Itinéraire de Paris à Jérusalem/Voyage/Partie 3

Garnier (Œuvres complètes, Tome 5p. 250-305).


TROISIÈME PARTIE




VOYAGE DE RHODES, DE JAFFA, DE BETHLÉEM ET DE LA MER MORTE.


Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en ordre des deux côtés de l’entrepont. Une bande de papier, collée contre le bord du vaisseau, indiquait le nom du propriétaire de la natte. Chaque pèlerin avait suspendu à son chevet son bourdon, son chapelet et une petite croix. La chambre du capitaine était occupée par les papas conducteurs de la troupe. A l’entrée de cette chambre on avait ménagé deux antichambres. J’avais l’honneur de loger dans un de ces trous noirs, d’environ six pieds carrés, avec mes deux domestiques ; une famille occupait vis-à-vis de moi l’autre appartement. Dans cette espèce de république, chacun faisait son ménage à volonté, les femmes soignaient leurs enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait : Jérusalem, en me montrant le midi ; et je répondais : Jérusalem ! Enfin, sans la peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde, mais au moindre vent les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient : Christos, kyrie eleison ! L’orage passé, nous reprenions notre audace.

Au reste, je n’ai point remarqué le désordre dont parlent quelques voyageurs. Nous étions au contraire fort décents et fort réguliers. Dès le premier soir de notre départ, deux papas firent la prière, à laquelle tout le monde assista avec beaucoup de recueillement. On bénit le vaisseau, cérémonie qui se renouvelait à chaque orage. Les chants de l’Église grecque ont assez de douceur, mais peu de gravité. J’observai une chose singulière : un enfant commençait le verset d’un psaume dans un ton aigu, et le soutenait ainsi sur une seule note, tandis qu’un papa chantait le même verset sur un air différent et en canon, c’est-à-dire commençant la phrase lorsque l’enfant en avait déjà passé le milieu. Ils ont un admirable Kyrie eleison : ce n’est qu’une note tenue par différentes voix, les unes graves, les autres aiguës, exécutant, andante et mezza voce, l’octave, la quinte et la tierce. L’effet de ce Kyrie est surprenant pour la tristesse et la majesté : c’est sans doute un reste de l’ancien chant de la primitive Église. Je soupçonne l’autre psalmodie d’appartenir à ce chant moderne introduit dans le rite grec vers le IVe siècle, et dont saint Augustin avait bien raison de se plaindre.

Dès le lendemain de notre départ la fièvre me reprit avec assez de violence : je fus obligé de rester couché sur ma natte. Nous traversâmes rapidement la mer de Marmara (la Propontide). Nous passâmes devant la presqu’île de Cyzique et à l’embouchure d’Egos-Potamos. Nous rasâmes les promontoires de Sestos et d’Abydos : Alexandre et son armée, Xerxès et sa flotte, les Athéniens et les Spartiates, Héro et Léandre, ne purent vaincre le mal de tête qui m’accablait ; mais lorsque, le 21 septembre, à six heures du matin, on me vint dire que nous allions doubler le château des Dardanelles, la fièvre fut chassée par les souvenirs de Troie. Je me traînai sur le pont ; mes premiers regards tombèrent sur un haut promontoire couronné par neuf moulins : c’était le cap Sigée. Au pied du cap je distinguais deux tumulus, les tombeaux d’Achille et de Patrocle. L’embouchure du Simoïs était à la gauche du château neuf d’Asie ; plus loin, derrière nous, en remontant vers l’Hellespont, paraissaient le cap Rhétée et le tombeau d’Ajax. Dans l’enfoncement s’élevait la chaîne du mont Ida, dont les pentes, vues du point où j’étais, paraissaient douces et d’une couleur harmonieuse. Ténédos était devant la proue du vaisseau : est in conspectu Tenedos.

Je promenais mes yeux sur ce tableau, et les ramenais malgré moi à la tombe d’Achille. Je répétais ces vers du poète :

" L’armée des Grecs belliqueux élève sur le rivage un monument vaste et admiré ; monument que l’on aperçoit de loin en passant sur la mer, et qui attirera les regards des générations présentes et des races futures. "
Ἀμφ' αὐτοῖσι δ'ἔπειτα μέγαν καὶ ἀμύμονα τύμβον
Χεύαμεν Ἀργείων ἱερὸς στρατὸς αἰχημτάων,
Ἀκτῇ ἐπί προυχοὺσῃ, ἐπί πλατεὶ Ἑλλεσπόοντῳ,
Ως κεν τηλεφανὴς ἐκ ποντόφιν ἀνδράσιν eεἳῃ
Τοἲς οἵ νῦν γεγαασι καὶ οἵ μετόπισθεν ἓσονται.

(Odyss., lib. XXIV)

Les pyramides des rois égyptiens sont peu de chose, comparées à la gloire de cette tombe de gazon que chanta Homère et autour de laquelle courut Alexandre.

J’éprouvai dans ce moment un effet remarquable de la puissance des sentiments et de l’influence de l’âme sur le corps. J’étais monté sur le pont avec la fièvre : le mal de tête cessa subitement. Je sentis renaître mes forces, et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, toutes les forces de mon esprit : il est vrai que vingt-quatre heures après la fièvre était revenue.

Je n’ai rien à me reprocher : j’avais eu le dessein de me rendre par l’Anatolie à la plaine de Troie, et l’on a vu ce qui me força à renoncer à mon projet ; j’y voulus aborder par mer, et le capitaine du vaisseau refusa obstinément de me mettre à terre, quoiqu’il y fût obligé par notre traité 1. . Dans le premier moment, ces contrariétés me firent beaucoup de peine, mais aujourd’hui je m’en console. J’ai tant été trompé en Grèce, que le même sort m’attendait peut-être à Troie. Du moins j’ai conservé toutes mes illusions sur le Simoïs ; j’ai de plus le bonheur d’avoir salué une terre sacrée, d’avoir vu les flots qui la baignent et le soleil qui l’éclaire.

Je m’étonne que les voyageurs, en parlant de la plaine de Troie, négligent presque toujours les souvenirs de L’Enéide. Troie a pourtant fait la gloire de Virgile comme elle a fait celle d’Homère. C’est une rare destinée pour un pays d’avoir inspiré les plus beaux chants des deux plus grands poètes du monde. Tandis que je voyais fuir les rivages d’Ilion, je cherchais à me rappeler les vers qui peignent si bien la flotte grecque sortant de Ténédos et s’avançant, per silentia lunae, à ces bords solitaires qui passaient tour à tour sous mes yeux. Bientôt des cris affreux succédaient au silence de la nuit, et les flammes du palais de Priam éclairaient cette mer où notre vaisseau voguait paisiblement.

La Muse d’Euripide, s’emparant aussi de ces douleurs, prolongea les scènes de deuil sur ces rivages tragiques.

