Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 207-229).

XL

Quand le chevalier noir, car il faut reprendre la suite de ses aventures, eut quitté le Trysting-tree[1] du généreux outlaw, il se rendit à une maison religieuse des environs, appelée le monastère de Saint-Botolph, où Ivanhoé blessé avait été transporté après la prise du château, sous la conduite du fidèle Gurth et du magnanime Wamba. Il n’est pas nécessaire, quant à présent, de dire ce qui se passa dans l’intervalle entre Wilfrid et son libérateur ; il nous suffit de dire que, après une longue et grave conférence, des courriers furent dépêchés par le prieur dans plusieurs directions ; que, le lendemain matin, le chevalier noir se disposa à se remettre en route, accompagné du bouffon Wamba, qui devait lui servir de guide.

— Nous nous retrouverons, dit-il à Ivanhoé, à Coningsburg, au château d’Athelsthane, puisque c’est là que ton père Cédric se propose de tenir le banquet funèbre pour son noble parent. Je désire voir réunis tes amis saxons, sire Wilfrid, afin de les connaître mieux que je ne l’ai fait jusqu’à présent ; tu m’y rejoindras, et je prendrai sur moi la tâche de te réconcilier avec ton père.

Ce disant, il fit des adieux affectueux à Ivanhoé, qui exprima le désir le plus ardent de suivre son libérateur. Mais le chevalier noir ne voulut point y consentir.

— Repose-toi aujourd’hui ; à peine auras-tu assez de force pour te mettre en route demain. Je ne veux d’autre guide que le fidèle Wamba, qui jouera près de moi le rôle de prêtre ou de bouffon, selon l’humeur où je me trouverai.

— Moi, dit Wamba, je vous suivrai de tout mon cœur. Je suis curieux de voir le banquet des funérailles d’Athelsthane ; car, si ce banquet n’est pas complet, il sortira de la tombe pour gronder le cuisinier, le maître d’hôtel et l’échanson, et ce serait un spectacle digne d’être vu. Je me reposerai toujours, messire chevalier, sur Votre Valeur pour faire mes excuses auprès de mon maître Cédric, dans le cas où mon esprit me ferait défaut.

— Et comment voudrais-tu, sire bouffon, que ma valeur réussît, lorsque ton esprit reste en route ? Réponds à cette question, dit le chevalier.

— L’esprit, sire chevalier, répliqua le bouffon, peut faire beaucoup. C’est un drôle vif, intelligent, qui voit le côté faible de son voisin, et qui sait bien se mettre à l’abri du vent lorsque les passions soufflent avec violence. Mais la valeur est une gaillarde qui renverse tout devant elle ; qui rame contre le vent et contre la marée et va droit au but. Ainsi donc, digne et bon chevalier, tandis que je profiterai du beau temps qui donne un caractère débonnaire à mon maître et seigneur, je m’en rapporterai à vous pour venir à mon aide en cas de tempête.

— Sire chevalier du Cadenas, puisque c’est votre bon plaisir de vous appeler ainsi, dit Ivanhoé, je crains que vous n’ayez choisi un sot jaseur et importun pour vous servir de guide. Mais il connaît tous les sentiers de la forêt aussi bien que le meilleur chasseur qui la fréquente ; et le pauvre fou, comme vous avez pu le voir, est fidèle comme l’acier.

— Eh mais ! s’écria le chevalier, s’il a l’intelligence de me montrer ma route, je ne lui en voudrai pas de chercher à l’égayer. Porte-toi bien, gentil Wilfrid ; je te conseille de ne pas essayer de te mettre en route avant demain au plus tôt.

À ces mots, il présenta sa main à Ivanhoé, qui la pressa sur ses lèvres ; puis il prit congé du prieur, monta à cheval, et sortit du monastère avec Wamba pour son compagnon. Ivanhoé les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu sous les ombres de la forêt environnante, puis il rentra dans le couvent.

Mais on venait à peine de chanter matines, qu’il fit demander à voir le prieur. Le vieillard accourut en toute hâte et s’enquit anxieusement de l’état de sa santé.

— Elle est meilleure, répondit le convalescent, que ma plus douce espérance n’aurait pu le prévoir ; il faut ou que ma blessure ait été plus légère que l’effusion du sang ne me le fait supposer, ou que ce baume ait produit une guérison miraculeuse. Il me semble que je pourrais revêtir mon corselet, et c’est à ma grande joie ; car dans mon esprit surgissent des pensées qui ne me permettent pas de rester ici dans une plus longue oisiveté.

— Que les saints nous préservent, répondit le prieur, de voir le fils du saxon Cédric quitter notre couvent avant que ses blessures soient parfaitement cicatrisées ! Ce serait la honte de notre monastère, si je le permettais.

— Et, de mon côté, je n’aurais aucun désir de quitter votre toit hospitalier, mon vénérable père, ajouta Ivanhoé, si je ne me sentais en état de supporter les fatigues du voyage, et si je n’étais forcé de me mettre en route sur-le-champ.

— Et qui peut nécessiter un départ aussi prompt ? demanda le prieur.

— N’avez-vous jamais, révérend père, répondit le chevalier, senti comme une appréhension d’un malheur prochain et dont vous cherchiez vainement à vous expliquer la cause ? Votre esprit, comme un paysage que le soleil éclaire, ne s’est-il jamais voilé tout à coup d’obscurs nuages, précurseurs d’une tempête prochaine ? Et ne pensez-vous pas que ces pressentiments de l’âme méritent notre attention comme des avis qui proviennent de nos anges tutélaires ?

