Itinéraire de Paris à Jérusalem/Voyage/Partie 5

Garnier (Œuvres complètes, Tome 5p. 374-394).


CINQUIÈME PARTIE




SUITE DU VOYAGE A JÉRUSALEM


Le 10, de grand matin, je sortis de Jérusalem par la porte d’Ephraïm, toujours accompagné du fidèle Ali, dans le dessein d’examiner les champs de bataille immortalisés par le Tasse. Arrivé au nord de la ville, entre la grotte de Jérémie et les sépulcres des rois, j’ouvris La Jérusalem délivrée, et je fus sur-le-champ frappé de la vérité de l’exposition du Tasse :

Gerusalem sevro due colli è posta, etc.

Je me servirai d’une traduction qui dispense de l’original :

" Solime est assise sur deux collines opposées et de hauteur inégale ; un vallon les sépare et partage la ville : elle a de trois côtés un accès difficile. Le quatrième s’élève d’une manière douce et presque insensible ; c’est le côté du nord : des fossés profonds et de hautes murailles l’environnent et la défendent.
" Au dedans sont des citernes et des sources d’eau vive ; les dehors n’offrent qu’une terre aride et nue, aucune fontaine, aucun ruisseau ne l’arrose ; jamais on n’y vit éclore de fleurs ; jamais arbre, de son superbe ombrage, n’y forma un asile contre les rayons du soleil. Seulement, à plus de six milles de distance, s’élève un bois dont l’ombre funeste répand l’horreur et la tristesse.
" Du côté que le soleil éclaire de ses premiers rayons, le Jourdain roule ses ondes illustres et fortunées. A l’occident, la mer Méditerranée mugit sur le sable qui l’arrête et la captive. Au nord est Béthel, qui éleva des autels au veau d’or, et l’infidèle Samarie. Bethléem, le berceau d’un Dieu, est du côté qu’attristent les pluies et les orages. " Rien de plus net, de plus clair, de plus précis que cette description ; elle eut été faite sur les lieux qu’elle ne serait pas plus exacte. La forêt placée à six milles du camp, du côté de l’Arabie, n’est point une invention du poète : Guillaume de Tyr parle du bois où le Tasse fait naître tant de merveilles. Godefroy y trouva des poutres et des solives pour la construction de ses machines de guerre. On verra combien le Tasse avait étudié les originaux quand je traduirai les historiens des croisades.
E’l capitano,
Poi ch’intorno ha mirato, a i suoi discende.
" Cependant Godefroy, après avoir tout reconnu, tout examiné, va rejoindre les siens : il sait qu’en vain il attaquerait Solime par les côtés escarpés et d’un difficile abord. Il fait dresser les tentes vis-à-vis la porte septentrionale et dans la plaine qu’elle regarde de là il les prolonge jusqu’au-dessous de la tour angulaire.
" Dans cet espace il renferme presque le tiers de la ville. Jamais il n’aurait pu en embrasser toute l’enceinte : mais il ferme tout accès aux secours et fait occuper tous les passages. "

On est absolument sur les lieux. Le camp s’étend depuis la porte de Damas jusqu’à la tour angulaire, à la naissance du torrent de Cédron et de la vallée de Josaphat. Le terrain entre la ville et le camp est tel que le Tasse l’a représenté, assez uni et propre à devenir un champ de bataille au pied des murs de Solime. Aladin est assis avec Herminie sur une tour bâtie entre deux portes d’où ils découvrent les combats de la plaine et le camp des chrétiens. Cette tour existe avec plusieurs autres entre la porte de Damas et la porte d’Ephraïm.

Au second livre, on reconnaît, dans l’épisode d’Olinde et de Sophronie, deux descriptions de lieu très exactes :

Nel tempio de’cristiani occulto giace, etc.
" Dans le temple des chrétiens, au fond d’un souterrain inconnu, s’élève un autel ; sur cet autel est l’image de celle que ce peuple révère comme une déesse et comme la mère d’un Dieu mort et enseveli. "

C’est l’église appelée aujourd’hui le Sépulcre de la Vierge ; elle est dans la vallée de Josaphat, et j’en ai parlé plus haut, p. 129. Le Tasse, par un privilège accordé aux poètes, met cette église dans l’intérieur de Jérusalem.

La mosquée où l’image de la Vierge est placée d’après le conseil du magicien est évidemment la mosquée du Temple :

Io là, donde riceve
L’alta vostra meschita e l’aura e’l die, etc.
" La nuit, j’ai monté au sommet de la mosquée, et, par l’ouverture qui reçoit la clarté du jour, je me suis fait une route inconnue à tout autre. "

Le premier choc des aventuriers, le combat singulier d’Argant, d’Othon, de Tancrède, de Raimond de Toulouse, a lieu devant la porte d’Ephraïm. Quand Armide arrive de Damas, elle entre, dit le poète par l’extrémité du camp. En effet, c’était près de la porte de Damas que se devaient trouver, du côté de l’ouest, les dernières tentes des chrétiens.

Je place l’admirable scène de la fuite d’Herminie vers l’extrémité septentrionale de la vallée de Josaphat. Lorsque l’amante de Tancrède a franchi la porte de Jérusalem avec son fidèle écuyer, elle s’enfonce dans des vallons, et prend des sentiers obliques et détournés (cant. VI, stanz. 96). Elle n’est donc pas sortie par la porte d’Ephraïm ; car le chemin qui conduit de cette porte au camp des croisés passe sur un terrain uni : elle a préféré s’échapper par la porte de l’orient, porte moins suspecte et moins gardée.

Herminie arrive dans un lieu profond et solitaire : in solitaria ed ima parte. Elle s’arrête et charge son écuyer d’aller parler à Tancrède : ce lieu profond et solitaire est très bien marqué au haut de la vallée de Josaphat, avant de tourner l’angle septentrional de la ville. Là, Herminie pouvait attendre en sûreté le retour de son messager, mais elle ne peut résister à son impatience : elle monte sur la hauteur, et découvre les tentes lointaines. En effet, en sortant de la ravine du torrent de Cédron, et marchant au nord, on devait apercevoir, à main gauche, le camp des chrétiens. Viennent alors ces stances admirables :

Era la notte, etc.
" La nuit régnait encore : aucun nuage n’obscurcissait son front chargé d’étoiles : la lune naissante répandait sa douce clarté : l’amoureuse beauté prend le ciel à témoin de sa flamme ; le silence et les champs sont les confidents muets de sa peine.

Elle porte ses regards sur les tentes des chrétiens : O camp des Latins, dit-elle, objet cher à ma vue ! Quel air on y respire ! Comme il ranime mes sens et les récrée ! Ah ! si jamais le ciel donne un asile à ma vie agitée, je ne le trouverai que dans cette enceinte : non, ce n’est qu’au milieu des armes que m’attend le repos !

