors, c'est l'enseignement lui-même qui est visé ?

M. le ministre. Car, ou bien il enseigne à l'école de droit ce qu'il raconte aux auteurs de Nanteuil, et alors quelle responsabilité encourrais-je devant le Parlement si j'assistais indifférent à une telle perversion de l'enseignement ?

M. Millerand. Il n'y a donc pas un doyen à la faculté de droit ?

M. le ministre. Ou bien, il se dédouble ; mais je veux écarter cette hypothèse, car je ne crois pas qu'il soit bien commode d'être, place du Panthéon, un professeur apportant de l'exactitude, de la correction, de la mesure, dans l'exposé de ses doctrines, du respect pour les opinions et les personnes de ses adversaires, et en même temps de parler, à Nanteuil-les-Meaux, en socialiste révolutionnaire... (Exclamations à l'extrême gauche. — Très bien ! très bien ! au centre.)

M. Faberot. Vous vous êtes bien associé aux royalistes !

M. le ministre. ...soucieux avant tout des actualités politiques et des personnalités politiques.

D'ailleurs, cette conférence de M. Chauvin a été précédée d'une autre, faite à Nemours, dans le même esprit, et, depuis qu'il n'enseigne plus à l'école de droit, elle a été suivie également d'autres conférences faites également dans le même esprit. Si je parle de ces dernières, encore qu'elles n'aient pu avoir d'influence sur la mesure que j'ai prise, c'est pour vous éclairer entièrement sur la voie et sur le plan suivis par M. Chauvin.

Un membre à l'extrême gauche. A quand le tour de M. Aulard ?

M. le ministre. J'ai pensé que ces déclamations injustes contre la société française, ces attaques contre le Parlement, ces excitations à la haine des classes, ces injustices envers des particuliers et j'ajouterai une sortie inconvenante contre la personne du chef de l'État (Interruptions à l'extrême gauche) ne pouvaient pas se tolérer...

M. Hubbard. Lisez le passage ! (Bruit.)

M. le ministre. ...de la part de quelqu'un qui, à la vérité, n'est ni un professeur ni même un maître de conférences, mais qui avait l'honneur d'enseigner dans les locaux de l'État et sous le contrôle de l'État. J'ai estimé qu'il n'était pas possible que les populations de Seine-et-Marne, après avoir lu sur l'affiche que c'était un maître de conférences à la faculté de droit qui allait parler, puissent entendre de sa part ces attaques violentes contre certaines classes de la société et ces injures contre certaines personnes. (Très bien ! très bien ! au centre.)

J'ai la conviction d'avoir agi suivant mon droit ; j'ai la conviction d'avoir rempli mon devoir envers le Parlement, envers l'Université, envers les familles qui lui confient leurs enfants. (Interruptions et bruit à l'extrême gauche. — Applaudissements au centre.)

Contrairement à ce qu'on vous a dit tout à l'heure, j'ai la conviction d'être en accord intime avec le sentiment de l'Université et en particulier avec celui de la faculté de droit de Paris. (Applaudissements au centre.)

M. Hubbard. Je demande à transformer la question en interpellation.

M. le président. La parole est à M. Montaut.

M. Montaut (Seine-et-Marne). Messieurs, vous venez d'entendre M. le ministre adresser différents reproches à M. Émile Chauvin. Ils ne sont pas réellement bien graves. Dans cette conférence de Nanteuil, M. Émile Chauvin a traité principalement trois points : d'abord, l'exposé de la question sociale, dans ses grandes lignes ; il a parlé ensuite de la grande propriété et de la chasse, et enfin de l'impôt progressif et global sur le revenu.

Voilà les trois points de la dissertation de M. Chauvin auxquels M. le ministre a fait allusion.

M. Mirman. Voulez-vous me permettre un mot, monsieur Montaut ?

M. Montaut (Seine-et-Marne). Bien volontiers.

M. Mirman. Je voulais rappeler qu'il y a quelques mois, un professeur de l'école de droit est venu à Reims, sur l'appel du comité conservateur de l'endroit, pour faire une conférence contre l'impôt sur le revenu, et par la même occasion faire œuvre de polémique très vive, ce dont je ne me plains pas au surplus. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

M. le comte de Bernis. Nous avons bien vu un pasteur protestant, payé par l'État, venir à Nîmes faire une conférence politique ; et on ne lui a rien dit.

M. Montaut (Seine-et-Marne). Je demande, quant à moi, pour tout le monde la liberté d'exprimer son opinion. (Très bien ! très bien ! à gauche et à l'extrême gauche.)

En ce qui concerne l'impôt progressif et global sur le revenu, serait-ce par hasard se montrer séditieux que de le défendre ? Mais la Chambre en a adopté et voté le principe le 26 mars 1896. Serait-il dont interdit d'en expliquer le mécanisme en public, et surtout de réfuter les objections si peu sincères qu'on lui oppose ? Faut-il à toute force admirer les dernières conceptions fiscales, qui ne sont guère que la présentation, sous une forme un peu différente et sous d'autres dénominations, d'un système d'impôts condamné et qui est préjudiciable à la masse, mais que beaucoup voudraient hypocritement conserver ? Nous ne pouvons pas l'admettre. N'est-il plus permis, dans toutes ces questions fiscales, de parler de l'impôt global sur le revenu, et est-ce se montrer mauvais citoyen que de défendre une doctrine aussi conforme à la vérité et à la justice ?

En ce qui concerne la propriété, je serai très bref ; mais vous savez comme moi quels sont les abus de la grande propriété et de la grande chasse. (Exclamations à droite. — Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Elle est un véritable fléau pour plusieurs départements et notamment pour ceux de Seine-et-Marne et de Seine-et-Oise. La petite propriété rurale en souffre gravement ; ses intérêts en sont compromis.

Oh ! je sais ce que disent les grands chasseurs. Ils disent : Nous payons tous les dégâts ; vous n'avez qu'à vous taire, et vous serez payés.

Vous savez commet les choses se passent : les grands propriétaires traînent les malheureux agriculteurs de juridiction en juridiction, et ces infortunés perdent à la fois leur temps et leur argent. L'agriculteur qui se plaint est finalement ruiné par cette méthode, et c'est le juste châtiment de l'audace qu'il montre en essayant de faire valoir son droit.

Messieurs, je ne voudrais pas abuser de la patience de la Chambre (Parlez !), et cependant je désirerais lui donner au moins une idée d'une institution particulière à notre département et qui est invention seine-et-marnaise (Rires) : je veux parler de l'institution des claqueurs de fouet. Quand un petit propriétaire, un tout petit chasseur, a refusé de louer sa chasse à l'un de ces puissants seigneurs, il lui est interdit alors de chasser sur sa propre terre. Et voici comment on s'y prend pour l'en empêcher. (Interruptions au centre et à droite.)

Oh ! vous apprécierez ce procédé ; vous le trouverez peut-être ingénieux, et alors vous aurez tout loisir de l'introduire dans d'autres régions.

