Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 295-305).

XXV

Lorsque le templier entra dans la grande salle du château, de Bracy s’y trouvait déjà.

— Votre amour, dit de Bracy, a été troublé, je le suppose, ainsi que le mien, par cette sommation fanfaronne ; mais vous êtes revenu de votre entrevue plus tardivement et plus à regret, d’où je présume qu’elle a été plus agréable que la mienne.

— Votre déclaration a donc été faite sans succès à l’héritière saxonne ? dit le templier.

— Par les reliques de saint Thomas Becket ! répondit de Bracy, il faut que lady Rowena ait entendu dire que je ne puis supporter la vue d’une femme en pleurs.

— Bah ! dit le templier, toi un chef de compagnie franche, tu te soucies des larmes d’une femme ! Quelques gouttes d’eau répandues sur la torche de l’Amour ne font que raviver l’éclat de sa flamme.

— Grand merci de tes quelques gouttes ! répliqua de Bracy, mais cette damoiselle a versé autant de larmes qu’il en faudrait pour éteindre un phare. On n’a jamais vu des mains se tordre de telle sorte, et verser un tel déluge de larmes depuis les jours de sainte Niobé[1], dont le prieur Aymer nous a parlé. Le démon des eaux s’est emparé de la belle Saxonne.

— Une légion de démons s’est emparée du cœur de la juive, répliqua le templier ; car je pense qu’un seul démon, quand c’eût été Apollon lui-même, n’eût pu inspirer un orgueil et une résolution aussi indomptables. Mais où est Front-de-Bœuf ? Ce cor retentit avec un son de plus en plus perçant.

— Il s’occupe de ses négociations avec le juif, je présume, répliqua froidement de Bracy. Il est probable que les hurlements d’Isaac auront étouffé le son du cor. Tu dois savoir par expérience, Brian, qu’un juif qui se défait de ses trésors, à des conditions semblables à celles que notre ami Front-de-Bœuf est capable de lui offrir, doit pousser des lamentations assez bruyantes pour étouffer les fanfares de vingt cors et de vingt trompettes. Mais nous allons le faire appeler par des vassaux.

Front-de-Bœuf les rejoignit bientôt. Il avait été interrompu dans sa cruauté tyrannique, ainsi que le lecteur le sait déjà, et n’avait tardé à venir que pour donner quelques ordres indispensables.

— Voyons la cause de ce bruit maudit ! s’écria Front-de-Bœuf. Voici une lettre, et, si je ne me trompe, elle est écrite en saxon.

Il la regarda en la tournant et retournant dans ses mains, et comme s’il avait réellement quelque espoir d’arriver à en connaître le contenu en changeant la position du papier. Puis il la présenta à de Bracy.

— Ce sont, pour ce que j’y comprends, des caractères magiques, dit de Bracy, lequel avait sa bonne part de l’ignorance qui caractérisait la chevalerie de l’époque. Notre chapelain a voulu m’enseigner à écrire ; mais toutes mes lettres avaient la forme de pointes de lance et de lames d’épée, si bien que le vieux tonsuré finit par renoncer à la tâche.

— Donne-moi cette lettre, s’écria le templier ; nous tenons assez du caractère clérical pour avoir des connaissances suffisantes pour éclairer Notre Valeur.

— Faites-nous donc profiter de votre très révérend savoir, reprit de Bracy ; que dit cet écrit ?

— C’est une lettre formelle de défi, répondit le templier ; mais, par Notre-Dame de Bethléem ! si ce n’est pas une sotte plaisanterie, c’est le cartel le plus extraordinaire qui ait jamais passé le pont-levis d’un château seigneurial.

— Plaisanterie ! s’écria Front-de-Bœuf, je voudrais bien savoir qui oserait plaisanter avec moi sur cette matière. Lisez, sire Brian.

Le templier, en conséquence, lut ce qui suit :

« Moi, Wamba, fils de Witless, bouffon d’un homme de naissance noble et libre, Cédric de Rotherwood, dit le Saxon ; et moi, Gurth, fils de Beowulph, porcher… »

— Tu es fou ! dit Front-de-Bœuf interrompant le lecteur.

