Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 09

Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 109-117).


CHAPITRE IX.


Au milieu de cette foule nombreuse, on remarquait une femme d’un maintien rempli de noblesse et de majesté ; sa taille, sa beauté, annonçaient une véritable souveraine ; et si rien n’égalait ses attraits, rien n’égalait aussi la richesse de sa parure : une couronne d’or entourait son front ; elle était simple, sans pompe, et belle sans ostentation. Une branche d’arbuste était dans sa main, et elle la tenait élevée comme un symbole de commandement.
Dryden. La Fleur et la Feuille.


Guillaume de Wyvil et Étienne de Martival, maréchaux du camp, vinrent les premiers offrir leurs félicitations au vainqueur ; ils le prièrent de souffrir que son casque fût détaché, ou du moins que sa visière fût levée avant qu’ils le conduisissent vers le prince Jean, qui devait lui décerner de ses mains le prix du tournoi. Le chevalier déshérité refusa avec une courtoisie toute chevaleresque d’accéder à leur demande, alléguant que, par des raisons qu’il avait assignées aux hérauts avant d’entrer en lice, il ne pouvait, quant à présent, laisser voir ses traits. Cette réponse suffit aux maréchaux, car au nombre des vœux par lesquels les chevaliers s’engageaient dans les temps passés, vœux toujours dictés par le caprice, on remarquait souvent celui de garder l’incognito pendant un certain espace de temps ou jusqu’à ce que quelque aventure particulière eût été accomplie. Les maréchaux ne cherchèrent donc point à pénétrer le mystère dont s’entourait le chevalier déshérité, mais, annonçant au prince Jean le désir qu’avait manifesté l’étranger de rester inconnu, ils sollicitèrent de sa grâce la permission de le lui amener, afin qu’il reçùt du prince lui-même la récompense de sa valeur.

La curiosité de Jean était excitée par le mystère même dont l’étranger s’enveloppait, et déjà peu satisfait de l’issue du tournoi dans lequel les tenants qu’il favorisait avaient été successivement vaincus par un seul chevalier, il répondit arrogamment aux maréchaux : « Par Notre-Dame, il faut que ce chevalier ait été déshérité de sa courtoisie, comme il l’a été de ses domaines, puisqu’il désire paraître devant nous la visière baissée. Ne pouvez-vous donc savoir, milords, dit-il se tournant vers sa suite, quel est ce fier et insolent chevalier ?

— J’ignore qui il peut être, répondit de Bracy, en vérité, je ne pensais pas que, dans les mers qui entourent la Grande-Bretagne, il pût se trouver un champion capable de terrasser en un seul jour les cinq chevaliers que nous avons vus combattre. Par ma foi, je n’oublierai jamais la violence avec laquelle de Vipont a été désarçonné. Le pauvre hospitalier a été jeté hors de sa selle comme une pierre lancée par une fronde.

— Que parlez-vous de de Vipont, dit un chevalier de Saint-Jean, votre templier n’a pas été plus heureux. J’ai vu Bois-Guilbert rouler trois fois sur lui-même les mains sanglantes et pleines de sable. »

Bracy, qui était attaché aux templiers, allait répliquer ; mais il en fut empêché par le prince Jean. « Silence, messieurs, dit-il ; cessez ces discussions qui ne peuvent avoir de résultat utile.

— Le vainqueur, dit de Wyvil, attend qu’il plaise à votre grandeur de le recevoir.

— Eh bien ! répondit Jean, qu’il attende que nous ayons découvert quels peuvent être son nom et sa qualité. Dût-il rester jusqu’à la nuit, il a assez travaillé pour avoir chaud.

— Votre grâce, dit Waldemar Filzurse, ne décernera point au vainqueur l’honneur qui lui est dû, si elle le force à attendre que nous ayons dit ce que nous pouvons savoir, ou ce qu’il m’est impossible de deviner ; à moins que cet inconnu ne soit une de ces bonnes lances qui accompagnaient le roi Richard, et qui, ayant quitté la Terre-Sainte pour revenir dans la Grande-Bretagne, errent aujourd’hui de pays en pays.

— C’est peut-être le comte de Salisbury, dit Bracy, il se trouve précisément dans cette position.

— Sir Thomas de Multon ou le chevalier de Gilsland plutôt, dit Fitzurse ; Salisbury a une taille plus élevée…

— C’est peut-être Richard Cœur-de-Lion, dit quelqu’un de la suite, mais d’une voix basse et de manière à ne pas être remarqué.

— Plaise à Dieu que non ! dit en se retournant involontairement le prince Jean, aussi pâle que la mort, et frémissant comme s’il eût été frappé de la foudre : Waldemar, Bracy, braves et nobles chevaliers, rappelez-vous vos promesses ! je compte sur vous.