Voici comment on procède pour l'appliquer : au moment où le petit propriétaire sort de chez lui, avec des intentions de chasse qui sont manifestées d'une manière très claire par le fusil et par la présence du chien, il est suivi d'un individu qui, armé d'un fouet retentissant, l'accompagne comme son ombre et ne le quitte plus. Quand le malheureux chasseur arrive sur sa propre terre, cet individu l'y suit, fait claquer son fouet, et naturellement le chasseur ne voit pas la moindre apparence de gibier !... C'est la leçon pour le petit chasseur, c'est la punition... On le dépouille ainsi du droit de chasse sur sa propre terre.

Messieurs, un procès a été intenté à ce sujet devant le tribunal de Melun au mois de janvier dernier. Je veux vous donner connaissance non pas de tout le jugement, mais d'un simple considérant qui apprécié sévèrement la manœuvre que je viens d'indiquer.

Voici ce que je lis dans le jugement auquel je viens de faire allusion :

... « Attendu que B... » — c'est le claqueur de fouet — « est poursuivi comme coupable d'un délit de chasse pour avoir, en passant sur le terrain de P... muni d'un fouet qu'il faisait claquer dans le but de chasser le gibier et de le faire rentrer chez X..., cité comme civilement responsable »... — X... est le grand seigneur.

« Attendu », — c'est ici que j'appelle votre attention, — « que si un tel procédé est blâmable en lui-même en ce qu'il a pour effet de priver les propriétaires de parcelles sur lesquelles ou autour desquelles s'exécutent ces faits, du gibier peut se trouver sur leurs propriétés et de rendre illusoire le droit de chasse, on ne serait voir dans ledit fait un acte de chasse réprimé par la loi du 3 mai 1844 »...

Oui, en 1844, la loi n'avait pas prévu ce fait, et par conséquent elle laisse l'autorité judiciaire désarmée. Mais vous remarquerez que le tribunal qualifie cette pratique de « blâmable », et c'est sur ce mot que j'insiste.

Cette ingénieuse invention d'un puissant chasseur que la loi se déclare impuissante à réprimer comme elle le mériterait vous donne la mesure de ce qui se passe en fait de chasse dans notre malheureux département. Le droit de chasse n'existe que pour les riches ; les pauvres ne peuvent y prétendre.

Le droit de chasse est un droit seigneurial, et les seigneurs entendent qu'il soit comme l'apanage inviolable et indivisible de leurs propriétés, non seulement sur leurs domaines, mais dans toute l'étendue du pays ! Ils trouvent choquant que d'autres qu'eux aient seulement la pensée d'en user sur leur petit héritage.

Je ne veux pas m'étendre davantage sur ce sujet, mais vous comprenez tout de suite que c'est une satisfaction, un soulagement réel d'entendre quelqu'un s'apitoyer sur les maux dont on souffre. En Seine-et-Marne, le fléau des grandes chasses et des grands chasseurs est tel, qu'un orateur est toujours sûr d'être écouté et bien accueilli quand il vient faire espérer qu'un jour ces maux auront un terme et que la justice finira par être équitable et égale pour tous.

M. Émile Chauvin a donc bien fait d'apporter à ses auditeurs quelques consolations et quelques espérances. Il a bien fait de les aides à patienter, et j'estime qu'on devait l'en remercier. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Je crains souvent que ceux qui nous gouvernent n'aient pas un sentiment très exact de ce qui se passe. Ils seraient bien surpris s'ils découvraient ce qu'il y a de douleur concentrée et de mécontentement amer dans l'âme des opprimés, dans l'âme des hommes dont les souffrances ne trouvent pas d'écho chez ceux dont le devoir serait de les soulager. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Ils ont à supporter, au lieu de la féodalité nobiliaire d'autrefois, que la Révolution avait supprimée, une autre féodalité, la féodalité financière, tout aussi dire, tout aussi arrogante (Rumeurs au centre et à droite. — Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche), la féodalité de l'argent, et, pour tout dire d'un mot, les insolences et les brutalités de la haute juiverie cosmopolite (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs) qui s'est emparée de toutes les grandes propriétés françaises, de tous les domaines historiques de la France, et qui pratique la chasse, comme je viens de vous le dire, au détriment des malheureux cultivateurs qu'elle ruine et qui sont quelquefois ses victimes. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs. — Dénégations à droite.)

Enfin j'ajouterai quelques mots, si vous le permettez, sur la question sociale, car c'est là le point capital que M. Chauvin a traité.

La question sociale, c'est l'ensemble des questions humaines ; c'est la question éternelle la plus digne assurément de l'attention et de la sollicitude de tous les législateurs ; c'est le progrès, c'est la civilisation, sujets qui doivent nous préoccuper par-dessus tout et qui doivent surtout préoccuper ceux qui sont animés de l'amour de leurs semblables.

Voulez-vous savoir dans quels termes M. Chauvin en parlait ?

Puisque M. le ministre vous a lu des passages de la conférence de M. Chauvin, vous me permettrez bien de vous en faire connaître d'autres. En voici un très intéressant.

Et d'abord, M. le ministre a dit que M. Chauvin prêchait la haine des classes. Vous allez en juger. Voici ce que j'extrais textuellement de la conférence de M. Chauvin :

« ...Ce qui est essentiel, ce à quoi il faut regarder, c'est à la sincérité des opinions, à la fraternité des sentiments, c'est à l'unité qui donne l'amour de la vérité, du peuple et de la République. Oui, ce qu'il nous faut, à nous Français, ce n'est pas simplement l'unité de notre territoire, c'est encore et surtout les cordialités rayonnantes de la pensée. Pour les obtenir, tous les efforts sont nécessaires, nous ne devons en répudier aucun. »

Et plus loin :

« Ni moi ni aucun de ceux qui appartiennent à la société des conférences populaires ne se rattachent à une doctrine exclusive, à une secte intolérante. Nous croyons que les républicains doivent avoir assez de largeur dans les idées pour comprendre même les théories qu'ils n'acceptent pas entièrement, même les hérésies qui les choquent par quelque côté ; il faut qu'il y ait des partis contradictoires pour empêcher la stagnation des idées et pour devenir, par la lutte, des instruments de progrès et de bien-être social. » (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Voici maintenant comment M. Chauvin parle du socialisme :

« Le socialisme, c'est la doctrine de tous les hommes qui ressentent peut-être avec une émotion exagérée, les tristesses et les douleurs au milieu desquelles se débattent les faibles et les déshérités de la fortune... Quiconque a dans les entrailles un peu de cette bonté qui est la marque divine... » (Interruptions et sourires à droite.)

Messieurs, j'estime que cela vaut la peine d'être entendu. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

« Quiconque a dans les entrailles un peu de cette bonté qui est la marque divine de l'humanité ne peut sans mélancolie et quelquefois sans colère voir d'un côté tant de privilèges injustes, et de l'autre tant d'imméritées souffrances.

« Ce sentiment, s'il n'est pas du socialisme, conduit, messieurs, au socialisme. Je définirai volontiers ce socialisme tant accusé : une pitié sociale ardente, un désir inassouvi de bonté humaine. Est-ce que le socialisme ainsi compris — et c'est ainsi qu'il faut le comprendre — n'est pas une doctrine d'idéal, capable de faire des conquêtes dans les rangs de tous les républicains ? » (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Je vous ai lu ce passage, peut-être un peu long, pour vous faire connaître les idées, les sentiments élevés de l'homme qui a été l'objet d'une mesure aussi sévère, aussi brusque, aussi inattendue et, je le répète, aussi brutale ! Je ne veux pas prolonger ces citations ; je pourrais en lire long.