— Je ne puis nier, répondit le prieur, que de pareilles choses ne soient arrivées et qu’elles ne viennent du Ciel ; mais, en ce cas, ces inspirations avaient un but utile et évident. Mais, toi, blessé comme tu l’es, à quoi te servirait de suivre les pas de celui que tu ne pourrais secourir, dans le cas où il serait attaqué ?

— Prieur, dit Ivanhoé, tu te trompes ; je suis assez fort pour échanger un coup de lance avec quiconque me défierait à un tel jeu. Mais, quand il en serait autrement, ne saurais-je pas lui venir en aide dans son danger par d’autres moyens que la force des armes ? Il n’est que trop certain que les Saxons n’aiment pas la race normande ; et qui sait ce qui peut arriver s’il se présente parmi eux quand leurs cœurs sont irrités par la mort d’Athelsthane, et leurs têtes échauffées par les excès auxquels ils vont s’abandonner ? Je regarde son arrivée au milieu d’eux, dans un tel moment, comme très dangereuse, et je suis résolu à partager ou à détourner le péril ; c’est pourquoi je te demanderai de me procurer quelque palefroi qui ait le pas plus doux que celui de mon destrier.

— Bon ! bon ! répondit le digne ecclésiastique, vous aurez ma propre mule ; elle est habituée à l’amble, et je voudrais qu’elle eût le pas aussi doux que le genet de l’abbé de Saint-Alban. Je puis dire, pour rendre justice à Malkin, car c’est ainsi que je l’appelle, que, à moins que vous ne chevauchiez sur le cheval du jongleur qui danse parmi les œufs, vous ne pourriez faire un voyage sur une créature plus douce et plus gentille. J’ai composé sur son dos plus d’une homélie pour l’édification de mes frères du couvent et de beaucoup de pauvres âmes chrétiennes.

— Je vous prie, révérend père, ajouta Ivanhoé, de donner l’ordre que Malkin soit à l’instant préparée, et faites dire à Gurth de m’apporter mes armes.

— Pourtant, gentil chevalier, dit le prieur, je vous prie de vous souvenir que Malkin ne connaît pas plus les armes que son maître, et que je ne garantis pas qu’elle supporte la vue de votre armure. Oh ! Malkin, je vous le promets, est une bête prudente, qui refusera de porter un poids exorbitant. Je me rappelle qu’une fois j’avais emprunté le Fructus temporum au prieur de Saint-Bess : elle ne voulut pas bouger de la porte, jusqu’à ce que j’eusse remplacé cet énorme livre par mon petit bréviaire.

— Fiez-vous à moi, mon père, reprit Ivanhoé, je ne veux pas la surcharger d’un poids trop lourd, et, si elle s’avise de lutter avec moi, elle n’y gagnera rien.

Cette réplique fut faite, pendant que Gurth fixait sur les talons du chevalier une paire de longs éperons dorés, capables de convaincre tout cheval rétif que le meilleur parti était de se soumettre à la volonté de son cavalier.

Les mollettes profondes et aiguës dont les talons d’Ivanhoé étaient maintenant armés firent repentir le digne prieur de sa complaisance, et il s’écria :

— Gentil chevalier, j’y pense maintenant. Malkin ne supporte pas l’éperon ; vous feriez mieux d’attendre la jument de notre pourvoyeur, qui est là-bas à la grange, et qu’on pourrait avoir dans une heure au plus tard ; elle sera plus traitable, vu qu’elle a l’habitude de charrier notre bois d’hiver et qu’elle ne mange jamais de grain.

— Je vous remercie, mon révérend père, mais je m’en tiendrai à votre première offre, d’autant plus que j’aperçois Malkin à la porte. Gurth portera mon armure, et, quant au reste, comptez que, comme je ne surchargerai pas le dos de Malkin, elle ne vaincra pas ma patience. Et maintenant, adieu !

Ivanhoé descendit les escaliers plus promptement et plus facilement que ne le promettait sa blessure, et se jeta sur le genet, impatient d’échapper aux importunités du prieur, qui le suivait d’aussi près que le permettaient son âge et son obésité, tantôt chantant les louanges de Malkin, et tantôt recommandant au chevalier de la traiter avec douceur.

— Cette bête est à l’âge le plus dangereux, tant pour les jeunes filles que pour les juments, s’écria le vieillard en riant de sa plaisanterie, car elle entre à peine dans sa quinzième année.

Ivanhoé, qui avait autre chose à faire que de discuter les mérites d’un palefroi, ne prêta qu’une oreille distraite aux conseils et aux plaisanteries facétieuses du prieur ; il sauta sur sa jument et ordonna à son écuyer (car Gurth se nommait déjà ainsi) de se tenir à côté de lui. Il suivit la trace du chevalier noir dans la forêt, pendant que le prieur se tenait à la porte du couvent et s’écriait :

— Sainte Marie ! comme ces hommes de guerre sont prompts et impétueux ! Je suis fâché de lui avoir confié Malkin, car, perclus comme je le suis par les rhumatismes, je serais bien embarrassé s’il lui arrivait malheur. Et cependant, dit-il par un retour sur lui-même, comme je n’épargnerais pas mes membres pour la bonne cause de la vieille Angleterre, il faut bien que Malkin coure aussi ses risques dans la même aventure, et il se pourra plus tard qu’on juge notre pauvre maison digne de quelque magnifique récompense. Peut-être enverront-ils au vieux prieur un petit bidet à allure douce. Et, s’ils ne font rien de tout cela, car les grands seigneurs oublient souvent les services des petits, je m’estimerai encore assez récompensé d’avoir fait ce qui est bien. Mais voici l’heure d’appeler les frères au réfectoire pour déjeuner. Ah ! je sais bien qu’ils entendent cet appel plus joyeusement que celui des prières et des matines…

Le prieur de Saint-Botolph rentra aussi tout clopinant au réfectoire, afin de présider à la distribution de la morue et de l’ale qui devaient composer le déjeuner des frères.