Le chœur.
« Hécube, voyez-vous Andromaque qui s’avance sur un char étranger ? Son fils, le fils d’Hector, le jeune Astyanax, suit le sein maternel.
Hécube.
« O femme infortunée ! en quels lieux êtes-vous conduite, entourée des armes d’Hector et des dépouilles de la Phrygie ?…
Andromaque.
« O douleurs !
Hécube.
« Mes enfants !
Andromaque.
« Infortunée !
Hécube.
« Et mes enfants !…
Andromaque.
« Accours, mon époux ! ..
Hécube.
« Oui, viens, fléau des Grecs ! O le premier de mes enfants ! Rends à Priam dans les fers celle qui sur la terre lui fut si tendrement unie.
Le chœur.
« Il ne nous reste que nos regrets et les larmes que nous versons sur ces ruines. Les douleurs ont succédé aux douleurs… Troie a subi le joug de l’esclavage.
Hécube.
« Ainsi le palais où je devins mère est tombé !
Le chœur.
« O mes enfants ! votre patrie est changée en désert 2.  ! etc. »

Tandis que je m’occupais des douleurs d’Hécube, les descendants des Grecs avaient encore l’air, sur notre vaisseau, de se réjouir de la mort de Priam. Deux matelots se mirent à danser sur le pont, au son d’une lyre et d’un tambourin : ils exécutaient une espèce de pantomime. Tantôt ils levaient les bras au ciel, tantôt ils appuyaient une de leurs mains sur le côté, étendant l’autre main comme un orateur qui prononce une harangue. Ils portaient ensuite cette même main au cœur, au front et aux yeux. Tout cela était entremêlé d’attitudes plus ou moins bizarres, sans caractère décidé et assez semblables aux contorsions des sauvages. On peut voir au sujet des danses des Grecs modernes les lettres de M. Guys et de Mme Chénier. A cette pantomime succéda une ronde où la chaîne, passant et repassant par différents points, rappelait bien les sujets de ces bas-reliefs où l’on voit des danses antiques. Heureusement l’ombre des voiles du vaisseau me dérobait un peu la figure et le vêtement des acteurs, et je pouvais transformer mes sales matelots en bergers de Sicile et d’Arcadie.

Le vent continuant à nous être favorable, nous franchîmes rapidement le canal qui sépare l’île de Ténédos du continent, et nous longeâmes la côte de l’Anatolie jusqu’au cap Baba, autrefois Lectum Promontorium. Nous portâmes alors à l’ouest pour doubler, à l’entrée de la nuit, la pointe de l’île de Lesbos. Ce fut à Lesbos que naquirent Sapho et Alcée et que la tête d’Orphée vint aborder en répétant le nom d’Eurydice :

Ah ! miseram Eurydicen, anima fugiente, vocabat.

Le 22, au matin, la tramontane se leva avec une violence extraordinaire. Nous devions mouiller à Chio pour prendre d’autres pèlerins, mais, par la frayeur et la mauvaise manœuvre du capitaine, nous fûmes obligés d’aller jeter l’ancre au port de Tchesmé, sur un fond de roc assez dangereux, près d’un grand vaisseau égyptien naufragé.

Ce port d’Asie a quelque chose de fatal. La flotte turque y fut brûlée, en 1770, par le comte Orlow, et les Romains y détruisirent les galères d’Antiochus, l’an 191 avant notre ère, si toutefois le Cyssus des anciens est le Tchesmé des modernes. M. de Choiseul a donné un plan et une vue de ce port. Le lecteur se souvient peut-être que j’étais presque entré à Tchesmé en faisant voile pour Smyrne, le 1er septembre, vingt-et-un jours avant mon second passage dans l’Archipel.

Nous attendîmes le 22 et le 23 les pèlerins de l’île de Chio. Jean descendit à terre, et me fit une ample provision de grenades de Tchesmé : elles ont une grande réputation dans le Levant, quoiqu’elles soient inférieures à celles de Jaffa. Mais je viens de nommer Jean, et cela me rappelle que je n’ai point encore parlé au lecteur de ce nouvel interprète, successeur du bon Joseph. C’était l’homme le plus mystérieux que j’aie jamais rencontré : deux petits yeux enfoncés dans la tête et comme cachés par un nez fort saillant, deux moustaches rouges, une habitude continuelle de sourire, quelque chose de souple dans la maintien, donneront d’abord une idée de sa personne. Quand il avait un mot à me dire, il commençait par s’avancer de côté, et, après avoir fait un long détour, il venait presque en rampant me chuchoter dans l’oreille la chose du monde la moins secrète. Aussitôt que je l’apercevais, je lui criais : Marchez droit et parlez haut ; conseil qu’on pourrait adresser à bien des gens. Jean avait des intelligences avec les principaux papas : il racontait de moi des choses étranges ; il me faisait des compliments de la part des pèlerins qui demeuraient à fond de cale et que je n’avais pas remarqués. Au moment des repas, il n’avait jamais d’appétit, tant il était au-dessus des besoins vulgaires ; mais aussitôt que Julien avait achevé de dîner, ce pauvre Jean descendait dans la chaloupe où l’on tenait mes provisions, et, sous prétexte de mettre de l’ordre dans les paniers, il engloutissait des morceaux de jambon, dévorait une volaille, avalait une bouteille de vin, et tout cela avec une telle rapidité qu’on ne voyait pas le mouvement de ses lèvres. Il revenait ensuite d’un air triste me demander si j’avais besoin de ses services. Je lui conseillais de ne pas se laisser aller au chagrin et de prendre un peu de nourriture, sans quoi il courait le risque de tomber malade. Le Grec me croyait sa dupe ; et cela lui faisait tant de plaisir, que je le lui laissais croire. Malgré ces petits défauts, Jean était au fond un très honnête homme, et il méritait la confiance que ses maîtres lui accordaient. Au reste je n’ai tracé ce portrait et quelques autres que pour satisfaire au goût de ces lecteurs qui aiment à connaître les personnages avec lesquels on les fait vivre. Pour moi, si j’avais eu le talent de ces sortes de caricatures, j’aurais cherché soigneusement à l’étouffer ; tout ce qui fait grimacer la nature de l’homme me semble peu digne d’estime : on sent bien que je n’enveloppe pas dans cet arrêt la bonne plaisanterie, la raillerie fine, la grande ironie du style oratoire et le haut comique.

Dans la nuit du 22 au 23 le bâtiment chassa sur son ancre, et nous pensâmes nous perdre sur les débris du vaisseau d’Alexandrie naufragé auprès de nous. Les pèlerins de Chio arrivèrent le 23 à midi : ils étaient au nombre de seize. A dix heures du soir nous appareillâmes par une fort belle nuit, avec un vent d’est modéré, qui remonta au nord le 24 au lever du jour.

