Grands névropathes (Cabanès)/Tome 2/2


J.-J. ROUSSEAU

On a étudié bien des fois le « cas J.-J. Rousseau » et nous n’oserions affirmer qu’on soit parvenu à le définitivement élucider ; c’est qu’il n’en est pas de plus complexe, de plus difficultueux en raison de sa complexité même.

À ne parler que de sa maladie mentale, – pour les maux physiques, on a cru devoir appeler à son chevet, rétrospectivement, plus de dix spécialistes en consultation ! – on cherche vainement une étiquette pour désigner un mal qui ne saurait être univoque.

Si nous remontons à ses origines, si nous étudions son ascendance, nous pouvons, cependant, planter déjà quelques jalons.

La seule allusion qu’ait faite Jean-Jacques à son hérédité morbide, nous la découvrons dans cette phrase : « Un premier ressentiment de sciatique, mal héréditaire dans ma famille, m’effrayait avec raison. » Cette diathèse rhumatismale devait donc exister, soit dans sa parenté directe, soit dans ses collatéraux. Les documents ne nous autorisent pas, cependant, à l’affirmer d’une manière catégorique ; tout ce qu’ils nous révèlent, c’est que la mère de J.-J. Rousseau est morte huit jours après l’avoir mis au monde.

Sur son père, nous sommes mieux renseignés. Il éleva l’enfant jusqu’à l’âge de dix ans, avec des apparences de tendresse, puis il le laissa dans un demi-abandon.

Le père de Rousseau était, rapporte-t-on, vif, emporté, batailleur, ne craignant ni les excès du plaisir, ni ceux de la bonne chère : un jouisseur, dirait-on dans le style d’aujourd’hui.

Esprit bouillant et chimérique, prompt aux coups de main et aux coups de tête, ce brouillon irascible avait un don personnel de plaire, de charmer, de séduire, que son fils héritera de lui.

On le représente d’une instabilité extrême, qui le vit vivre durant une partie de son existence à Constantinople, loin de sa femme, des siens et de sa patrie.

Outre Jean-Jacques, Isaac Rousseau eut un autre fils, François, qui partit pour l’Allemagne de bonne heure et dont on perd complètement la trace.

Père et frère migrateurs, fait ressortir avec sa précision et sa lucidité habituelles, le professeur Régis (de Bordeaux), voilà déjà qui est significatif ; mais, dans la famille[1] de Rousseau, ce ne sont pas les seuls exemples d’errantisme ou d’impulsivité migrative que l’on ait à noter.

Trois de ses oncles paternels s’expatrient : du côté maternel, un oncle émigre à 58 ans, dans la Caroline du Sud. Pour qui sait le caractère nettement héréditaire de ce que l’éminent psychiatre dont nous venons de citer le nom a désigné sous le vocable de « dromomanie », il n’y a pas lieu d’être surpris que Jean-Jacques se soit plu à mener une vie errante ; que les déplacements soient devenus pour lui des besoins ; qu’il n’ait jamais pu rester deux ou trois jours en place sans se contraindre et sans en souffrir ; que la solitude l’ennuyât ; qu’il ait eu sans cesse besoin de changer de place, ne se trouvant bien nulle part[2].

Ces fugues sont-elles pathologiques ?

Chez les uns, elles ne sont que l’indice de l’amour passionné du mouvement, de l’existence libre de toute entrave, de la volupté qu’ils éprouvent à vivre à l’état de nature. Ce sont des fervents de la marche, des amoureux du plein air, qui éprouvent du bonheur à aller à travers bois et montagnes, en compagnie des rêves et des chimères qui leur tiennent lieu de compagnons de route.

« Jamais, confesse Jean-Jacques[3], je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits tout seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière ; mon cœur, errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux. Si, pour les fixer, je m’amuse à les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le déclin de mes ans. Oh ! si l’on eût vu ceux de ma première jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés et que je n’ai jamais écrits !… Pourquoi, direz-vous, ne pas les écrire ? Et pourquoi les écrire ? vous répondrai-je ; pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avais joui ? Que m’importaient des lecteurs, un public et toute la terre, alors que je planais dans le ciel ? D’ailleurs, portais-je avec moi du papier, des plumes ? Si j’avais pensé à tout cela, rien ne me serait venu. Je ne prévoyais pas que j’aurais des idées ; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point ou elles viennent en foule, elles m’accablent de leur nombre et de leur force. Dix volumes par jour n’auraient pas suffi. Où prendre du temps pour les écrire ? En arrivant, je ne songeais qu’à bien dîner. En partant, je ne songeais qu’à bien marcher. Je sentais qu’un nouveau paradis m’attendait à la porte ; je ne songeais qu’à l’aller chercher. »

Jean-Jacques a longtemps été un de ces « Chemineaux », ni tristes, ni inquiets, n’ayant nul souci de l’avenir, « couchant à la belle étoile et dormant étendu par terre, sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses ».