Voilà donc les sentiments de M. Émile Chauvin ; vous les connaissez. Expliquez-moi alors pourquoi cet homme a été frappé.

M. Bourrat. Parce qu'il disait la vérité !

M. Montaut (Seine-et-Marne). Je ne veux pas croire qu'un seul membre de cette Assemblée désapprouve un pareil langage et repousse de pareilles pensées. Quelques-uns n'y conforment peut-être pas très exactement leur conduite politique (Rires) ; ils refoulent trop souvent, je le crains, je le regrette, leurs élans généreux, mais, au fond de leurs cœurs, ils ne peuvent s'empêcher de songer que celui qui s'exprime comme l'a fait M. Émile Chauvin a pleinement raison. C'est l'éternelle contradiction de certains hommes entre les principes et leurs actes !

Voilà donc M. Chauvin frappé pour avoir osé exposer tout haut sa pensée, et une pensée que, vous le reconnaissez, tout le monde approuve, pensée assurément très noble...

M. Clovis Hugues. Il a été frappé pour avoir flétri les panamistes ! (Bruit.)

M. Montaut (Seine-et-Marne). Voilà ce jeune homme de vingt-six ans mis en disgrâce et dépouillé du droit d'enseigner dont il avait été reconnu digne à tous égards.

Et remarquez, je vous prie, que ce n'est pas dans sa chaire qu'il a dit ce que vous juger être des énormités, mais au milieu d'une réunion de braves gens devant qui il prêchait en quelque sorte pour les faire patienter, pour leur faire espérer la fin de leurs souffrances, pour leur faire croire qu'un avenir meilleur pourrait bientôt luire pour eux ! Voilà l'homme, voilà le coupable qui a été frappé !

Eh bien, je me permettrai d'ajouter que, quand bien même M. Chauvin aurait émis devant ses élèves quelques-uns de ces idées, il ne serait pas coupable. Est-ce que l'enseignement des jeunes maîtres de conférences doit être calqué sur l'enseignement des professeurs ? Sont-ce à vos yeux de simples maîtres répétiteurs chargés de répéter la phrase du professeur pour la mieux graver dans l'esprit de l'élève ? Quant à moi, je ne me fais pas cette idée des jeunes maîtres. Je pense qu'ils sont placés à côté des chaires professorales — dans lesquelles se développent les opinions et la science orthodoxes — pour faire entendre d'autres idées, des vues quelquefois un peu différentes, pour ouvrir à leurs auditeurs des horizons nouveaux, pour agiter devant eux des questions qui ne sont pas des questions de programme, des quesPage:JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897.pdf/9

M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin :

Nombre de votants 
543
Majorité absolue 
272
Pour l'adoption 
219
Contre 
324

La Chambre des députés n'a pas adopté.


DEMANDE D'INTERPELLATION

M. le président. J'ai reçu de M. Hubbard la demande d'interpellation suivante :

« Je demande à interpeller le Gouvernement sur l'attitude qu'il a prise à l'égard de plusieurs professeurs de l'enseignement. » (Exclamations et interruptions au centre.)

Quel jour le Gouvernement propose-t-il pour la discussion de cette interpellation?

MM. Henri Lavertujon, le comte de Périer de Larsan. A la suite de l'ordre du jour !

A l'extrême gauche. Non ! non ! — Tout de suite.

M. Hubbard. Je demande la parole sur la fixation du jour de la discussion.

M. Raymond Poincaré. Nous demandons l'inscription à la suite des autres interpellations (Bruit.)

M. le président. Messieurs, on empêche le Gouvernement d'entendre la question que je lui pose et que le règlement m'oblige à lui poser.

Je demande au Gouvernement quel jour il propose pour la discussion de l'interpellation déposée par M. Hubbard.

M. Jules Méline, président du conseil, ministre de l'agriculture. Le Gouvernement demande que l'interpellation soit inscrite à la suite des interpellations qui sont déjà à l'ordre du jour. (Dénégations à l'extrême gauche.)

M. Hubbard. Je crois qu'il serait de l'intérêt du bon ordre des travaux de la Chambre et de la rapidité de ses débats de ne pas reculer cette interpellation et de la discuter immédiatement. (Exclamations au centre.) Elle se rattache à la question dont la discussion vient d'être close. Je regrette de n'avoir pu prendre la parole pour appuyer la transformation de cette question en interpellation. Le débat qui a été introduit au sujet de M. Chauvin intéresse la liberté de propagande que M. le ministre de l'Instruction publique croit pouvoir accorder ou refuser aux professeurs de l'enseignement secondaire.

J'avais quelques faits à ajouter au fait Chauvin et je voulais questionner M. le ministre sur l'attitude d'ensemble qu'il a prise à l'égard des membres de l'enseignement. Je crois que la Chambre, éclairée par le cas de M. Chauvin, pourrait entendre mes observations, très courtes d'ailleurs, et les clore par un ordre du jour indiquant à M. le ministre l'attitude qu'il doit prendre à cet égard. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. le président. Je consulte la Chambre sur le terme le plus éloigné, c'est-à-dire sur l'inscription de l'interpellation de M. Hubbard à la suite des autres interpellations déjà inscrites à l'ordre du jour.

Il y a une demande de scrutin, signée de MM. Coudreuse, Bertrand, Maurice Lebrun, du Périer de Larsan, Braud, Leffet, Armez, Dunaime, Charruyer, Babaud-Lacroze, Chavoix, Renault-Morlière, Levet, Sibfille, Chaudey, etc.

Le scrutin est ouvert.

(Les votes sont recueillis. — MM. les secrétaires en font le dépouillement.)

M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin :

Nombre de votants 
539
Majorité absolue 
270
Pour l'adoption 
327
Contre 
212

La Chambre des députés a adopté.


DÉPÔT D'UNE PROPOSITION DE LOI

M. le président. J'ai reçu de M. Maurice-Faure une proposition de loi relative : 1° au conseil supérieur de l'instruction publique ; 2° aux conseils académiques.

La proposition sera imprimée, distribuée et, s'il n'y a pas d'opposition, renvoyée à la commission de l'enseignement secondaire et supérieur. (Assentiment.)


DISCUSSION D'UNE INTERPELLATION

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de l'interpellation de M. Jaurès et plusieurs de ses collègues sur les réformes et solutions que le Gouvernement entend proposer pour remédier à la crise agricole.

La parole est à M. Jaurès pour développer son interpellation.

M. Jaurès. Messieurs, qu'il me soit permis tout d'abord de me féliciter pour les cultivateurs de la méthode de travail qu'a adoptée la Chambre. C'est depuis le 14 décembre que notre interpellation est déposée ; ils ont eu donc tout le loisir de répondre par de nombreuses lettres aux questions que nous leur avions adressées.

De plus, je viens de vérifier que quinze orateurs sont inscrits pour prendre part à ce débat, dont tous les partis reconnaissent l'importance. En sorte que, par cette méthode, qui reporte de samedi en samedi la discussion des interpellations, c'est pour le plus grand bien de la culture que, pendant plusieurs semaines, la question agricole sera à l'ordre du jour.

