J. Bouchardy (Th. Gautier, 1870)

Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 179-186).






J. BOUCHARDY


NÉ EN 1810. — MORT EN 1870




Une chose nous surprend dans les notices consacrées par les journaux à ce pauvre Joseph Bouchardy, qui est mort âgé de cinquante-neuf ans à peine, c’est qu’on en parle comme d’un burgrave du mélodrame, d’un Job le maudit plus que centenaire, dernier échantillon d’une race disparue. Bouchardy est-il, en effet, si éloigné de nous que cela, et si profondément enfoncé dans la nuit des temps ? S’est-il passé tant de siècles entre la première représentation de Gaspardo le pêcheur et celle de l’Armurier de Santiago ? Nous ne le pensons pas. Mais le temps va si vite aujourd’hui, on est si rapidement emporté, que lorsqu’on retourne la tête, les objets près de vous tout à l’heure sont déjà évanouis dans un lointain confus.

Ce sentiment est naturel aux jeunes générations, qui ne conçoivent pas qu’on ait vécu quand elles n’étaient pas nées encore, et qu’on ait obtenu d’immenses succès avec des ouvrages tout à fait en dehors des idées du jour. Les triomphes, pourtant très-réels, de Bouchardy leur semblent inexplicables, et d’ailleurs ils remontent à des époques fabuleuses, antéhistoriques, à l’âge de la pierre et des habitations lacustres ; qui peut se souvenir de telles choses ? La vérité est que Bouchardy n’était pas beaucoup plus âgé que la plupart de ceux qui vont criant toujours : « Place aux jeunes ! » mais il avait su de bonne heure faire sa trouée et planter sa bannière sur la citadelle conquise. Les jeunes maintenant doivent être contents des vieux, qui mettent à déguerpir et à leur laisser le champ libre un empressement des plus louables. Qu’ils montrent tout à leur aise leur génie, et qu’à la vieille formule démodée de Joseph Bouchardy ils en substituent une autre toute neuve, nous ne demandons pas mieux.

Nous avons connu Bouchardy à l’âge de vingt ans, dans le petit cénacle qui se groupait autour de Pétrus Borel le lycanthrope, et dont faisaient partie Gérard de Nerval, Jehan Duseigneur, Augustus Mac Keat (Auguste Maquet), Philothée O’Neddy (Théophile Dondey), — car il était d’usage alors de donner un peu de bizarrerie et de truculence à son nom trop bourgeois, — Napol Tom, qu’il ne faut pas confondre avec Napol le Pyrénéen, Alphonse Brot, Jules Vabre, votre serviteur et quelques autres qu’il est inutile de désigner, car ils se sont dispersés dans la vie sans laisser de traces. Bouchardy, quoique grand admirateur de Shakspeare, de Victor Hugo et des poètes romantiques, ne faisait pas encore de littérature. Il étudiait la manière-noire sous l’Anglais Reynolds, et travaillait à la planche représentant le Naufrage de la Méduse d’après Géricault. Il était, comme nous tous, fort exalté et déclamait avec une ardeur furibonde, ce qui lui avait valu, dans la préface des Rhapsodies, l’appréciation suivante : « Bouchardy, cœur de salpêtre », phrase à laquelle nous ajoutions, pour complément, « et graveur au pointillé », plaisanterie que le futur auteur de Lazare le pâtre et de Christophe le Suédois acceptait de fort bonne grâce.

