Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 25

Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 245-253).


CHAPITRE XXV.


Quel maudit griffonnage ! Jamais de ma vie je n’en vis de pareil.
Goldsmith, Elle s’humilie pour vaincre.


Lorsque le templier entra dans la grande salle du château, de Bracy s’y trouvait déjà. « Et votre déclaration amoureuse ? s’écria celui-ci ; je présume que, comme la mienne, elle a été troublée par l’appel bruyant du cor. Mais vous arrivez le dernier et à regret, ce qui me porte à croire que votre entrevue aura été plus heureuse et plus agréable que la mienne.

— Votre déclaration à l’héritière saxonne aurait-elle été sans succès ? dit le templier.

— Par les reliques de saint Thomas Becket ! il faut que lady Rowena ait ouï dire qu’une femme en pleurs est un spectacle que je ne puis supporter.

— Allons donc ! le chef d’une compagnie franche faire attention aux pleurs d’une femme ! Quelques gouttes d’eau jetées sur le flambeau de l’amour ne font que rendre son éclat plus vif.

— Grand merci de ces quelques gouttes ! Sais-tu que cette jeune fille a versé autant de larmes qu’il en faudrait pour éteindre un fanal ? Non, jamais, depuis le temps de sainte Niobé[1] dont le prieur nous parlait dernièrement, on n’a vu des mains se tordre de telle sorte, des yeux verser de tels torrents. La belle Saxonne était possédée d’une fée ondine.

— Et une légion de démons possédait sans doute la juive, car jamais un seul d’entre eux, je pense, fût-ce Apollyon lui-même, n’eût pu lui souffler un si indomptable orgueil, une si ferme résolution. Mais où est Front-de-Bœuf ? Pourquoi le cor se fait-il entendre ? Pourquoi ces sons de plus en plus perçants ?

— Sans doute il est à négocier avec le Juif ; du moins je le suppose, » répondit froidement de Bracy : « il est probable que les hurlements d’Isaac auront étouffé les sons du cor. Tu dois savoir par expérience, sire Brian, qu’un juif contraint de payer une rançon, surtout aux conditions que lui prescrira notre ami Front-de-Bœuf, doit jeter des cris à couvrir le tintamarre de vingt cors et de vingt trompettes. Mais nous allons le faire appeler par nos vassaux. »

Ils furent bientôt rejoints par Front-de-Bœuf, qui avait été interrompu dans l’exercice de sa despotique cruauté de la manière que le lecteur a vu, et qui ne s’était arrêté que pour donner quelques ordres indispensables.

« Voyons quelle est la cause de cette maudite rumeur, dit Front-de-Bœuf. C’est une lettre ; et, si je ne me trompe, elle est écrite en saxon. » Il la regardait en la tournant et retournant en tous sens, comme s’il eût espéré d’en connaître le contenu en changeant la position du papier. Enfin il la remit à de Bracy.

« Ce sont pour moi des caractères magiques, » dit de Bracy qui avait sa bonne part de l’ignorance qui faisait l’apanage des chevaliers de cette époque. « Notre chapelain a fait tout au monde pour m’enseigner à écrire ; mais toutes mes lettres ressemblaient par la forme à des fers de lance et à des lames d’épée, ce qui fit que le vieux tondu renonça à son entreprise.

— Donnez-moi cette lettre, dit le templier, dans notre ordre, quelque instruction rehausse notre valeur.

— Faites-nous donc profiter de votre révérendissime savoir, » répliqua de Bracy… « Que veut dire ce griffonnage ?

— C’est un défi dans toutes les formes, répliqua le templier. Certes, par Notre-Dame de Bethléem, si ce n’est point une folle plaisanterie, voilà le cartel le plus extraordinaire qui ait jamais passé le pont-levis du château d’un baron.

— Une plaisanterie ! dit Front-de-Bœuf ; je voudrais bien savoir qui oserait plaisanter avec moi de la sorte ! Lisez, sire Brian. »

Le templier lut ce qui suit :

« Moi, Wamba, fils de Witless, fou de noble et libre homme, Cedric de Rotherwood, dit le Saxon ; et moi, Gurth, fils de Beowulph, gardeur des pourceaux…

— Tu es fou ! » s’écria Front-de-Bœuf interrompant le lecteur. « Par saint Luc ! c’est ce qui est écrit, » répliqua le templier.