" O camp des chrétiens ! reçois la triste Herminie ! Qu’elle obtienne dans ton sein cette pitié que l’amour lui promit ; cette pitié que jadis captive elle trouva dans l’âme de son généreux vainqueur ! Je ne redemande point mes États, je ne redemande point le sceptre qui m’a été ravi : ô chrétiens ! je serai trop heureuse si je puis seulement servir sous vos drapeaux !
" Ainsi parlait Herminie. Hélas ! elle ne prévoit pas les maux que lui apprête la fortune ! Des rayons de lumière réfléchis sur ses armes vont au loin frapper les regards : son habillement blanc, ce tigre d’argent qui brille sur son casque, annoncent Clorinde.
" Non loin de là est une garde avancée ; à la tête sont deux frères, Alcandre et Polipherne. "

Alcandre et Polipherne devaient être placés à peu près vers les sépulcres des rois. On doit regretter que le Tasse n’ait pas décrit ces demeures souterraines ; le caractère de son génie l’appelait à la peinture d’un pareil monument.

Il n’est pas aussi aisé de déterminer le lieu où la fugitive Herminie rencontre le pasteur au bord du fleuve cependant, comme il n’y a qu’un fleuve dans le pays, qu’Herminie est sortie de Jérusalem par la porte d’orient, il est probable que le Tasse a voulu placer cette scène charmante au bord du Jourdain. Il est inconcevable, j’en conviens, qu’il n’ait pas nommé ce fleuve, mais il est certain que ce grand poète ne s’est pas assez attaché aux souvenirs de l’Ecriture, dont Milton a tiré tant de beautés.

Quant au lac et au château où la magicienne Armide enferme les chevaliers qu’elle a séduits, le Tasse déclare lui-même que ce lac est la mer Morte :

Al fin giungemmo al loto, ove già scese
Fiamma dal cielo, etc.

Un des plus beaux endroits du poème, c’est l’attaque du camp des chrétiens par Soliman. Le sultan marche la nuit au travers des plus épaisses ténèbres ; car, selon l’expression sublime du poète,

Voto Pluton gli abissi, e la sua notte
Tutta verso dalle Tartaree grotte.

Le camp est assailli du côté du couchant ; Godefroy, qui occupe le centre de l’armée vers le nord, n’est averti qu’assez tard du combat qui se livre à l’aile droite. Soliman n’a pas pu se jeter sur l’aile gauche, quoiqu’elle soit plus près du désert, parce qu’il y a des ravines profondes de ce côté. Les Arabes, cachés pendant le jour dans la vallée de Térébinthe, en sont sortis avec les ombres pour tenter la délivrance de Solime.

Soliman, vaincu, prend seul le chemin de Gaza. Ismen le rencontre, et le fait monter sur un char qu’il environne d’un nuage. Ils traversent ensemble le camp des chrétiens et arrivent à la montagne de Solime. Cet épisode, admirable d’ailleurs, est conforme aux localités jusqu’à l’extérieur du château de David, près la porte de Jaffa ou de Bethléem ; mais il y a erreur dans le reste. Le poète a confondu ou s’est plu à confondre la tour de David avec la tour Antonia : celle-ci était bâtie loin de là, au bas de la ville, à l’angle septentrional du temple.

Quand on est sur les lieux, on croit voir les soldats de Godefroy partir de la porte d’Ephraïm, tourner à l’orient, descendre dans la vallée de Josaphat, et aller, comme de pieux et paisibles pèlerins, prier l’Eternel sur la montagne des Oliviers. Remarquons que cette procession chrétienne rappelle d’une manière sensible la pompe des Panathénées, conduite à Eleusis au milieu des soldats d’Alcibiade. Le Tasse, qui avait tout lu, qui imite sans cesse Virgile, Homère et les autres poètes de l’antiquité, a mis ici en beaux vers une des plus belles scènes de l’histoire. Ajoutons que cette procession est d’ailleurs un fait historique raconté par l’Anonyme, Robert moine, et Guillaume de Tyr.

Nous venons au premier assaut. Les machines sont plantées devant les murs du septentrion. Le Tasse est exact ici jusqu’au scrupule :

Non era il fosso di palustre limo
(Che nol consente il loco) o d’acqua molle.

C’est la pure vérité. Le fossé au septentrion est un fossé sec, ou plutôt une ravine naturelle, comme les autres fossés de la ville.

Dans les circonstances de ce premier assaut, le poète a suivi son génie sans s’appuyer sur l’histoire ; et comme il lui convenait de ne pas marcher aussi vite que le chroniqueur, il suppose que la principale machine fut brûlée par les infidèles et qu’il fallut recommencer le travail. Il est certain que les assiégés mirent le feu à une des tours des assiégeants. Le Tasse a étendu cet accident selon le besoin de sa fable.

Bientôt s’engage le terrible combat de Tancrède et de Clorinde, fiction la plus pathétique qui soit jamais sortie du cerveau d’un poète.

Le lieu de la scène est aisé à trouver. Clorinde ne peut rentrer avec Argant par la porte Dorée : elle est donc sous le temple, dans la vallée de Siloé. Tancrède la poursuit ; le combat commence ; Clorinde mourante demande le baptême ; Tancrède, plus infortuné que sa victime, va puiser de l’eau à une source voisine ; par cette source le lieu est déterminé :

Poco quindi lontan nel sen del monte,
Scaturia mormorando un picciol rio.

C’est la fontaine de Siloé, ou plutôt la source de Marie, qui jaillit ainsi du pied de la montagne de Sion.

Je ne sais si la peinture de la sécheresse, dans le treizième chant, n’est pas le morceau du poème le mieux écrit : le Tasse y marche l’égal d’Homère et de Virgile. Ce morceau, travaillé avec soin, a une fermeté et une pureté de style qui manquent quelquefois aux autres parties de l’ouvrage :