Dans l'exposé forcément étendu que j'imposerai à la Chambre, je me propose un triple but : je voudrais d'abord esquisser, le plus exactement que je pourrai, la condition des diverses catégories de travailleurs ruraux et de productions agricoles ; je voudrais ensuite examiner l’œuvre accomplie, dans l'intérêt des cultivateurs, par la majorité et le Gouvernement.

Enfin, comme rien n'est plus vain qu'une simple critique, je demanderai à la Chambre — et d'ailleurs nous y avons été invités d'avance par plusieurs de nos honorables adversaires — la permission de formuler moi-même quelle est, dans la doctrine de notre parti, le remède aux souffrances des cultivateurs, quelle est la solution finale qui doit être donnée au problème agricole et par quelles réformes successives peut être préparée cette solution finale. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Je sais que, dans l'exposé très sincère de la doctrine socialiste appliquée au problème agricole, je suis exposé à heurter non seulement les sentiments de la majorité, mais les conceptions mêmes d'une partie notable du groupe constituant, à l'heure présente, l'opposition antiministérielle. Mais je crois, messieurs, qu'il est du devoir et de l'intérêt de tous de s'expliquer sur ces questions essentielles, sans aucune réticence, sans aucun équivoque.

Messieurs, j'utiliserai dans l'exposé des faits et des revendications paysannes les lettres très nombreuses par lesquelles les cultivateurs ont répondu à l'appel du groupe socialiste ; ces lettres contiennent d'abord des renseignements de fait sur la proportion variable de la petite et de la grande propriété, sur l'introduction du machinisme, sur le nombre de bras retranchés par chaque machine.

Mais, messieurs, nous pourrions trouver peut-être dans des statistiques ou dans des études de tout ordre, l'équivalent de ces renseignements de fait ; ces lettres nous ont apporté autre chose : l'expression des sentiments, des voeux, des espérances, des impatiences aussi qui commencent à animer la démocratie rurale, et je me féliciterais si je pouvais laisser à ces plaintes toute l'âpreté de leur accent, si je pouvais faire entendre ici un écho même de la voix paysanne, en attendant que les travailleurs du sol, se relevant du sillon où ils sont courbés, envoient ici pour les représenter et les défendre des hommes de la glèbe affranchis par la pensée socialiste. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Mais vous pouvez dire que cette sorte d'enquête, conduite par le groupe socialiste de la Chambre, ne vaut que pour nous. J'estime, en effet, qu'elle ne saurait valoir pour vous ; j'estime que, de même que l'empire, en 1867, devant une crise grave de transformation qui inquiétait et bouleversait le monde agricole, a jugé utile de conduire sur la condition des cultivateurs une vaste enquête, de même aujourd'hui, c'est avec la collaboration du Gouvernement, des pouvoirs élus, des Chambres, des conseils généraux, des comices et des syndicats agricoles, que devrait être conduite une vaste enquête sur la crise dont souffre à l'heure présente la production agricole, sur l'état de fait et sur l'état de pensée des cultivateurs et sur les remèdes qu'ils proposent eux-mêmes à la crise.

Je suppose que plusieurs d'entre vous se sont reportés déjà aux volumes considérables et très instructifs qui contiennent les résultats de l'enquête agricole instituée par l'empire. On peut y trouver un tableau très intéressant d'un moment de la production agricole en France.

Déjà à la fin de l'empire, après la conclusion des traités de commerce, après le développement premier des voies ferrées, après la croissance de la grande industrie et des grandes villes, il se produisait dans le monde agricole de véritables et profondes transformations ; et les hommes des anciens partis monarchiques ralliés à l'empire, mais inquiets de ce qui se mêlait de révolutionnaire à sa politique économique, signalaient dans cette enquête le trouble jeté dans les populations rurales par les conditions économiques nouvelles : l'ancienne fixité des familles détruite par le développement des voies ferrées, l'émigration chaque jour précipitée des campagnes vers les villes ; et ils ajoutaient, avec une inquiétude conservatrice, que les travailleurs agricoles, ayant à opter entre le salaire des campagnes et le salaire des ouvriers industriels, se prononceraient pour un salaire plus élevé, même à la campagne. Et j'ai vu dans ces dépositions, dans cette enquête, que la réclamation d'un salaire plus élevé serait de la part des ouvriers agricoles une véritable violation de la propriété.

Messieurs, depuis 1867, depuis que cette enquête officielle conduite par l'empire a été close, trente ans se sont écoulés, durant lesquels la révolution économique, à peine commencée à la fin de l'empire, s'est complétée, s'est poursuivie. Depuis lors votre réseau ferré s'est développé encore, déracinant plus encore les anciennes habitudes, l’émigration — les derniers tableaux de recensement l'attestent — l'émigration des campagnes vers les villes s'est accentuée de plus en plus. A la propriété paysanne, à la propriété foncière, s'est superposée la propriété mobilière, la propriété financière et capitaliste ; en sorte que l'enquête de 1867 ne nous offre plus qu'une image surannée de la France rurale. Il est temps de la remettre au point par une enquête nouvelle conduite publiquement par le gouvernement républicain. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Quelle objection nous pourriez-vous faire ? Vous pourriez nous dire que cette enquête jettera quelque agitation, quelque trouble dans les esprits. Mais, en vérité, il faudrait avouer que la situation présente du monde agricole est bien déplorable et bien désespérée pour qu'on hésitât à appeler les paysans, les cultivateurs eux-mêmes, à expliquer leurs souffrances et leur pensée devant le gouvernement de la République. Et puis, ce n'est pas vous qui devez concevoir quelque crainte. Vous savez bien que la grande propriété pourra s'expliquer tout à son aise. C'est nous qui pourrions redouter que les salariés tenus en tutelle ne viennent pas s'expliquer librement.

Nous pensons cependant qu'ils viendront poussés par leur misère même, par la nécessité même où ils seront de s'expliquer, et que tous ces vignerons des vignobles du Midi, aux longues journées d'hiver inoccupées et misérables, ces bûcherons du Cher avec leur maigre salaire constaté de 50 à 75 centimes par jour, si pauvres dans la vivante richesse des forêts, et ces cultivateurs de la région bretonne, dont M. de Mun, le M. de Mun d'il y a quelques années, disait à Landerneau que si un Basly campagnard passait à travers ces misérables chaumières il se produirait là un soulèvement ; nous espérons que tous ils viendront déposer devant la France républicaine, que tous y viendront dire ce qu'ils souffrent, ce qu'ils espèrent, pourquoi ils souffrent, pourquoi de plus en plus ils émigrent vers les villes, pourquoi de plus en plus leur regard se détourne des horizons anciens, limpides et mornes, où vécurent les aïeux et va au loin vers la lueur ardente et trouble qu'exhalent la nuit les grandes cités.

Tous vous les appellerez, tous ils seront entendus, et le gros propriétaire qui cultive lui-même, et le gros propriétaire qui ne réside pas sur ses terres, et le gros et le petit fermier, et le métayer, et le duc, et le bûcheron, et le pauvre et le riche. Vous les entendrez tous dans cette enquête agricole qui doit être conduite sur tous les points du territoire. Et si vous ne le faisiez pas, ce serait là, à coup sûr, dans les batailles prochaines, la première revendication de notre parti. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Mais, messieurs, dès maintenant, nous allons discuter, malgré cette absence de documents officiels, notamment malgré cette absence de renseignements que nous devrions recevoir sur la dette hypothécaire de la propriété française. Laissez-moi en effet, en passant, vous signaler cette anomalie étrange : dans le Bulletin de statistique du ministère des finances, j'ai trouvé des renseignements précis sur le mouvement de la dette hypothécaire de plusieurs districts du royaume de Prusse ; je n'y ai trouvé aucun document sur le mouvement de la dette hypothécaire dans les campagnes françaises.