— Par saint Luc ! c’est écrit en ces termes, répondit le templier. Alors, reprenant sa tâche, il continua :

« Moi, Gurth, fils de Beowulph, porcher dudit Cédric, avec l’assistance de nos alliés et confédérés, qui font cause commune avec nous dans notre querelle, savoir : le bon chevalier appelé pour le moment le Noir fainéant, et le brave yeoman, Robert Locksley, surnommé le Fendeur de baguettes ; à toi, Réginald Front-de-Bœuf, et à tous tes alliés et complices, quels qu’ils soient, faisons savoir : Attendu que vous avez, sans motif, sans déclaration de guerre, injustement et par force, saisi la personne de notre seigneur et maître ledit Cédric, ainsi que celle d’une noble damoiselle de libre naissance, lady Rowena de Hargottstand-Stede, et celle d’un homme de naissance noble et libre, Athelsthane de Coningsburg, ainsi que celle de certains hommes nés libres, leurs cnichts[2], aussi sur certains serfs, nés leurs esclaves, ainsi que sur un certain juif nommé Isaac d’York, et sur sa fille, une juive, et certains chevaux et mules ; lesquelles nobles personnes avec leurs cnichts et esclaves, et avec les chevaux et mules, juif et juive déjà mentionnés, étaient tous en paix avec Sa Majesté, et voyageaient comme de bons sujets sur le grand chemin ; en conséquence, nous exigeons et demandons que lesdites nobles personnes, savoir : Cédric de Rotherwood, Rowena de Hargottstand-Stede, Athelsthane de Coningsburg, avec leurs serviteurs, cnichts et partisans, ainsi que les chevaux et les mules, le juif et la juive susnommés, en même temps que tous les biens mobiliers et immobiliers à eux appartenant, nous soient rendus une heure après la réception de la présente, à nous ou à ceux que nous désignerons pour les recevoir, et qu’ils soient remis intacts corps et biens. Faute de quoi, nous vous faisons savoir que nous vous tenons comme brigands et traîtres, et nous prenons l’engagement, soit de vous combattre en bataille rangée, soit d’assiéger votre château, et de faire tous nos efforts pour vous causer préjudice et vous exterminer.

Sur ce, que Dieu vous ait en sa sainte garde !

Signé par nous, la veille de Saint-Withold, sous le grand chêne, dans le Hart Hill Walk, le tout étant écrit par un saint homme, prêtre de Dieu, de Notre-Dame et de saint Dunstan, dans la chapelle de Copmanhurst. »

Au bas de cette pièce était griffonnée, en premier lieu, la rude esquisse d’une tête de coq avec sa crête, suivie d’une légende exprimant que cette espèce d’hiéroglyphe était la signature de Wamba, fils de Witless. Sous ce respectable emblème était une croix, que l’on indiquait devoir être la signature de Gurth, fils de Beowulph ; puis on avait écrit en caractères grossiers mais hardis les mots de Noir fainéant, et, pour terminer le tout, une flèche assez nettement dessinée représentait la signature de Locksley.

Les chevaliers écoutèrent la lecture de ce document extraordinaire d’un bout à l’autre, puis s’entre-regardèrent avec un muet étonnement, comme ne pouvant s’expliquer ce que cela pouvait signifier. De Bracy fut le premier qui rompit le silence par un éclat de rire qu’il ne put réprimer, et auquel prit part le templier, bien qu’avec un peu plus de modération ; Front-de-Bœuf, au contraire, paraissait impatient de cette hilarité intempestive.

— Je vous avertis franchement, dit-il, mes beaux sires, que vous feriez mieux de vous consulter pour savoir quelle conduite tenir en cette occurrence, que de vous abandonner à une gaieté déplacée.

— Front-de-Bœuf n’a pas repris sa bonne humeur depuis sa récente défaite, dit de Bracy au templier ; il est intimidé à la seule idée d’un cartel, bien que celui-ci nous vienne d’un bouffon et d’un porcher.

— Par saint Michel ! répondit Front-de-Bœuf, je voudrais que tu pusses soutenir tout le choc de cette aventure à toi seul, de Bracy. Ces rustres n’eussent pas osé agir avec une impudence aussi inconcevable s’ils ne se sentaient appuyés par quelque forte bande. Il y a dans cette forêt assez d’outlaws pour se venger de la protection que j’accorde aux daims. Un jour, j’ai fait lier un des leurs, qu’on avait pris en flagrant délit de braconnage, aux cornes d’un cerf sauvage, qui le perça et le tua en cinq minutes, et depuis lors, ils m’ont lancé autant de flèches qu’on en a tiré contre la cible à Ashby. Ici, drôle, ajouta-t-il en s’adressant à un de ses serviteurs ; as-tu envoyé quelque éclaireur pour reconnaître par quelle force ils comptent soutenir ce beau cartel ?