— Ne craignez rien, prince, dit Waldemar Fitzurse ; connaissez-vous donc si peu la taille gigantesque de votre frère, pour penser qu’il lui soit possible de revêtir l’armure que porte l’inconnu ? De Wyvil et Martival, amenez le vainqueur au pied du trône, et mettez ainsi fin à une erreur qui cause au prince beaucoup d’agitation. Prince, continua-t-il, examinez l’étranger de plus près, votre grâce verra que sa taille est moindre que celle de Richard de trois pouces au moins, et que ses épaules sont en outre beaucoup moins larges que celles de ce roi ; d’ailleurs le cheval que montait l’inconnu n’eût pu fournir une seule carrière au roi Richard »

Il continuait de parler lorsque les maréchaux amenèrent le chevalier déshérité au pied d’un escalier en bois qui conduisait de la lice au trône du prince. Jean était encore tout rempli de l’idée que son frère, qu’il avait tant offensé et à qui il avait cependant de si grandes obligations, était soudainement arrivé au milieu de ses états. Les déclarations de Fitzurse n’avaient pu même dissiper ses craintes à cet égard. Jean complimenta l’étranger sur sa valeur, mais d’un air embarrassé ; il lui fit amener un cheval de guerre ; c’était le prix réservé au vainqueur. Il tremblait que, sous cette visière baissée qui s’offrait à ses regards, la voix de Richard Cœur-de-Lion ne fît entendre ses accents sévères et redoutables. Mais le chevalier ne répondit aux compliments du prince que par un humble et profond salut.

Le cheval fut conduit dans la lice par deux valets somptueusement vêtus ; le coursier lui-même était paré du plus riche attirail de guerre ; mais ces ornements, aux yeux des connaisseurs, n’ajoutaient que peu à son prix. Posant une main sur le pommeau de la selle, le chevalier déshérité s’élança d’un seul bond sur le dos du coursier, sans faire usage des étriers, et brandissant sa lance au dessus de son casque, deux fois il fit le tour de la lice, montrant, avec l’adresse d’un parfait cavalier, la marche et l’allure de l’animal.

Cette action que, dans tout autre cas, on eût pu taxer de vanité, était alors pleine de convenance, puisque l’étranger n’avait voulu que reconnaître de la manière la plus ostensible la récompense dont le prince l’avait honoré. Aussi le chevalier fut-il accueilli par des acclamations universelles.

Pendant ce temps l’intrigant prieur de Jorvaulx, s’adressant au prince Jean, lui dit à voix basse que le vainqueur, après avoir déployé son courage, devait au moins donner des preuves de son goût et de sa galanterie, en choisissant, parmi les beautés qui ornaient les galeries, une dame qui remplît le trône destiné à la reine de la beauté et de l’amour, et qui, le jour suivant, délivrât le prix du tournoi. Le prince fit signe de son bâton de commandement, au chevalier qui, parcourant pour la seconde fois la lice, passait alors devant lui. Le chevalier se tourna vers le trône, et baissant sa lance jusqu’à ce que la pointe s’en trouvât à un pied de terre, il resta immobile comme attendant les ordres du prince. Chacun admira l’étonnante dextérité qu’il avait déployée en faisant passer son superbe coursier d’un état violent et animé à l’immobilité d’une statue équestre.

« Sire chevalier déshérité, dit le prince Jean, puisque c’est le seul titre sous lequel je puisse vous adresser la parole, il est de votre devoir et de votre prérogative, à présent, de nommer la noble dame qui doit, en qualité de reine de l’honneur et de l’amour, présider à la fête de demain. Si, comme étranger dans ce pays, vous désirez le secours d’un autre jugement pour guider le vôtre, nous pouvons dire qu’Alicie, fille de notre brave chevalier Waldemar Fitzurse, est regardée à ma cour comme la plus belle et la plus distinguée. Au reste, vous avez le privilège de donner à qui il vous plaira cette couronne, qui doit assurer à la personne sur laquelle votre choix sera tombé le titre de souveraine. Levez votre lance. » Le chevalier obéit, et le prince Jean mit sur la pointe du fer une couronne de satin vert, bordée d’un cercle d’or, dont la partie supérieure était relevée par des desseins de pointes de flèche et de cœur, comme les feuilles et les boules du fraisier sur une couronne ducale.