Nous passâmes entre Nicaria et Samos. Cette dernière île fut célèbre par sa fertilité, par ses tyrans, et surtout par la naissance de Pythagore. Le bel épisode de Télémaque a effacé tout ce que les poètes nous ont dit de Samos. Nous nous engageâmes dans le canal que forment les Sporades, Pathmos, Leria, Cos, etc., et les rivages de l’Asie. Là serpentait le Méandre, là s’élevaient Ephèse, Milet, Halicarnasse, Cnide : je saluais pour la dernière fois la patrie d’Homère, d’Hérodote, d’Hippocrate, de Thalès, d’Aspasie ; mais je n’apercevais ni le temple d’Ephèse, ni le tombeau de Mausole, ni la Vénus de Cnide ; et sans les travaux de Pococke, de Vood, de Spon, de Choiseul, je n’aurais pu, sous un nom moderne et sans gloire, reconnaître le promontoire de Mycale.

Le 25, à six heures du matin, nous jetâmes l’ancre au port de Rhodes, afin de prendre un pilote pour la côte de Syrie. Je descendis à terre, et je me fis conduire chez M. Magallon, consul français. Toujours même réception, même hospitalité, même politesse. M. Magallon était malade ; il voulut cependant me présenter au commandant turc, très bon homme, qui me donna un chevreau noir et me permit de me promener où je voudrais. le lui montrai un firman qu’il mit sur sa tête, en me déclarant qu’il portait ainsi tous les amis du grand seigneur.

Il me tardait de sortir de cette audience, pour jeter du moins un regard sur cette fameuse Rhodes, où je ne devais passer qu’un moment.

Ici commençait pour moi une antiquité qui formait le passage entre l’antiquité grecque, que je quittais, et l’antiquité hébraïque, dont j’allais chercher les souvenirs. Les monuments des chevaliers de Rhodes ranimèrent ma curiosité, un peu fatiguée des ruines de Sparte et d’Athènes. Des lois sages sur le commerce 3. , quelques vers de Pindare sur l’épouse du Soleil et la fille de Vénus 4. , des poètes comiques, des peintres, des monuments plus grands que beaux, voilà, je crois, tout ce que rappelle au voyageur la Rhodes antique. Les Rhodiens étaient braves : il est assez singulier qu’ils se soient rendus célèbres dans les armes pour avoir soutenu un siège avec gloire, comme les chevaliers leurs successeurs. Rhodes, honorée de la présence de Cicéron et de Pompée, fut souillée par le séjour de Tibère. Les Perses s’emparèrent de Rhodes sous le règne d’Honorius ; elle fut prise ensuite par les généraux des califes, l’an 647 de notre ère, et reprise par Anastase, empereur d’Orient. Les Vénitiens s’y établirent en 1203 ; Jean Ducas l’enleva aux Vénitiens. Les Turcs la conquirent sur les Grecs. Les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem s’en saisirent en 1304, 1308, ou 1309. Ils la gardèrent à peu près deux siècles, et la rendirent à Soliman II, le 25 décembre 1522. On peut consulter, sur Rhodes, Coronelli, Dapper, Savary et M. de Choiseul.

Rhodes m’offrait à chaque pas des traces de nos mœurs et des souvenirs de ma patrie. Je retrouvais une petite France au milieu de la Grèce :

Procedo, et parvam Trojam simulataque magnis
Pergama (…)
Agnosco.

Je parcourais une longue rue, appelée encore la rue des Chevaliers. Elle est bordée de maisons gothiques ; les murs de ces maisons sont parsemés de devises gauloises et des armoiries de nos familles historiques. Je remarquai les lis de la France couronnés, et aussi frais que s’ils sortaient de la main du sculpteur. Les Turcs, qui ont mutilé partout les monuments de la Grèce, ont épargné ceux de la chevalerie : l’honneur chrétien a étonné la bravoure infidèle, et les Saladin ont respecté les Couci.

Au bout de la rue des Chevaliers on trouve trois arceaux gothiques qui conduisent au palais du grand-maître. Ce palais sert aujourd’hui de prison. Un couvent à demi ruiné, et desservi par deux moines, est tout ce qui rappelle à Rhodes cette religion qui fit tant de miracles. Les Pères me conduisirent à leur chapelle. On y voit une Vierge gothique, peinte sur bois ; elle tient son enfant dans ses bras : les armes du grand-maître d’Aubusson sont gravées au bas du tableau. Cette antiquité curieuse fut découverte, il y a quelques années, par un esclave qui cultivait le jardin du couvent. Il y a dans la chapelle un second autel, dédié à saint Louis, dont on retrouve l’image dans tout l’Orient et dont j’ai vu le lit de mort à Carthage. Je laissai quelques aumônes à cet autel, en priant les Pères de dire une messe pour mon bon voyage, comme si j’avais prévu les dangers que je courrais sur les côtes de Rhodes à mon retour d’Égypte.

Le port marchand de Rhodes serait assez sûr si l’on rétablissait les anciens ouvrages qui le défendaient. Au fond de ce port s’élève un mur flanqué de deux tours. Ces deux tours, selon la tradition du pays, ont remplacé les deux rochers qui servaient de base au colosse. On sait que les vaisseaux ne passaient point entre les jambes de ce colosse, et je n’en parle que pour ne rien oublier.

Assez près de ce premier port se trouve la darse des galères et le chantier de construction. On y bâtissait alors une frégate de trente canons avec des sapins tirés des montagnes de l’île ; ce qui m’a paru digne de remarque.

Les rivages de Rhodes, du côté de la Caramanie (la Doride et la Carie), sont à peu près au niveau de la mer ; mais l’île s’élève dans l’intérieur, et l’on remarque surtout une haute montagne, aplatie à sa cime, citée par tous les géographes de l’antiquité. Il reste encore à Linde quelques vestiges du temple de Minerve. Camire et Ialyse ont disparu. Rhodes fournissait autrefois de l’huile à toute l’Anatolie ; elle n’en a pas aujourd’hui assez pour sa propre consommation. Elle exporte encore un peu de blé. Les vignes donnent un vin très bon, qui ressemble à ceux du Rhône : les plants en ont peut-être été apportés du Dauphiné par les chevaliers de cette langue, d’autant plus qu’on appelle ces vins comme en Chypre, vins de commanderie.

Nos géographies nous disent que l’on fabrique à Rhodes des velours et des tapisseries très estimés : quelques toiles grossières, dont on fait des meubles aussi grossiers, sont dans ce genre le seul produit de l’industrie des Rhodiens. Ce peuple, dont les colonies fondèrent autrefois Naples et Agrigente, occupe à peine aujourd’hui un coin de son île déserte. Un aga, avec une centaine de janissaires dégénérés, suffisent pour garder un troupeau d’esclaves soumis. On ne conçoit pas comment l’Ordre de Malte n’a jamais essayé de rentrer dans ses anciens domaines ; rien n’était plus aisé que de s’emparer de l’île de Rhodes : il eût été facile aux chevaliers d’en relever les fortifications, qui sont encore assez bonnes : ils n’en auraient point été chassés de nouveau, car les Turcs, qui les premiers en Europe ouvrirent la tranchée devant une place, sont maintenant le dernier des peuples dans l’art des sièges.