Mais, à côté de ces fugues naturelles, sinon normales, on constate, chez lui, d’autres fugues, provoquées par des idées délirantes de persécution, présentant, « dans leur type et dans leur mode d’exécution, les caractères des raptus d’inquiétude… ; fugues tremblantes, apeurées, pleines d’effroi, rappelant la fugue panophobique du mélancolique anxieux aigu, celle du délirant onirique voulant échapper à ses terribles visions, ou celle de la foule humaine fuyant un affreux sinistre.

Ces crises d’apeurement anxieux s’observent chez les persécutés mélancoliques, « l’élément mélancolie ou de résignation l’emportant, dans le complexus psychopathique, sur l’élément délire de persécution » (Régis).

Le terme de psychopathie vient de venir sous notre plume : psychopathe, Rousseau le fut, sans conteste.

Parlant de sa nature nerveuse, impressionnable, ondoyante, il se peint admirablement quand il nous décrit son « caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, l’a jusqu’au bout mis en contradiction avec lui-même et a fait que l’abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse lui ont également échappé ». On retrouve là en germe, remarque très sensément le docteur Girardet, les inégalités, les oscillations, les contradictions de son caractère qui, plus tard, en s’accentuant, feront de lui le névrosé, le psychasthénique que l’on sait.

Ces fantaisies, ces caprices, qu’on pardonnerait à peine à une femme ayant des nerfs de petite maîtresse, et dont Jean-Jacques s’accuse sans ménagement, cette impatience de tout joug, cette libération de toute contrainte, ces bizarreries de caractère, quand elles se heurtent à la pratique de la vie, amènent une réaction inévitable.

Il ne faut pas s’attendre à trouver uniquement, chez l’auteur des Confessions, les grands stigmates mentaux de la névrose dans leur commune banalité : ces stigmates existent, mais ils sont noyés et comme perdus dans un ensemble de particularités qui, pour être moins habituelles, n’en appartiennent pas moins à l’état neurasthénique[4].

Ainsi, ce que l’on a nommé l’adynamie psychique, le pendant de l’adynamie musculaire, est aisé à relever chez Rousseau. Cet état de fatigue sous l’influence de la moindre contention d’esprit, qui succède à une période de très grande activité du cerveau, cet affaiblissement de la mémoire, cette impuissance de la volonté, qui succèdent à un effort considérable, J.-J. Rousseau nous les expose en « clinicien de lettres » consommé.

« Il faut, écrit-il[5], que je ne sois pas né pour l’étude, car une longue application me fatigue à tel point, qu’il m’est impossible de m’occuper une demi-heure de suite avec force du même sujet, surtout en suivant les idées d’autrui. Quand j’ai suivi durant quelques pages un auteur qu’il faut lire avec application, mon esprit l’abandonne et se perd dans les nuages. Si je m’obstine, je m’épuise inutilement : les éblouissements me prennent, je ne vois plus rien. »

Le manque de mémoire est une autre conséquence de l’adynamie psychique dont J.-J. Rousseau a offert les symptômes. Ce passage des Confessions ne laisse, à cet égard, aucun doute.