Spenta è del cielo ogni benigna lampa, etc.
" Jamais le soleil ne se lève que couvert de vapeurs sanglantes, sinistre présage d’un jour malheureux ; jamais il ne se couche que des taches rougeâtres ne menacent d’un aussi triste lendemain. Toujours le mal présent est aigri par l’affreuse certitude du mal qui doit le suivre.
" Sous les rayons brûlants, la fleur tombe desséchée ; la feuille pâlit, l’herbe languit altérée ; la terre s’ouvre et les sources tarissent Tout éprouve la colère céleste, et les nues stériles répandues dans les airs n’y sont plus que des vapeurs enflammées.
" Le ciel semble une noire fournaise ; les yeux ne trouvent plus où se reposer ; le zéphyr se tait, enchaîné dans ses grottes obscures : l’air est immobile ; quelquefois seulement la brûlante haleine d’un vent qui souffle du côté du rivage maure l’agite et l’enflamme encore davantage.
" Les ombres de la nuit sont embrasées de la chaleur du jour : son voile est allumé du feu des comètes et chargé d’exhalaisons funestes. O terre malheureuse ! le ciel te refuse sa rosée ; les herbes et les fleurs mourantes attendent en vain les pleurs de l’aurore.
" Le doux sommeil ne vient plus sur les ailes de la nuit verser ses pavots aux mortels languissants. D’une voix éteinte, ils implorent ses faveurs, et ne peuvent les obtenir. La soif, le plus cruel de tous les fléaux, consume les chrétiens : le tyran de la Judée a infecté toutes les fontaines de mortels poisons, et leurs eaux funestes ne portent plus que les maladies et la mort.
" Le Siloé, qui, toujours pur, leur avait offert le trésor de ses ondes appauvri maintenant, roule lentement sur des sables qu’il mouille à peine : quelle ressource, hélas ! l’Eridan débordé, le Gange, le Nil même, lorsqu’il franchit ses rives et couvre l’Égypte de ses eaux fécondes, suffiraient à peine à leurs désirs.
" Dans l’ardeur qui les dévore, leur imagination leur rappelle ces ruisseaux argentés qu’ils ont vus couler au travers des gazons, ces sources qu’ils ont vues jaillir du sein d’un rocher et serpenter dans des prairies : ces tableaux jadis si riants ne servent plus qu’à nourrir leurs regrets et à redoubler leur désespoir.
" Ces robustes guerriers qui ont vaincu la nature et ses obstacles, qui jamais n’ont ployé sous leur pesante armure, que n’ont pu dompter le fer ni l’appareil de la mort, faibles maintenant, sans courage et sans vigueur, pressent la terre de leur poids inutile : un feu secret circule dans leurs veines, les mine et les consume.
" Le coursier, jadis si fier, languit auprès d’une herbe aride et sans saveur ; ses pieds chancellent, sa tête superbe tombe négligemment penchée ; il ne sent plus l’aiguillon de la gloire, il ne se souvient plus des palmes qu’il a cueillies : ces riches dépouilles dont il était autrefois si orgueilleux ne sont plus pour lui qu’un odieux et vil fardeau.
" Le chien fidèle oublie son maître et son asile ; il languit étendu sur la poussière, et, toujours haletant, il cherche en vain à calmer le feu dont il est embrasé : l’air lourd et brûlant pèse sur les poumons qu’il devait rafraîchir. "

Voilà de la grande, de la haute poésie. Cette peinture, si bien imitée dans Paul et Virginie, a le double mérite de convenir au ciel de la Judée et d’être fondée sur l’histoire : les chrétiens éprouvèrent une pareille sécheresse au siège de Jérusalem. Robert nous en a laissé une description que je ferai connaître aux lecteurs.

Au quatorzième chant, nous chercherons un fleuve qui coule auprès d’Ascalon, et au fond duquel demeure l’ermite qui révéla à Ubalde et au chevalier danois les destinées de Renaud. Ce fleuve est le torrent d’Ascalon ou un autre torrent plus au nord, qui n’a été connu qu’au temps des croisades, comme le témoigne d’Anville.

Quant à la navigation des deux chevaliers, l’ordre géographique y est merveilleusement suivi. Partant d’un port entre Jaffa et Ascalon et descendant vers l’Égypte, ils durent voir successivement Ascalon, Gaza, Raphia et Damiette. Le poète marque la route au couchant, quoiqu’ elle fut d’abord au midi ; mais il ne pouvait entrer dans ce détail. En dernier résultat, je vois que tous les poètes épiques ont été des hommes très instruits ; surtout ils étaient nourris des ouvrages de ceux qui les avaient précédés dans la carrière de l’épopée : Virgile traduit Homère ; le Tasse imite à chaque stance quelque passage d’Homère, de Virgile, de Lucain, de Stace ; Milton prend partout et joint à ses propres trésors les trésors de ses devanciers.

Le seizième chant, qui renferme la peinture des jardins d’Armide, ne fournit rien à notre sujet. Au dix-septième chant nous trouvons la description de Gaza et le dénombrement de l’armée égyptienne : sujet épique traité de main de maître, et où le Tasse montre une connaissance parfaite de la géographie et de l’histoire. Lorsque je passai de Jaffa à Alexandrie, notre saïque descendit jusqu’en face de Gaza, dont la vue me rappela ces vers de La Jérusalem :

" Aux frontières de la Palestine, sur le chemin qui conduit à Péluse, Gaza voit au pied de ses murs expirer la mer et son courroux : autour d’elle s’étendent d’immenses solitudes et des sables arides. Le vent qui règne sur les flots exerce aussi son empire sur cette mobile arène ; et le voyageur voit sa route incertaine flotter et se perdre au gré des tempêtes. "

Le dernier assaut, au dix-neuvième chant, est absolument conforme à l’histoire. Godefroy fit attaquer la ville par trois endroits. Le vieux comte de Toulouse battit les murailles entre le couchant et le midi, en face du château de là ville, près de la porte de Jaffa. Godefroy força au nord la porte d’Ephraïm. Tancrède s’attacha à la tour angulaire, qui prit dans la suite le nom de Tour de Tancrède.

Le Tasse suit pareillement les chroniques dans les circonstances et le résultat de l’assaut. Ismen, accompagné de deux sorcières, est tué par une pierre lancée d’une machine : deux magiciennes furent en effet écrasées sur le mur à la prise de Jérusalem. Godefroy lève les yeux, et voit les guerriers célestes qui combattent pour lui de toutes parts. C’est une belle imitation d’Homère et de Virgile, mais c’est encore une tradition du temps des croisades : " Les morts y entrèrent avec les vivants, dit le père Nau ; car plusieurs des illustres croisés qui étaient morts en diverses occasions devant que d’arriver, et entre autres Adémar, ce vertueux et zélé évêque du Puy en Auvergne, y parurent sur les murailles, comme s’il eût manqué à la gloire qu’ils possédaient dans la Jérusalem céleste celle de visiter la terrestre et d’adorer le Fils de Dieu dans le trône de ses ignominies et de ses souffrances, comme ils l’adoraient dans celui de sa majesté et de sa puissance. "

La ville fut prise, ainsi que le raconte le poète, au moyen de ponts qui s’élançaient des machines et s’abattaient sur les remparts. Godefroy et Gaston de Foix avaient donné le plan de ces machines, construites par des matelots pisans et génois. Ainsi dans cet assaut, où le Tasse a déployé l’ardeur de son génie chevaleresque, tout est vrai, hors ce qui regarde Renaud : comme ce héros est de pure invention, ses actions doivent être imaginaires. Il n’y avait point de guerrier appelé Renaud d’Est au siège de Jérusalem ; le premier chrétien qui s’élança sur les murs ne fut point un chevalier du nom de Renaud, mais Létolde, gentilhomme flamand de la suite de Godefroy. Il fut suivi de Guicher et de Godefroy lui-même. La stance où le Tasse peint l’étendard de la croix ombrageant les tours de Jérusalem délivrée est sublime.