Puis il reprit sa lecture ainsi qu’il suit :

« Et moi, Gurth, fils de Beowulph, gardeur des pourceaux dudit Cedric, avec l’assistance de nos alliés et confédérés qui dans cette querelle font cause commune avec nous, notamment du bon et loyal chevalier jusqu’à présent nommé le Noir-Fainéant, faisons savoir à vous Reginald Front-de-Bœuf, et à vos alliés et complices, quels qu’ils soient, qu’attendu que, sans motif aucun, sans déclaration d’hostilité, vous vous êtes emparés, contre le droit des gens et par violence, de la personne de notre seigneur, ledit Cedric, ainsi que de la personne de noble et libre demoiselle lady Rowena d’Hargottstand-Stede, ainsi que de la personne de noble et libre homme Athelstane de Coningsburgh, ainsi que des personnes de certains hommes libres, leurs cnichts[2], comme aussi de certains serfs qui leur appartiennent ; de plus d’un certain juif, nommé Isaac d’York, en même temps que d’une juive, sa fille ; d’un inconnu blessé, transporté dans une litière ; et de certains chevaux et mules : lesquelles nobles personnes, avec leurs cnichts et serfs chevaux, mules, juif et juive susdits, étaient tous en paix avec Sa Majesté, et voyageaient sur le grand chemin du roi ; nous demandons et requérons que lesdits nobles personnages, nommément Cedric de Rotherwood, lady Rowena de Hargottstand-Stede, Athelstane de Coningsburgh, leurs serfs, cnichts, compagnons chevaux, mules, juif et juive susnommés, ainsi que l’argent et les effets à eux appartenants, nous soient remis dans l’heure qui suivra la réception des présentes, à nous ou à nos représentants intacts dans leur corps et dans leurs biens, et le tout dans son intégrité. Faute de quoi, nous vous déclarons que nous vous tiendrons comme brigands et traîtres, et que tous, par siège, combat, ou toute autre attaque de ce genre, nous risquerons notre vie contre la vôtre, et ferons à votre préjudice et ruine tout ce qui sera en notre pouvoir. Sur ce, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde… Signé par nous, la veille de la Saint-Withold, sous le grand chêne de Hart-Hill-Welk, les présentes étant écrites par un saint homme en Dieu, le desservant de Notre-Dame et de Saint-Dunstan, l’ermite de Copmanhurst. »

Au bas de cette sommation était grossièrement dessinée la tête d’un coq avec sa crête, entourée d’une légende qui expliquait que cette espèce d’hiéroglyphe était la signature de Wamba, fils de Witles[3] Sous ce respectable emblème était une croix, désignée comme la signature de Gurth, fils de Beowulph ; venaient ensuite ces mots, tracés d’une main hardie, quoique inhabile : Le Noir-Fainéant. Enfin, une flèche assez nettement dessinée, et qui était le sceau du yeoman ou archer Locksley, était au bas de cette missive.

Les chevaliers écoutèrent jusqu’au bout la lecture de cette pièce singulière, puis se regardèrent muets d’étonnement, ne pouvant deviner ce qu’elle signifiait. De Bracy rompit le premier le silence par un grand éclat de rire, auquel répondit un autre, mais plus modéré, qui échappa au templier. Cette gaîté intempestive augmenta l’irritation de Front-de-Bœuf.

« Beaux sires, » dit-il, « je vous donne un avis : c’est qu’en semblable circonstance il serait plus convenant de consulter ensemble sur ce qu’il y a à faire, que de vous laisser aller à des éclats de rire si déplacés.

— Front-de-Bœuf n’a point encore recouvré ses esprits depuis sa chute dans le tournoi d’Ashby, » dit de Bracy au templier ; « la seule idée d’un cartel, bien qu’il vienne d’un fou et d’un gardeur de pourceaux, l’intimide.

— Par saint Michel ! riposta Front-de-Bœuf, je voudrais bien, de Bracy, que tu fusses seul en jeu dans cette singulière aventure. Ces gens-là n’auraient jamais osé agir avec cet excès d’impudence s’ils ne se sentaient appuyés par quelques téméraires de leur espèce. Il y a dans cette forêt nombre de brigands qui attendent le moment de se venger de la protection que j’accorde aux daims et aux cerfs. J’ai un jour fait attacher un de ces misérables, pris sur le fait, aux cornes d’un cerf sauvage qui en cinq minutes le mit à mort ; et pour cela on a tiré sur moi autant de flèches qu’il en a été décoché sur le bouclier qui servait de but aux archers à Ashby. Ici, l’ami, » ajouta-t-il en parlant à un de ses écuyers ; « as-tu envoyé aux environs pour reconnaître les forces de ceux qui s’apprêtent à soutenir un cartel si extraordinaire ?