« … Je passai de là à la géométrie élémentaire, car je n’ai jamais été plus loin, m’obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire, à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer incessamment la même marche… Après cela venait le latin. Je me perdais dans ces foules de règles et, en apprenant la dernière, j’oubliais tout ce qui avait précédé. Une étude de mots n’est pas ce qu’il faut à un homme sans mémoire, et c’était précisément pour forcer ma mémoire à prendre de la capacité que je m’obstinais à cette étude… Je m’étais mis dans la tête de me donner par force de la mémoire ; je m’obstinais à vouloir apprendre par cœur. Pour cela, je portais toujours avec moi quelque livre, qu’avec une peine incroyable j’étudiais et repassais, tout en travaillant. Je ne sais pas comment l’opiniâtreté de ces vains et continuels efforts ne m’a pas enfin rendu stupide. Il faut que j’aie appris et réappris bien vingt fois les églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot… »

Cependant il reconnaît avoir une mémoire, relativement fidèle, des sensations qu’il a ressenties, des émotions qu’il a éprouvées. S’il a pu vingt fois apprendre et désapprendre les églogues de Virgile, il n’a jamais oublié les deux vers Malo me Galathea petit…, tableau pittoresque et peinture du cœur féminin. L’air d’un hymne entendu de son lit avant le jour, un dimanche de l’Avent, à Annecy, un petit motet chanté avec la Merceret, le morceau ravissant qui a enchanté son réveil à l’Opéra de Venise, ne sont jamais sortis de sa mémoire, parce que la sensibilité affective les y avait fixés[6]. Cette mémoire de la sensation est si forte, chez Rousseau, que, s’il a lu un livre en état de maladie, il ne peut le relire avec plaisir : « Une déplaisante mémoire locale lui rend, avec l’idée du livre, celle des maux ressentis en le lisant. » Aussi se garde-t-il, quand il souffre, de se livrer à la lecture d’un auteur qu’il aime, afin de ne pas avoir à le rejeter plus tard.

Cœur vif, esprit lent, pourrait-on le définir en quatre mots. « Je sentis avant que de penser, confesse-t-il ; c’est le sort commun de l’humanité ; je l’éprouvai plus qu’un autre[7]. » Et ailleurs :

« Deux choses presque inalliables s’unissent en moi, sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul quand je travaille[8]. »

Cette sensibilité excessive, il en a offert des manifestations multiples. L’auteur de La Nouvelle Héloïse aime à porter à ses lèvres « la coupe amère et douce de la sensibilité ». On ne sait pas quelle douceur c’est de s’attendrir sur ses propres maux et sur ceux des autres.

L’impressionnabilité affective est le fond de son tempérament et les preuves en abondent.

La première fois qu’il a revu Genève, il a failli se trouver mal en traversant les ponts ; jamais il n’est entré dans cette ville, que tremblant et presque défaillant.

À une représentation d’Alzire joué et mal joué à Grenoble, il fut ému jusqu’à perdre la respiration ; les palpitations qu’il éprouva furent si violentes, qu’il en fut vivement incommodé.

À Venise, il s’endort à l’Opéra ; quand il ouvre les yeux il entend un chant si divin qu’il lui semble être dans le Paradis.

Un jour, il voit un de ses amis s’approcher d’un précipice ; il se jette à ses genoux, le suppliant en grâce de ne pas récidiver parce qu’il lui avait donné une émotion telle, qu’il appréhendait d’en ressentir une pareille.

Il ne pouvait entendre seulement prononcer le nom de quelqu’un qui lui était antipathique, sans un mouvement convulsif[9].

La vue des derniers abois d’un cerf et ses « larmes attendrissantes » lui serraient le cœur. Il se serait gardé d’offenser une fourmi (sic) ou de faire le moindre mal à une mouche. Il jouissait du plaisir qu’ont les animaux à échapper aux embûches que l’homme leur tend, dans sa cruauté jamais assouvie.

Cette sensibilité est-elle toujours la source de la pitié ? Robespierre, l’élève de Jean-Jacques, et Marat[10], son admirateur, répondront pour nous. Toutefois, Rousseau est plus compatissant à autrui ; la haine et l’esprit de vengeance lui sont restés étrangers[11]. Il est possédé d’un tel besoin d’aimer que l’union la plus étroite des corps ne suffit pas toujours à son appétit d’amour. Quand la passion le mène, il n’a aucune retenue, ni dans le langage, ni dans l’acte.

En 1740, il s’éprend, à Lyon, de Mlle Serre, à laquelle il s’engage à faire connaître « la véritable félicité ». Il serait capable de fureur érotique, si la faculté qu’il possède à un degré si éminent de jouir par l’imagination, ne le préservait des voluptés brutales, ne lui en inspirait l’aversion et le dégoût.