" L’étendard triomphant se déploie dans les airs ; les vents, respectueux, soufflent plus mollement ; le soleil, plus serein, le dore de ses rayons ; les traits et les flèches se détournent ou reculent à son aspect. Sion et la colline semblent s’incliner et lui offrir l’hommage de leur joie. "

Tous les historiens des croisades parlent de la piété de Godefroy, de la générosité de Tancrède, de la justice et de la prudence du comte de Saint-Gilles ; Anne Comnène elle-même fait l’éloge de ce dernier : le poète nous a donc peint les héros que nous connaissons. Quand il invente des caractères, il est du moins fidèle aux mœurs. Argant est le véritable mameluck :

L’altro è Circasso Argante, uom che straniero…
" L’autre, c’est Argant le Circassien : aventurier inconnu à la cour d’Égypte, il s’y est assis au rang des satrapes. Sa valeur l’a porté aux premiers honneurs de la guerre Impatient, inexorable, farouche, infatigable, invincible dans les combats, contempteur de tous les dieux, son épée est sa raison et sa loi. "

Soliman est un vrai sultan des premiers temps de l’empire turc. Le poète, qui ne néglige aucun souvenir, fait du sultan de Nicée un des ancêtres du grand Saladin ; et l’on voit qu’il a eu l’intention de peindre Saladin lui-même sous les traits de son aïeul. Si jamais l’ouvrage de dom Berthereau voyait le jour, on connaîtrait mieux les héros musulmans de La Jérusalem. Dom Berthereau avait traduit les auteurs arabes qui se sont occupés de l’histoire des croisés. Cette précieuse traduction devait faire partie de la collection des historiens de France.

Je ne saurais guère assigner le lieu où le féroce Argant est tué par le généreux Tancrède ; mais il le faut chercher dans les vallées, entre le couchant et le septentrion. On ne le peut placer à l’orient de la tour angulaire qu’assiégeait Tancrède, car alors Herminie n’eût pas rencontré le héros blessé, lorsqu’elle revenait de Gaza avec Vafrin.

Quant à la dernière action du poème, qui, selon la vérité, se passa près d’Ascalon, le Tasse, avec un jugement exquis, l’a transportée sous les murs de Jérusalem. Dans l’histoire, cette action est très peu de chose ; dans le poème, c’est une bataille supérieure à celles de Virgile et égale aux plus grands combats d’Homère.

Je vais maintenant donner le siège de Jérusalem tiré de nos vieilles chroniques : les lecteurs pourront comparer le poème et l’histoire.

Le moine Robert est de tous les historiens des croisades celui qu’on cite le plus souvent. L’Anonyme de la collection Gesta Dei per Francos est plus ancien, mais son récit est trop sec. Guillaume de Tyr pèche par le défaut contraire. Il faut donc s’arrêter au moine Robert : sa latinité est affectée ; il copie les tours des poètes, mais, par cette raison même, au milieu de ses jeux de mots et de ses pointes 1. , il est moins barbare que ses contemporains, il a d’ailleurs une certaine critique et une imagination brillante.

" L’armée se rangea dans cet ordre autour de Jérusalem : le comte de Flandre et le comte de Normandie déployèrent leurs tentes du côté du septentrion, non loin de l’église bâtie sur le lieu où Saint Etienne, premier martyr, fut lapidé 2.  ; Godefroy et Tancrède se placèrent à l’occident ; le comte de Saint-Gilles campa au midi, sur la montagne de Sion 3. , autour de l’église de Marie, mère du Sauveur, autrefois la maison où le Seigneur fit la cène avec ses disciples. Les tentes ainsi disposées, tandis que les troupes fatiguées de la route se reposaient et construisaient les machines propres au combat, Raimond Pilet 4. , Raimond de Turenne, sortirent du camp avec plusieurs autres pour visiter les lieux voisins, dans la crainte que les ennemis ne vinssent les surprendre avant que les croisés fussent préparés. Ils rencontrèrent sur leur route trois cents Arabes ; ils en tuèrent plusieurs, et leur prirent trente chevaux. Le second jour de la troisième semaine, 13 juin 1099, les Français attaquèrent Jérusalem ; mais ils ne purent la prendre ce jour-là. Cependant leur travail ne fut pas infructueux : ils renversèrent l’avant-mur et appliquèrent les échelles au mur principal. S’ils en avaient eu une assez grande quantité, ce premier effort eût été le dernier Ceux qui montèrent sur les échelles combattirent longtemps l’ennemi à coups d’épée et de javelot Beaucoup des nôtres succombèrent dans cet assaut, mais la perte fut plus considérable du côté des Sarrasins La nuit mit fin à l’action, et donna du repos aux deux partis Toutefois l’inutilité de ce premier effort occasionna à notre armée un long travail et beaucoup de peine ; car nos troupes demeurèrent sans pain pendant l’espace de dix jours, jusqu’à ce que nos vaisseaux fussent arrivés au port de Jaffa. En outre, elles souffrirent excessivement de la soif ; la fontaine de Siloé, qui est au pied de la montagne de Sion, pouvait à peine fournir de l’eau aux hommes, et l’on était obligé de mener boire les chevaux et les autres animaux à six milles du camp, et de les faire accompagner par une nombreuse escorte.(…)
" Cependant la flotte arrivée à Jaffa procura des vivres aux assiégeants, mais ils ne souffrirent pas moins la soif ; elle fut si grande durant le siège, que les soldats creusaient la terre et pressaient les mottes humides contre leur bouche ; ils léchaient aussi les pierres mouillées de rosée ; ils buvaient une eau fétide qui avait séjourné dans des peaux fraîches de buffles et de divers animaux ; plusieurs s’abstenaient de manger, espérant tempérer la soif par la faim. (…)
" Pendant ce temps-là les généraux faisaient apporter de fort loin de grosses pièces de bois pour construire des machines et des tours. Lorsque ces tours furent achevées, Godefroy plaça la sienne à l’orient de la ville ; le comte de Saint-Gilles en établit une autre toute semblable au midi. Les dispositions ainsi faites, le cinquième jour de la semaine, les croisés jeûnèrent et distribuèrent des aumônes aux pauvres ; le sixième jour, qui était le douzième de juillet, l’aurore se leva brillante ; les guerriers d’élite montèrent dans les tours, et dressèrent les échelles contre les murs de Jérusalem. Les enfants illégitimes de la ville sainte s’étonnèrent et frémirent 5. , en se voyant assiégés par une si grande multitude. Mais comme ils étaient de tous côtés menacés de leur dernière heure, que la mort était suspendue sur leurs têtes, certains de succomber, ils ne songèrent plus qu’à vendre cher le reste de leur vie. Cependant Godefroy se montrait sur le haut de sa tour, non comme un fantassin, mais comme un archer. Le Seigneur dirigeait sa main dans le combat, et toutes les flèches qu’elle lançait perçaient l’ennemi de part en part. Auprès de ce guerrier étaient Baudouin et Eustache ses frères, de même que deux lions auprès d’un lion : ils recevaient les coups terribles des pierres et des dards, et les renvoyaient avec usure à l’ennemi.
" Tandis que l’on combattait ainsi sur les murs de la ville, on faisait une procession autour de ces mêmes murs, avec les croix, les reliques et les autels sacrés 6. . L’avantage demeura incertain pendant une partie du jour ; mais à l’heure où le Sauveur du monde rendit l’esprit un guerrier nommé Létolde, qui combattait dans la tour de Godefroy, saute le premier sur les remparts de la ville : Guicher le suit, ce Guicher qui avait terrassé un lion ; Godefroy s’élance le troisième, et tous les autres chevaliers se précipitent sur les pas de leur chef, Alors les arcs et les flèches sont abandonnés ; on saisit l’épée. A cette vue, les ennemis désertent les murailles et se jettent en bas dans la ville ; les soldats du Christ les poursuivent avec de grands cris.
" Le comte de Saint-Gilles, qui de son côté faisait des efforts pour approcher ses machines de la ville, entendit ces clameurs. Pourquoi, dit-il à ses soldats, demeurons-nous ici ? Les Français sont maîtres de Jérusalem ; ils la font retentir de leurs voix et de leurs coups. Alors il s’avance promptement vers la porte qui est auprès du château de David ; il appelle ceux qui étaient dans ce château, et les somme de se rendre. Aussitôt que l’émir eut reconnu le comte de Saint-Gilles, il lui ouvrit la porte, et se confia à la foi de ce vénérable guerrier.
" Mais Godefroy avec les Français s’efforçait de venger le sang chrétien répandu dans l’enceinte de Jérusalem, et voulait punir les infidèles des railleries et des outrages qu’ils avaient fait souffrir aux pèlerins. Jamais dans aucun combat il ne parut aussi terrible, pas même lorsqu’il combattit le géant 7. , sur le pont d’Antioche ; Guicher et plusieurs milliers de guerriers choisis fendaient les Sarrasins depuis la tête jusqu’à la ceinture, ou les coupaient par le milieu du corps. Nul de nos soldats ne se montrait timide, car personne ne résistait 8. . Les ennemis ne cherchaient qu’à fuir, mais la fuite pour eux était impossible en se précipitant en foule ils s’embarrassaient les uns les autres. Le petit nombre qui parvint à s’échapper s’enferma dans le temple de Salomon, et s’y défendit assez longtemps. Comme le jour commençait à baisser, nos soldats envahirent le Temple ; pleins de fureur, ils massacrèrent tous ceux qui s’y trouvèrent. Le carnage fut tel, que les cadavres mutilés étaient entraînés par les flots de sang jusque dans le parvis ; les mains et les bras coupés flottaient sur ce sang, et allaient s’unir à des corps auxquels ils n’avaient point appartenu. "