Nous allons discuter avec l'honorable M. Deschanel peut-être, — et je le désire beaucoup pour l'ampleur et l'éclat de ce débat, — nous allons discuter avec lui sur le mouvement de la propriété foncière, sur sa concentration et sa dispersion, et nous sommes réduits à conjecturer uniquement d'après les côtes foncières sujettes forcément à des interprétations incertaines et contradictoires, la répartition de la terre de France entre ce qu'on appelle la grande et la petite propriété.

Eh bien, ne serait-il pas possible pour l'hypothèque d'abord de nous tracer et de nous communiquer un tableau du mouvement de la dette hypothécaire en France en ce qui touche surtout la propriété rurale ? Et pour la répartition des fortunes, est-ce que l'administration de l'enregistrement ne pourrait pas chaque année, quand une succession s'ouvre, faire le compte, faire l'analyse de la façon dont les diverses successions ouvertes se répartissent, par exemple, entre le chiffre de 100 fr. et le chiffre de 5,000 fr., entre le chiffre de 5,000 fr. et celui de 10,000 fr., et ainsi, par catégories superposées, nous pourrions suivre sur des documents exacts, sur des documents incontestables, le mouvement de la fortune publique, le mouvement de la propriété foncière, et nous ne serions pas exposés à nous heurter sinon dans les ténèbres complètes, du moins dans des demi-ténèbres qu'a accumulées sur nous l'insuffisance probablement préméditée des statistiques gouvernementales.

Mais, messieurs, quelque incomplets que soient les éléments de discussion que nous possédons, je crois qu'il est possible dès maintenant de tracer à grands traits la condition des diverses catégories de producteurs agricoles et de dresser en quelque mesure leurs cahiers.

Et d'abord, c'est à tous ceux, petits fermiers, métayers, journaliers, domestiques, valets de ferme, qui ne possèdent pas la plus petite parcelle du sol, c'est à ce prolétariat rural complètement destitué de propriété que va notre sollicitude.

Je sais bien, messieurs, que le petit propriétaire, succombant sous l'impôt et sous la dette, est souvent dans une condition inférieure à celle du salarié agricole et je sais aussi qu'en France les ouvriers agricoles proprement dits ne peuvent pas prétendre au même rôle social. Ils ne fourniront pas au socialisme pour la transformation prochaine, le même point d'appui, qu'en Angleterre particulièrement.

En Angleterre, l'immense majorité de la population agricole se compose d'ouvriers qui ne possèdent pas, en effet, la moindre parcelle du sol et qui sont directement en lutte ou avec les grands propriétaires, ou avec les grands fermiers. Ils ne tiennent à la terre par aucune racine, ni par la propriétaire, ni par le domicile, car les grands propriétaires anglais, qui font construire pour les ouvriers agricoles, à portée de leurs vastes domaines, des villages de paysans, louent bien ces maisons aux ouvriers agricoles, mais ils ne les leur vendent jamais, afin de pouvoir toujours librement renouveler leur personnel agricole ; les ouvriers agricoles anglais sont des locataires à perpétuité, comme le sont, par exemple, en France, les ouvriers mineurs dans les corons du Pas-de-Calais. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

De plus, les ouvriers agricoles anglais sont habitués à travailler en commun sur de vastes domaines, munis par la puissance capitaliste des grands propriétaires de l'outillage le plus perfectionné, et cette habitude du travail en commun dans de vastes domaines les prépare peu à peu à l'idée de l'organisation socialiste.

Ainsi, tandis qu'en France l'idée socialiste a fait beaucoup plus de progrès chez les salariés industriels que chez les ouvriers agricoles, en Angleterre, au contraire, ce sont les ouvriers agricoles qui sont le plus familiarisés avec l'idée de la nationalisation du sol. Ils savent et ils disent qu'il serait facile et juste d'exproprier ces grands propriétaires anglais qui, il y a trois siècles, ont refoulé vers l'industrie naissante la paysannerie anglaise. Ils savent et ils disent qu'il serait facile d'installer sur ces grands domaines, reconquis au nom de la nation, de vastes coopératives d'ouvriers agricoles travaillant en commun sous une direction choisie par eux et recueillant enfin, au profit du travail, tout le bénéfice de la terre anglaise qui va jusqu'ici aux grands propriétaires et aux grands fermiers.

En France, la démocratie rurale ne se compose pas, comme en Angleterre, d'un élément presque unique. Elle est beaucoup moins homogène ; elle est mêlée de petits propriétaires paysans et de salariés agricoles, et cette population agricole moins homogène ne peut pas entrer aisément dans une conception commune et dans un mouvement commun. De plus, les vastes domaines exploités selon le type capitaliste sont plus rares en France qu'en Angleterre, et il est plus difficile, par conséquent, aux travailleurs agricoles français de dépasser l'idée un peu étroite de la propriété paysanne actuelle.

C'est ainsi qu'en France les salariés agricoles, ouvriers, journaliers, domestiques de ferme ne sont pas encore arrivés au sentiment de leur intérêt de classe, au sentiment de leur unité ; c'est ainsi qu'ils languissent à l'heure présenta, à la merci des maîtres de tous ordres, nobles ou bourgeois, qui distribuent à leur gré le travail et le chômage, et les ouvriers agricoles qui n'ont aucune parcelle de propriété constituent, dans notre pays, une classe si dépendante, ils apparaissent comme une quantité tellement négligeable que jamais ici, vous l'entendez bien ? jamais vous n'avez eu l'occasion de légiférer pour eux.

Les petits propriétaires, certes, n'ont pas été absents de vos délibérations, de vos préoccupations ; on peut soutenir, on a pu soutenir que les droits de douane servaient sinon au même degré, du moins au même titre la petite et la grande propriété.

On a pu soutenir, dans la discussion récente sur les primes des sucres, que co-primes auraient des répercussions utiles pour les petits producteurs de betteraves aussi bien que pour les grands. Demain, si vous supprimiez complètement l'impôt foncier, ce serait là, évidemment, une réforme fiscale qui, dans une mesure moindre, mais enfin avec certitude, profiterait au petit comme au grand cultivateur, au petit comme au grand propriétaire.

Ainsi, les petits propriétaires, — quoique, à mon sens, il n'ait été rien fait d'efficace pour eux ici, — n'ont pas été du moins absents de vos préoccupations et de vos délibérations.

Au contraire, les ouvriers agricoles proprement dits, les salariés, les journaliers, les domestiques et les valets de ferme, par leur dénûment même et par leur pauvreté, sont au-dessous de vos lois de douane et de vos lois d'impôt. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Et lorsque nous essayons de les rappeler à votre pensée... (Bruit au centre.)

Messieurs, je ne me plains pas, et je ne me plaindrai pas — je n'en ai certainement pas le droit — d'aucune interruption ; mais vous sentez bien que j'ai une carrière très longue à parcourir, et je vous demande de m'y aider par votre plus bienveillante attention. (Parlez ! parlez !)