L’imagination ! Elle lui a joué les plus mauvais tours, si elle lui a procuré, d’un autre côté, les plus parfaites jouissances.

À l’entendre, il est doué d’une imagination qu’il est « impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même » de passer en richesse. Elle l’identifie aux personnages de ses lectures, et lui fait partager le bonheur ou le malheur des héros de fiction dont il lit les exploits. Il peuple les bosquets de l’Ermitage des créatures idéales de l’Héloïse ; il n’a pas seulement composé le roman, il l’a vécu, au moins par l’imagination.

Aux Scuole de Venise, il a entendu s’élever, de tribunes grillées, les voix fraîches, angéliques de jeunes filles qui doivent être non moins belles que les anges ; en réalité, ce sont d’affreux laiderons : l’une est borgne, l’autre est marquée de la petite vérole. Le premier instant de désillusion passé, il plaît à Rousseau de les transfigurer, et, sous le charme de la mélodie, il s’obstine à les trouver ravissantes. La fée Imagination ne transforma-t-elle pas une vulgaire servante d’auberge en Dulcinée du Toboso ?

Selon l’heureuse expression d’un psychologue très averti[12], « l’imagination a ses sains et ses malades, ses heureux et ses malheureux ». Si les moments de la plus vive félicité de Rousseau ont été l’œuvre de ses rêveries, il a dû ses tourments les plus sensibles à l’idée-fantôme qui, par moments, fait de ce pauvre grand homme le bourreau de lui-même.

Lascif, il a joui par-dessus tout de l’amour des sylphides ; sa vraie et unique maîtresse a été Julie. C’est en songeant à lui-même que Jean-Jacques écrit : « Le pouvoir immédiat des sens est borné : c’est par l’entremise de l’imagination qu’ils font leurs plus grands ravages. »

On pense aussitôt à son aventure avec madame d’Houdetot, où son imagination, plus ardente que ses sens, l’a complètement inhibé.

Dans d’autres circonstances, au contraire, et selon l’humeur du moment, toute timidité disparaît chez Rousseau, qui se laisse aller à la fougue de son tempérament. Cette humeur incertaine variable, Rousseau la note comme une des singularités de son caractère.

« Cette singularité, dit-il, a eu tant d’influence sur ma conduite, qu’il importe de l’expliquer : j’ai des passions très ardentes, et, tandis qu’elles m’agitent, rien n’égale mon impatience : je ne connais plus ni ménagement, ni respect, ni bienséance ; je suis cynique, effronté, violent, intrépide : il n’y a ni honte qui m’arrête, ni danger qui m’effraie ; hors le seul objet qui m’occupe, l’univers n’est plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu’un moment et le moment d’après me rejette dans l’anéantissement.

« Prenez-moi dans le calme, je suis l’indolence et la timidité mêmes ; tout m’effarouche, tout me rebute : une mouche, en volant, me fait peur ; un mot à dire, un geste à faire, épouvantent ma paresse ; la crainte et la honte me subjuguent à tel point que je voudrais m’éclipser aux yeux de tous les mortels. S’il faut agir, je ne sais que faire ; s’il faut parler, je ne sais que dire ; si l’on me regarde, je suis tout décontenancé.

« Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire ; mais dans les entretiens ordinaires, je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables, par cela seul que je suis obligé de parler[13]. »

On ne saurait mieux peindre les intermittences et les angoisses de la timidité. Avec madame d’Houdetot, Jean-Jacques est resté « en panne » ; avec madame de Warens, il s’était montré, au contraire, singulièrement éloquent ! Il ne cherche pas à l’expliquer, il le constate, simplement.

« Comment, écrit Rousseau, relatant sa première entrevue, avec madame de Warens, comment, en approchant pour la première fois d’une femme aimable, polie, éblouissante, d’une dame d’un état très supérieur au mien, dont je n’avais jamais abordé la pareille… comment me trouvai-je à l’instant aussi libre, aussi à l’aise que si j’avais été parfaitement sûr de plaire ? Comment n’eus-je pas un moment d’embarras, de timidité, de gêne ? Naturellement honteux, décontenancé, n’ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier que j’avais dix ans après, lorsque la plus grande intimité l’eut rendu naturel[14] ? »

C’est sans doute que, comme tous les timides, Rousseau a eu ses bonnes fortunes, et ce sont celles qu’il se plaît le plus à raconter.