— Il y a au moins deux cents hommes réunis dans les bois, » répliqua un écuyer de service.

« Voilà une belle affaire ! dit Front-de-Bœuf ; je me la suis attirée en vous prêtant mon château pour vous faire plaisir. Vous vous êtes conduits avec tant de circonspection que vous avez attiré autour de mes oreilles cet essaim de guêpes.

— De guêpes ? répliqua de Bracy : dis plutôt de bourdons sans dard ! Une bande de fainéants et de vauriens qui, au lieu de travailler pour gagner leur pain, vivent dans les bois en détruisant le gibier et en détroussant les voyageurs ! Ce sont de vils bourdons, vous dis-je : ils n’ont pas de dard.

— Pas de dard ! répliqua Front-de-Bœuf : et qu’est-ce donc que ces flèches fourchues, longues d’une aune, et qu’ils lancent avec une telle adresse qu’elles ne manquent jamais leur but, ne fût-il pas plus large qu’une demi-couronne ?

— Fi donc ! sire chevalier, dit le templier ; appelons nos gens, et faisons une sortie. Un chevalier, un seul homme d’armes suffit contre vingt de ces paysans.

— Bien certainement, répliqua de Bracy ; je rougirais de mettre seulement ma lance en arrêt contre de tels rustauds.

— Tout cela serait fort bon, répondit Front-de-Bœuf, s’il s’agissait de Turcs ou de Maures, sire templier, ou de ces gueux de paysans français, très vaillant de Bracy ; mais nous avons affaire à des archers anglais, sur lesquels nous n’aurons d’autre avantage que celui que nous tirons de nos armes et de nos chevaux, avantage à peu près nul dans une forêt. Vous parlez de faire une sortie ! À peine avons-nous le nombre d’hommes nécessaires pour la défense du château. Les plus braves de mes gens sont à York, ainsi que les vôtres, de Bracy ; à peine nous en reste-t-il une vingtaine, sans y comprendre ceux qui vous accompagnaient dans votre folle entreprise.

— Craindrais-tu donc, dit le templier, qu’ils ne soient en forces suffisantes pour enlever le château par un coup de main ?

— Non certes, sire Brian. Ces outlaws ont à leur tête un chef plein d’audace ; mais ils n’ont ni machines de guerre, ni échelles pour donner l’assaut, ni personne qui puisse guider leur inexpérience dans l’attaque d’une forteresse : mon château bravera tous leurs efforts.

— Envoie un message à tes voisins, dit le templier ; invite-les à rassembler leurs gens pour venir au secours de trois chevaliers assiégés dans le château baronial de Reginald Front-de-Bœuf par un fou et un gardeur de pourceaux.

— Encore une plaisanterie, sire chevalier !… Mais chez qui envoyer ? Malvoisin est en ce moment à York avec ses vassaux ainsi que mes autres alliés ; et sans votre infernale entreprise, j’y serais avec eux.

— Alors donc, envoyons un messager à York, et faites-en revenir nos gens, dit de Bracy. S’ils ne fuient à l’aspect de ma bannière flottante et de ma compagnie franche, je les tiens pour les plus hardis outlaws qui aient jamais bandé un arc dans les bois.

— Et qui chargerons-nous de ce message ? demanda Front-de-Bœuf. Ces bandits doivent occuper tous les sentiers : ils intercepteront et le porteur et la dépêche. M’y voilà ! » ajouta-t-il après avoir réfléchi un instant. « Sire templier, puisque vous savez lire, vous savez sans doute écrire ; et si nous pouvons trouver l’écritoire et la plume de mon chapelain, qui est mort il y aura un an à Noël, au milieu d’une orgie…

— Je crois, » dit l’écuyer qui était resté dans la salle prêt à exécuter les ordres de son maître ; « je crois que la vieille Barbara a conservé cette plume et cette écritoire, pour l’amour de son confesseur. Je l’ai entendue se plaindre qu’il soit le dernier qui lui ait dit de ces choses qu’un homme poli doit adresser à une matrone aussi bien qu’à une jeune fille.