Au centre. Personne ne vous interrompt !

M. Jaurès. Je m'excusais auprès d'un collègue de ne pas répondre à son interruption.

Je disais que lorsqu'à propos des discussions sur les blés ou des discussions sur les sucres, nous prétendons ici qu'après avoir assuré aux propriétaires autant qu'il dépend de vous par vos lois de douane ou par vos lois de primes un minimum de revenu ou un minimum de profits, il serait juste d'assurer un minimum de salaire, un minimum d'existence aux ouvriers agricoles, vous écartez nos amendements plus sommairement et plus dédaigneusement que d'habitude.

De même il a fallu de longues années pour faire entrer dans le cadre de la loi sur les accidents les salariés agricoles qui peuvent être blessés par la machine agricole, et encore en ce moment, pour les accidents qui ne résulteront pas de la machine, l'accident du bouvier blessé par la corne du bœuf ou de l'ébrancheur tombé de l'arbre, ou du faucheur blessé par sa faux ou par la faux de son voisin, tous ces accidents restent en dehors des prévisions de la loi sur les accidents. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Et encore, en ce qui touche la moralité et l'hygiène, il y a quelques années, en Allemagne, quelques pasteurs protestants, dont le congrès d'ailleurs tout récent ne paraît pas avoir l'importance qu'on y attachait d'abord — quelques pasteurs protestants, entrés dans ce qu'on appelle le mouvement du christianisme social, entreprirent une enquête sur la condition des ouvriers, des valets, des servantes de ferme, sur les conditions de nourriture, d'habillement, de salaire, de couchage, et cette première enquête, messieurs, si superficielle qu'elle fût, révéla des faits si déplorables de mauvaise hygiène, de mauvais aménagement, de promiscuité inévitable, qu'elle fit sensation, et que Bebel put en utiliser les élements.

Nous avons par vos inspecteurs des manufactures, par vos comités d'hygiène, quelques notions sur la condition des ouvriers industriels, sur le traitement qui est fait aux simples salariés par la grande, la moyenne et même la petite industrie ; mais sur la condition même des ouvriers agricoles, sur la condition d'hygiène, de santé, de moralité, où les valets, domestiques et servantes de ferme, sont condamnés à vivre, nous n'avons aucun renseignement, aucun commencement d'enquête, aucun document officiel. Or, la première chose à faire, messieurs, si nous voulons faire pénétrer un peu de progrès, non pas seulement dans ce que j'appellerai la surface visible du monde agricole, mais jusque dans ses profondeurs jusqu'ici ignorées ou dédaignées par les gouvernements ou les législateurs, c'est d'arracher ces hommes et ces femmes à cet état de demi-inconscience, de passivité, de demi-obscurité où ils languissent aujourd'hui ; il faut que tous ces hommes humbles, usés, dépendants, qui enfouissent tout leur travail dans la terre d'autrui, en attendant qu'on enfouisse leurs corps dans la seule terre commune... (Applaudissements à l'extrême gauche) oui ! il faut que ces hommes prennent peu à peu conscience de leurs intérêts de classe ; il faut que ces prolétaires des prolétaires, dont M. Turrel signalait un jour éloquemment la détresse, apprennent à s'organiser pour devenir une puissance, à réclamer peu à peu la propriété du sol fécondé par eux, et à faire briller, au-dessus de tous les privilèges de la propriété oisive, leurs paroles et leur force, comme ils font briller l'éclair de leur faux au-dessus des herbes mûries.

Et peu nous importe que ces hommes, de longtemps encore, ne puisent nous entendre et nous suivre ; peu nous importe qu'à la merci de ceux qui dispensent le travail et le salaire, ils soient destinés longtemps encore peut-être, métayers ou journaliers, à consacrer de leur vote passif précisément la servitude et la misère que nous voudrions faire cesser. (Applaudissements à l'extrême gauche. — Réclamations au centre et à droite.) Notre rêve de justice n'est pas d'un jour ; notre œuvre n'est pas une combinaison éphémère d'intérêt prochain, et c'est d'abord aux plus dépendants, aux plus obscurs, aux plus dénués que va notre sollicitude, précisément parce qu'ils sont les plus obscurs, les plus dépendants et les plus dénués ! (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Mais dès aujourd'hui, pour les relever de cette condition d'infériorité et de passivité, vous pouvez faire deux réformes que j'appellerai préliminaires et que nous vous demandons pour eux. Nous demandons d'abord qu'en leur faveur soit organisée la représentation du monde rural. M. le président du conseil connaît bien cette question. Il a pris l'initiative, il y a bien des années, d'un projet excellent qui organisait la représentation du monde agricole dans la pensée la plus large.

Tous ceux qui participent à la vie agricole, à quelque titre que ce soit, comme propriétaires, grands ou petits, comme salariés, avaient dans le projet de M. le président du conseil, alors ministre de l'agriculture, le même droit de vote, le même droit à la représentation. Et il me sera bien permis de dire que si M. le président du conseil, avait mis à faire discuter et voter par cette Chambre cette loi démocratique d'organisation rurale le même zèle, la même ténacité qu'il a apportés au vote des lois sur les primes, à l'heure actuelle la démocratie rurale aurait la représentation à quelle elle a droit. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)

M. Jules Méline, président du conseil, ministre de l'agriculture. Si vous aviez moins interpellé, ce serait fait ! (Applaudissements au centre. — Exclamations à l'extrême gauche.)

M. Jaurès. C'est entendu !

M. le président du conseil. Ce sera fait quand vous voudrez.

M. Jaurès. Messieurs, je ne m'imaginais pas que nous avions un droit aussi étendu à la reconnaissance des conservateurs. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) J'imagine à peine dans quel abîme de réformes serait précipitée la société d'aujourd'hui si nous n'avions pas interpellé ? (Rires à l'extrême gauche.)

M. le président du conseil. Assurément !

M. Jaurès. Mais il ne suffirait pas d'organiser la représentation agricole sur cette base d'égalité. Il nous semble qu'il serait sage, pour que la grande propriété par son influence excessive ne puisse pas, indirectement, exclure de ces conseils électifs de l'agriculture les salariés qui dépendant d'elle, il nous semble qu'il serait équitable de réserver par la loi même à l'élément salarié une certaine proportion définie dans ces conseils de représentation agricole.

Il y a une autre réforme préliminaire que vous pouvez faire : c'est d'organiser la prud'hommie agricole. Entre les propriétaires et les fermiers, entre les propriétaires et les métayers, ou même entre les fermiers et les journaliers agricoles, il peut surgir et il surgit en effet des différends, comme entre les patrons industriels et les salariés industriels. Nous vous demandons de faire juger ces différends du monde agricole comme vous faites juger les différends du monde industriel. Je suis heureux de recueillir sur ce point l'adhésion de M. le ministre des travaux publics.

Il n'y a pas là seulement une question de compétence. Il y a aussi, je puis dire, une question de dignité pour le travail. Si vous voulez relever à ses propres yeux le travail agricole du plus humble et du plus écrasé des salariés, ce sera une bonne chose que d'admettre des salariés agricoles à juger, au nom de la nation, à côté des grands propriétaires et au même titre qu'eux, les différends survenus entre les salariés et les propriétaires, entre les propriétaires et les fermiers.