Le timide passe par des alternatives de crainte et d’audace et, comme il est extrême en tout, ou il paie d’effronterie, ou il meurt de honte[15].

Tous les timides ont de ces métamorphoses, de ces changements à vue. Rousseau est, tour à tour, grognon et enjoué, stupide et brillant ; tantôt réservé, tantôt indiscret ; contraint ou osé ; expansif et cordial, ou, au contraire, soupçonneux et farouche.

Dans la société, dans les salons, le timide se montre gauche, « empêtré », non point qu’il n’ait autant d’esprit que beaucoup d’autres, mais c’est « l’esprit de l’escalier » : quand on le rattrape, il est déjà trop tard. Rousseau a eu cet esprit au plus haut degré, il en convient en maints passages de son œuvre.

« J’ai, dit-il, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup… Il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que j’ai cependant le tact assez sûr ; de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende… Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je l’ai même seul et quand je travaille ; mes idées s’arrangent dans ma tête avec une incroyable difficulté ; elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot : il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, le chaos se débrouille et chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement et après une longue et confuse agitation[16]. »

Le timide à la manière de Rousseau manque d’usage ; il aimerait la société comme un autre, s’il n’était sûr de s’y montrer non seulement à son désavantage, mais tout différent de ce qu’il est. Il appréhende de parler en public, parce qu’il a peur de balbutier ou de rester court au milieu de sa harangue. Il a cette phobie verbale qu’a bien décrite le docteur Chervin et dont tant de neurasthéniques sont atteints.

Toutes les fois qu’il a dû parler, même devant un nombre restreint de personnes, Rousseau a été repris de cette invincible timidité qui, paraît-il, fait partie intégrante du caractère genevois. Un lettré de distinction, qui l’a étudié à ce point de vue spécial[17], en a relevé maints traits, dont nous ne retiendrons que les essentiels. À la seule exception de l’allocution prononcée devant le Sénat de Berne pour son patron, l’archimandrite, Rousseau n’a jamais pu mener à bonne fin un discours commencé.

Il se trouble devant la commission du Consistoire de Genève, l’interrogeant sur sa foi protestante[18] ; il ne sait que répondre aux bourgeois d’Yverdun, venant le remercier des livres qu’il avait offerts pour leur bibliothèque.

Dans le monde, il montre une gaucherie qu’explique sa timidité. Ne trouvant pas un mot agréable à dire à la petite-fille de la maréchale de Luxembourg, une fillette de onze ans, il l’embrasse sur le front ; le lendemain, la grand’mère ayant fait allusion à ce geste très paternel, il se trouble, rougit[19], comme si on lui reprochait quelque chose de malpropre.

Les timides ne peuvent croire à l’indifférence de ceux qui les entourent ; ils les voient épiant leurs actes, devinant leurs pensées. Rousseau a dépeint, avec sa merveilleuse faculté d’observation, cet état d’âme qui était le sien.

« Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le dessein d’acheter quelques friandises. J’approche de la boutique d’un pâtissier, j’aperçois des femmes au comptoir ; je crois les voir déjà rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitière ; je lorgne du coin de l’œil de belles poires ; leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens sont là tout près qui me regardent ; un homme qui me connaît est devant la boutique ; je vois de loin venir une fille, n’est-ce pas la servante de la maison ?… Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance ; partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle ; mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire et n’ayant rien osé acheter[20]. »

Le premier soin du timide est de cacher aux autres son embarras. La timidité peut se trahir, mais elle ne s’avoue point ; la simulation fait partie de sa nature, non toutefois la simulation réfléchie, calculée, mais le mensonge instinctif et de premier mouvement[21]. « Je n’ai jamais menti que par timidité », déclare Rousseau.

Parfois ces mensonges sont sans conséquences bien graves. Le mensonge est involontaire, il n’est pas prémédité, cherché. Quand on parle avant de penser, il vous vient sur les lèvres des sottises que la raison désapprouve et que le cœur désavoue, à mesure qu’elles s’échappent de la bouche, mais qui, précédant le jugement, ne peuvent plus être réformées par sa censure. Jean-Jacques a bien mis ce point en évidence.