Je quittai M. Magallon le 25 à quatre heures du soir, après lui avoir laissé des lettres qu’il me promit de faire passer à Constantinople, par la Caramanie. Je rejoignis dans un caïque notre bâtiment, déjà sous voile avec son pilote côtier : ce pilote était un Allemand établi à Rhodes depuis plusieurs années. Nous fîmes route pour reconnaître le cap à la pointe de la Caramanie, autrefois le promontoire de la Chimère en Lycie. Rhodes offrait au loin, derrière nous, une chaîne de côtes bleuâtres sous un ciel d’or. On distinguait dans cette chaîne deux montagnes carrées, qui paraissaient taillées pour porter des châteaux, et qui ressemblaient assez par leur coupe aux Acropolis de Corinthe, d’Athènes et de Pergame.

Le 26 fut un jour malheureux. Le calme nous arrêta sous le continent de l’Asie, presque en face du cap Chélidonia, qui forme la pointe du golfe de Satalie. Je voyais à notre gauche les pics élevés du Cragus, et je me rappelais les vers des poètes sur la froide Lycie. Je ne savais pas que je maudirais un jour les sommets de ce Taurus que je me plaisais à regarder, et que j’aimais à compter parmi les montagnes célèbres dont j’avais aperçu la cime. Les courants étaient violents et nous portaient en dehors, comme nous le reconnûmes le jour d’après. Le vaisseau, qui était sur son lest, fatiguait beaucoup au roulis : nous cassâmes la tête du grand mât et la vergue de la seconde voile du mât de misaine. Pour des marins aussi peu expérimentés, c’était un très grand malheur.

C’est véritablement une chose surprenante que de voir naviguer des Grecs. Le pilote est assis, les jambes croisées, la pipe à la bouche ; il tient la barre du gouvernail, laquelle, pour être de niveau avec la main qui la dirige, rase le plancher de la poupe. Devant ce pilote à demi couché, et qui n’a par conséquent aucune force, est une boussole, qu’il ne connaît point et qu’il ne regarde pas. A la moindre apparence de danger, on déploie sur le pont des cartes françaises et italiennes ; tout l’équipage se couche à plat ventre, le capitaine à la tête ; on examine la carte, on en suit les dessins avec le doigt ; on tâche de reconnaître l’endroit où l’on est ; chacun donne son avis : on finit par ne rien entendre à tout ce grimoire des Francs ; on reploie la carte, on amène les voiles, ou l’on fait vent arrière : alors on reprend la pipe et le chapelet ; on se recommande à la Providence ; et l’on attend l’événement. Il y a tel bâtiment qui parcourt ainsi deux ou trois cents lieues hors de sa route, et qui aborde en Afrique au lieu d’arriver en Syrie ; mais tout cela n’empêche pas l’équipage de danser au premier rayon du soleil. Les anciens Grecs n’étaient sous plusieurs rapports que des enfants aimables et crédules, qui passaient de la tristesse à la joie avec une extrême mobilité ; les Grecs modernes ont conservé une partie de ce caractère : heureux du moins de trouver dans leur légèreté une ressource contre leurs misères !

Le vent du nord reprit son cours vers les huit heures du soir, et l’espoir de toucher bientôt au terme du voyage ranima la gaieté des pèlerins. Notre pilote allemand nous annonça qu’au lever du jour nous apercevrions le cap Saint-Iphane, dans l’île de Chypre. On ne songea plus qu’à jouir de la vie. Tous les soupers furent apportés sur le pont ; on était divisé par groupes ; chacun envoyait à son voisin la chose qui manquait à ce voisin. J’avais adopté la famille qui logeait devant moi, à la porte de la chambre du capitaine ; elle était composée d’une femme, de deux enfants et d’un vieillard, père de la jeune pèlerine. Ce vieillard accomplissait pour la troisième fois le voyage de Jérusalem ; il n’avait jamais vu de pèlerin latin, et ce bon homme pleurait de joie en me regardant : je soupai donc avec cette famille. Je n’ai guère vu de scènes plus agréables et plus pittoresques. Le vent était frais, la mer belle, la nuit sereine. La lune avait l’air de se balancer entre les mats et les cordages du vaisseau ; tantôt elle paraissait hors des voiles, et tout le navire était éclairé ; tantôt elle se cachait sous les voiles, et les groupes des pèlerins rentraient dans l’ombre. Qui n’aurait béni la religion, en songeant que ces deux cents hommes, si heureux dans ce moment, étaient pourtant des esclaves courbés sous un joug odieux ? Ils allaient au tombeau de Jésus-Christ oublier la gloire passée de leur patrie et se consoler de leurs maux présents. Et que de douleurs secrètes ne déposeraient-ils pas bientôt à la crèche du Sauveur ! Chaque flot qui poussait le vaisseau vers le saint rivage emportait une de nos peines.

Le 27 au matin, à la grande surprise du pilote, nous nous trouvâmes en pleine mer, et nous n’apercevions aucune terre. Le calme survint : la consternation était générale. Où étions-nous ? étions-nous en dehors ou en dedans de l’île de Chypre ? On passa toute la journée dans cette singulière contestation. Parler de faire le point ou de prendre hauteur eût été de l’hébreu pour nos marins. Quand la brise se leva vers le soir, ce fut un autre embarras. Quelle aire de vent devions-nous tenir ? Le pilote, qui se croyait entre la côte septentrionale de l’île de Chypre et le golfe de Satalie, voulait mettre le cap au midi pour reconnaître la première ; mais il fût résulté de là que si nous avions dépassé l’île, nous serions allés, par cette pointe du compas, droit en Égypte. Le capitaine prétendait qu’il fallait porter au nord, afin de retrouver la côte de la Caramanie : c’était retourner sur nos pas ; d’ailleurs le vent était contraire pour cette route. On me demanda mon avis, car dans les cas un peu difficiles les Grecs et les Turcs ont toujours recours aux Francs. Je conseillai de cingler à l’est, par une raison évidente : nous étions en dedans ou en dehors de l’île de Chypre : or, dans ces deux cas, en courant au levant nous faisions bonne route. De plus, si nous étions en dedans de l’île, nous ne pouvions manquer de voir la terre à droite ouà gauche en très peu de temps, soit au cap Anémur en Caramanie, ou au cap Cornachitti en Chypre. Nous en serions quittes pour doubler la pointe orientale de cette île et pour descendre ensuite le long de la côte de Syrie.

Cet avis parut le meilleur, et nous mîmes la proue à l’est. Le 28, à cinq heures du matin, à notre grande joie, nous eûmes connaissance du cap de Gatte, dans l’île de Chypre ; il nous restait au nord, à environ huit ou dix lieues. Ainsi, nous nous trouvions en dehors de l’île, et nous étions dans la vraie direction de Jaffa. Les courants nous avaient portés au large, vers le sud-ouest.