— Il y a au moins deux cents hommes réunis dans les bois, répondit un écuyer qui se tenait près de là.

— Voilà une belle affaire ! dit Front-de-Bœuf, voilà ce qui m’arrive pour vous avoir prêté mon château, à vous qui n’avez pas su conduire vos entreprises assez secrètement, sans attirer ce nid de frelons autour de mes oreilles.

— De frelons ! s’écria de Bracy ; dites plutôt de bourdons sans dard, une bande de drôles qui courent les bois, détruisent la venaison, au lieu de travailler pour vivre.

— Sans dard ! répliqua Front-de-Bœuf ; des flèches à tête de fourche de trois pieds de long et qui ne manquent jamais leur but, ne fût-il pas plus large qu’une demi-couronne, voilà du dard, il me semble.

— Fi donc ! messire chevalier, dit le templier ; convoquons nos gens et faisons une sortie contre eux : un chevalier, un seul homme d’armes, ce sera assez pour tenir tête à vingt paysans de cette espèce.

— Assez, et même trop, dit de Bracy ; j’aurais honte de braquer ma lance sur eux.

— Vous auriez raison, répondit Front-de-Bœuf, si c’étaient des Turcs ou des Mores, messire templier, ou de timides paysans de France, très vaillant de Bracy ; mais ce sont ici des yeomen anglais, sur lesquels nous n’aurons d’autres avantages que ceux que nous tenons de nos armes et de nos chevaux, qui ne nous seront que de peu d’utilité dans les clairières de la forêt. Faire une sortie, dis-tu ? À peine avons-nous assez d’hommes pour défendre le château. Mes meilleures troupes sont à York. Il en est de même de votre bande, de Bracy, et nous n’avons qu’une vingtaine d’hommes, outre ceux qui se trouvaient engagés dans cette folle affaire.

— Tu ne crains pas, dit le templier, qu’ils ne s’assemblent en force suffisante pour menacer le château ?

— Non pas, sire Brian, répondit Front-de-Bœuf ; ces outlaws ont à la vérité un capitaine audacieux, mais sans machines, sans échelles de siège et sans chefs expérimentés ; mon château peut braver leurs efforts.

— Envoie dire à tes voisins, reprit le templier, qu’ils rassemblent leurs gens et qu’ils viennent en aide à trois chevaliers assiégés par un bouffon et un porcher dans le château seigneurial de Réginald Front-de-Bœuf.

— Tu plaisantes, sire chevalier, répondit le baron. Mais chez qui envoyer ? Malvoisin est déjà à York avec ses partisans, ainsi que mes autres alliés ; j’y serais aussi moi-même sans votre entreprise infernale.

— Envoie donc un messager à York et rappelle nos gens, dit de Bracy. S’ils soutiennent le déploiement de mon étendard ou la vue de mes francs compagnons, je les reconnaîtrai pour les plus hardis outlaws qui aient jamais ployé l’arc dans la forêt.

— Et qui portera un pareil message ? dit Front-de-Bœuf. Ils vont occuper tous les sentiers, et ils s’empareront du messager et de son message. J’ai une idée… C’est cela, ajouta-t-il après un moment de réflexion. Messire templier, tu sais sans doute écrire aussi bien que tu sais lire ; et, si nous pouvons seulement trouver l’écritoire et la plume de mon chapelain, qui est mort il y a un an, au milieu du festin de Noël…

— S’il vous plaît, dit l’écuyer qui était encore de service, je crois que la vieille Urfried les a mis de côté par amour pour le confesseur. Ce fut le dernier homme, lui ai-je entendu dire, qui lui ait jamais parlé avec cette courtoisie que les hommes ont l’habitude d’employer avec les femmes et les jeunes filles.

— Va donc les quérir, Engelred, dit Front-de-Bœuf. Et alors, messire templier, tu vas répondre à ce hardi cartel.

— J’aimerais mieux faire cette réponse à la pointe de l’épée qu’à la pointe de la plume, reprit Bois-Guilbert ; mais qu’il soit fait comme vous le désirez.