En achevant de décrire les lieux célébrés par le Tasse, je me trouve heureux d’avoir pu rendre le premier à un poète immortel le même honneur que d’autres avant moi ont rendu à Homère et à Virgile. Quiconque est sensible à la beauté, à l’art, à l’intérêt d’une composition poétique, à la richesse des détails, à la vérité des caractères, à la générosité des sentiments, doit faire de La Jérusalem délivrée sa lecture favorite. C’est surtout le poème des soldats : il respire la valeur et la gloire ; et, comme je l’ai dit dans Les Martyrs, il semble écrit au milieu des camps sur un bouclier.

Je passai environ cinq heures à examiner le théâtre des combats du Tasse. Ce théâtre n’occupe guère plus d’une demi-lieue de terrain, et le poète a si bien marqué les divers lieux de son action, qu’il ne faut qu’un coup d’œil pour les reconnaître.

Comme nous rentrions dans la ville par la vallée de Josaphat, nous rencontrâmes la cavalerie du pacha qui revenait de son expédition. On ne se peut figurer l’air de triomphe et de joie de cette troupe, victorieuse des moutons, des chèvres, des ânes et des chevaux de quelques pauvres Arabes du Jourdain.

C’est ici le lieu de parler du gouvernement de Jérusalem.

Il y a d’abord :

1° Un mosallam ou sangiachey, commandant pour le militaire.

2° Un moula-cady, ou ministre de la police ;

3° Un moufty, chef des santons et des gens de loi ;

(Quand ce moufty est un fanatique ou un méchant homme, comme celui qui se trouvait à Jérusalem de mon temps, c’est de toutes les autorités la plus tyrannique pour les chrétiens.)

4° Un mouteleny, ou douanier de la mosquée de Salomon ;

5° Un sousbachi, ou prévôt de la ville.

Ces tyrans subalternes relèvent tous, à l’exception du moufty, d’un premier tyran ; et ce premier tyran est le pacha de Damas.

Jérusalem est attachée, on ne sait pourquoi, au pachalic de Damas, si ce n’est à cause du système destructeur que les Turcs suivent naturellement et comme par instinct. Séparée de Damas par des montagnes, plus encore par les Arabes qui infestent les déserts, Jérusalem ne peut pas porter toujours ses plaintes au pacha lorsque des gouverneurs l’oppriment. Il serait plus simple qu’elle dépendît du pachalic d’Acre, qui se trouve dans le voisinage : les Francs et les Pères latins se mettraient sous la protection des consuls qui résident dans les ports de Syrie ; les Grecs et les Turcs pourraient faire entendre leur voix. Mais c’est précisément ce qu’on cherche à éviter : on veut un esclavage muet, et non pas d’insolents opprimés, qui oseraient dire qu’on les écrase.

Jérusalem est donc livrée à un gouverneur presque indépendant : il peut faire impunément le mal qu’il lui plaît, sauf à en compter ensuite avec le pacha. On sait que tout supérieur en Turquie a le droit de déléguer ses pouvoirs à un inférieur ; et ses pouvoirs s’étendent toujours sur la propriété et la vie Pour quelques bourses un janissaire devient un petit aga ; et cet aga, selon son bon plaisir ; peut vous tuer ou vous permettre de racheter votre tête. Les bourreaux se multiplient ainsi dans tous les villages de la Judée, La seule chose qu’on entende dans ce pays, la seule justice dont il soit question, c’est : Il paiera dix,vingt, trente bourses ; on lui donnera cinq cents coups de bâton ; on lui coupera la tête. Un acte d’injustice force à une injustice plus grande. Si l’on dépouille un paysan, on se met dans la nécessité de dépouiller son voisin ; car pour échapper à l’hypocrite intégrité du pacha il faut avoir par un second crime de quoi payer l’impunité du premier.

On croit peut-être que le pacha, en parcourant son gouvernement, porte remède à ces maux et venge les peuples : le pacha est lui-même le plus grand fléau des habitants de Jérusalem. On redoute son arrivée comme celle d’un chef ennemi : on ferme les boutiques ; on se cache dans des souterrains ; on feint d’être mourant sur sa natte, ou l’on fuit dans la montagne.