Il se mit à table d’un air important, laissa échapper plus d’un mot obscur sur les bénéfices que le couvent pouvait espérer et sur les grands services rendus par lui-même à d’illustres personnages. Ces insinuations à toute autre heure n’auraient pas manqué d’attirer l’attention ; mais la morue était très salée, l’ale assez bonne et les mâchoires des frères étaient trop occupées pour qu’ils se servissent de leurs oreilles, de sorte qu’aucun des membres de la confrérie ne se laissa chatouiller par les insinuations mystérieuses de son supérieur, si ce n’est le père Diggory, qui, pris d’un violent mal de dents, ne pouvait manger que d’un côté de la bouche. Pendant ce temps le chevalier noir et son joyeux guide s’avançaient à loisir dans les replis de la forêt ; tantôt le bon chevalier fredonnait en lui-même la chanson de quelque troubadour amoureux, et tantôt il excitait par ses questions le babil de son guide ; de sorte que leur dialogue se composait d’un mélange bizarre de chansons et de badinages, dont nous voudrions pouvoir donner une idée à nos lecteurs.

Qu’on se représente donc ce chevalier tel que nous l’avons déjà dépeint : vigoureux de sa personne, ayant la taille haute, les épaules très larges, les os très développés, monté sur un cheval de bataille noir et robuste, qui paraissait fait exprès pour porter son poids, tant son allure était aisée. La visière de son casque était levée pour faciliter sa respiration, mais la mentonnière en était fermée ; de sorte que ses traits ne pouvaient se distinguer qu’imparfaitement. On voyait pourtant ses joues pleines et vermeilles, quoique brunies par le soleil, et ses grands yeux bleus et étincelants qui brillaient sous l’ombre obscure de sa visière ; l’extérieur du champion exprimait dans l’ensemble de ses gestes et de son maintien une gaieté insouciante, un esprit aussi peu porté à craindre le danger que prompt à le défier quand il se présentait, et pour lequel cependant le danger était une pensée familière, puisque la guerre et les aventures composaient sa profession.

Le bouffon portait comme d’habitude son habit fantasque ; mais les événements récents lui avaient fait adopter une flamberge tranchante au lieu d’une épée de bois, avec un petit bouclier pour sa défense. Malgré sa profession paisible, il s’était montré maître habile dans l’usage de chacune de ces armes pendant le siège de Torquilstone.

À la vérité, ce qu’on remarquait de faible dans le cerveau de Wamba se composait principalement d’une sorte d’irritation nerveuse qui ne lui permettait pas de rester longtemps dans la même place ou de s’attacher à une série d’idées fixes, quoiqu’il eût toute l’aptitude désirable pour s’acquitter d’une tâche de peu de durée ou pour saisir et comprendre ce qui frappait son attention.

Or, pendant qu’il se tenait à cheval, on le voyait constamment se balancer en avant et en arrière, tantôt sur le cou de l’animal, tantôt sur sa croupe ; tantôt s’asseyant les deux jambes d’un côté, et tantôt se mettant la figure contre la queue, rêvant, faisant la moue, mille gestes et mille singeries, jusqu’à ce que son palefroi prît ses caprices tellement à cœur, qu’il l’abattit tout de son long sur le gazon, accident qui amusa beaucoup le chevalier, mais qui força son compagnon à chevaucher avec plus de prudence. Au moment où nous revenons à eux, ce couple joyeux s’était mis à chanter un virelai dans lequel le bouffon soutenait le refrain, pendant que le chevalier au cadenas récitait les couplets.

Voici les paroles de la chansonnette :

le chevalier

Anna-Marie, mon amour, le soleil est levé. Anna-Marie, mon amour, le matin commence, le brouillard se dissipe et les oiseaux chantent. Anna-Marie, mon amour, la matinée commence ; le chasseur tire de son cor des sons joyeux que répètent les échos de nos bois et de nos montagnes. Voici l’heure de se lever, Anna-Marie, mon amour.

wamba

Ô Tybalt, mon amour, ne m’éveille pas encore, tandis qu’autour de ma couche si douce, des songes plus doux voltigent, qui sont les joies de la vie auprès de ces visions du sommeil, ô Tybalt, mon amour ! Que les oiseaux saluent de leurs chants le soleil qui perce les brouillards ; que le chasseur fasse résonner sur la colline les sons aigus du cor, des sons plus doux, de plus doux plaisirs animent mon sommeil. Mais ne crois pas que je rêve de toi, ô Tybalt, mon amour !

— Voilà une chanson charmante ! s’écria Wamba, aussitôt qu’ils eurent fini le dernier couplet, et je jure par ma marotte que la morale en est jolie. J’avais coutume de la chanter avec Gurth, qui était mon compagnon de plaisirs avant que, par la grâce de Dieu et de notre maître, il fût devenu rien de moins qu’un homme libre. Un jour, on nous donna du bâton pour nous être tellement laissé aller au charme de cet air, que nous étions restés au lit deux heures après le lever du soleil. Rien qu’en y songeant, les os me font encore mal. Néanmoins, j’ai chanté la partie d’Anna-Marie pour vous être agréable, sire chevalier.