C'est là, il faut le répéter, la chose première, la chose essentielle. Tant que le prolétariat rural n'aura pas pris conscience de lui-même, tant qu'il ne sera pas sorti de l'inertie et de la torpeur où il languit encore, rien ne sera fait pour lui par les classes dirigeantes.

En vérité, déjà le mouvement commence, déjà l'ébranlement commence parmi ces 3,500,000 ouvriers agricoles, parmi ces 500,000 métayers, parmi ces 800,000 petits fermiers qui sont exclus de la propriété du sol au profit de 300,000 familles nobles, bourgeoises ou capitalistes.

Oui, messieurs, c'est chose étrange, c'est chose surprenante que la longue patience du travail paysan et de la souffrance paysanne !

Oui, depuis trois siècles, depuis les humbles commencements de l'industrie moderne, les ouvriers industriels ont été bien foulés, bien pressurés. Le capital naissant d'abord, puis grandi, a fait sur les ouvriers des usines, des manufactures, des fabriques, de formidables prélèvements, et il n'y a rien de plus douloureux que la complainte des ouvriers tisserands au moyen âge finissant, alors qu'ils se plaignaient de tisser pour les maîtres et seigneurs les riches tissus et de ne tisser pour eux-même qu'un pauvre linceul.

Et pourtant le mécanisme capitaliste, le mécanisme industriel a une telle complication que les ouvriers industriels eux-mêmes peuvent très bien ne pas discerner d'abord l'exploitation même qui pèse sur eux et qu'ils ont mis des siècles dans leur ensemble à s'apercevoir que c'est de leur seul travail qu'était faite la substance de toutes les richesses. Mais les paysans, par quel prodige de résignation et d'ignorance, vivant en pleine nature, parmi ces richesses évidemment créées par la seule vertu de leur travail ajoutée à la vertu du soleil et de la terre, oui, comment, ont-ils supporté leur éternelle vie de privations et de dénuement ?

Toujours, depuis dix-huit siècles, sous la discipline des grands domaines gallo-romains, sous la hiérarchie de la propriété féodale, sous l'égoïsme de la propriété bourgeoise et financière, toujours ils ont laissé couler vers d'autres, vers une minorité oisive, les sources du blé et du vin, de richesse, de force et de joie qui jaillissent de la terre sous leur outil, sous leur effort.

A eux la peine des labours et le souci des semailles, à eux le travail inquiet de la pioche au pied de chaque cep, à eux l'acharnement de la cognée sur la forêt résistante, à eux les courts sommeils dans l'étable et le soin du bétail avant le lever du jour. Mais toujours c'est vers le noble Gaulois, tout fier d'un récent voyage à Rome, c'est vers le suzerain féodal qui se harnache pour le somptueux tournoi, c'est vers le financier gaspilleur, vers le bourgeois taquin et avare que va de siècle en siècle la richesse des champs, des vignes et des bois. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)

Le paysan voit fuir de ses mains la force des étés, l'abondance des automnes, et c'est pour d'autres toujours qu'il s'épuise et qu'il pâlit. Mais aussi, quelle que soit sa résignation et sa sujétion, toujours de l'origine des temps, à l'heure présente, il a fait entendre de siècle en siècle une protestation pour avertir les puissants que lui aussi il saurait et voulait jouir.

Au moyen âge même, lorsque les vilains protestaient contre les gentilshommes, ils ne se bornaient pas à dire :

Nous sommes hommes comme ils sont
Et tout autant souffrir pouvons.

Ils ajoutaient qu'avec cette égale faculté de souffrance, ils avaient une égale faculté de joie et qu'ils voulaient, eux aussi, se rassasier des biens de la terre.

Et aujourd'hui encore, quand les paysans, dans les chants que j'ai entendus un peu partout, en Loir-et-Cher comme en Corrèze, et qui traduisent le fond vivant de leurs âmes, lorsque les paysans se plaiPage:JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897.pdf/13 des bestiaux qu'ils y trouvent, et malgré la baisse survenue dans les denrées, ils sont obligés, à leur sortie de la ferme ou de la métairie, de constituer et de laisser au propriétaire une valeur équivalente à celle qu'ils ont reçue. (Dénégations à droite et sur plusieurs bancs au centre.)

M. de la Biliais. Ils laissent la moitié seulement, pas davantage !

M. Jaurès. Je vous demande pardon ! J'ai sur ce point mieux que des affirmations, j'ai des attestations tout à fait précises.

Vous le voyez, la première enquête de parti — je le dis très nettement — fait surgir de la démocratie paysanne des affirmations, et vous constatez les malentendus et les contradictions qui se produisent.

Eh bien, j'en retiendrai surtout ceci : c'est qu'il est impossible précisément que nous nous en tenions à ces enquêtes étroites de parti, que chacun peut soupçonner de partialité ; qu'il est indispensable, pour régler entre nous ces contestations de fait, d'organiser au grand jour, avec tous les moyens d'action dont vous disposez, en y appelant tous les éléments de la France rurale, cette enquête générale que nous vous demandons. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Je le dis — et, en tout cas, vous ne sauriez contester cette affirmation générale, puisque précisément des projets de loi ont été déposés pour y porter remède — je dis qu'il est injuste que le métayer comme le fermier soit exposé à incorporer au sol une valeur dont il n'aura pas durant sa gestion, durant sa participation, recueilli ou épuisé le bénéfice. Et je pourrais vous citer des métayers de Bourgogne qui, après avoir planté en vigne le domaine, en étaient exclus au moment même où ils pouvaient prétendre à la part des fruits. Et vous me permettrez de m'étonner qu'une législation protectrice du travail rural, qui existe et fonctionne depuis des années, non seulement en Irlande, où il y a une sorte de législation révolutionnaire, mais aussi en Angleterre, ne protège pas dès maintenant en France les métayers et les fermiers.

C'est la loi sur le remboursement de la plus-value ; c'est aussi la loi instituant les conseils d'arbitrage qui peuvent, en certains cas, selon les donnés de l'équité, tempérer, atténuer le taux des fermages. Est-ce qu'il ne vous paraîtrait pas juste que, dans notre pays de France, alors que la crise agricole a été si douloureuse, de pareils conseils d'arbitrage et d'équité pussent être institués pour réduire la proportion des fruits qu'est obligé d'abandonner le métayer quand elles excèdent ce que raisonnablement il doit abandonner dans l'état actuel de pénurie du travail agricole ?

Vous savez bien que très rares sont les points — il y en a dans la partie pauvre des Landes — où le métayer touche les deux tiers de la récolte. D'habitude, dans nos pays, c'est la moitié. Mais il y a bien des régions, dans Lot-et-Garonne notamment, où le métayer est obligé d'abandonner beaucoup plus de la moitié de la récolte ; il y a bien régions où, avant que le partage par moitié qui, dans nos pays, semble la règle d'équité, se fasse entre le propriétaire et le colon, le propriétaire fait un prélèvement préalable, quelquefois du sixième, quelquefois du quart, et ce prélèvement, par un singulier rappel des mots, porte dans nos régions du Sud-Ouest le nom de dîme.