Je puis attester la vérité de ces faits, puisque je me suis trouvé à Jérusalem au moment de l’arrivée du pacha. Abdallah est d’une avarice sordide, comme presque tous les musulmans : en sa qualité de chef de la caravane de La Mecque, et sous prétexte d’avoir de l’argent pour mieux protéger les pèlerins, il se croit en droit de multiplier les exactions. Il n’y a point de moyens qu’il n’invente. Un de ceux qu’il emploie le plus souvent, c’est de fixer un maximum fort bas pour les comestibles. Le peuple crie à la merveille, mais les marchands ferment leurs boutiques. La disette commence ; le pacha fait traiter secrètement avec les marchands ; il leur donne pour un certain nombre de bourses la permission de vendre au taux qu’ils voudront. Les marchands cherchent à retrouver l’argent qu’ils ont donné au pacha ils portent les denrées à un prix extraordinaire, et le peuple, mourant de faim une seconde fois, est obligé pour vivre de se dépouiller de son dernier vêtement.

J’ai vu ce même Abdallah commettre une vexation plus ingénieuse encore. J’ai dit qu’il avait envoyé sa cavalerie piller des Arabes cultivateurs, de l’autre côté du Jourdain. Ces bonnes gens, qui avaient payé le miri, et qui ne se croyaient point en guerre, furent surpris au milieu de leurs tentes et de leurs troupeaux. On leur vola deux mille deux cents chèvres et moutons, quatre-vingt-quatorze veaux, mille ânes et six juments de première race : les chameaux seuls échappèrent 9.  ; un chéik les appela de loin, et ils le suivirent : ces fidèles enfants du désert allèrent porter leur lait à leurs maîtres dans la montagne, comme s’ils avaient deviné que ces maîtres n’avaient plus d’autre nourriture.

Un Européen ne pourrait guère imaginer ce que le pacha fit de ce butin. Il mit à chaque animal un prix excédant deux fois sa valeur. Il estima chaque chèvre et chaque mouton à vingt piastres, chaque veau à quatre-vingts. On envoya les bêtes ainsi taxées aux bouchers, aux différents particuliers de Jérusalem et aux chefs des villages voisins : il fallait les prendre et les payer, sous peine de mort. J’avoue que, si je n’avais pas vu de mes yeux cette double iniquité, elle me paraîtrait tout à fait incroyable. Quant aux ânes et aux chevaux, ils demeurèrent aux cavaliers, car, par une singulière convention entre ces voleurs, les animaux à pied fourchu appartiennent au pacha dans les épaves, et toutes les autres bêtes sont le partage des soldats.

Après avoir épuisé Jérusalem, le pacha se retire. Mais, afin de ne pas payer les gardes de la ville, et pour augmenter l’escorte de la caravane de La Mecque, il emmène avec lui les soldats. Le gouverneur reste seul avec une douzaine de sbires, qui ne peuvent suffire à la police intérieure, encore moins à celle du pays. L’année qui précéda celle de mon voyage, il fut obligé de se cacher lui-même dans sa maison pour échapper à des bandes de voleurs qui passaient pardessus les murs de Jérusalem, et qui furent au moment de piller la ville.

A peine le pacha a-t-il disparu, qu’un autre mal, suite de son oppression, commence. Les villages dévastés se soulèvent ; ils s’attaquent les uns les autres pour exercer des vengeances héréditaires.

Toutes les communications sont interrompues ; l’agriculture périt ; le paysan va pendant la nuit ravager la vigne et couper l’olivier de son ennemi. Le pacha revient l’année suivante ; il exige le même tribut dans un pays où la population est diminuée. Il faut qu’il redouble d’oppression, et qu’il extermine des peuplades entières. Peu à peu le désert s’étend ; on ne voit plus que de loin à loin des masures en ruine, et à la porte de ces masures des cimetières toujours croissants : chaque année voit périr une cabane et une famille, et bientôt il ne reste que le cimetière pour indiquer le lieu où le village s’élevait.

Rentré au couvent à dix heures du matin, j’achevai de visiter la bibliothèque. Outre le registre des firmans dont j’ai parlé, je trouvai un manuscrit autographe du savant Quaresmius. Ce manuscrit latin a pour objet, comme les ouvrages imprimés du même auteur, des recherches sur la Terre Sainte. Quelques autres cartons contenaient des papiers turcs et arabes, relatifs aux affaires du couvent, des lettres de la congrégation, des mélanges, etc. ; je vis aussi des traités des Pères de l’Église, plusieurs pèlerinages à Jérusalem, l’ouvrage de l’abbé Mariti et l’excellent voyage de M. de Volney. Le père Clément Pérès avait cru découvrir de légères inexactitudes dans ce dernier voyage ; il les avait marquées sur des feuilles volantes, et il me fit présent de ces notes.

J’avais tout vu à Jérusalem, je connaissais désormais l’intérieur et l’extérieur de cette ville, et même beaucoup mieux que je ne connais le dedans et les dehors de Paris. Je commençai donc à songer à mon départ. Les Pères de Terre Sainte voulurent me faire un honneur que je n’avais ni demandé ni mérité. En considération des faibles services que selon eux j’avais rendus à la religion, ils me prièrent d’accepter l’ordre du Saint-Sépulcre. Cet ordre, très ancien dans la chrétienté, sans même en faire remonter l’origine à sainte Hélène, était autrefois assez répandu en Europe. On ne le retrouve plus guère aujourd’hui qu’en Pologne et en Espagne : le gardien du Saint-Sépulcre a seul le droit de le conférer.

Nous sortîmes à une heure du couvent, et nous nous rendîmes à l’église du Saint-Sépulcre. Nous entrâmes dans la chapelle qui appartient aux Pères latins ; on en ferma soigneusement les portes, de peur que les Turcs n’aperçussent les armes, ce qui coûterait la vie aux religieux. Le gardien se revêtit de ses habits pontificaux ; on alluma les lampes et les cierges ; tous les frères présents formèrent un cercle autour de moi, les bras croisés sur la poitrine. Tandis qu’ils chantaient à voix basse le Veni Creator, le gardien monta à l’autel, et je me mis à genoux à ses pieds. On tira du trésor du Saint-Sépulcre les éperons et l’épée de Godefroy de Bouillon : deux religieux debout, à mes côtés, tenaient les dépouilles vénérables. L’officiant récita les prières accoutumées et me fit les questions d’usage. Ensuite il me chaussa les éperons, me frappa trois fois l’épaule avec l’épée en me donnant l’accolade. Les religieux entonnèrent le Te Deum, tandis que le gardien prononçait cette oraison sur ma tête :

" Seigneur, Dieu tout-puissant, répands ta grâce et tes bénédictions sur ce tien serviteur, etc. "

Tout cela n’est que le souvenir de mœurs qui n’existent plus. Mais que l’on songe que j’étais à Jérusalem, dans l’église du Calvaire, à douze pas du tombeau de Jésus-Christ, à trente du tombeau de Godefroy de Bouillon ; que je venais de chausser l’éperon du libérateur du Saint-Sépulcre, de toucher cette longue et large épée de fer qu’avait maniée une main si noble et si loyale ; que l’on se rappelle ces circonstances, ma vie aventureuse, mes courses sur la terre et sur la mer, et l’on croira sans peine que je devais être ému. Cette cérémonie, au reste, ne pouvait être tout à fait vaine : j’étais Français, Godefroy de Bouillon était Français : ses vieilles armes en me touchant m’avaient communiqué un nouvel amour pour la gloire et l’honneur de ma patrie. Je n’étais pas sans doute sans reproche, mais tout Français peut se dire sans peur.