Le bouffon entonna ensuite un autre lai, une sorte de chanson comique, dans laquelle le chevalier, reprenant l’air, répondait en accompagnant Wamba.

le chevalier et wamba

Trois joyeux compagnons sont arrivés du sud, de l’ouest et du nord. Mes amis, chantons à la ronde, pour conquérir la veuve de Wycombe. Où est la veuve qui pourrait leur dire non ?

Le premier était un chevalier, et il venait de Tynedale ; mes amis, chantons à la ronde ; et ses aïeux étaient gens de grande renommée. Où est la veuve qui pourrait lui dire non ?

De son père le laird, de son oncle le squire, il vantait le renom dans ses chansons et dans ses rondes ; mais elle le renvoie à son feu de tourbe, car elle est la veuve qui lui dira non.

wamba.

L’autre qui vient après affirme en jurant… Gaiement chantons à la ronde… qu’il est gentilhomme, Dieu le sait, et que son lignage est de Galles ; et où est la veuve qui pourrait lui dire non ?

Sir David ap Morgem ap Grifith ap Tudo ap Rice. Tous ces noms entrent dans sa ronde. « Ah ! tant de noms, dit-elle, c’est trop peu pour une veuve… » Et le Gallois reprit le chemin de ses montagnes.

Alors vint un fermier, un gros fermier de Kent. Joyeusement chantons à la ronde. Il parla à la veuve de bestiaux et de rentes. Où est la veuve qui pourrait lui dire non ?

ensemble.

Ainsi le chevalier et le squire sont tous deux laissés à la porte pour y chanter leur ronde. Pour un fermier de Kent et une rente annuelle, une veuve jamais ne pourra dire non.

— Je voudrais, Wamba, s’écria le chevalier, que notre hôte du Trysting-tree, ou le joyeux frère son chapelain, pût entendre ta chansonnette à la louange du franc yeoman de Kent.

— Et moi, je ne le voudrais pas, dit Wamba, sans le cor qui est suspendu à votre baudrier.

— Oui, reprit le chevalier, c’est un gage de la bonne amitié de Locksley, quoique je doute en avoir besoin. Trois sons sur ce cor, m’a-t-il assuré, feraient accourir autour de nous une jolie bande de ces honnêtes yeomen.

— Je serais tenté de dire que le Ciel nous en défende, s’écria le bouffon, si je ne voyais que ce beau présent est un gage qu’ils nous laisseront passer tranquillement.

— Comment ! que veux-tu dire ? s’écria le chevalier ; penses-tu que, sans ce gage d’amitié, ils pourraient nous assaillir ?

— Quant à moi, je ne dis rien, répliqua Wamba ; car les arbres verts ont des oreilles aussi bien que les murailles de pierre. Mais, dites-moi, sire chevalier, pouvez-vous me répondre à ceci : Quand vaut-il mieux avoir sa cruche à vin et sa bourse vides que pleines ?

— Ma foi ! jamais, je pense, répondit le chevalier.

— Vous mériteriez de n’avoir jamais ni l’une ni l’autre pleines en mains, pour avoir fait une réponse aussi ingénue ! Il vaut mieux vider votre cruche avant de la passer à un Saxon, et laisser votre argent chez vous avant de voyager dans la forêt.

— Vous tenez donc nos amis pour des bandits ? demanda le chevalier au cadenas.

— Je ne vous dis pas cela, gentil chevalier, reprit Wamba ; on peut soulager le cheval d’un pauvre homme en ôtant la cotte de mailles de son cavalier quand il a un long voyage à faire ; et certainement on peut faire du bien à l’âme d’un homme en l’allégeant de ce qui est la source de tous les maux. Par conséquent, je ne veux pas donner de nom injurieux à ceux qui rendent de pareils services. Seulement, j’aimerais mieux que ma cotte de mailles fût chez moi et ma bourse dans ma chambre, quand je fais la rencontre de ces braves gens, parce que cela pourrait leur épargner quelque peine.

— Il est de notre devoir de prier pour eux, mon ami, malgré la belle réputation que tu leur fais.

— Je prierai pour eux de tout mon cœur, répondit Wamba, mais au logis et non dans les bois, comme l’abbé de Saint-Bees, qu’ils ont forcé de dire son bréviaire dans un arbre creux en guise de stalle.

— Dis ce que tu voudras, Wamba, répliqua le chevalier, mais ces yeomen ont rendu à ton maître Cédric un grand service à Torquilstone.

— Oui vraiment, répondit Wamba, mais c’était à la mode de leur trafic avec le ciel.

— Leur trafic, Wamba ! qu’entends-tu par là ? lui demanda son compagnon.

— Voici ce que j’entends, dit le bouffon ; ils établissent avec le Ciel une balance de comptes, comme notre vieux sommelier le faisait dans ses écritures, balance de comptes aussi juste que celle d’Isaac le juif avec ses débiteurs : comme lui, ils font de petites avances et se font rendre de fortes sommes, supportant sans doute pour balance en leur faveur cette usure sept fois multipliée que le texte sacré a permis aux prêts charitables.

— Expliquez ce que vous voulez dire par un exemple, répondit le chevalier ; je ne connais rien aux chiffres ni aux intérêts.

— Eh bien ! dit Wamba, puisque Votre Valeur a l’entendement si dur, vous saurez que ces honnêtes gens font la balance d’une bonne œuvre par une œuvre qui n’est pas tout à fait aussi louable. Ils donnent, par exemple, une couronne à un frère mendiant contre cent besants dont ils ont dépouillé un gros abbé ; et ils soulagent une pauvre veuve pour faire compensation d’une jeune fille avec laquelle ils ont badiné dans la forêt.

