Michel Lévy (p. 8-16).


CHAPITRE II


ÉDUCATION DE JÉSUS


Cette nature à la fois riante et grandiose fut toute l’éducation de Jésus. Il apprit à lire et à écrire, sans doute selon la méthode de l’Orient, consistant à mettre entre les mains de l’enfant un livre qu’il répète en cadence avec ses petits camarades, jusqu’à ce qu’il le sache par cœur. Le maître d’école dans les petites villes juives était le hazzan ou lecteur des synagogues. Jésus fréquenta peu les écoles plus relevées des scribes (Nazareth n’en avait peut-être pas), et il n’eut aucun de ces titres qui donnent aux yeux du vulgaire les droits du savoir. Ce serait une grande erreur cependant de s’imaginer que Jésus fut ce que nous appelons un ignorant. L’éducation scolaire trace chez nous une distinction profonde, sous le rapport de la valeur personnelle, entre ceux qui l’ont reçue et ceux qui en sont dépourvus. Il n’en était pas de même en Orient, ni en général dans la bonne antiquité. L’état de grossièreté où reste, chez nous, par suite de notre vie isolée et tout individuelle, celui qui n’a pas été aux écoles est inconnu dans ces sociétés, où la culture morale, et surtout l’esprit général du temps se transmettent par le contact perpétuel des hommes. L’Arabe, qui n’a eu aucun maître, est souvent néanmoins très-distingué ; car la tente est une sorte d’académie toujours ouverte, où, de la rencontre des gens bien élevés, naît un grand mouvement intellectuel et même littéraire. La délicatesse des manières et la finesse de l’esprit n’ont rien de commun en Orient avec ce que nous appelons éducation. Ce sont les hommes d’école au contraire qui passent pour pédants et mal élevés. Dans cet état social, l’ignorance, qui chez nous condamne l’homme à un rang inférieur, est la condition des grandes choses et de la grande originalité.

Il n’est pas probable qu’il ait su le grec. Cette langue était peu répandue en Judée hors des classes qui participaient au gouvernement et des villes habitées par les païens, comme Césarée. L’idiome propre de Jésus était le dialecte syriaque mêlé d’hébreu qu’on parlait alors en Palestine. A plus forte raison n’eut-il aucune connaissance de la culture grecque. Cette culture était proscrite par les docteurs palestiniens, qui enveloppaient dans une même malédiction « celui qui élève des porcs et celui qui apprend à son fils la science grecque. » En tout cas, elle n’avait pas pénétré dans les petites villes comme Nazareth. Même à Jérusalem, le grec était très-peu étudié ; les études grecques étaient considérées comme dangereuses et même serviles ; on les déclarait bonnes tout au plus pour les femmes en guise de parure. L’étude seule de la Loi passait pour libérale et digne d’un homme sérieux. Interrogé sur le moment où il convenait d’enseigner aux enfants « la sagesse grecque, » un savant rabbin avait répondu : « A l’heure qui n’est ni le jour ni la nuit, puisqu’il est écrit de la Loi : « Tu l’étudieras jour et nuit. »

Ni directement ni indirectement, aucun élément de doctrine profane ne parvint donc jusqu’à Jésus. Il ne connut rien hors du judaïsme ; son esprit conserva cette franche naïveté qu’affaiblit toujours une culture étendue et variée. Dans le sein même du judaïsme, il resta étranger à beaucoup d’efforts souvent parallèles aux siens. D’une part, la vie dévote des esséniens ou thérapeutes, de l’autre, les beaux essais de philosophie religieuse tentés par l’école juive d’Alexandrie, et dont Philon, son contemporain, était l’ingénieux interprète, lui furent inconnus. Les fréquentes ressemblances qu’on trouve entre lui et Philon, ces excellentes maximes d’amour de Dieu, de charité, de repos en Dieu, qui font comme un écho entre l’Évangile et les écrits de l’illustre penseur alexandrin, viennent des communes tendances que les besoins du temps inspiraient à tous les esprits élevés.

Heureusement pour lui, il ne connut pas davantage la scolastique bizarre qui s’enseignait à Jérusalem et qui devait bientôt constituer le Talmud. Si quelques pharisiens l’avaient déjà apportée en Galilée, il ne les fréquenta pas, et, quand il toucha plus tard cette casuistique niaise, elle ne lui inspira que le dégoût. On peut supposer cependant que les principes de Hillel ne lui furent pas inconnus. Hillel, cinquante ans avant lui, avait prononcé des aphorismes qui avaient avec les siens beaucoup d’analogie. Par sa pauvreté humblement supportée, par la douceur de son caractère, par l’opposition qu’il faisait aux hypocrites et aux prêtres, Hillel fut le vrai maître de Jésus, s’il est permis de parler de maître, quand il s’agit d’une si haute originalité.

