E. Leroux et Otto Schulze (p. 80-89).

CHAPITRE VI.

LA PROPHÉTIE MESSIANIQUE D’APRÈS MAHOMET ET
D’APRÈS LES MUSULMANS.

En étudiant, au point de vue du Coran, les rapports de Mahomet avec les prophètes qui l’avaient précédé, notamment avec Jésus, nous avons laissé de côté un sujet spécial, qui va être traité dans ce chapitre, et que nous appellerons « la prophétie messianique d’après les Musulmans ». Si nous n’abordions pas cette question, s’il n’y avait pas lieu de l’aborder, ce serait une grave et évidente lacune dans le système de cette religion. Du moment que le Prophète admettait une succession, une corrélation, une chaîne traditionnelle, reliant l’un à l’autre les différents révélateurs de la Parole céleste, il serait bien singulier que la Loi et l’Évangile, documents des deux principales révélations antérieures, n’eussent rien annoncé de la troisième grande révélation à venir, et de celui qui devait l’apporter à l’Arabie et au monde. Mahomet a bien senti la nécessité qui s’imposait à lui, mais il a été embarrassé par son ignorance des textes du Nouveau et de l’Ancien Testament. Comment pouvait-il s’appuyer sur des prédictions qu’il ne connaissait pas ? Il le fit pourtant, et avec d’autant plus d’assurance qu’il en avait une idée plus vague. C’est à la Mecque, dans la première partie de son ministère, alors qu’il voulait rallier les Juifs et les Chrétiens sans fonder une religion précisément nouvelle, qu’il plaça les paroles suivantes dans la bouche divine : « Je destine ma miséricorde […] à ceux qui suivent l’envoyé, le prophète illettré qu’ils trouveront signalé dans leurs livres, dans le Pentateuque et dans l’Évangile »[1].

Une fois à Médine, Mahomet plus puissant, mais plus combattu et mieux informé, sentit la difficulté de soutenir ce système si intrépidement énoncé. D’une part il essaya de préciser ses prétentions, d’autre part il sembla les abandonner pour se jeter dans une voie tout opposée. D’une part, en effet, il redoubla d’audace comme pour sommer ou défier les chrétiens par cette prétendue citation : « Jésus, fils de Marie, disait : Ô enfants d’Israël ! je suis l’apôtre de Dieu envoyé vers vous, pour confirmer le Pentateuque qui vous a été donné avant moi, et pour vous annoncer la venue d’un apôtre après moi, dont le nom sera Ahmed »[2]. Ahmed, c’est-à-dire le glorieux, à peu près synonyme de Mohammed c’est-à-dire le glorifié : il est fort possible que nous entendions ici un écho mal répété et mal compris de l’annonce du consolateur par notre Seigneur dans le chapitre XVI de Saint-Jean ; mais nous ne croyons pas pouvoir attribuer au Prophète en personne, qui ne savait pas le grec, le bizarre système de la théologie musulmane sur le nom du Paraclet, système que nous développerons un peu plus bas.

D’autre part, et surtout, Mahomet voyant bien que le Pentateuque et l’Évangile n’avaient pas nettement l’apparence de s’être occupés de lui, changea de front de bataille, et se mit à accuser les Juifs, et même les Chrétiens, d’avoir supprimé de leurs livres sacrés les passages destinés à annoncer sa venue : « Un certain nombre d’entre eux obéissaient à la parole de Dieu, mais par la suite ils l’altérèrent après l’avoir comprise, et ils le savaient bien. S’ils rencontrent les fidèles, ils disent : Nous croyons ; mais, aussitôt qu’ils se voient seuls entre eux, ils disent : « Raconterez-vous aux Musulmans ce que Dieu vous a révélé, afin qu’ils s’en fassent un argument contre vous ? » Ignorent-ils donc que le Très-Haut sait ce qu’ils cachent comme ce qu’ils produisent au grand jour ? […] Malheur à ceux qui, écrivant le livre de leurs mains corruptrices, disent : « Voilà ce qui vient de Dieu » pour en retirer un bénéfice infime ! Malheur à eux, à cause de ce que leurs mains ont écrit, et à cause du gain qu’ils en retirent ! » et ailleurs : « Ne revêtez pas la vérité de la robe du mensonge ; ne cachez point la vérité quand vous la connaissez »[3]. Ainsi, tout à l’opposé de certaines écoles modernes qui voient partout des interpolations, le prophète arabe, devenu dans cette circonstance comme dans beaucoup d’autres un audacieux imposteur, voyait partout des suppressions pratiquées à son détriment dans le texte des Écritures.