« C’est encore, dit-il, par cette première irrésistible impulsion de mon tempérament que, dans des moments imprévus et rapides, la honte et la timidité m’arrachent souvent des mensonges, auxquels ma volonté n’a point de part, mais qui la précèdent en quelque sorte, par la nécessité de répondre à l’instant[22]. »

Le mensonge du timide serait donc provoqué par son embarras, ce qui en atténuerait la gravité ; mais, après l’avoir débité par étourderie, le timide continue à le soutenir de sang-froid. Rousseau explique, de la sorte, et s’essaie à justifier les mensonges les plus abominables qu’il ait commis : telle, l’accusation calomnieuse, la fausse accusation de vol portée contre la servante Marion, qu’il convainquit presque de lui avoir donné un ruban qu’il savait avoir dérobé lui-même.

Ce « grand crime », dont le remords troubla la conscience de Rousseau jusqu’à un âge avancé, peut-être jusqu’à la mort, n’aurait été, à l’en croire, que le fruit de sa honte[23]. Il n’avait aucunement l’intention de nuire à la pauvre fille ; il avait même un désir ardent de la disculper ; mais sa timidité fut plus forte que sa volonté.

Devons-nous tenir pour bonne cette justification ? Faut-il, pour expliquer les mensonges de Jean-Jacques, invoquer l’automatisme de l’instinct, ou leur chercher une cause pathologique ? Pour certains, notamment pour M. Espinas, professeur à la Sorbonne, dont nous résumons ci-après l’argumentation[24], il faudrait voir, dans ces mensonges réitérés, une instabilité mentale d’origine essentiellement morbide.

« … Il y a des cas, dit le professeur Espinas, où l’altération de la vérité prend un caractère spécial et ne se prête plus aux appellations ordinaires. Ce sont les cas semi-pathologiques qui sont fréquents dans la névrose protéiforme par excellence, à savoir l’hystérie. Invoquer l’hystérie ou quelque autre névrose voisine pour expliquer les mensonges de Jean-Jacques, ce n’est pas lancer à sa mémoire une injure gratuite, c’est, au contraire, chercher dans sa constitution physique et psychique la seule cause d’atténuation que comporte sa singulière absence de scrupules. »

On a voulu mettre également sur le compte de l’hystérie ces envies irrésistibles de marcher, ce besoin de déplacement, qui sont plutôt, à proprement parler, de la manie ambulatoire, de la dromomanie, pour emprunter le terme très bien construit de Régis.

Hystérie, ces embrasements de passion pour des riens, pour les choses les plus puériles ; ces « ardentes fantaisies », qui le précipitent dans l’étude de la musique, des échecs, de la chimie, de l’astronomie, qu’il rejette après y avoir à peine touché. Hystérie, les larmes que Jean-Jacques a versées parfois ; cette faculté d’autosuggestion et de réalisation des images, « qui est un des traits les mieux marqués du caractère hystérique » ; il faut convenir, néanmoins, qu’à l’hystérie se mêle de la neurasthénie et qu’à ces phénomènes hystéro-neurasthéniques a succédé une série d’autres phénomènes, se rattachant plutôt à l’hypocondrie, et qui conduiront peu à peu le patient au délire des persécutions.

La vésanie de Rousseau a eu, croyons-nous, un tout autre point de départ. Des caractères comme celui de Jean-Jacques ne sauraient se contenter d’une demi-sympathie : il la leur faut entière, sans mélange. Ils revêtent d’une forme idéale les aspirations de leur cœur, aussi la moindre déception est-elle pour eux un désenchantement définitif.

Est-ce de l’orgueil ? Peut-être ; en tout cas, c’est un besoin impérieux, qui n’admet pas de satisfaction incomplète. Autant on a été confiant, autant on devient soupçonneux et défiant, si on a été trompé. Le naturel ombrageux qui s’observe chez Rousseau, à toutes les périodes de sa vie, n’a fait que s’accentuer avec le temps. Jean-Jacques qui, dans sa jeunesse, ouvrait son cœur à tant de camaraderies suspectes, devenu vieux, le fermera aux amitiés dévouées, ira jusqu’à outrager ses bienfaiteurs.

Un simple regard surpris dans les yeux d’un ennemi imaginaire, lui révèle toute une suite de machinations et de complots. Il se fait en son esprit un revirement subit : c’est le début de la période d’état de sa psychose, ou, pour parler plus précisément, de sa manie des persécutions[25].