Les principaux motifs qui avaient déterminé le prince Jean à parler ainsi de la fille de Waldemar Fitzurse prenaient leur source dans un cœur pétri d’insouciance et de présomption, de ruse et de bassesse. Il voulait ainsi bannir de l’esprit des chevaliers qui l’entouraient la plaisanterie indécente et déplacée qu’il s’était permise au sujet de la juive Rébecca ; il désirait par là attirer à lui le père d’Alicie, Waldemar, qu’il craignait et qui, plus d’une fois dans le cours de la journée, avait osé désapprouver sa manière d’agir. Il souhaitait aussi se concilier les bonnes grâces de la fille de ce chevalier ; car le prince n’était pas moins licencieux dans ses plaisirs, que perfide dans son ambition. Mais, outre ces divers motifs, le dessein de Jean était de créer au chevalier déshérité, pour qui il ressentait déjà une violente aversion, un ennemi puissant dans la personne de Waldemar Fitzurse, qui, pensait-il, ressentirait cruellement, sans doute, l’injure faite à sa fille, si, ce qui était probable, le vainqueur venait à faire un autre choix.

Ce fut en effet ce qui arriva ; car le chevalier déshérité passa près de la galerie attenante à celle du prince, et dans laquelle Alicie était assise, déployant tout l’orgueil d’une beauté triomphante ; il s’avançait avec autant de lenteur qu’il avait mis de vitesse à parcourir la lice ; il semblait jouir du privilège qui lui était accordé d’examiner les beautés nombreuses qui ornaient ce cercle magnifique.

L’aspect qu’elles présentaient, pendant tout le temps que durait cet examen, était vraiment digne de piquer la curiosité. Quelques unes rougissaient, quelques autres prenaient un air d’orgueil et de dignité ; les unes regardaient en face et feignaient d’ignorer ce dont il s’agissait, les autres s’efforçaient d’arrêter un sourire, deux ou trois même riaient aux éclats. Quelques unes d’entre elles voilaient alors leurs charmes ; mais, comme le manuscrit de Wardour assure que plusieurs de ces beautés brillaient depuis dix années, on peut supposer que, rassasiées alors de toutes les vanités du monde, elles voulaient d’elles-mêmes renoncer aux honneurs du triomphe, pour laisser aux beautés naissantes de cette époque plus d’espoir de succès. Enfin, le champion s’arrêta sous la galerie où Rowena était placée, et dès ce moment l’anxiété des spectateurs fut poussée à son comble.

Il faut avouer que, si l’intérêt manifesté en sa faveur avait pu attirer ici le chevalier déshérité, cet endroit de la lice devant lequel il s’arrêta méritait sa prédilection. Cedric le Saxon avait éclaté de joie à la déconfiture du templier, et plus encore à la mésaventure de Front-de-Bœuf et de Malvoisin, deux de ses ennemis les plus perfides ; le corps moitié sorti de la galerie, il avait accompagné le vainqueur dans toutes ses courses, non seulement des yeux, mais encore de tout son cœur, de toute son âme. Lady Rowena avait observé avec une égale attention les événements du jour, quoique sans paraître y attacher un aussi vif intérêt. L’indolent Athelstane lui-même avait fait mine plusieurs fois de sortir de son apathie lorsqu’en demandant un grand verre de muscat, il l’avait bu à la santé du chevalier vainqueur. Un autre groupe, stationné sous la galerie occupée par les Saxons, n’avait pas pris une part moins vive aux destins de la journée

« Père Abraham ! dit Isaac d’York en voyant la première course engagée entre le templier et le chevalier déshérité ; oh, comme il chevauche noblement ce Gentil ! quel bon cheval de Barbarie il conduit ! amené de si loin, ce pauvre animal, il ne le ménage pas plus que si c’était un ânon sauvage ; et cette brillante armure, qui fut payée si cher à Joseph Pareira, armurier de Milan, et qui devait rapporter soixante-dix pour cent de bénéfice, il s’en inquiète aussi peu que s’il l’avait trouvée sur le grand chemin.

— S’il expose sa personne, mon père, dit Rébecca, à un si terrible combat, peut-il songer à son coursier et à son armure ?

— Ma fille, répondit Isaac un peu piqué, tu ne sais pas de quoi tu parles : son cou et ses membres sont à lui, mais son cheval et son armure appartiennent à… Bienheureux Jacob ! qu’allais-je dire ? N’importe, c’est un bon jeune homme. Vois, Rébecca, il va atteindre le Philistin. Prie, mon enfant, prie pour le salut de ce brave jeune homme, et pour le bon coursier, ainsi que pour la riche armure. Dieu de mes pères ! il a vaincu, et le Philistin non circoncis est tombé sous sa lance, comme Og, roi de Basan, et Sehon[1], roi des Amorites, tombèrent sous le glaive de nos pères. Sans doute il prendra leur or et leur argent, leurs chevaux de bataille et leurs armures d’airain et d’acier ; il les prendra comme une dépouille légitime. » Le digne Israélite montra la même anxiété à chacune des courses du chevalier, oubliant rarement de hasarder un prompt calcul au sujet de la valeur du cheval et de l’armure que chacun des combattans vaincus devait abandonner au vainqueur. Ainsi, on avait exprimé le plus vif intérêt au succès du chevalier déshérité dans cette partie de la lice devant laquelle il s’arrêta.