— Cours donc les chercher, Engelred ; et alors, sire templier ; tu écriras sous ma dictée une réponse à cet audacieux défi.

— J’aimerais mieux y répondre avec la pointe d’une épée qu’avec celle d’une plume, dit Bois-Guilbert ; mais qu’il soit fait comme vous voulez. »

Il s’assit devant une table, et Front-de-Bœuf lui dicta en français ce billet dont voici la teneur :

« Sire Reginald Front-de-Bœuf et les nobles chevaliers ses alliés et confédérés ne reçoivent point de défi de la part de serfs, de vassaux et de proscrits. Si le personnage qui prend le nom de chevalier Noir a des droits aux honneurs de la chevalerie, il doit savoir qu’il s’est dégradé par son association avec les gens parmi lesquels il se trouve, et qu’il ne peut demander compte de quoi que ce soit à de loyaux et nobles chevaliers. Quant aux prisonniers que nous avons faits, nous vous prions, par charité chrétienne, d’envoyer un prêtre pour recevoir leur confession et les réconcilier avec Dieu, car nous avons arrêté qu’ils seraient exécutés ce matin avant midi, et que leurs têtes, attachées à nos créneaux, montreraient quel cas nous faisons de ceux qui ont pris les armes pour les délivrer. C’est pourquoi nous vous prions derechef d’envoyer un prêtre qui les réconcilie avec Dieu ; c’est le dernier service que vous ayez à leur rendre sur la terre. «

Cette lettre, après avoir été pliée, fut donnée à l’écuyer, qui la remit à son tour au messager qui attendait une réponse à celle qu’il avait apportée.

L’archer, ayant rempli sa mission, retourna au quartier-général des alliés, qui pour le moment était établi sous un chêne vénérable, à la distance d’environ trois portées de flèche du château. Là Wamba, Gurth, et leurs alliés le chevalier Noir, Locksley et le joyeux ermite, attendaient avec impatience une réponse à leur sommation. Autour d’eux, et à peu de distance, on voyait un grand nombre d’yeomen, dont le sauvage accoutrement, l’air audacieux et les figures sillonnées annonçaient assez leur profession habituelle. Plus de deux cents d’entre eux étaient déjà réunis, et à chaque instant il en arrivait d’autres. Les chefs auxquels ils obéissaient n’étaient distingués que par une plume attachée à leur bonnet ; le vêtement, les armes, l’équipement, étaient les mêmes pour tous.

Une autre troupe, mais moins régulière et moins bien armée, composée de Saxons de la juridiction voisine, ainsi que d’un grand nombre de vassaux et serfs des vastes domaines de Cedric, était déjà rassemblée au même endroit, pour aider à la délivrance de leur maître. Le plus grand nombre étaient armés d’épieux, de faux, de fléaux et autres instruments de labourage, que parfois la nécessité convertissait en armes de guerre ; car les Normands, selon la politique des conquérants jaloux de leur conquête, ne permettaient guère aux Saxons de posséder ou de porter aucune arme. Cette circonstance rendait bien moins formidable pour les assiégés le secours des Saxons, quoique la force de ces hommes, la supériorité de leur nombre, et l’enthousiasme que leur inspirait une si juste cause, leur donnassent un air imposant. Ce fut au chef de cette armée bariolée de toutes couleurs que la lettre du templier fut remise : il la passa à l’ermite pour en faire la lecture.

« Par la houlette de saint Dunstan, dit le digne anachorète ; par cette houlette qui fit rentrer au bercail plus de brebis que jamais saint n’en amena en paradis, je jure qu’il m’est impossible de déchiffrer ce grimoire ; est-ce du français ou de l’arabe ? je ne saurais le dire. » Il mit alors la lettre entre les mains de Gurth, qui secoua la tête d’un air refrogné et la passa à Wamba. Le fou la parcourut des yeux d’un bout à l’autre en faisant mille grimaces, semblable à un singe qui imite ce qu’il a vu faire, et en ayant l’air d’en comprendre le contenu ; puis faisant une gambade, il donna le papier à Locksley.

« Si les grandes lettres étaient des arcs, et les petites des flèches, je pourrais y connaître quelque chose, dit l’honnête archer ; mais je vous assure qu’il m’est aussi impossible de déchiffrer cet écrit que de percer d’une flèche le cerf qui est à deux milles d’ici.