Le vent tomba à midi. Le calme continua le reste de la journée, et se prolongea jusqu’au 29. Nous reçûmes à bord trois nouveaux passagers, deux bergeronnettes et une hirondelle. Je ne sais ce qui avait pu engager les premières à quitter les troupeaux ; quant à la dernière, elle allait peut-être en Syrie, et elle venait peut-être de France. J’étais bien tenté de lui demander des nouvelles de ce toit paternel que j’avais quitté depuis si longtemps 5. . Je me rappelle que dans mon enfance je passais des heures entières à voir, avec je ne sais quel plaisir triste, voltiger les hirondelles en automne ; un secret instinct me disait que je serais voyageur comme ces oiseaux. Ils se réunissaient, à la fin du mois de septembre, dans les joncs d’un grand étang : là, poussant des cris et exécutant mille évolutions sur les eaux, ils semblaient essayer leurs ailes et se préparer à de longs pèlerinages. Pourquoi de tous les souvenirs de l’existence préférons-nous ceux qui remontent vers notre berceau ? Les jouissances de l’amour-propre, les illusions de la jeunesse ne se présentent point avec charme à la mémoire : nous y trouvons au contraire de l’aridité ou de l’amertume ; mais les plus petites circonstances réveillent au fond du cœur les émotions du premier âge, et toujours avec un attrait nouveau. Au bord des lacs de l’Amérique, dans un désert inconnu qui ne raconte rien au voyageur, dans une terre qui n’a pour elle que la grandeur de sa solitude, une hirondelle suffisait pour me retracer les scènes des premiers jours de ma vie, comme elle me les a rappelées sur la mer de Syrie, à la vue d’une terre antique, retentissante de la voix des siècles et des traditions de l’histoire.

Les courants nous ramenaient maintenant sur l’île de Chypre. Nous découvrîmes ses côtes sablonneuses, basses, et en apparence arides. La mythologie avait placé dans ces lieux ses fables les plus riantes 6.  :

Ipsa Paphum sublimis abit, sedesque revisit
Laeta suas, ubi templum illi, centumque Sabaeo
Thure calent arae, sertisque recentibus halant 7. .

Il vaut mieux, pour l’île de Chypre, s’en tenir à la poésie qu’à l’histoire, à moins qu’on ne prenne plaisir à se rappeler une des plus criantes injustices des Romains et une expédition honteuse de Caton. Mais c’est une singulière chose à se représenter que les temples d’Amathonte et d’Idalie convertis en donjons dans le moyen âge. Un gentilhomme français était roi de Paphos, et des barons couverts de leurs hoquetons étaient cantonnés dans les sanctuaires de Cupidon et des Grâces. On peut voir dans l’ Archipel de Dapper toute l’histoire de Chypre ; l’abbé Mariti a fait connaître les révolutions modernes et l’état actuel de cette île, encore importante aujourd’hui par sa position.

Le temps était si beau et l’air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. J’avais disputé un petit coin du gaillard d’arrière à deux gros caloyers qui ne me l’avaient cédé qu’en grommelant. C’était là que je dormais le 30 septembre, à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix : j’ouvris les yeux, et j’aperçus les pèlerins qui regardaient la proue du vaisseau. Je demandai ce que c’était ; on me cria : Signor, il Carmelo ! le Carmel ! Le vent s’était levé la veille à huit heures du soir, et dans la nuit nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j’étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m’enquérant de la montagne sacrée. Chacun s’empressait de me la montrer de la main, mais je n’apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d’auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l’apparition de la Terre Sainte ; le chef des papas priait à haute voix : on n’entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau, que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps à temps un cri s’élevait de la proue quand on revoyait le Carmel. J’aperçus enfin moi-même cette montagne comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j’éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce ; mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de crainte et de respect. J’allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s’est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie ; j’allais aborder à ces rives que visitèrent comme moi Godefroy de Bouillon, Raimond de Saint-Gilles, Tancrède le Brave, Hugues le Grand, Richard Cœur de Lion, et ce saint Louis dont les vertus furent admirées des infidèles. Obscur pèlerin, comment oserais-je fouler un sol consacré par tant de pèlerins illustres ?

A mesure que nous avancions et que le soleil montait dans le ciel, les terres se découvraient devant nous. La dernière pointe que nous apercevions au loin, à notre gauche vers le nord, était la pointe de Tyr ; venaient ensuite le cap Blanc, Saint-Jean-d’Acre, le mont Carmel, avec Caïfe à ses pieds, Tartoura, autrefois Dora, le Château-Pèlerin, et Césarée, dont on voit les ruines. Jaffa devait être sous la proue même du vaisseau, mais on ne le distinguait point encore ; ensuite la côte s’abaissait insensiblement jusqu’à un dernier cap au midi, où elle semblait s’évanouir : là commencent les rivages de l’ancienne Palestine, qui vont rejoindre ceux de l’Égypte, et qui sont presque au niveau de la mer. La terre, dont nous pouvions être à huit ou dix lieues, paraissait généralement blanche, avec des ondulations noires, produites par des ombres ; rien ne formait saillie dans la ligne oblique qu’elle traçait du nord au midi ; le mont Carmel même ne se détachait point sur le plan : tout était uniforme et mal teint. L’effet général était à peu près celui des montagnes du Bourbonnais, quand on les regarde des hauteurs de Tarare. Une file de nuages blancs et dentelés suivait à l’horizon la direction des terres, et semblait en répéter l’aspect dans le ciel.

Le vent nous manqua à midi ; il se leva de nouveau à quatre heures, mais, par l’ignorance du pilote, nous dépassâmes le but. Nous voguions à pleines voiles sur Gaza, lorsque les pèlerins reconnurent, à l’inspection de la côte, la méprise de notre Allemand ; il fallut virer de bord ; tout cela fit perdre du temps, et la nuit survint. Nous approchions cependant de Jaffa, on voyait même les feux de la ville ; lorsque, le vent du nord-ouest venant à souffler avec une nouvelle force, la peur s’empara du capitaine ; il n’osa chercher la rade de nuit : tout à coup il tourna la proue au large, et regagna la haute mer.

J’étais appuyé sur la poupe, et je regardais avec un vrai chagrin s’éloigner la terre. Au bout d’une demi-heure j’aperçus comme la réverbération lointaine d’un incendie sur la cime d’une chaîne de montagnes : ces montagnes étaient celles de la Judée. La lune, qui produisait l’effet dont j’étais frappé, montra bientôt son disque large et rougissant au-dessus de Jérusalem. Une main secourable semblait élever ce phare au sommet de Sion pour nous guider à la cité sainte. Malheureusement nous ne suivîmes pas comme les mages l’astre salutaire, et sa clarté ne nous servit qu’à fuir le port que nous avions tant désiré.