Ce que nous nous sommes attaché, avant tout, à établir, dans ce travail exclusivement voué à l’étude de la névrose de Rousseau, en laissant de côté ses autres manifestations pathologiques, c’est que sa constitution, nettement psychopathique, fut un terrain éminemment propice à l’éclosion du délire que de nombreuses causes occasionnelles favorisèrent. Si ce délire n’éclata qu’après la quarantaine, on peut dire qu’il existait en germe depuis l’enfance.

Ses troubles psychasthéniques, ses tendances hypocondriaques, sa timidité excessive, ses scrupules poussés jusqu’à la minutie, sa sensibilité hyperesthésiée, son émotivité morbide l’annonçaient, en rendaient l’échéance fatale.



Notes :
  1. Chron. méd., 1er mars 1910.
  2. V. ses Confessions, sa Correspondance, ses Rêveries, passim.
  3. Confessions, liv. I.
  4. La Neurasthénie de J.-J. Rousseau, par le docteur E. Régis. Bordeaux, 1900.
  5. Confessions, liv. VI.
  6. L. Brédif, Du caractère intellectuel et moral de J.-J. Rousseau, étudié dans sa vie et ses écrits. Paris, 1906.
  7. Confessions, liv. I.
  8. Confessions, liv. III.
  9. « Dans mon enfance, relevons-nous dans une lettre de J.-J. Rousseau à M. de Belloy, du 12 mars 1770, une figure cachée sous un drap blanc me donnait des convulsions : sur ce point comme sur beaucoup d’autres, je resterai enfant jusqu’à la mort. »
  10. La femme du député girondin Ducos écrivait à son mari, en 1791 : « Parle-moi de M. Marat, puisque tu l’aimes et qu’il a un cœur sensible. » On connaît l’exclamation de Collot d’Herbois, un des plus farouches conventionnels : « Et nous aussi, nous sommes sensibles !… Les Jacobins ont toutes les vertus ; mais toutes ces vertus, ils les réservent pour les patriotes qui sont leurs frères – et les aristocrates ne le seront jamais. » Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire, t. I, 354 ; Taine, La Révolution, t. II, 31.
  11. Jamais, en douze ans, Corancez ne l’a entendu dire du mal de personne, ni proférer aucun mot méchant contre ses ennemis.
  12. M. Brédif, dont le chapitre sur l’imagination, chez Rousseau, est un modèle de pénétration psychologique.
  13. Confessions, part. I, liv. I.
  14. Confessions, loc. cit.
  15. L. Dugas, La Timidité. Paris, 1898.
  16. Confessions, part. I, liv. III.
  17. G. Vallette, op. cit.
  18. À son arrivée à Genève, en juin 1754, Jean-Jacques résolut de rentrer dans la religion de ses pères ; il fut admis à la communion, mais on lui fit entendre qu’il devait parler devant le Consistoire. « Cette attente, écrit-il, m’effraya si fort, qu’ayant étudié, jour et nuit, pendant trois semaines, un petit discours que j’avais préparé, je me troublai lorsqu’il fallut le réciter, au point de n’en pouvoir pas dire un seul mot : et je fis, dans cette conférence, le rôle du plus jeune écolier. Les commissaires parlaient pour moi ; je répondais bêtement oui et non. » Confessions, liv. VIII.
  19. J.-J. Rousseau avait cette obsession de rougir, que les docteurs Pitres et Régis ont décrite sous le nom d’éreutophobie.
  20. Confessions, part. I, liv. I.
  21. Dugas, loc. cit.
  22. Les Rêveries du promeneur solitaire, 4e promenade.
  23. « À ne considérer que la disposition où j’étais en le faisant, ce mensonge ne fut que le fruit de la mauvaise honte… C’est un délire que je ne puis expliquer qu’en disant, comme je crois le sentir, qu’en cet instant, mon naturel timide subjugua tous les vœux de mon cœur. »
  24. Cf. Revue internationale de l’enseignement, 15 février 1896.
  25. D’après les travaux les plus récents, J.-J. Rousseau doit être considéré comme un « interprétateur » ; il peut être cité comme exemple de la variété résignée (P. Sérieux et Capgras) ; pour Régis, Rousseau serait un persécuté mélancolique. Les deux diagnostics ne diffèrent guère, en réalité, que par l’étiquette.