Bouchardy avait une tête tout à fait exotique. Il semblait appartenir à la race malaise, et il eût dit qu’il était né à Sumatra ou à Ceylan, qu’on l’aurait cru sur parole. Son teint, excessivement hâlé, où se glissaient des nuances jaune d’or, paraissait avoir été coloré par un soleil plus ardent que le nôtre, et pourtant Bouchardy n’avait guère quitté Paris ou dépassé la banlieue dans ses plus lointains voyages. Ses cheveux étaient si noirs, qu’ils en prenaient des reflets bleus ; de grands yeux à sclérotique jaune, des sourcils fortement marqués, une fine moustache et une faible barbe soyeuse complétaient cette physionomie indoue, et il ne lui manquait qu’une robe et un turban de mousseline blanche pour être le portrait vivant du héros Rama, du roi Douchmanta ou du prince Radin-Maniri. Tel était Bouchardy in illo tempore, et nous en avons fait ce croquis pour restituer une physionomie singulière, connue de la génération moderne sous un tout autre aspect. Ils sont peu nombreux aujourd’hui ceux qui ont vu le Bouchardy que nous décrivions. Gérard de Nerval est mort ; Pétrus Borel est mort ; Jehan Duseigneur est mort ; Bouchardy lui-même vient de mourir, caché dans sa petite maison de Châtenay, où, inconsolable de la perte de sa fille, il attendait, sous les arbres qu’elle avait plantés toute petite, l’instant de la rejoindre enfin. Nous ne l’avons pas vu dans cette dernière période, car il fuyait, ou du moins ne cherchait pas ses anciens amis. Il était devenu un vieillard hâve, cassé, détruit par le chagrin, et aussi par cette tristesse des auteurs qui ont connu l’enivrement du succès, et dont la vogue se retire sans qu’ils puissent apprécier les motifs de cet abandon. Les natures les plus philosophiques ont de la peine à se faire à ce silence souvent injuste : Displicuit nasus tuus (Ton nez a déplu) est une raison qui se donne aussi bien aux poëtes qu’aux femmes dont on est las.

Bouchardy, qu’on méprise trop à présent, était dans son genre une puissante individualité, une nature vraiment originale. Il avait au plus haut degré le génie de la combinaison dramatique, et il faisait des pièces aussi compliquées que des serrures de Fichet ou de Huret, et que lui seul pouvait ouvrir ; il mettait à ce travail un acharnement étrange, passant les nuits et les jours à rêver, immobile, englouti comme un mathématicien qui cherche la solution d’un problème. Parfois il s’enfermait dans une situation, et il y restait une semaine entière sans pouvoir en sortir, comme cela peut vous arriver au bout d’un couloir, dans une chambre inhabitée dont le vent a fermé la porte sur vous, et dont vous n’avez pas la clef. Il descendait par la fenêtre, se hissait par le tuyau de la cheminée, ou fabriquait une fausse clef avec un clou.

Dès qu’il voyait un effet, il y marchait à travers tous les obstacles, et, pour donner toute sa valeur à un mot, il ne craignait pas d’imposer le mutisme pendant deux ou trois actes à un principal personnage. Eschyle d’ailleurs n’en faisait pas d’autres, et son Prométhée enchaîné n’ouvre pas la bouche pendant toutes les premières scènes de la tragédie. Il a fait des charpentes de drame aussi enchevêtrées que les forêts des cathédrales.

Aussi nous lui disions, par manière de plaisanterie, qu’il devait exécuter ses pièces d’après des modèles en bois. Quand il donna, — et on sait avec quel succès ! — le Sonneur de Saint-Paul, ce fut un grand émoi parmi les feuilletonnistes pour en faire l’analyse. N’en pouvant venir à bout, nous allâmes requérir Bouchardy, qui était alors noire voisin, pour qu’il nous guidât à travers ce labyrinthe, dont il devait connaître mieux que personne les détours. Nous avions déjà écrit sous sa dictée, ou d’après ses indications, la valeur d’environ neuf colonnes, et nous n’en étions encore qu’à la moitié du premier acte. Il eût été plus simple d’imprimer la pièce, et nous esquivâmes la difficulté par des considérations générales. Le Sonneur de Saint-Paul eut plus de trois cents représentations ; il fut traduit en toutes les langues et joué sur tous les théâtres. Quelques mois après, nous étions à Jaën, une ville d’Andalousie, curieusement pittoresque et sauvage, où l’on ne marche que le couteau à la ceinture et la carabine à l’épaule, et que les Maures vaincus semblent avoir abandonnée d’hier ; en allant du Parader à la cathédrale, nous aperçûmes, sur un mur qu’on eût dit crépi à la chaux par Decamps, tant la lumière de midi s’y projetait ardente, parmi de naïves et féroces annonces de corridas de toros, les affiches de spectacles de la veille et du jour. La veille, on avait joué Mérope ; le soir même on donnait el Campanero de San Pablo, du très-illustre seigneur don José Bouchardy. Sa gloire avait déjà passé par-dessus cette Sierra Morena où don Quichotte imita la pénitence d’Amadis des Gaules sur la Roche-Pauvre, et où Sancho Panza trouva la valise du fou Cardenio. La pièce avait à Jaën le même succès qu’à Paris : et certes ils connaissent en intrigues et en surprises de théâtre, ces compatriotes d’Alarcon, de Lopez de Vega et de Calderon.