Le lendemain, mercredi 1er octobre, au point du jour, nous nous trouvâmes affalés à la côte, presque en face de Césarée : il nous fallut remonter au midi le long de la terre. Heureusement le vent était bon, quoique faible. Dans le lointain s’élevait l’amphithéâtre des montagnes de la Judée. Du pied de ces montagnes une vaste plaine descendait jusqu’à la mer. On y voyait à peine quelques traces de culture, et pour toute habitation un château gothique en ruine, surmonté d’un minaret croulant et abandonné. Au bord de la mer, la terre se terminait par des falaises jaunes ondées de noir, qui surplombaient une grève où nous voyions et où nous entendions se briser les flots. L’Arabe, errant sur cette côte, suit d’un œil avide le vaisseau qui passe à l’horizon ; il attend la dépouille du naufragé au même bord où Jésus-Christ ordonnait de nourrir ceux qui ont faim et de vêtir ceux qui sont nus.

A deux heures de l’après-midi nous revîmes enfin Jaffa. On nous avait aperçus de la ville. Un bateau se détacha du port, et s’avança au-devant de nous. Je profitai de ce bateau pour envoyer Jean à terre. Je lui remis la lettre de recommandation que les commissaires de Terre Sainte m’avaient donnée à Constantinople, et qui était adressée aux Pères de Jaffa. J’écrivis en même temps un mot à ces Pères.

Une heure après le départ de Jean, nous vînmes jeter l’ancre devant Jaffa, la ville nous restant au sud-est, et le minaret de la mosquée à l’est quart sud-est. Je marque ici les rumbs du compas par une raison assez importante : les vaisseaux latins mouillent ordinairement plus au large ; ils sont alors sur un banc de rochers qui peut couper les câbles, tandis que les bâtiments grecs, en se rapprochant de la terre, se trouvent sur un fond moins dangereux, entre la darse de Jaffa et le banc de rochers.

Jaffa ne présente qu’un méchant amas de maisons rassemblées en rond et disposées en amphithéâtre sur la pente d’une côte élevée. Les malheurs que cette ville a si souvent éprouvés y ont multiplié les ruines. Un mur qui par ses deux points vient aboutir à la mer l’enveloppe du côté de terre et la met à l’abri d’un coup de main.

Des caïques s’avancèrent bientôt de toutes parts pour chercher les pèlerins : le vêtement, les traits, le teint, l’air de visage, la langue des patrons de ces caïques, m’annoncèrent sur-le-champ la race arabe et la frontière du désert. Le débarquement des passagers s’exécuta sans tumulte, quoique avec un empressement très légitime. Cette foule de vieillards, d’hommes, de femmes et d’enfants ne fit point entendre en mettant le pied sur la Terre Sainte ces cris, ces pleurs, ces lamentations dont on s’est plu à faire des peintures imaginaires et ridicules. On était fort calme ; et de tous les pèlerins j’étais certainement le plus ému.

Je vis enfin venir un bateau dans lequel je distinguai mon domestique grec, accompagné de trois religieux. Ceux-ci me reconnurent à mon habit franc, et me firent des salutations de la main, de l’air le plus affectueux. Ils arrivèrent bientôt à bord. Quoique ces Pères fussent Espagnols et qu’ils parlassent un italien difficile à entendre nous nous serrâmes la main comme de véritables compatriotes. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers et dangereuse même pour un caïque. Les Arabes du rivage s’avancèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture, afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa là une scène assez plaisante : mon domestique était vêtu d’une redingote blanchâtre ; le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que mon domestique était le chéik. Ils se saisirent de lui, et l’emportèrent en triomphe malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d’un mendiant déguenillé.

Nous nous rendîmes à l’hospice des Pères, simple maison de bois bâtie sur le port et jouissant d’une belle vue de la mer. Mes hôtes me conduisirent d’abord à la chapelle, que je trouvai illuminée et où ils remercièrent Dieu de leur avoir envoyé un frère ; touchantes institutions chrétiennes par qui le voyageur trouve des amis et des secours dans les pays les plus barbares ; institutions dont j’ai parlé ailleurs, et qui ne sont jamais assez admirées.

Les trois religieux qui étaient venus me chercher à bord se nommaient Jean Truylos Penna, Alexandre Roma et Martin Alexano ; ils composaient alors tout l’hospice, le curé, don Juan de la Conception, étant absent.

En sortant de la chapelle, les Pères m’installèrent dans ma cellule, où il y avait une table, un lit, de l’encre, du papier, de l’eau fraîche et du linge blanc. Il faut descendre d’un bâtiment grec chargé de deux cents pèlerins pour sentir le prix de tout cela. A huit heures du soir, nous passâmes au réfectoire. Nous y trouvâmes deux autres Pères venus de Rama et partant pour Constantinople, le père Manuel Sancia et le père François Munoz. On dit en commun le Benedicite, précédé du De profundis ; souvenir de la mort que le christianisme mêle à tous les actes de la vie pour les rendre plus graves, comme les anciens le mêlaient à leurs banquets pour rendre leurs plaisirs plus piquants. On me servit, sur une petite table propre et isolée, de la volaille, du poisson, d’excellents fruits, tels que des grenades, des pastèques, des raisins et des dattes dans leur primeur ; j’avais à discrétion le vin de Chypre et le café du Levant. Tandis que j’étais comblé de biens, les Pères mangeaient un peu de poisson sans sel et sans huile. Ils étaient gais avec modestie, familiers avec politesse ; point de questions inutiles, point de vaine curiosité. Tous les propos roulaient sur mon voyage, sur les mesures à prendre pour me le faire achever en sûreté : " car, me disaient-ils, nous répondons maintenant de vous à votre patrie. " Ils avaient déjà dépêché un exprès au chéik des Arabes de la montagne de Judée, et un autre au Père procureur de Rama. " Nous vous recevons, me disait le père François Munoz, avec un cœur limpido e bianco. " Il était inutile que ce religieux espagnol m’assurât de la sincérité de ses sentiments, je les aurais facilement devinés à la pieuse franchise de son front et de ses regards.

Cette réception, si chrétienne et si charitable dans une terre où le christianisme et la charité ont pris naissance, cette hospitalité apostolique dans un lieu où le premier des apôtres prêcha l’Evangile, me touchaient jusqu’au cœur : je me rappelais que d’autres missionnaires m’avaient reçu avec la même cordialité dans les déserts de l’Amérique. Les religieux de Terre Sainte ont d’autant plus de mérite, qu’en prodiguant aux pèlerins de Jérusalem la charité de Jésus-Christ, ils ont gardé pour eux la Croix qui fut plantée sur ces mêmes bords. Ce Père au cœur limpido e bianco m’assurait encore qu’il trouvait la vie qu’il menait depuis cinquante ans un vero paradiso. Veut-on savoir ce que c’est que ce paradis ? Tous les jours une avanie, la menace des coups de bâton, des fers et de la mort ! Ce religieux, à la dernière fête de Pâques, ayant lavé des linges de l’autel, l’eau imprégnée d’amidon coula en dehors de l’hospice et blanchit une pierre. Un Turc passe, voit cette pierre, et va déclarer au cadi que les Pères ont réparé leur maison. Le cadi se transporte sur les lieux, décide que la pierre, qui était noire, est devenue blanche, et, sans écouter les religieux, il les oblige à payer dix bourses. La veille même de mon arrivée à Jaffa, le Père procureur de l’hospice avait été menacé de la corde par un domestique de l’aga en présence de l’aga même. Celui-ci se contenta de rouler paisiblement sa moustache, sans daigner dire un mot favorable au chien. Voilà le véritable paradis de ces moines qui, selon quelques voyageurs, sont de petits souverains en Terre Sainte et jouissent des plus grands honneurs.