Soit par indécision, soit par tout autre motif, le champion du jour demeura stationnaire, et comme immobile plus d’une minute, tandis que les yeux d’une assemblée muette étaient fixés sur lui. À la fin, baissant graduellement et avec grâce le bout de sa lance, il déposa la couronne qu’elle supportait aux pieds de la belle Rowena. Aussitôt les trompettes sonnèrent une fanfare, et les hérauts d’armes proclamèrent lady Rowena souveraine de l’amour et de la beauté pour le lendemain, menaçant de punitions sévères quiconque oserait désobéir à son autorité. Ils répétèrent leur cri de largesse auquel Cedric, dans le comble de sa joie, répondit en jetant au milieu de l’arène toute la monnaie qu’il possédait sur lui, libéralité qu’Athelstane, quoique moins vite, s’empressa d’imiter.

Quelques murmures s’élevèrent parmi les dames d’origine normande, aussi peu accoutumées à se voir préférer des beautés saxonnes que les barons normands l’étaient à subir la défaite dans des jeux de chevalerie auxquels ils se livraient. Mais ces signes de mécontentement furent soudain étouffés par les cris de la multitude qui répétait avec enthousiasme ; « Vive lady Rowena, la reine dûment élue de la beauté et de l’amour ! vive la princesse saxonne ! vive la race de l’immortel Alfred ! »

Quelque peu agréables que fussent ces cris pour le prince Jean et ceux qui l’entouraient, il se vit cependant obligé de confirmer la nomination du vainqueur ; et, faisant approcher son coursier, il descendit les degrés du trône, s’élança sur la selle, et entra dans la lice accompagné de sa suite. Le prince s’arrêta quelques instants sous la galerie où lady Alicie se trouvait ; il lui adressa ses hommages, et se tournant vers ceux qui l’entouraient : « Par la sainte Vierge, messieurs, si, dans le combat de ce jour, le chevalier nous a prouvé que ses membres étaient robustes et vigoureux, le choix qu’il vient de faire nous prouve aussi que ses yeux ne sont pas des plus clairvoyants. » Dans cette occurrence comme dans toutes celles qui marquèrent le cours de sa vie, le prince Jean avait le malheur de ne pas comprendre parfaitement le caractère de ceux qu’il désirait s’attacher. Waldemar Fitzurse fut blessé plutôt que flatté de l’observation du prince qui déclarait ainsi publiquement qu’Alicie avait été dédaignée. « De tous les droits de la chevalerie, dit-il, aucun n’est, selon moi, plus précieux et plus inaliénable que celui qui confère à tout chevalier la faculté de choisir librement la dame de son cœur. Ma fille ne brigue les hommages de qui que ce soit ; il lui suffit de mériter les honneurs que son caractère et son rang ne peuvent manquer de lui attirer. » Le prince Jean ne répliqua pas ; mais, comme pour exhaler son dépit, il donna de l’éperon à son cheval, et le lança vers la galerie où Rowena était assise, la couronne gisant encore à ses pieds.

« Aimable dame, dit-il, posez sur votre front les marques de votre souveraineté à laquelle personne ne rend plus sincèrement hommage que nous, et s’il vous plaît aujourd’hui, à vous, à votre noble père et à vos amis, de favoriser de votre présence notre banquet au château d’Ashby, nous apprendrons à connaître plus particulièrement la souveraine au service de laquelle nous serons tous dévoués demain. » Rowena se tut, et Cedric répondit pour elle en saxon : « Lady Rowena, dit-il, ignore la langue dans laquelle elle devrait répondre à votre courtoisie, et soutenir sa dignité à votre banquet ; moi aussi et le noble Athelstane de Coningsburgh nous parlons seulement l’idiome, et suivons seulement les usages, les coutumes de nos pères. Nous regrettons de ne pouvoir accepter votre polie invitation. Demain lady Rowena se chargera des fonctions auxquelles vient de l’appeler le libre choix du vainqueur, confirmé par les acclamations du peuple. » Disant ces mots, il prit la couronne et la mit sur la tête de Rowena pour montrer qu’elle acceptait l’autorité temporaire qui lui était conférée.