Eh bien ! il faudrait savoir s'il n'y a pas lieu d'examiner, après que vous avez consenti pour les propriétaires de France, par vos lois de douanes, tant de sacrifices imposés aux classes ouvrières, si vous ne devez pas assurer une partie de ce bénéfice aux travailleurs du sol en décidant par ces conseils d'arbitrage dont je parle que ce prélèvement opéré sur le métayer ne pourra pas, dans telle région, excéder la moitié, et que ces dîmes usuraires seront abolies par la loi.

Pour les ouvriers de ferme, pour les domestiques et les servantes, quel est le salaire, quel est le gage annuel ? Il n'excède guère, pour les plus favorisés, 350 fr. par an, nourriture en plus, bien entendu.

M. Desfarges. Il n'y en a pas beaucoup qui reçoivent ce prix-là.

M. Jaurès. Et ce sont là les plus favorisés. (Dénégations au centre et à droite.) Et j'ajoute qu'en bien des points — et ici je n'invoquerai plus mes propres documents, mais des publications en quelque sorte officielles, — j'ajoute qu'en bien des points, il y a cinq ou six ans, au plus fort de la crise, les gages des domestiques de ferme ont subi une diminution.

Il y a un agronome, M. Couvert, dont vous connaissez probablement les études et qui est, à coup sûr, un des agronomes les plus expérimentés, qui a publié sur les grands domaines de France une série de monographies dans le type des monographies de M. Le Play. Et il constate qu'il y a quatre ou cinq, dans les grands domaines qu'il étudie, en particulier dans le grand domaine de Fresnes qu'il donne comme type, les gages des ouvriers, des domestiques agricoles ont subi pendant la crise une diminution de près de 20 p. 100.

Et quel est le régime auquel sont astreints ces hommes ? Quelle est leur nourriture ? Quel est leur nombre d'heures de travail ? Messieurs, je n'en connais pas et je crois qu'il n'y a pas de condition plus assujettissante, plus terrible que celle du domestique de ferme, parce qu'elle cumule, à la fois, les charges de l'ouvrier proprement dit et du domestique proprement dit.

L'ouvrier proprement dit doit, pendant les heures de travail, un travail d'une intensité assez grande ; mais une fois ce labeur fini, il s'appartient. Au contraire, le domestique attaché à la personne, lui, ne s'appartient pour ainsi dire jamais ; mais en revanche, ce n'est pas un travail d'une intensité égale qu'il est obligé de fournir ; il y a de grands intervalles de relâche et de repos. Au contraire, le domestique et la servante de ferme sont tout à la fois obligés de fournir le travail intense que fournit l'ouvrier ordinaire et, en même temps, ils ne peuvent pas, comme le domestique attaché à la personne, disposer seulement d'une seule heure de leur journée.

De la première heure du jour à la dernière, toujours sous la surveillance du maître pour le travail, toujours sous le regard du maître à la table commune.

Et vous, messieurs, qui nous parlez toujours de la défense de l'individualité, je vous demande s'il y a une forme basse de phalanstère, une forme intérieur de communisme comparable à cette condition des domestiques de ferme qui n'ont aucune parcelle de propriété, aucun droit garanti, qui n'ont jamais une heure pour se retrouver avec eux-mêmes, pas une table à eux, pas un domicile à eux, et qui sont obligés de fournir, je le répète, avec le travail intense de l'ouvrier proprement dit, la présence continue du domestique attaché à la personne. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Et pour les journaliers, quel est le salaire ? Évidemment, il est variable suivant les régions et aussi suivant les saisons ; mais ce qui m'a paru d'abord se dégager de l'examen général, c'est qu'il est d'habitude, même à proximité des petites villes, inférieur d'un tiers au salaire le plus modeste des ouvriers industriels. En hiver, il n'excède guère, en comptant la nourriture, 2 fr., et s'il atteint quelquefois le chiffre de 2 fr. 50 pendant la fauchaison, de 3 fr. 50 ou de 4 fr. pendant les moissons ou les vendanges, c'est à titre tout à fait exceptionnel.

M. Fernand de Ramel. Combien l'État paye-t-il les cantonniers ?

M. Jaurès. Messieurs, je sens la difficulté qu'il y a à formuler un chiffre moyen dans des faits qui se diversifient sur toute l'étendue du territoire ; j'essaye, le plus loyalement du monde, de dégager la moyenne qui m'a paru résulter des chiffres nombreux que j'ai recueillis et contrôlés. Si vous la trouvez trop haute ou trop basse, vous viendrez en opposer une autre. Mais je dis que, pour les ouvriers agricoles, surtout depuis quelques années, il ne faut pas seulement compter le travail et le salaire à la journée, il faut aussi tenir compte des chômages croissants qui affectent à l'heure actuelle les journaliers agricoles.

Je dis des « chômages croissants », d'abord parce qu'il y a des régions où il a été impossible, faute de capitaux, comme certains canton de Charentes, à Jonzac, à Segonzac, dans les cantons des environs de Cognac où il semblerait pourtant que la vigne dût avoir une exceptionnelle valeur, il a été impossible de replanter faute de capitaux, faute d'un crédit agricole plus largement entendu que celui de la mutualité. (Interruptions au centre et à droite.)

M. Gabriel Dufaure. C'est une erreur complète.

M. le comte de Lajuinais. C'est parce que le sol ne se prête pas à la reconstitution.

M. Jaurès. Et alors la vigne disparue, il est bien évident que le travail a disparu aussi. Mais le progrès incontestable du machinisme agricole n'a pas été étranger non plus à cette diminution de la quantité de la main d’œuvre et de travail.

Ah ! je sais très bien que la machine agricole ne supprime pas la main-d’œuvre dans la même proportion que la machine industrielle, puisqu'il résulte du calcul d'ingénieurs agronomes qu'une couple de défonceuses à grand travail, fonctionnant toute l'année, représente 80,000 journées de travail humain.

Mais comme il eût été impossible au propriétaire cultivateur de demander à la main-d’œuvre l'espèce de travail que fait la défonceuse à grand travail, il est évident qu'il n'y a pas eu là, pour les ouvriers de nos campagnes, une perte de travail et de salaire.

Il n'en est pas de même pour les autres machines, et, si elles ne suppriment pas la main-d’œuvre dans la même proportion que les machines industrielles, il faut que vous songiez aussi, par compensation, que le champ de la production agricole est beaucoup plus restreint que le champ de la production industrielle, et que les salariés agricoles ne peuvent pas retrouver sous une autre forme la quantité de travail qui leur échappe. Mais les faucheuses mécaniques suppriment, d'après les communications que des paysans nous ont faites, six à sept salariés ; les moissonneuses-lieuses suppriment une quinzaine d'hommes : sept faucheurs et à peu près sept à huit ramasseurs. Les batteuses mécaniques, qui ont été un si grand progrès, ont eu cet effet, dans beaucoup de régions à blé, de supprimer pendant les mois d'hiver le travail des batteurs en grange.

Par conséquent, tous les progrès du machinisme agricole se sont traduits forcément, c'est l'essence même des choses, par un recul de la main-d’œuvre paysanne ; de même pour les arracheuses de betteraves ; de même dans les vignes pour la substitution des procédés de sulfatage avec le chePage:JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897.pdf/15 Page:JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897.pdf/16 Page:JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897.pdf/17 Page:JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897.pdf/18