A dix heures du soir, mes hôtes me reconduisirent par un long corridor à ma cellule. Les flots se brisaient avec fracas contre les rochers du port : la fenêtre fermée, on eût dit d’une tempête ; la fenêtre ouverte, on voyait un beau ciel, une lune paisible, une mer calme et le vaisseau des pèlerins mouillé au large. Les Pères sourirent de la surprise que me causa ce contraste. Je leur dis en mauvais latin : Ecce monachis similitudo mundi ; quantumcumque mare fremitum reddat, eis placidae semper undae videntur : omnia tranquillitas serenis animis.

Je passai une partie de la nuit à contempler cette mer de Tyr, que l’Ecriture appelle la Grande-Mer, et qui porta les flottes du roi-prophète quand elles allaient chercher les cèdres du Liban et la pourpre de Sidon ; cette mer où Léviathan laisse des traces comme des abîmes 8.  ; cette mer à qui le Seigneur donna des barrières et des portes 9.  ; cette mer qui vit Dieu et qui s’enfuit 10. . Ce n’étaient là ni l’Océan sauvage du Canada, ni les flots riants de la Grèce. Au midi s’étendait l’Égypte, où le Seigneur était entré sur un nuage léger, pour sécher les canaux du Nil et renverser les idoles 11.  ; au nord s’élevait la reine des cités, dont les marchands étaient des princes 12.  : Ululate, naves maris, quia devastata est fortitudo vestra !… Attrita est civitas vanitatis, clausa est omnis domus nullo intrœunte… quia haec erunt in medio terrae… quomodo si paucae olivae quae remanserunt excutiantur ex olea, et racemi, cum fuerit finita vindemia. " Hurlez, vaisseaux de la mer, parce que votre force est détruite… La ville des vanités est abattue ; toutes les maisons en sont fermées et personne n’y entre plus… Ce qui restera d’hommes en ces lieux sera comme quelques olives demeurées sur l’arbre après la récolte, comme quelques raisins suspendus au cep après la vendange. " Voilà d’autres antiquités expliquées par un autre poète : Isaïe succède à Homère.

Et ce n’était pas tout encore, car la mer que je contemplais baignait à ma droite les campagnes de la Galilée, et à ma gauche la plaine d’Ascalon : dans les premières je retrouvais les traditions de la vie patriarcale et de la nativité du Sauveur, dans la seconde je rencontrais les souvenirs des croisades et les ombres des héros de Jérusalem :

Grande e mirabil cosa era il vedere
Quando quel campo e questo a fronte venne :
Come spiegate in ordine le schiere,
Di mover già, già d’assalire accenne :
Sparse al vento ondeggiando ire le bandiere
E ventolar su i grand cimier le penne :
Abiti, fregi, imprese, e arme, e colori
D’oro e di ferro, al sol lampi, e fulgori.
" Quel grand et admirable spectacle de voir les deux camps s’avancer front contre front, les bataillons se déployer en ordre, impatients de marcher, impatients de combattre ! Les bannières ondoyantes flottent dans les airs et le vent agite les panaches sur les hauts cimiers. Les habits, les franges, les devises, les couleurs, les armes d’or et de fer resplendissent aux feux du soleil. "

J. B. Rousseau nous peint ensuite le succès de cette journée :

La Palestine, enfin, après tant de ravages,
Vit fuir ses ennemis, comme on voit les nuages
Dans le vague des airs fuir devant l’aquilon ;
Et du vent du midi la dévorante haleine
N’a consumé qu’à peine
Leurs ossements blanchis dans les champs d’Ascalon.

Ce fut à regret que je m’arrachai au spectacle de cette mer qui réveille tant de souvenirs ; mais il fallut céder au sommeil.

Le Père Juan de la Conception, curé de Jaffa et président de l’hospice, arriva le lendemain matin, 2 octobre. Je voulais parcourir la ville et rendre visite à l’aga, qui m’avait envoyé complimenter ; le président me détourna de ce dessein :

" Vous ne connaissez pas ces gens-ci, me dit-il ; ce que vous prenez pour une politesse est un espionnage. On n’est venu vous saluer que pour savoir qui vous êtes, si vous êtes riche, si on peut vous dépouiller. Voulez-vous voir l’aga, il faudra d’abord lui porter des présents : il ne manquera pas de vous donner malgré vous une escorte pour Jérusalem ; l’aga de Rama augmentera cette escorte ; les Arabes, persuadés qu’un riche Franc va en pèlerinage au Saint-Sépulcre, augmenteront les droits de Caffaro ou vous attaqueront. A la porte de Jérusalem, vous trouverez le camp du pacha de Damas, qui est venu lever les contributions, avant de conduire la caravane à La Mecque : votre appareil donnera de l’ombrage à ce pacha et vous exposera à des avanies. Arrivé à Jérusalem, on vous demandera trois ou quatre mille piastres pour l’escorte. Le peuple, instruit de votre arrivée, vous assiégera de telle manière, qu’eussiez-vous des millions, vous ne satisferiez pas son avidité. Les rues seront obstruées sur votre passage, et vous ne pourrez entrer aux saints lieux sans courir les risques d’être déchiré. Croyez-moi, demain nous nous déguiserons en pèlerins et nous irons ensemble à Rama ; là je recevrai la réponse de mes exprès ; si elle est favorable, vous partirez dans la nuit, vous arriverez sain et sauf, à peu de frais, à Jérusalem. "

Le père appuya son raisonnement de mille exemples, et en particulier de celui d’un évêque polonais, à qui un trop grand air de richesse pensa coûter la vie, il y a deux ans. Je ne rapporte ceci que pour montrer à quel degré la corruption, l’amour de l’or, l’anarchie et la barbarie sont poussés dans ce pays.

Je m’abandonnai donc à l’expérience de mes hôtes, et je me renfermai dans l’hospice, où je passai une agréable journée dans des entretiens paisibles. J’y reçus la visite de M. Contessini, qui aspirait au vice-consulat de Jaffa, et de MM. Damiens père et fils, Français d’origine, jadis établis auprès de Djezzar, à Saint-Jean-d’Acre. Ils me racontèrent des choses curieuses sur les derniers événements de la Syrie ; ils me parlèrent de la renommée que l’empereur et nos armes ont laissée au désert. Les hommes sont encore plus sensibles à la réputation de leur pays hors de leur pays que sous le toit paternel, et l’on a vu les émigrés français réclamer leur part des victoires qui semblaient les condamner à un exil éternel 13. .