— Laquelle de ces actions est la bonne ? laquelle est la mauvaise ? interrompit le chevalier.

— Bonne plaisanterie, bonne plaisanterie ! s’écria Wamba ; rien ne donne de l’esprit comme la compagnie de ceux qui en ont. Vous n’avez rien dit de si bon, vaillant chevalier, j’en suis sûr, quand vous chantiez vos vêpres bachiques avec ce gros ermite. Mais je continue. Les joyeux enfants de la forêt bâtissent une chaumière, mais ils brûlent un château ; ils couvrent de chaume une petite chapelle et dépouillent une église ; ils délivrent un pauvre prisonnier et assassinent un shérif orgueilleux ; ou, pour ce qui nous regarde de plus près, ils donnent la liberté à un franklin saxon et brûlent vif un Normand. Bref, ce sont de gentils voleurs et des brigands courtois ; cependant le bon moment pour les rencontrer, c’est quand leur balance n’est pas de niveau.

— Comment cela, Wamba ? demanda le chevalier.

— Parce qu’alors ils ont tant soit peu de remords de conscience et cherchent à se raccommoder avec le Ciel. Mais, quand leur compte est en règle, Dieu garde les premiers qu’ils rencontrent ! Je ne voudrais pas être dans la peau du premier voyageur qui leur tombera sous la main ; après leur bonne action de Torquilstone, il serait écorché sans pitié. Et cependant, ajouta Wamba s’approchant tout à fait du chevalier, il y a des compagnons qui sont bien plus dangereux encore pour les voyageurs que la rencontre de nos outlaws.

— De qui voulez-vous parler ? car il n’y a ni ours ni loups dans ces alentours, dit le chevalier.

— Ma foi ! il y a les hommes d’armes de Malvoisin, s’écria Wamba ; et laissez-moi vous dire que, dans un temps de guerre civile, une dizaine de ces coquins vaut bien une bande de loups. C’est maintenant leur saison de récolte, et ils se trouvent renforcés des soldats qui se sont échappés de Torquilstone, de sorte que, si nous faisons la rencontre d’une bande de ces vauriens, il nous faudra payer pour nos faits d’armes. Or, je vous le demande, gentil chevalier, que feriez-vous si nous en rencontrions deux ?

— Je clouerais les bandits contre terre avec ma lance, Wamba, s’ils étaient assez hardis pour nous attaquer.

— Mais s’ils étaient quatre ?

— Ils auraient à boire à la même coupe, répondit le chevalier.

— Mais encore, s’il y en avait six, continua Wamba, et que nous fussions, comme nous le sommes, deux hommes à peine, ne vous souviendriez-vous pas du cor de Locksley ?

— Quoi ! s’écria le chevalier, en sonner pour demander du secours contre une vingtaine de ces racailles qu’un seul bon chevalier chasserait devant lui comme le vent chasse les feuilles desséchées !

— Eh bien ! alors, reprit Wamba, permettez-moi de regarder de plus près ce même cor dont le souffle est si puissant.

Le chevalier ouvrit l’agrafe du baudrier et offrit le cor à son compagnon, qui le suspendit aussitôt à son cou.

Tra lira la, dit-il, tirant des sons de l’instrument, je connais ma gamme aussi bien qu’un autre.

— Que veux-tu dire, drôle ? répondit le chevalier. Rends-moi le cor de chasse.

— Ne craignez rien, beau chevalier, il sera bien gardé. Quand la valeur et la folie voyagent ensemble, c’est à la folie de porter le cor, parce que c’est elle qui en sonne le mieux.

— Wamba, s’écria le chevalier noir, ceci dépasse la permission. Garde-toi d’abuser de ma patience.

— Ne me poussez pas à bout non plus avec vos emportements, beau chevalier, reprit le bouffon en s’éloignant de quelques pas du champion irrité ; sans quoi, la folie vous montrera les talons et laissera la valeur chercher son chemin par ces bois du mieux qu’il lui sera possible.

— Allons, tu as frappé juste, s’écria le chevalier, et, à vrai dire, je n’ai guère le temps de me disputer avec toi. Garde le cor si tu veux, mais continuons notre route.

— Vous me promettez de ne pas me maltraiter ? demanda Wamba.

— Je te le promets.

— Donnez-m’en votre parole de chevalier, continua Wamba se rapprochant avec beaucoup de précaution.

— Je t’en donne ma parole de chevalier, fou que tu es ! seulement, ne perdons pas de temps et avançons.

— C’est bien ; en ce cas, la valeur et la folie sont encore une fois bons compagnons, dit le bouffon en revenant franchement aux côtés du chevalier. Mais, en vérité, je n’aimerais pas un coup de poing comme celui que vous avez donné au moine gaillard et qui a fait rouler Sa Sainteté sur la prairie comme le roi des neuf quilles ; et, maintenant que la folie porte le cor, je conseille à la valeur de se réveiller et de secouer sa crinière ; car, si je ne me trompe pas, il y a là-bas, dans les broussailles, de la compagnie qui nous attend.

— À quoi juges-tu cela ? demanda le chevalier.

— C’est que j’ai remarqué à deux ou trois reprises l’éclat d’un casque au milieu des feuilles vertes ; si c’étaient d’honnêtes gens, ils eussent suivi le sentier ; mais ce taillis-là est une chapelle très convenable pour les clercs de saint Nicolas[2].

— Par ma foi ! dit le chevalier en fermant sa visière, je crois que tu as raison.