C’était du reste implicitement reconnaître que les livres sacrés, juifs et chrétiens, dans leur teneur actuelle, ne renfermaient pas grand chose sur quoi sa doctrine et sa mission pussent s’appuyer. Mais après lui[4], qu’arriva-t-il ? La doctrine nouvelle s’étant répandue avec une rapidité prodigieuse, la théologie musulmane se développa, et dans la fierté de son succès n’admit pas que la Bible ne contînt pas une large prophétie messianique annonçant le révélateur du Coran. D’ailleurs ces théologiens, qui vivaient dans des pays chrétiens hier encore, et où la science chrétienne comptait encore de nombreux représentants, connaissaient l’Ancien et le Nouveau Testament beaucoup mieux que le fondateur de leur religion n’avait pu les connaître. Ils étudièrent donc les Livres Saints avec attention, et y découvrirent ce qu’ils y cherchaient. Sans doute leur respect pour l’infaillible Coran les obligeait à soupçonner avec lui les Juifs et les chrétiens d’avoir retranché bien d’autres passages ; mais ceux qui restaient leur suffisaient pour construire tout un système d’interprétation messianique. Les plus célèbres des passages qu’ils ont invoqués dans ce sens ont été réunis par M. Garcin de Tassy[5], mais pour une étude complète, il faut avoir la patience de consulter l’immense et indigeste mais savant travail de Marracci[6], et ses réfutations de l’exégèse de Ahmed fils d’Abdulhalim. L’exposé qui va suivre permettra de reconnaître dans les subtils et pourtant grossiers théoriciens de l’Islam les émules des Byzantins. Les passages même de l’Ancien Testament rentrent dans le cadre de notre étude, car plusieurs d’entre eux sont dérobés à la gloire de Jésus-Christ pour enrichir celle du prophète pillard, et d’ailleurs l’idée même d’une prophétie messianique est un emprunt évident à la théologie chrétienne.

Prenons d’abord les livres de Moïse. La Genèse ne prédit que d’une manière générale la grandeur de l’Arabie lorsque Dieu dit à Abraham : « Je t’ai aussi exaucé touchant Ismaël : je le bénirai et je lui donnerai une postérité très-grande et très-nombreuse »[7]. Mais le Deutéronome est plus précis lorsque le Seigneur dit à Moïse : « Je leur susciterai un prophète du sein de leurs frères, semblable à toi, et je mettrai mes paroles en sa bouche, et il leur dira tout ce dont je le chargerai »[8]. On peut se demander ce que Mahomet et les Arabes peuvent trouver dans ce passage, invoqué de tout temps par l’Église chrétienne comme une annonce de Jésus-Christ. Voici : Ismaël ayant été le frère d’Isaac, les Arabes, sa postérité, étaient les frères du peuple d’Israël, et c’est bien de leur grand prophète qu’il est question. Ce verset du Deutéronome a l’avantage de concorder avec un verset du Coran, dans lequel Abraham et Ismaël disent à Dieu : « Suscite au milieu d’eux un envoyé pris parmi eux, afin qu’il leur lise le récit de tes miracles, leur enseigne le Livre et la sagesse, et qu’il les rende purs »[9]. Il est fort peu probable que Mahomet ait établi un rapprochement conscient, par ces paroles, entre son Livre et le Pentateuque : il avait en dehors de cela un intérêt bien suffisant à se recommander d’Abraham et d’Ismaël, ce qui était depuis longtemps une de ses grandes préoccupations. Il est plus probable que nous avons affaire à un rapprochement tardif et scolastique.

Le Deutéronome fournit encore une prophétie qui se retrouve dans Habacuc. Moïse, bénissant avant sa mort les enfants d’Israël, leur dit : « L’Éternel venait de Sinaï, et pour eux Il se leva de Séhir, Il resplendit du mont de Paran »[10]. Pour les Musulmans, ces trois noms de lieu représentent symboliquement les trois révélations successives, la Loi, l’Évangile, le Coran : c’est en effet du nom de Paran que l’on appelle les montagnes voisines de La Mecque.