Qu’on nous permette de citer ici quelques lignes écrites à propos de Prâtis le bohémien, un drame joué par Frederick, où nous résumions sous une forme légèrement ironique, mais exacte au fond, le talent de Bouchardy : « Tout cela est entremêlé de testaments pris, repris, déchirés, brûlés ; d’actes de naissance perdus, retrouvés ; de marches, de contre-marches, de surprises, de trahisons, de resurprises, de retrahisons, de poisons, de contre-poisons et de toutes les machines mélodramatiques si habilement manœuvrées par l’auteur. Il y a de quoi devenir fou ! Ne tournez pas la tête un instant, ne fouillez pas dans votre poche, ne nettoyez pas le verre de votre lorgnette, ne regardez pas votre jolie voisine : il se sera passé dans ce court espace de temps plus d’événements extraordinaires que n’en comporte la vie d’un patriarche ou la durée d’un mimodrame en vingt-six tableaux, et vous ne pourriez plus rien comprendre à ce qui suit, tant l’auteur est habile à ne pas laisser un moment de répit à l’attention. Quel terrible homme ! ni développements, ni explications, ni phrases, ni dialogue : des faits, rien que des faits, et quels faits, grands dieux ! de vrais miracles qui semblent à tout le monde très-simples et très-naturels ! La poétique de Bouchardy peut se résumer par cet exemple : — Toi ici ! par quel prodige ? mais tu es mort depuis dix-huit mois ! — Silence ! c’est un secret que je remporterai dans la tombe, répond le personnage interpellé. Cette explication suffit, et l’action continue sa marche. »

Ce qui faisait la force de Bouchardy, c’était son sérieux profond, sa conviction inébranlable. Il croyait que c’était arrivé, pour nous servir de la formule moderne, et bien heureux en art celui qui a cette foi, car il la communique aux autres, et domine son public. Il aimait à développer ces beaux et grands lieux communs qui sont le fond même de l’âme humaine, et qui font naître sur les lèvres du sceptique un mauvais rire : l’amour paternel, la fidélité, le dévouement, la loyauté chevaleresque, le point d’honneur, et tous les nobles motifs qui peuvent déterminer l’action. Ces choses depuis sont devenues ridicules, et le naïf Bouchardy s’en étonnait en voyant l’insuccès de ses dernières pièces, où il avait mis la même somme de talent que dans les premières. Ce qui lui manqua toujours, c’est le style, cet émail qui rend éternelles les œuvres qu’il revêt. Il est trop occupé de ses charpentes pour s’inquiéter beaucoup de ses phrases. Dans le vrai sens du mot, « il était du théâtre ». Cette qualité, chez lui, primait toutes les autres.

Bien que l’ombre soit descendue trop rapidement sur lui, il a tenu une assez grande place dans ce temps-ci. Toute proportion gardée, il était à peu près à Hugo ce que Marlowe fut à Shakespeare, et nous ne pouvons, nous l’un des derniers survivants de l’école, laisser ce vieux romantique s’étendre dans la tombe sans les honneurs qui lui sont dus.

7 juin 1870.