Il était temps qu’il prît cette précaution, car trois flèches partirent au même instant de l’endroit suspect et le frappèrent à la tête et à la poitrine ; l’une d’elles lui aurait percé le front si elle n’eût été détournée par la visière d’acier. Les deux autres furent arrêtées par son gorgerin et par le bouclier suspendu à son cou.

— Merci, ma bonne armure ! s’écria le chevalier. Wamba, en avant sur eux !

Et il piqua droit au taillis.

Six ou sept hommes d’armes s’élancèrent à sa rencontre, lance baissée. Trois des lances le touchèrent et volèrent en éclats comme si elles eussent rencontré une tour d’airain. Les yeux du chevalier noir semblaient lancer du feu par les ouvertures de sa visière ; il se leva sur ses étriers d’un air de dignité inexprimable et s’écria :

— Que signifie ceci, mes maîtres ?

Pour toute réponse, les hommes d’armes tirèrent leurs épées et l’attaquèrent de toutes parts en s’écriant :

— Mort au tyran !

— Ah ! saint Édouard ! ah ! saint Georges ! s’écria le chevalier noir abattant un homme à chaque invocation, avons-nous donc des traîtres ici ?

Ses adversaires, tout furieux qu’ils étaient, reculèrent devant un bras qui portait la mort à chaque coup, et la terreur qu’il inspirait semblait devoir suffire pour les mettre en fuite, quand un chevalier vêtu d’une armure bleue, qui jusque-là s’était tenu derrière les autres assaillants, s’avança avec sa lance, et, dirigeant son coup, non contre le cavalier, mais contre le cheval, blessa mortellement le noble animal.

— Voilà un coup traîtreusement porté ! s’écria le chevalier noir.

Et, en même temps, le coursier tomba à terre, entraînant son cavalier avec lui.

Ce fut dans ce moment même que Wamba fit sonner le cor de chasse ; car tout ceci s’était passé si rapidement, qu’il n’avait pas eu le temps de le faire plus tôt. Ce son inattendu fit encore reculer les assassins, et Wamba, tout imparfaitement armé qu’il était, n’hésita pas à accourir vers le chevalier noir pour l’aider à se relever.

— Lâches et traîtres que vous êtes ! s’écria le cavalier aux armes bleues, qui semblait le chef des assaillants, fuirez-vous au seul son d’un cor sonné par un bouffon ?

Ranimés par ces paroles, les meurtriers se ruèrent une seconde fois sur le chevalier noir, qui n’eut d’autre ressource que de s’adosser contre un chêne et de se défendre l’épée à la main.

Le chevalier félon, qui avait pris une autre lance, épia le moment où son formidable antagoniste se trouvait le plus vivement pressé, et s’élança sur lui dans l’espoir de le clouer contre l’arbre avec sa lance ; mais Wamba fit échouer son projet. Le bouffon, compensant par son agilité la force qui lui manquait, et à peine observé par les hommes d’armes acharnés sur un ennemi plus important, réussit à arrêter le chevalier bleu dans sa carrière en coupant les jarrets de son cheval d’un coup de revers de son couteau de chasse. Homme et cheval roulèrent à terre. Mais la situation du chevalier au cadenas n’en était pas moins précaire, serré de près comme il l’était par plusieurs hommes bien armés ; il commençait à se sentir fatigué par les violents efforts qu’il lui fallait faire pour se défendre presque au même instant sur tant de points, quand tout à coup une flèche étendit à terre un de ses plus formidables assaillants, et une bande de yeomen sortit de la clairière, conduite par Locksley et le joyeux frère. Ceux-ci prirent immédiatement une part active dans la lutte et firent main basse sur tous les scélérats, qui jonchèrent bientôt la terre, morts ou blessés mortellement.

Le chevalier noir rendit grâce à ses libérateurs avec une dignité qu’ils n’avaient pas remarquée en lui lors de leur première rencontre, où ses manières leur avaient paru celles d’un rude soldat plutôt que d’un homme d’un rang supérieur.

— Il m’importe beaucoup, dit-il, même avant d’exprimer toute ma reconnaissance à mes bons amis, de découvrir, s’il est possible, quels ennemis m’ont ainsi assailli sans provocation. Ouvrez la visière de ce chevalier bleu, Wamba ; c’est, ce me semble, le chef de ces coquins.

Le bouffon courut au chef des assassins, qui, meurtri par sa chute et embarrassé sous son coursier blessé, gisait sur le sol hors d’état de fuir ou de résister.

— Allons, mon vaillant seigneur, dit Wamba, il faut que je sois votre armurier après avoir été votre écuyer. Je vous ai aidé à descendre de cheval ; maintenant, je vais vous débarrasser de votre casque.

En parlant ainsi, il dénouait les attaches sans grande cérémonie, et le casque du chevalier bleu roula sur l’herbe, laissant voir sous des cheveux gris un visage que le chevalier au cadenas ne s’attendait pas à rencontrer en un tel moment.

— Waldemar Fitzurze ! s’écria-t-il étonné, qui a pu exciter un seigneur de ton rang et de ton mérite à conduire une entreprise aussi infâme ?

— Richard, répondit le chevalier captif en levant les yeux vers lui, tu connais peu l’espèce humaine si tu ne sais pas à quels excès l’ambition et la vengeance peuvent conduire les fils d’Adam.

— La vengeance ! répondit le chevalier noir. T’ai-je jamais offensé ? Qu’as-tu à venger sur moi ?

— Et ma fille, Richard, dont tu as dédaigné la main, n’est ce pas là une injure cruelle pour un Normand dont le sang est aussi noble que le tien ?