La lecture des livres de l’Ancien Testament fit sur lui beaucoup plus d’impression. Le canon des livres saints se composait de deux parties principales, la Loi, c’est-à-dire le Pentateuque, et les Prophètes, tels que nous les possédons aujourd’hui. Une vaste méthode d’interprétation allégorique s’appliquait à tous ces livres et cherchait à en tirer ce qui répondait aux aspirations du temps. Mais la vraie poésie de la Bible, qui échappait aux docteurs de Jérusalem, se révélait pleinement au beau génie de Jésus. La Loi ne paraît pas avoir eu pour lui beaucoup de charme ; il crut pouvoir mieux faire. Mais la poésie religieuse des psaumes se trouva dans un merveilleux accord avec son âme lyrique ; ils restèrent toute sa vie son aliment et son soutien. Les prophètes, Isaïe, en particulier, et son continuateur du temps de la captivité, avec leurs brillants rêves d’avenir, leur impétueuse éloquence, leurs invectives entremêlées de tableaux enchanteurs, furent ses véritables maîtres. Il lut aussi sans doute plusieurs des ouvrages apocryphes, c’est-à-dire de ces écrits assez modernes, dont les auteurs, pour se donner une autorité qu’on n’accordait plus qu’aux écrits très-anciens, se couvraient du nom de prophètes et de patriarches. Un de ces livres surtout le frappa : c’est le livre de Daniel. Ce livre, composé par un Juif exalté du temps d’Antiochus Épiphane, et mis par lui sous le couvert d’un ancien sage, était le résumé de l’esprit des derniers temps. Son auteur, vrai créateur de la philosophie de l’histoire, avait pour la première fois osé ne voir dans le mouvement du monde et la succession des empires qu’une série de faits subordonnée aux destinées du peuple juif. Jésus fut pénétré de bonne heure de ces hautes espérances. Peut-être lut-il aussi les livres d’Hénoch, alors révérés à l’égal des livres saints, et les autres écrits du même genre, qui entretenaient un si grand mouvement dans l’imagination populaire. L’avénement du Messie avec ses gloires et ses terreurs, les nations s’écroulant les unes sur les autres, le cataclysme du ciel et de la terre furent l’aliment familier de son imagination, et, comme ces révolutions étaient censées prochaines, qu’une foule de personnes cherchaient à en supputer les temps, l’ordre surnaturel où nous transportent de telles visions lui parut tout d’abord parfaitement naturel et simple.

Qu’il n’eût aucune connaissance de l’état général du monde, c’est ce qui résulte de chaque trait de ses discours les plus authentiques. La terre lui parait encore divisée en royaumes qui se font la guerre ; il semble ignorer la « paix romaine, » et l’état nouveau de société qu’inaugurait son siècle. Il n’eut aucune idée précise de la puissance romaine ; le nom de « César » seul parvint jusqu’à lui. Il vit bâtir, en Galilée ou aux environs, Tibériade, Juliade, Diocésarée, Césarée, ouvrages pompeux des Hérodes, qui cherchaient, par ces constructions magnifiques, à prouver leur admiration pour la civilisation romaine et leur dévouement envers les membres de la famille d’Auguste, dont les noms, par un caprice du sort, servent aujourd’hui, bizarrement altérés, à désigner de misérables hameaux de Bédouins. Il vit aussi probablement Sébaste, œuvre d’Hérode le Grand, ville de parade, dont les ruines feraient croire qu’elle a été apportée là toute faite, comme une machine qu’il n’y avait plus qu’à monter sur place. Cette architecture d’ostentation, arrivée en Judée par chargements, ces centaines de colonnes, toutes du même diamètre, ornement de quelque insipide « rue de Rivoli, » voilà ce qu’il appelait « les royaumes du monde et toute leur gloire. » Mais ce luxe de commande, cet art administratif et officiel lui déplaisaient. Ce qu’il aimait, c’étaient ses villages galiléens, mélange confus de cabanes, d’aires et de pressoirs taillés dans le roc, de puits, de tombeaux, de figuiers, d’oliviers. Il resta toujours près de la nature. La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits. Les charmantes impossibilités dont fourmillent ses paraboles, quand il met en scène les rois et les puissants, prouvent qu’il ne conçut jamais la société aristocratique que comme un jeune villageois qui voit le monde à travers le prisme de sa naïveté.

Encore moins connut-il l’idée nouvelle, créée par la science grecque, base de toute philosophie et que la science moderne a hautement confirmée, l’exclusion des forces surnaturelles auxquelles la naïve croyance des vieux âges attribuait le gouvernement de l’univers. Jésus ne différait en rien sur ce point de ses compatriotes. Le merveilleux n’était pas pour lui l’exceptionnel ; c’était l’état normal. La notion du surnaturel avec ses impossibilités, n’apparaît que le jour où naît la science expérimentale de la nature. L’homme étranger à toute idée de physique, qui croit qu’en priant il change la marche des nuages, arrête la maladie et la mort même, ne trouve dans le miracle rien d’extraordinaire, puisque le cours entier des choses est pour lui le résultat de volontés libres de la Divinité. Cet état intellectuel fut toujours celui de Jésus. Mais, dans sa grande âme, une telle croyance produisait des effets tout opposés à ceux où arrivait le vulgaire. Chez le vulgaire, la foi à l’action particulière de Dieu amenait une crédulité niaise et des duperies de charlatans. Chez lui, elle tenait à une notion profonde des rapports familiers de l’homme avec Dieu et à une croyance exagérée dans le pouvoir de l’homme ; belles erreurs qui furent le principe de sa force ; car, si elles devaient un jour le mettre en défaut aux yeux du physicien et du chimiste, elles lui donnaient sur son temps une force dont aucun individu n’a disposé avant lui ni depuis.

De bonne heure, son caractère à part se révéla. La légende se plaît à le montrer dès son enfance en révolte contre l’autorité paternelle et sortant des voies communes pour suivre sa vocation. Il est sûr, au moins, que les relations de parenté furent peu de chose pour lui. Sa famille ne paraît pas l’avoir aimé, et, par moments, il semble dur pour elle. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d’une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang. Le lien de l’idée est le seul que ces sortes de natures reconnaissent. « Voilà ma mère et mes frères, disait-il en étendant la main vers ses disciples ; celui qui fait la volonté de mon Père, voilà mon frère et ma sœur. » Les simples gens ne l’entendaient pas ainsi, et, un jour, une femme, passant près de lui, s’écria, dit-on : « Heureux le ventre qui t’a porté et les seins que tu as sucés ! — Heureux plutôt, répondit-il, celui qui écoute la parole de Dieu et qui la suit ! »