Parmi les autres livres de l’Ancien Testament, le plus important est celui d’Ésaïe. Mais c’est ici que nous sentirons dans toute sa force la différence d’esprit qui sépare non seulement les deux prophéties messianiques, la chrétienne et la musulmane, mais les deux religions. Ce que les docteurs de l’Islam revendiquent pour leur prophète, ce sont les prédictions de gloire et de triomphe. Le chapitre cinquante-troisième d’Ésaïe, le plus beau, pour des chrétiens, de toute l’ancienne alliance, les laisse indifférents, car l’esprit Mahométan ne se soucie pas d’un homme de douleurs, il a horreur du Calvaire, ou plutôt ne le comprend pas. Mahomet n’était point une douce victime, et il ouvrait la bouche pour commander au besoin le massacre de ses ennemis. En revanche, on invoque une allusion à l’entrée triomphale dans Jérusalem, le Jour des Rameaux convenant à l’Islam mieux que le Vendredi Saint. « La sentinelle vit de la cavalerie, des cavaliers sur des chevaux, des cavaliers sur des ânes, des cavaliers sur des chameaux »[11]. Les cavaliers sur des ânes désignant Jésus-Christ, les cavaliers sur des chameaux ne peuvent désigner que le prophète arabe. C’est également lui, l’enfant sur l’épaule duquel l’empire repose[12]. C’est encore lui le serviteur de l’Éternel, on le reconnaît à ce trait : « Alors reculeront et seront confus ceux qui se confient aux idoles, et disent aux images : Vous êtes nos dieux »[13]. Quel est en effet celui qui a détruit les idoles, si ce n’est le purificateur de la Kaaba ?

Quand nous aurons ajouté que d’assez nombreux passages des Psaumes[14], concernant le règne de Dieu et le triomphe de la justice sur la terre ont été appliqués à Mahomet, ainsi que le célèbre chapitre de Daniel[15] sur le Fils de l’homme, nous pourrons passer à la prophétie messianique contenue, d’après nos docteurs, dans le Nouveau Testament.

Les ouvriers de la onzième heure, dans la célèbre parabole du père de famille et de la vigne, préfigurent Mahomet et ses disciples, les derniers venus de la révélation divine[16].

La pierre rejetée par ceux qui bâtissaient pour devenir ensuite la principale pierre de l’angle, c’est encore Mahomet : le peuple auquel le royaume de Dieu sera ôté, c’est le peuple juif ; il sera donné à la nation qui en rendra les fruits, c’est-à-dire aux Arabes, messagers victorieux de la révélation[17].

Le culte en esprit et en vérité, commandé par Jésus dans son entretien avec la Samaritaine, c’est le culte institué par Mahomet, le destructeur des idoles[18].

Ces trois prophéties sont relativement faciles à comprendre, pour qui se place un moment au point de vue et dans l’état d’esprit des fidèles. En voici d’autres où éclate dans toute sa beauté la subtilité byzantine, pillée avec tout le reste par cette théologie de bédouins :

« Le prince de ce monde vient, mais il n’a rien en moi »[19] : cela ne signifie pas, comme on le croirait, que Jésus est exempt de péché, et le prince de ce monde n’est pas pris dans un mauvais sens. Le prince de ce monde c’est Mahomet — aveu précieux à recueillir : le prophète a été l’homme du succès et de la gloire, que le succès et la gloire soient avec lui, pecunia tua tecum sit — ; mais alors, si le prince de ce monde c’est Mahomet, quel est le sens des paroles qui suivent ? Il a fallu pour y arriver une opération singulièrement laborieuse, et le voici : Jésus disant de Mahomet : « il n’a rien en moi » a voulu dire : « il n’aura rien de la divinité que l’on m’attribue faussement (!) ».

Notre esprit une fois fait à ces torsions énergiques, nous pourrons comprendre l’interprétation de ce passage de la première épitre du disciple aimé : « Tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair, est de Dieu »[20]. Ne voyons pas là une allusion dirigée contre le docétisme : il s’agit de Mahomet qui, laissant de côté la métaphysique subtile de l’Église, rétablira Jésus dans sa pure et réelle humanité.

Lorsque Saint Pierre dit : « le jugement de Dieu doit commencer par sa maison »[21], le sens passif, généralement admis, doit disparaître devant le sens actif : la maison de Dieu, le peuple converti et fidèle de la cité sainte doit se mettre à exécuter le jugement de Dieu.

Un sens encore plus guerrier, et comminatoire à l’adresse des infidèles, est celui du second sceau et du second cheval de l’Apocalypse[22] : c’est Mahomet qui monte le cheval couleur de feu, personnification du génie de la guerre, et qui, pourvu d’une grande épée, reçoit le redoutable pouvoir de bannir la paix de la terre.