— Ta fille ! répliqua le chevalier noir, ta fille cause d’une inimitié qui a eu une si sanglante issue ! Reculez-vous, mes amis, je désire lui parler seul. Et maintenant, Waldemar Fitzurze, dis-moi la vérité. Qui t’a porté à ce forfait ?

— Le fils de ton père, répondit Waldemar ; et, en agissant ainsi, il ne faisait que venger ce père de ta désobéissance envers lui.

Les yeux de Richard étincelèrent d’indignation, mais son bon naturel maîtrisa ce mouvement. Il porta la main à son front et demeura un instant à contempler la figure du baron blessé, dans les traits duquel on voyait la lutte de l’orgueil et de l’humiliation.

— Tu ne me demandes pas grâce de la vie, Waldemar ? demanda le roi.

— Celui qui est sous la griffe du lion, répondit Fitzurze, sait qu’il n’a pas de merci à attendre.

— Reçois-la donc sans l’avoir demandée ; le lion ne se repaît pas des cadavres qu’il rencontre. Je te donne la vie, mais à la condition que, sous trois jours, tu auras quitté l’Angleterre ; que tu iras cacher ton infamie dans ton château normand, et que jamais un mot de ta bouche ne révélera la part que Jean d’Anjou a pu avoir à cette trahison. Si tu es trouvé sur le sol de l’Angleterre après le délai que je t’accorde, tu seras puni de mort ; ou si jamais tu dis un mot qui puisse porter atteinte à l’honneur de ma maison, je le jure par saint Georges ! l’autel lui-même ne te sera pas un refuge ; je te ferai pendre sur la tour de ton château pour servir de pâture aux corbeaux. Donne un cheval à ce seigneur, mon brave Locksley ; car je vois que tes archers ont pris ceux qui étaient restés sans maîtres, et laisse-le partir sain et sauf.

— Si je ne pensais pas que j’entends une voix dont il ne faut pas disputer les ordres, répondit le yeoman, j’enverrais une flèche à ce scélérat, et elle lui épargnerait la fatigue d’un long voyage.

— Tu portes un cœur anglais, Locksley, dit le chevalier noir, et c’est à ton bon droit que tu juges qu’il est de ton devoir d’obéir à mes ordres. Je suis Richard d’Angleterre.

À ces mots, prononcés d’un ton de voix majestueux qui convenait au rang élevé et au caractère non moins distingué de Cœur-de-Lion, tous les yeomen s’agenouillèrent devant lui, prêtèrent serment de fidélité, et implorèrent le pardon de leurs offenses.

— Levez-vous, mes amis, leur dit Richard d’un ton gracieux, en les regardant d’un air qui prouvait que sa bonne humeur habituelle avait déjà dompté la violence de son emportement.

Ses traits ne conservaient plus aucune marque de la lutte désespérée et si récente qu’il venait de soutenir, sauf la rougeur produite par la fatigue.

— Relevez-vous, continua-t-il, mes amis ; vos méfaits, soit dans la forêt, soit dans la campagne, ont été expiés par les services loyaux que vous avez rendus à mes sujets opprimés sous les murs de Torquilstone, et par le secours que vous avez apporté aujourd’hui à votre souverain. Levez-vous, mes vassaux, et soyez à l’avenir de loyaux sujets. Et quant à toi, brave Locksley

— Ne me nommez plus Locksley, monseigneur ; je dois me faire connaître sous le nom que la renommée aura, je le crains, trop largement répandu pour n’avoir pas été porté même jusqu’à votre oreille royale. Je suis Robin Hood, de la forêt de Sherwood.

— Le roi des outlaws, le prince des bons compagnons ! s’écria Richard. Qui n’a pas entendu citer un nom qui a été porté jusqu’en Palestine ? Mais sois assuré, brave outlaw, qu’aucune action commise pendant notre absence et pendant les temps de troubles qui en ont été la suite ne sera rappelée contre toi.

— C’est ce que dit le proverbe, s’écria Wamba, qui plaçait partout son mot, mais dont le ton, cette fois, était moins pétulant que de coutume :

Lorsque les chats sont partis,
C’est la fête des souris.

— Eh quoi ! Wamba, tu es là ? dit Richard. Il y a si longtemps que je n’avais entendu ta voix, que je pensais que tu avais pris la fuite.

— Moi, prendre la fuite ! s’écria Wamba ; quand voit-on jamais la folie se séparer de la valeur ? Voilà le trophée de mon épée, ce brave hongre gris, que je serais bien content de revoir sur ses jambes, à condition que son maître eût les jarrets coupés à sa place. Il est vrai que j’ai d’abord pris un peu de terrain, car une jaquette bigarrée ne soutient pas aussi bien les pointes de lance qu’une armure d’acier ; mais, si je n’ai pas combattu à la pointe de l’épée, vous avouerez que j’ai bravement sonné la charge.

— Et tu l’as fait fort à propos, honnête Wamba, répliqua le roi ; ton bon service ne sera pas oublié.

Confiteor ! confiteor ! s’écria d’un ton plein de soumission une autre voix près du roi ; je suis au bout de mon latin ; mais je reconnais ma trahison capitale, et j’implore l’absolution avant d’être mené à la potence !

Richard tourna les yeux et aperçut, à genoux, le joyeux frère disant son rosaire, tandis que son bâton à deux bouts, qui n’était pas resté oisif pendant l’escarmouche, était près de lui sur le gazon. Il avait tâché de donner à sa physionomie l’expression qu’il avait crue la plus propre à exprimer, selon lui, un profond repentir, ses yeux étant relevés et les coins de sa bouche rabattus, selon le mot de Wamba, comme les glands à l’ouverture d’une bourse. Cependant cette gravité extérieure et cette affectation d’extrême repentir se trouvaient singulièrement contredites par une expression narquoise qui se nichait dans ses gros traits et qui semblait dire que ses craintes et son humilité étaient également hypocrites.