On me délivra mon brevet, revêtu de la signature du gardien et du sceau du couvent. Avec ce brillant diplôme de chevalier, on me donna mon humble patente de pèlerin. Je les conserve, comme un monument de mon passage dans la terre du vieux voyageur Jacob.

Maintenant que je vais quitter la Palestine, : il faut que le lecteur se transporte avec moi hors des murailles de Jérusalem pour jeter un dernier regard sur cette ville extraordinaire.

Arrêtons-nous d’abord à la grotte de Jérémie, près des sépulcres des rois. Cette grotte est assez vaste, et la voûte en est soutenue par un pilier de pierre : C’est là, dit-on, que le prophète fit entendre ses Lamentations ; elles ont l’air d’avoir été composées à la vue de la moderne Jérusalem, tant elles peignent naturellement l’état de cette ville désolée !

" Comment cette ville, si pleine de peuple, est-elle maintenant si solitaire et si désolée ? La maîtresse des nations est devenue comme veuve : la reine des provinces a été assujettie au tribut.
" Les rues de Sion pleurent, parce qu’il n’y a plus personne qui vienne à ses solennités : toutes ses portes sont détruites ; ses prêtres ne font que gémir ; ses vierges sont toutes défigurées de douleur, et elle est plongée dans l’amertume.
" O vous tous qui passez par le chemin, considérez et voyez s’il y a une douleur comme la mienne !
" Le Seigneur a résolu d’abattre la muraille de la fille de Sion : il a tendu son cordeau, et il n’a point retiré sa main que tout ne fût renversé : le boulevard est tombé d’une manière déplorable, et le mur a été détruit de même.
" Ses portes sont enfoncées dans la terre ; il en a rompu et brisé les barres ; il a banni son roi et ses princes parmi les nations : il n’y a plus de loi ; et ses prophètes n’ont point reçu de visions prophétiques du Seigneur.
" Mes yeux se sont affaiblis à force de verser des larmes, le trouble a saisi mes entrailles ; mon cœur s’est répandu en terre en voyant la ruine de la fille de mon peuple, en voyant les petits enfants et ceux qui étaient encore à la mamelle tomber morts dans la place de la ville.
" A qui vous comparerai-je, ô fille de Jérusalem ? A qui dirai-je que vous ressemblez ?
" Tous ceux qui passaient par le chemin ont frappé des mains en vous voyant : ils ont sifflé la fille de Jérusalem en branlant la tête et en disant : Est-ce là cette ville d’une beauté si parfaite, qui était la joie de toute la terre ? "

Vue de la montagne des Oliviers, de l’autre coté de la vallée de Josaphat, Jérusalem présente un plan incliné sur un sol qui descend du couchant au levant. Une muraille crénelée, fortifiée par des tours et par un château gothique, enferme la ville dans son entier, laissant toutefois au dehors une partie de la montagne de Sion, qu’elle embrassait autrefois.

Dans la région du couchant et au centre de la ville, vers le Calvaire, les maisons se serrent d’assez près ; mais au levant, le long de la vallée de Cédron, on aperçoit des espaces vides, entre autres l’enceinte qui règne autour de la mosquée bâtie sur les débris du temple, et le terrain, presque abandonné, où s’élevaient le château Antonia et le second palais d’Hérode.

Les maisons de Jérusalem sont de lourdes masses carrées, fort basses, sans cheminées et sans fenêtres ; elles se terminent en terrasses aplaties ou en dômes, et elles ressemblent à des prisons ou à des sépulcres, Tout serait à l’œil d’un niveau égal, si les clochers des églises, les minarets des mosquées, les cimes de quelques cyprès et les buissons de nopals, ne rompaient l’uniformité du plan. A la vue de ces maisons de pierre, renfermées dans un paysage de pierres, on se demande si ce ne sont pas là les monuments confus d’un cimetière au milieu d’un désert.

Entrez dans la ville, rien ne vous consolera de la tristesse extérieure : vous vous égarez dans de petites rues non pavées, qui montent et descendent sur un sol inégal, et vous marchez dans des flots de poussière ou parmi des cailloux roulants. Des toiles jetées d’une maison à l’autre augmentent l’obscurité de ce labyrinthe, des bazars voûtés et infects achèvent d’ôter la lumière à la ville désolée, quelques chétives boutiques n’étalent aux yeux que la misère, et souvent ces boutiques mêmes sont fermées dans la crainte du passage d’un cadi. Personne dans les rues, personne aux portes de la ville ; quelquefois seulement un paysan se glisse dans l’ombre, cachant sous ses habits les fruits de son labeur, dans la crainte d’être dépouillé par le soldat ; dans un coin à l’écart, le boucher arabe égorge quelque bête suspendue par les pieds à un mur en ruine : à l’air hagard et féroce de cet homme, à ses bras ensanglantés, vous croiriez qu’il vient plutôt de tuer son semblable que d’immoler un agneau. Pour tout bruit, dans la cité déicide, on entend par intervalles le galop de la cavale du désert : c’est le janissaire qui apporte la tête du Bedouin ou qui va piller le Fellah.

Au milieu de cette désolation extraordinaire, il faut s’arrêter un moment pour contempler des choses plus extraordinaires encore. Parmi les ruines de Jérusalem, deux espèces de peuples indépendants trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d’horreurs et de misères. Là vivent des religieux chrétiens que rien ne peut forcer à abandonner le tombeau de Jésus-Christ, ni spoliations, ni mauvais traitements, ni menaces de la mort. Leurs cantiques retentissent nuit et jour autour du Saint-Sépulcre. Dépouillés le matin par un gouverneur turc, le soir les retrouve au pied du Calvaire, priant au lieu où Jésus-Christ souffrit pour le salut des hommes. Leur front est serein, leur bouche est riante. Ils reçoivent l’étranger avec joie. Sans forces et sans soldats, ils protègent des villages entiers contre l’iniquité. Pressés par le bâton et par le sabre, les femmes, les enfants, les troupeaux se réfugient dans les cloîtres de ces solitaires. Qui empêche le méchant armé de poursuivre sa proie et de renverser d’aussi faibles remparts ? La charité des moines ; ils se privent des dernières ressources de la vie pour racheter leurs suppliants. Turcs, Arabes, Grecs, chrétiens, schismatiques, tous se jettent sous la protection de quelques pauvres religieux, qui ne peuvent se défendre eux-mêmes. C’est ici qu’il faut reconnaître, avec Bossuet, " que des mains levées vers le ciel enfoncent plus de bataillons que des mains armées de javelots ".