Il s’assit et écrivit en français une épître ainsi conçue :

« Sire Reginald Front-de-Bœuf, avec ses nobles et chevaleresques alliés et compagnons, n’accepte point de défi de la part d’esclaves, de serfs ou de fugitifs. Si la personne qui se dit le chevalier noir a véritablement droit aux honneurs de la chevalerie, il doit savoir qu’il se dégrade par sa présente association, et qu’il n’a nul droit de demander des comptes à des hommes vaillants de noble race. Quant aux prisonniers que nous avons faits, nous vous prions, par charité chrétienne, d’envoyer un prêtre pour recevoir leur confession et les réconcilier avec Dieu, puisque notre intention immuable est de les exécuter ce matin avant midi ; de sorte que leurs têtes, placées sur les créneaux, montreront à tout le monde quel cas nous faisons de ceux qui se sont occupés de les secourir. Sur ce, comme nous l’avons mentionné, nous vous engageons à leur envoyer un prêtre pour les réconcilier avec Dieu, et, ce faisant, vous leur rendrez le dernier service que vous puissiez leur rendre en ce monde. »

Cette lettre, étant pliée, fut remise à l’écuyer, lequel la transmit au messager, qui attendait au-dehors la réponse à sa missive.

Le yeoman, ayant ainsi accompli sa mission, revint au quartier général des alliés, qui était en ce moment établi sous un vénérable chêne, à trois portées de flèche environ du château. C’est là que Wamba, Gurth, leurs alliés, le chevalier noir, Locksley et le joyeux ermite, attendaient avec impatience une réponse à leur sommation.

Autour d’eux, et à quelque distance, on voyait un grand nombre de braves yeomen, dont l’habit forestier et les figures hâlées indiquaient assez les occupations habituelles. On en avait déjà réuni plus de deux cents, et d’autres arrivaient rapidement. Ceux à qui ils obéissaient comme à leurs chefs ne se distinguaient des autres que par une plume fixée à leur bonnet ; leurs vêtements, leurs armes et leur équipement étant semblables sous tous les autres rapports.

Outre ces troupes, une force moins régulière et moins bien armée, composée des habitants saxons de la ville voisine et de beaucoup de serfs et de domestiques des vastes domaines de Cédric, était déjà rassemblée en ce lieu pour contribuer à la délivrance de leur maître.

Le plus grand nombre n’avait d’autres armes que ces instruments rustiques que la nécessité convertit quelquefois en armes offensives : des épieux à sanglier, des faux, des fléaux et autres instruments semblables étaient leurs armes principales ; car les Normands, avec la politique jalouse des conquérants, ne permettaient pas aux Saxons vaincus la possession ou l’emploi d’épées et de lances.

Ces circonstances rendaient l’assistance des Saxons bien moins redoutable aux assiégés que la vigueur même de ces hommes, leur nombre supérieur et l’animation inspirée par la justice de leur cause, ne les eût rendus sans ce désavantage.

Ce fut aux chefs de cette armée bigarrée que la lettre du templier fut remise.

On s’en rapporta d’abord au chapelain pour en connaître le contenu.

— Par la houlette de saint Dunstan ! dit ce digne ecclésiastique, par cette houlette qui a conduit plus de brebis dans la bergerie que celle de tout autre saint du paradis, je vous jure que je ne puis vous expliquer ce jargon, qui est indéchiffrable ; je ne puis deviner si c’est du français ou de l’arabe.

Alors il donna la lettre à Gurth, qui, secouant la tête d’un air rechigné, la passa à Wamba.

Le bouffon examina chacun des quatre coins du papier avec cet air d’intelligence affectée que peut prendre un singe en pareille occasion ; puis il donna la lettre à Locksley.

— Si les grandes lettres étaient des arcs et les petites des flèches, je pourrais y comprendre quelque chose, observa l’honnête yeoman ; mais, dans l’affaire telle qu’elle est, la signification est aussi loin de ma portée que le cerf qui est à quatre lieues de nous.

— Il faut donc que je serve de clerc, s’écria le chevalier noir.

Et, recevant la lettre de Locksley, il la parcourut d’abord lui-même, et ensuite en expliqua le sens en saxon à ses confédérés.

— Exécuter le noble Cédric ! s’écria Wamba. Par la croix ! il faut que tu te trompes, sire chevalier.