« Que dit-il ? « demanda le prince Jean, feignant de ne pas entendre le saxon qui lui était cependant bien familier. Le sens du discours de Cedric fut répété en français par un des courtisans du prince. « C’est bien, dit celui-ci, demain nous accompagnerons au siège de sa dignité cette reine muette. Vous au moins, sire chevalier, en se retournant vers le vainqueur resté près de la galerie, vous prendrez part à notre banquet. » Le chevalier, parlant pour la première fois d’une voix un peu basse et hâtée, s’excusa en faisant valoir ses fatigues, le besoin qu’il avait de repos, et la nécessité de se préparer au combat du lendemain. « À merveille, dit le prince Jean avec hauteur : bien que nous soyons peu accoutumé à de pareils refus, nous tâcherons d’égayer le festin en l’absence du vainqueur et de la reine de la beauté » À ces mots, il quitta la lice avec sa suite, et son départ fut le signal de l’écoulement de la foule.

Cependant, avec un souvenir vindicatif, qui est le propre de l’orgueil offensé, surtout lorsqu’il s’y joint la conviction intime d’un manque total de mérite, Jean eut à peine fait trois pas, que, regardant autour de lui, il attacha son œil plein de colère sur l’archer qui lui avait déplu au commencement du jour, et qui avait porté ce prince à ordonner à ses hommes d’armes de le surveiller de près : « Votre tête m’en répond ; ne souffrez point qu’il s’évade. » L’archer soutint le regard courroucé du prince avec le même sang-froid qu’il avait montré le matin, et il dit avec un sourire : « Je n’ai pas l’intention de quitter Ashby avant deux jours ; il faut que je voie comment les archers des comtés de Strafford et de Leicester manient leurs arcs ; les forêts de Needwood et de Charnwood nourrissent, je le pense, de bons tireurs, elles offrent de quoi les exercer.

— Et moi, dit le prince Jean à son cortège, sans daigner adresser une réponse directe à l’yeoman, je veux voir comment il tire le sien, et malheur à lui si son adresse ne suffit pas pour excuser son insolence.

— Il est plus que temps, dit Bracy, que l’outre-cuidance de ces paysans soit rabaissée par quelque exemple frappant. »

Waldemar Fitzurse, qui pensait probablement que son maître ne prenait pas le chemin de la popularité, haussa les épaules et garda le silence : le prince Jean continua sa retraite, et la dispersion de la foule devint générale. Dans les différentes routes, suivant les différents quartiers d’où ils étaient venus en groupes divers, les spectateurs se retirèrent le plus grand nombre vers la cité d’Ashby, où la majeure partie des personnages de distinction avaient un logement au château, et où les autres s’étaient assuré un gîte dans les maisons particulières. Parmi ces derniers se trouvaient la plupart des chevaliers qui avaient déjà paru dans le tournoi, ou qui se proposaient d’y reparaître ; dans leur marche silencieuse et lente, ou en parlant des événements du jour, les chevaliers étaient salués par les acclamations de la multitude, qui en élevaient même en l’honneur du prince Jean, quoiqu’il les dût bien plutôt à la splendeur de son cortège, qu’à la popularité de son caractère. De plus sincères, plus générales et plus légitimes clameurs suivaient le vainqueur du jour, qui, pour se dérober à une faveur si grande, accepta l’offre qui lui fut faite par les maréchaux d’un pavillon placé à l’extrémité septentrionale de la lice. Dès qu’il s’y fut retiré, ceux qui étaient restés dans la lice pour le considérer et se livrer sur lui à de nombreuses conjectures, se dispersèrent également.

Les démonstrations et les cris d’une foule tumultueuse d’individus rassemblés en un même lieu, et agitée par les mêmes événements, se changèrent peu à peu par l’éloignement des divers groupes, en un silence qui bientôt devint universel. On n’entendait plus que les voix rares des hommes chargés d’enlever les coussins et les tapisseries, et de les mettre en sûreté pour la nuit, et qui se disputaient les demi-bouteilles de vin et les restes de mets que l’on avait servis aux spectateurs. À une faible distance de la lice se voyaient plusieurs forges, qui commençaient à élever les flammes du fourneau dans les ténèbres de la nuit, annonçant de la sorte l’activité des armuriers, laquelle devait durer jusqu’au lendemain matin, pour réparer les armes qu’on allait employer ; une forte garde d’hommes d’armes, renouvelée par intervalles de deux heures en deux heures, environnait la lice, et veillait durant l’obscurité.



  1. Voir Deutéronome, chap. II et III. a. m.