Tandis que la nouvelle Jérusalem sort ainsi du désert brillante de clarté, jetez les yeux entre la montagne de Sion et le Temple, voyez cet autre petit peuple qui vit séparé du reste des habitants de la cité. Objet particulier de tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre ; il souffre toutes les avanies sans demander justice ; il se laisse accabler de coups sans soupirer ; on lui demande sa tête, il la présente au cimeterre. Si quelque membre de cette société proscrite vient à mourir, son compagnon ira pendant la nuit l’enterrer furtivement dans la vallée de Josaphat, à l’ombre du Temple de Salomon. Pénétrez dans la demeure de ce peuple, vous le trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui à leur tour le feront lire à leurs enfants. Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple le fait encore. Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jérusalem, et rien ne peut le décourager, rien ne peut l’empêcher de tourner ses regards vers Sion. Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre, selon la parole de Dieu, on est surpris, sans doute ; mais pour être frappé d’un étonnement surnaturel, il faut les retrouver à Jérusalem, il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur propre pays : il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi qui doit les délivrer, écrasés par la croix qui les condamne, et qui est plantée sur leurs têtes, cachés près du Temple, dont il ne reste pas pierre sur pierre ! ils demeurent dans leur déplorable aveuglement. Les Perses, les Grecs, les Romains, ont disparu de la terre ; et un petit peuple, dont l’origine précéda celle de ces grands peuples, existe encore sans mélanges dans les décombres de sa patrie. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du miracle, nous pensons que ce caractère est ici. Et qu’y a-t-il de plus merveilleux, même aux yeux du philosophe, que cette rencontre de l’antique et de la nouvelle Jérusalem au pied du Calvaire : la première s’affligeant à l’aspect du sépulcre de Jésus-Christ ressuscité ; la seconde se consolant auprès du seul tombeau qui n’aura rien à rendre à la fin des siècles !

Je remerciai les Pères de leur hospitalité ; je leur souhaitai bien sincèrement un bonheur qu’ils n’attendent guère ici-bas : prêt à les quitter, j’éprouvais une véritable tristesse. Je ne connais point de martyre comparable à celui de ces infortunés religieux ; l’état où ils vivent ressemblent a celui où l’on était en France sous le règne de la terreur. J’allais rentrer dans ma patrie, embrasser mes parents, revoir mes amis, retrouver les douceurs de la vie ; et ces Pères, qui avaient aussi des parents, des amis, une patrie, demeuraient exilés dans cette terre d’esclavage. Tous n’ont pas la force d’âme qui rend insensible aux chagrins ; j’ai entendu des regrets qui m’ont fait connaître l’étendue du sacrifice. Jésus-Christ à ces mêmes bords n’a-t-il pas trouvé le calice amer ? Et pourtant il l’a bu jusqu’à la lie. Le 12 octobre je montai à cheval avec Ali-Aga, Jean, Julien et le drogman Michel. Nous sortîmes de la ville, au coucher du soleil, par la porte des Pèlerins. Nous traversâmes le camp du pacha. Je m’arrêtai avant de descendre dans la vallée de Térébinthe, pour regarder encore Jérusalem. Je distinguai par-dessus les murs le dôme de l’église du Saint-Sépulcre. Il ne sera plus salué par le pèlerin, il n’existe plus, et le tombeau de Jésus-Christ est maintenant exposé aux injures de l’air. Autrefois la chrétienté entière serait accourue pour réparer le sacré monument ; aujourd’hui personne n’y pense, et la moindre aumône employée à cette œuvre méritoire paraîtrait une ridicule superstition. Après avoir contemplé pendant quelque temps Jérusalem, je m’enfonçai dans les montagnes. Il était six heures vingt-neuf minutes lorsque je perdis de vue la cité sainte : le navigateur marque ainsi le moment où disparaît à ses yeux une terre lointaine qu’il ne reverra jamais.

Nous trouvâmes au fond de la vallée de Térébinthe les chefs des Arabes de Jerémie, Abou-Gosh et Giaber : ils nous attendaient. Nous arrivâmes à Jérémie vers minuit : il fallut manger un agneau qu’Abou-Gosh nous avait fait préparer. Je voulus lui donner quelque argent, il le refusa, et me pria seulement de lui envoyer deux couffes de riz de Damiette quand je serais en Égypte : je le lui promis de grand cœur, et pourtant je ne me souvins de ma promesse qu’à l’instant même où je m’embarquais pour Tunis. Aussitôt que nos communications avec le Levant seront rétablies, Abou-Gosh recevra certainement son riz de Damiette ; il verra qu’un Français peut manquer de mémoire, mais jamais de parole. J’espère que les petits Bedouins de Jérémie monteront la garde autour de mon présent, et qu’ils diront encore : " En avant ! marche ! "

J’arrivai à Jaffa le 13, à midi.




notes

1. Papa Urbanus urbano sermone peroravit, etc. ; Vallis speciosa et spatiosa, etc. ; c’est le goût du temps. Nos vieilles hymnes sont remplies de ces jeux de mots : Quo carne carnis conditor, etc. (N.d.A.)

2. Le texte porte : Juxta ecclesiam sancti Stephani protomartyris, etc. J’ai traduit non loin, parce que cette église n’est point au septentrion, mais à l’orient de Jérusalem ; et tous les autres historiens des croisades disent que les comtes de Normandie et de Flandre se placèrent entre l’orient et le septentrion. (N.d.A.)

3. Le texte porte : Scilicet in monte Sion. Cela prouve que la Jérusalem rebâtie par Adrien n’enveloppait pas la montagne de Sion dans son entier, et que le local de la ville était absolument tel qu’on le voit aujourd’hui. (N.d.A.)

4. Piletus ; on lit ailleurs Pilitus et Pelez. (N.d.A.)

5. Stupent et contremiscunt adulterini cives urbis eximiae. L’expression est belle et vraie ; car non seulement les Sarrasins étaient, en leur qualité d’étrangers, des citoyens adultères, des enfants impurs de Jérusalem, mais ils pouvaient encore s’appeler adulterini à cause de leur mère Agar, et relativement à la postérité légitime d’Israël par Sara. (N.d.A.)

6. Sacra altaria. Ceci a l’air de ne pouvoir se dire que d’une cérémonie païenne ; mais il y avait apparemment dans le camp des chrétiens des autels portatifs. (N.d.A.)

7. C’était un Sarrasin d’une taille gigantesque, que Godefroy fendit en deux d’un seul coup d’épée, sur le pont d’Antioche. (N.d.A.)

8. La réflexion est singulière ! (N.d.A.)

9. On en prit cependant vingt-six. (N.d.A.)