— Non pas, mon digne ami, répliqua le chevalier ; j’ai expliqué les mots tels qu’ils sont ici tracés.

— Alors, par saint Thomas de Cantorbéry ! répliqua Gurth, il faut nous emparer du château, quand même nous devrions l’abattre de nos mains.

— Nous n’avons point d’autres armes pour l’abattre, reprit Wamba ; seulement, nos mains ne sont guère propres à briser les pierres de taille et le mortier.

— Ce n’est qu’un stratagème pour gagner du temps, dit Locksley. Ils n’oseraient pas commettre un crime dont je tirerais un châtiment épouvantable.

— Je voudrais, dit le chevalier noir, qu’il y eût quelqu’un parmi nous qui pût pénétrer dans le château, et y découvrir ce que veulent les assiégés. Puisqu’ils permettent qu’on leur envoie un confesseur, il me semble que ce saint ermite pourrait à la fois exercer sa pieuse vocation sans délai et nous procurer les renseignements dont nous avons besoin.

— Peste soit de toi et de ton conseil ! s’écria le bon ermite. Je te dis, sire chevalier Fainéant, qu’une fois que j’ai ôté mon froc de moine, ma prêtrise, ma sainteté et jusqu’à mon latin, tout part avec lui, et, lorsque j’ai endossé ma jaquette verte, j’aime mieux tuer vingt chevreuils que confesser un seul chrétien.

— Je crains, dit le chevalier noir, je crains beaucoup qu’il n’y ait personne ici qui puisse prendre sur lui, momentanément, de jouer le rôle de père confesseur.

Ils s’entre-regardèrent tous, mais sans répondre.

— Je vois bien, dit Wamba après une courte pause, que le fou doit encore être fou, et passer son cou dans le nœud coulant que les hommes sages redoutent. Il faut que vous sachiez, mes cousins et mes compatriotes, que j’ai porté l’habit de paysan avant de porter l’habit bigarré ; que j’ai été élevé pour être moine jusqu’à ce qu’une fièvre cérébrale, m’ayant assailli, ne me laissât que juste assez d’esprit pour être bouffon. J’espère qu’avec l’aide du froc de ce bon ermite, et à l’aide surtout de la sainteté et du savoir qui sont cousus dans mon capuchon, on me jugera apte à administrer les consolations temporelles et spirituelles dont ont si grand besoin notre digne maître Cédric et ses compagnons d’infortune.

— Penses-tu qu’il ait assez de bon sens pour jouer son rôle ? demanda le chevalier noir en s’adressant à Gurth.

— Je n’en sais rien, dit Gurth ; mais, s’il n’en a pas assez, ce sera la première fois qu’il manquera d’esprit pour tirer parti de sa folie.

— Passe donc le froc, mon brave ami, s’écria le chevalier, et que ton maître nous envoie le récit de la position des défenseurs du château. Ils ne doivent être que peu nombreux, et on peut parier cinq contre un qu’ils ne sauront pas résister à une attaque imprévue et audacieuse. Le temps s’écoule, va-t’en !

— Et, en attendant, dit Locksley, nous allons tellement serrer la place, qu’il n’en sortira pas une mouche pour porter des nouvelles ; de sorte que, mon brave ami, continua-t-il en s’adressant à Wamba, tu pourras déclarer à ces tyrans que, quelle que soit la violence qu’ils exercent, sur la personne de leurs prisonniers, elle leur sera très-sévèrement rendue.

Pax vobiscum ! dit Wamba, qui se trouvait déjà affublé de son vêtement religieux.

Et, ce disant, il imita la pose solennelle et pompeuse d’un moine, et partit pour exécuter sa mission.


fin du tome premier.
  1. Je voudrais que le prieur leur eût appris aussi dans quel temps Niobé fut canonisée. Ce fut sans doute à cette époque éclairée où le dieu Pan a prêté à Moïse sa flûte païenne.
  2. Les Saxons semblent avoir désigné par ce nom une classe de serviteurs militaires, quelquefois libres, quelquefois serfs, mais dont le rang était au-dessus de celui de domestiques ordinaires, soit dans la maison royale, soit chez les aldermen et thanes. Mais le mot cnicht, qui maintenant s’écrit knigt, ayant été reçu dans la langue anglaise comme l’équivalent du mot normand chevalier, j’ai eu soin de ne pas m’en servir dans la première signification, pour éviter la confusion.