Jésus-Christ d’après Mahomet/Conclusion


E. Leroux et Otto Schulze (p. 90-92).

CONCLUSION.


Au terme de cette étude, qui a permis d’apprécier le mélange de respect, d’ignorance et de mauvaise foi avec lequel Mahomet et les Musulmans ont exploré et exploité le christianisme, une question se présente et réclame une solution : l’Islamisme, à le bien prendre, ne serait-il pas une branche excentrique, différente d’aspect, mais enfin une branche du christianisme, ou faut-il continuer à l’envisager comme une religion à part ?

Des savants très-compétents, et très-attachés au christianisme positif, ont à différentes époques, regardé le mahométisme comme une hérésie chrétienne. Jean Damascène classe l’erreur des « Ismaélites » sous le numéro 101, dans son musée d’hérésies : d’après lui, le faux prophète, ayant trouvé l’ancien et le nouveau testaments, produisit une hérésie spéciale, voisine de celle d’Arius[1]. Il est impossible de ne pas prendre au sérieux cette appréciation d’un éminent docteur de l’Église orientale, qui a vécu au milieu des Musulmans, et qui, à la suite du passage que nous venons de citer, a donné une analyse exacte de la doctrine du Coran sur Jésus-Christ. D’autre part M. Garcin de Tassy a défini l’Islamisme « une grande aberration chrétienne »[2]. Le Rév. Dr. Hamlin, dans un discours prononcé en Amérique, va beaucoup plus loin en disant que « l’islamisme fut, en réalité, à plusieurs égards, une réformation du christianisme alors existant »[3]. Même en regardant cette dernière opinion comme évidemment excessive, et sans accueillir avec enthousiasme le conseil donné par Gustave Veil aux missionnaires chrétiens, de laisser de côté leurs dogmes inacceptables pour fondre avec le mahométisme épuré un christianisme actuel et rationaliste[4], on peut se demander s’il n’y a pas lieu de comprendre le monde de l’Islam dans ce que nous appellerons la totalité chrétienne historique. Devant des affirmations historiques et dogmatiques sur Jésus-Christ, déparées, sans doute par beaucoup d’étrangetés et d’erreurs, mais malgré tout si considérables, et dont plusieurs sont repoussées par plusieurs sectes et plusieurs partis de la chrétienté, on se demande s’il ne serait pas juste de dire, en prenant le mot de chrétien dans son sens large et extérieur : Mahomet et l’Islam sont chrétiens.

Notre conviction est toute contraire ; nous croyons que l’opinion générale ne se trompe pas en considérant le Mahométisme comme une religion spéciale. Ce n’est pas en numérotant des affirmations historiques ni même dogmatiques que l’on peut apprécier si une doctrine est chrétienne : cela est important, mais cela n’est pas tout. Il est un certain sentiment de l’humanité et de Dieu, difficile à définir, mais qui se passe de définition, et qu’on peut appeler le sentiment chrétien. Ce sentiment existe plus ou moins fort chez les chrétiens les plus déplorablement éloignés de toute doctrine précise ; il est absent de l’esprit et du cœur musulmans. Mais surtout il est une condition indispensable pour qu’un enseignement religieux rentre dans l’ensemble chrétien, c’est qu’il proclame que Jésus-Christ est le Maitre, qu’il est supérieur à tous les autres guides, à tous les autres conseillers, à tous les autres modèles ; il n’est pas un parti chrétien qui ne proclame cela hautement ; il n’en est pas un pour qui l’Évangile, inspiré ou non, ne soit le premier des livres. Or le musulman proclame au contraire qu’il y a un livre plus récent que l’Évangile et supérieur à lui, le Coran ; il proclame que six siècles après Jésus-Christ est venu un prophète inférieur à quelques égards, notamment par sa naissance, mais moralement et religieusement supérieur, Mahomet. C’est celui-là le Maître, et Jésus n’est qu’un maître. Aussi regardons-nous l’Islamisme comme une des trois grandes religions monothéistes, à part des deux autres mais non pas indépendante, car sans elles jamais elle n’aurait existé.




  1. Ψευδοπϱοφήτης […] Μαμέδ ἐπονομαζόμενος, ὅς τῇ τε παλαιᾷ ϰαὶ νέᾳ διαϑήϰῃ πεϱιτυχὼν, ὁμοίως δῆϑεν Άϱειανῷ πϱοσομιλήσας μοναχῷ, ἰδίαν αυνεστήσατο αἳϱεσιν (p. 110 et s. de l’éd. Lequien).
  2. La poésie philosophique et religieuse chez les Persans, 4e éd. Paris 1864. M. Garcin de Tassy ajoute : Avec les Sociniens les musulmans rejettent la divinité du Sauveur […] ; avec les Unitaires ils nient la Trinité, enfin comme les Quakers ils ne sont pas baptisés.
  3. V. M. Reymond, l’Islam et son Prophète, p. 128.
  4. Gust. Veil, Historisch-kritische Einleitung in den Koran Bielefeld 1844, p. 120.