— Pourquoi cet air abattu, fou prêtre que tu es ? demanda Richard ; as-tu peur que ton diocésain n’apprenne avec quelle fidélité tu sers Notre-Dame et saint Dunstan ? Allons, brave homme, ne crains rien ; Richard d’Angleterre ne trahit pas le secret confié par-dessus la cruche.

— Non, mon très gracieux souverain, répondit l’ermite (bien connu dans l’histoire de Robin Hood sous le nom de frère Tuck) ; ce n’est pas la crosse que je crains, c’est le sceptre. Hélas ! faut-il que mon poignet sacrilége ait jamais été appliqué sur l’oreille de l’oint du Seigneur !

— Ah ! ah ! reprit Richard, tu penses encore à cela ? En vérité, j’avais oublié la gourmade, bien que mon oreille en ait ressenti de la chaleur pendant tout un jour. Mais, si le coup a été donné de bonne grâce, j’en appelle aux braves qui m’entourent, il n’a pas été moins bien rendu ; ou si tu crois que je te doive encore quelque chose, et si tu veux recevoir un second compliment…

— Nullement, nullement, répliqua le frère Tuck, vous m’avez rendu le mien avec usure. Puisse Votre Majesté payer toujours ses dettes aussi amplement !

— Si je le pouvais faire avec des gourmades, dit le roi, mes créanciers n’auraient pas lieu de voir la caisse vide.

— Et cependant, continua le frère reprenant son visage d’une gravité empruntée, je ne sais quelle pénitence je devrai subir pour ce coup sacrilége.

— Ne parle plus de cela, mon frère, dit le roi ; après avoir soutenu tant de coups de la part des païens et des infidèles, ce serait pour moi une folie de me révolter contre la gourmade d’un clerc aussi saint que celui de Copmanhurst. Cependant, mon excellent frère, je crois que pour ton bien et celui de l’Église, je devrais te défroquer, en te donnant une place dans notre garde et en te confiant le soin de notre personne au lieu de celui de l’autel de saint Dunstan.

— Monseigneur, s’écria le frère, je vous demande humblement pardon, et vous m’excuseriez facilement si vous saviez seulement combien le péché de paresse m’obsède. Saint Dunstan (puisse-t-il vous être favorable !) n’en reste pas moins tranquille dans sa niche quand j’oublie mes oraisons pour aller expédier quelque daim. Maintes fois je passe la nuit hors de ma cellule à je ne sais quoi faire ; jamais saint Dunstan ne se plaint. C’est le maître le plus tranquille et le plus doux qu’on ait jamais fait en bois. Or, si j’étais un des gardes de mon souverain, ce qui serait un grand honneur sans doute, qu’arriverait-il si j’allais consoler une veuve dans un coin ou tuer un daim dans un autre ?

— Où est ce chien de prêtre ? » dirait l’un.

— Qui a vu ce maudit Tuck ? » dirait l’autre.

— Ce maroufle défroqué détruit plus de venaison que la moitié de la province ! » s’écrierait le garde.

Enfin, mon bon seigneur, je vous prie de me laisser tel que vous m’avez trouvé, ou, si vous voulez en quelque chose me faire jouir de votre bienveillance, considérez-moi comme le pauvre clerc de la cellule de saint Dunstan à Copmanhurst, qui recevra avec reconnaissance le moindre de vos dons.

— Je te comprends, dit le roi, et le saint clerc aura le droit de chasse dans mes forêts de Warncliffe. Fais bien attention pourtant que je ne te permets de tuer que trois daims par saison ; mais, si cette permission ne te sert pas d’excuse pour en tuer trente, je ne suis ni bon roi ni chevalier chrétien.

— Votre Grâce peut être bien sûre, répondit le frère, qu’avec la bénédiction de saint Dunstan, je trouverai moyen de multiplier votre largesse.

— Je n’en doute pas, mon bon frère, reprit le roi, et, comme la venaison toute seule est une nourriture qui altère, notre sommelier aura l’ordre de te livrer tous les ans un muid de vin des Canaries, une caque de vin de Malvoisie et trois barriques d’ale de la première qualité. Si cela ne te suffit pas pour étancher ta soif, tu viendras à ma cour et tu lieras connaissance avec mon sommelier.

— Et pour saint Dunstan ? demanda le frère.

— Une chape, une étole, une nappe d’autel te seront données, ajouta le roi en se signant. Mais ne poussons pas nos plaisanteries si loin, de peur que Dieu ne nous punisse de penser bien plus à nos folies qu’à son culte et à son honneur.

— Je réponds de mon patron, dit le prêtre joyeusement.

— Réponds de toi-même, frère, ajouta le roi Richard un peu sévèrement.

Mais, aussitôt après, il tendit sa main à l’ermite. Ce dernier, quelque peu humilié, plia le genou et la baisa. Tu fais moins d’honneur à ma main étendue qu’à mon poing fermé, dit le monarque en riant. Tu t’agenouilles seulement devant l’une, mais tu t’es prosterné devant l’autre.

Cette fois, le frère, craignant d’offenser le roi en continuant l’entretien sur un ton trop familier, faute dont doivent bien se garder ceux qui conversent avec les rois, salua profondément et se retira à l’écart.

En ce moment, deux nouveaux personnages parurent sur la scène.

  1. Arbre du rendez-vous.
  2. Saint Nicolas est, dit-on, le patron des voleurs.