— C’est donc moi qui vous servirai de clerc, » dit le chevalier Noir ; et prenant la lettre des mains de Locksley, il la lut d’abord des yeux, et ensuite il l’expliqua en saxon à ses confédérés.

« Décapiter le noble Cedric ! s’écria Wamba. Par la sainte messe ! ne t’es-tu pas trompé, sire chevalier ?

— Non, mon digne ami, répondit le chevalier ; j’ai traduit fidèlement chaque mot.

— Par saint Thomas de Cantorbéry ! répliqua Gurth, nous nous emparerons du château, dussions-nous en arracher chaque pierre avec nos mains !

— Nous n’avons pas grand espoir d’y réussir, reprit Wamba : à peine mes mains seraient-elles capables de délayer du mortier pour élever un mur avec les pierres qu’arracheront les vôtres !

— Ce n’est qu’une ruse pour gagner du temps, dit Locksley ; ils n’oseraient commettre un crime dont je saurais tirer une terrible vengeance.

— Je voudrais, dit le chevalier Noir, que quelqu’un de nous pût s’introduire dans le château, n’importe par quel moyen, pour prendre connaissance de sa situation et des forces des assiégés. Il me semble que, puisqu’ils demandent qu’on leur envoie un prêtre, ce saint ermite pourrait, tout en exerçant son pieux ministère, nous procurer les renseignements dont nous avons besoin.

— Que la peste te crève, toi et ton avis, s’écria le bon ermite : je te dis, sire chevalier Fainéant, que lorsque j’ôte mon froc de moine, je laisse avec lui ma prêtrise, ma sainteté et mon latin, et que, sitôt que je suis vêtu de mon justaucorps vert, j’aime mieux tuer une vingtaine de cerfs que de confesser un chrétien.

— Je crains, dit le chevalier Noir, je crains grandement qu’il n’y en ait pas un parmi vous qui veuille prendre le caractère et jouer le rôle de confesseur. »

Tous se regardèrent en silence.

« Je vois, » dit Wamba après une courte pause, « je vois que le fou doit être toujours fou, et qu’il lui faudra risquer sa tête dans une aventure qui fait trembler les sages. Sachez donc, mes chers cousins et compatriotes, qu’avant de porter l’habit bariolé, j’ai porté la robe brune, et que j’allais me faire moine, état pour lequel j’avais été élevé, quand je m’aperçus que j’avais assez d’esprit pour être un fou. Je ne doute nullement qu’à l’aide du froc du bon ermite, et surtout de la sainteté et de la science cousues dans son capuchon, je ne sois propre à porter toutes les consolations terrestres et spirituelles à notre digne maître Cedric et à ses compagnons d’infortune.

— Crois-tu qu’il ait assez de bon sens pour un tel rôle ? » dit le chevalier Noir en s’adressant à Gurth.

« Je n’en sais rien, répondit celui-ci ; mais s’il ne réussit pas, ce sera la première fois qu’il aura manqué de l’esprit nécessaire pour tirer parti de sa folie.

— Allons, endosse promptement le froc, mon bon ami, dit le chevalier à Wamba, et que ton maître nous rende un compte fidèle de l’état du château. Ses défenseurs doivent être peu nombreux, et il y a cinq à parier contre un qu’une attaque aussi prompte que hardie nous en rendrait bientôt maîtres ; mais le temps presse, pars.

— En attendant, dit Locksley, nous serrerons la place de si près, qu’il n’en sortira pas une mouche pour porter des nouvelles. Ainsi, mon bon ami, » continua-t-il en s’adressant à Wamba, « tu peux assurer ces tyrans que, s’ils exercent quelque violence contre leurs prisonniers, nous en tirerons une vengeance qui leur coûtera cher.

Pax vobisciun ! » dit Wamba, qui déjà était affublé de son travestissement religieux. En parlant ainsi il imita la démarche solennelle et imposante d’un moine, et partit pour exécuter sa mission.



  1. Dans quel temps Niobé fut-elle canonisée ? Le prieur aurait dû le leur dire. Ce fut sans doute à cette époque brillante où le dieu Pan légua ses cornes à Moïse. a. m.
  2. Mot saxon qui veut dire gardes ou vassaux. a. m.
  3. Witless, mot composé de wit, esprit, et less, sans. C’est encore un jeu d’imagination de l’auteur à la manière d’Homère, qui appelle Achille, tantôt aux pieds légers, tantôt âme de chien. a. m.