Il faut faire ici deux observations : la première c’est que les livres non historiques du Nouveau Testament, dont nous trouvons à grand peine dans le Coran un ou deux échos lointains et même contestables, et qui n’ont exercé aucune influence même indirecte sur les idées de Mahomet ont été exactement connus et subtilement exploités par ses disciples ultérieurs. La seconde observation, c’est que certains écrivains chrétiens ont vu eux aussi Mahomet annoncé dans l’apocalypse, seulement dans telle ou telle autre partie de ce livre, par la trompette du cinquième ange[23], ou sous la figure d’une des cornes de la bête déjà montrée par Daniel[24].

Reste le plus curieux de tous ces passages soi-disant messianiques, à savoir les paroles de son grand discours par lesquelles Jésus annonce à ses disciples la venue du Consolateur[25]. Ici l’exégèse coranique vient s’unir à l’interprétation de l’Évangile. En effet nous avons vu tout-à-l’heure que Jésus avait annoncé la venue après lui d’un apôtre dont le nom devait être Ahmed (ou Mohammed, l’illustre, le glorifié). Les théologiens ultérieurs, qui connaissaient le texte de Saint-Jean, imaginèrent un moyen de préciser, et de légitimer en même temps, la prédiction : il suffisait pour cela de remplacer παϱάϰλητος, consolateur, par πεϱιϰλυτὸς, illustre, et de la sorte le Saint-Esprit se trouvait transformé en Mahomet. C’est lui, Mahomet, l’esprit de vérité qui enseignera toutes choses. Et si les chrétiens se plaignent de cette falsification impudente, on leur répondra que ce sont eux qui ont falsifié leur Évangile, et que le Prophète le leur a dit. La bizarre fabrication du soi-disant Évangile de Saint-Barnabé a dû être imaginée en grande partie pour donner au jeu de mots attribué par le Coran à Jésus-Christ sur le nom du prophète arabe[26] la consécration d’une haute antiquité, chrétienne, et l’autorité du compagnon de Saint-Paul.

Telle est la prophétie messianique de Mahomet et des Musulmans : si bizarre qu’elle soit, elle est utile à connaître pour les historiens de l’Église et pour les missionnaires, plus utile à vrai dire pour les chrétiens qu’honorable pour la théologie musulmane et pour son fondateur.




  1. S. VII, v. 156. Pour la classification chronologique des sourates, de la Mecque et de Médine, v. Gust. Veil, Mohammed der Prophet, sein Leben und seine Lehre, Stuttgart 1843, p. 364 et s. — V. aussi le ch. XII de Sprenger, n. 4.
  2. S. LXI, v. 6.
  3. S. II, v. 70—73 et 39.
  4. Pas tout de suite il est vrai, car Jean Damascène contemporain de la troisième génération musulmane (p. 112 de l’éd. Lequien), constate que les Musulmans se taisent lorsqu’on leur demande d’appuyer sur l’Écriture les prétentions de leur prophète.
  5. L’Islamisme etc. Paris 1874, 3e éd.
  6. Alcorani textus universus, Patavii 1698 in-fol. Première partie des réfutations.
  7. Genèse XVII, 20.
  8. Deutér. XVIII, 17, 18.
  9. S. II, v. 123.
  10. Deutér. XXXIII, 2 et Habac. III, 3.
  11. És. XXI, 7.
  12. És. IX, 5.
  13. És. XLII, 17.
  14. Maracci cite les Ps. XLIV, XLVII, LXXI, CXLIX.
  15. Dan. VII.
  16. Mat. XX, 1—16.
  17. Mat. XXI, 42, 43.
  18. Jean IV, 21.
  19. Jean XIV, 30.
  20. 1 Jean IV, 2.
  21. 1 Pierre IV, 17.
  22. Apoc. VI, 4.
  23. Apoc. IX, 1—11 : ce n’est du reste que l’une des nombreuses explications de ce passage ; elle est soutenue par exemple par Descombaz, Guide Biblique (T. III, p. 687 et s.) non sans d’ingénieux rapprochements avec les usages arabes et le Coran. Toutefois la défiance témoignée par MM. Bonnet et Godet à l’égard de cette méthode d’interprétation me paraît légitime, et justifiée surtout par l’abondance des systèmes contradictoires qui ont été proposés, chacun étant appuyé sur les démonstrations les plus irrésistibles.
  24. Apoc. XIII et Dan. VIII. Ch. Forster a eu beaucoup de succès en 1829 lorsqu’il démontra en deux volumes (Mahometism unveiled etc.) que Mahomet était la petite corne et le pape la grande corne, représentant les deux grandes corruptions du christianisme, celle d’Orient, celle d’Occident. (Renan, Études d’histoire religieuse p. 222.)
  25. Jean XIV, 16 et 26, et XV, 26.
  26. Fabricius, Cod. apocr. III. loc. cit.