Je passai cinq jours à Jaffa à mon retour de Jérusalem, et je l’examinai dans le plus grand détail ; je ne devrais donc en parler qu’à cette époque ; mais, pour suivre l’ordre de ma marche, je placerai ici mes observations, d’ailleurs, après la description des saints lieux, il est probable que les lecteurs ne prendraient pas un grand intérêt à celle de Jaffa.

Jaffa s’appelait autrefois Joppé, ce qui signifie belle ou agréable, pulchritudo aut decor, dit Adrichomius. D’Anville dérive le nom actuel de Jaffa d’une forme primitive de Joppé, qui est Japho 14. . Je remarquai qu’il y avait dans le pays des Hébreux une autre cité du nom de Jaffa, qui fut prise par les Romains : ce nom a peut-être été transporté ensuite à Joppé. S’il faut en croire les interprètes et Pline lui-même, l’origine de cette ville remonterait à une haute antiquité, puisque Joppé aurait été bâtie avant le déluge. On dit que ce fut à Joppé que Noé entra dans l’arche. Après la retraite des eaux, le patriarche donna en partage à Sem, son fils aîné, toutes les terres dépendantes de la ville fondée par son troisième fils Japhet. Enfin Joppé, selon les traditions du pays, garde la sépulture du second père du genre humain.

Selon Pococke, Shaw et peut-être d’Anville, Joppé tomba en partage à Ephraïm, et forma la partie occidentale de cette tribu, avec Ramlé et Lydda. Mais d’autres auteurs, entre autres Adrichomius, Roger, etc., placent Joppé sous la tribu de Dan. Les Grecs étendirent leurs fables jusqu’à ces rivages. Ils disaient que Joppé tirait son nom d’une fille d’Eole. Ils plaçaient dans le voisinage de cette ville l’aventure de Persée et d’Andromède. Scaurus, selon Pline, apporta de Joppé à Rome les os du monstre marin suscité par Neptune. Pausanias prétend qu’on voyait près de Joppé une fontaine où Persée lava le sang dont le monstre l’avait couvert : d’où il arriva que l’eau de cette fontaine demeura teinte d’une couleur rouge. Enfin, saint Jérôme raconte que de son temps on montrait encore à Joppé le rocher et l’anneau auxquels Andromède fut attachée.

Ce fut à Joppé qu’abordèrent les flottes d’Hyram, chargées de cèdres pour le temple, et que s’embarqua le prophète Jonas lorsqu’il fuyait devant la face du Seigneur. Joppé tomba cinq fois entre les mains des Egyptiens, des Assyriens et des différents peuples qui firent la guerre aux Juifs avant l’arrivée des Romains en Asie. Elle devint une des onze toparchies où l’idole Ascarlen était adorée. Judas Machabée brûla cette ville, dont les habitants avaient massacré deux cents Juifs. Saint Pierre y ressuscita Tabithe et y reçut chez Simon le corroyeur les hommes venus de Césarée. Au commencement des troubles de la Judée, Joppé fut détruite par Cestius. Des pirates en ayant relevé les murs, Vespasien la saccagea de nouveau et mit garnison dans la citadelle.

On a vu que Joppé existait encore environ deux siècles après, du temps de saint Jérôme, qui la nomme Japho. Elle passa avec toute la Syrie sous le joug des Sarrasins. On la retrouve dans les historiens des Croisades. L’anonyme qui commence la collection Gesta Dei per Francos raconte que, l’armée des croisés étant sous les murs de Jérusalem, Godefroy de Bouillon envoya Raymond Pilet, Achard de Mommellou et Guillaume de Sabran pour garder les vaisseaux génois et pisans arrivés au port de Jaffa : qui fideliter custodirent homines et naves in portu Japhiae. Benjamin de Tudèle en parle à peu près à cette époque sous le nom de Gapha : Quinque abhinc leucis est Gapha, olim Japho, aliis Joppe dicta, ad mare sita, ubi unus tandem Judaeus, isque lanae inficiendae artifex est. Saladin reprit Jaffa sur les croisés, et Richard Cœur de Lion l’enleva à Saladin. Les Sarrasins y rentrèrent, et massacrèrent les chrétiens. Mais lors du premier voyage de saint Louis en Orient elle n’était plus au pouvoir des infidèles, car elle était tenue par Gautier de Brienne, qui prenait le titre de comte de Japhe, selon l’orthographe du sire de Joinville.

" Et quand le comte de Japhe vit que le roy venoit, il assorta et mist son chastel de Japhe en tel point, qu’il ressembloit bien une bonne ville deffensable ; car à chascun creneau de son chastel il y avoit bien cinq cents hommes, à tout chascun une targe et ung penoncel à ses armes. Laquelle chose estoit fort belle à veoir, car ses armes estoient de fin or, à une croix de gueules paltée faicte moult richement. Nous nous logeasmes aux champs tout à l’entour d’icelui chastel de Japhe qui estoit séant rez de la, mer et en une isle. Et fist commancer le roy à faire fermer et édifier une bourge tout à l’entour du chastel, dès l’une des mers jusques à l’autre, en ce qu’il y avait de terre. "

Ce fut à Jaffa que la reine femme de saint Louis accoucha d’une fille nommée Blanche, et saint Louis reçut dans la même ville la nouvelle de la mort de sa mère. Il se jeta à genoux, et s’écria : " Je vous rends grâces, mon Dieu ! de ce que vous m’avez prêté madame ma chère mère, tant qu’il a plu à votre volonté ; et de ce que maintenant, selon votre bon plaisir, vous l’avez retirée à vous. Il est vrai que je l’aimais sur toutes les créatures du monde, et elle le méritait ; mais puisque vous me l’avez ôtée, votre nom soit béni éternellement. "

Jaffa sous la domination des chrétiens avait un évêque suffragant du siège de Césarée. Quand les chevaliers eurent été contraints d’abandonner entièrement la Terre Sainte, Jaffa retomba avec toute la Palestine sous le joug des soudans d’Égypte, et ensuite sous la domination des Turcs.

Depuis cette époque jusqu’à nos jours on retrouve Joppé ou Jaffa dans tous les voyages à Jérusalem ; mais la ville, telle qu’on la voit aujourd’hui, n’a guère plus d’un siècle d’existence, puisque Monconys, qui visita la Palestine en 1647, ne trouva à Jaffa qu’un château et trois cavernes creusées dans le roc. Thévenot ajoute que les moines de Terre Sainte avaient élevé devant les cavernes des baraques de bois et que les Turcs contraignirent les Pères de les démolir. Cela explique un passage de la relation d’un religieux vénitien. Ce religieux raconte qu’à leur arrivée à Jaffa on renfermait les pèlerins dans une caverne. Breve, Opdam, Deshayes, Nicole le Huen, Barthélemy de Salignac ; Duloir, Zuallart, le Père Roger et Pierre de la Vallée sont unanimes sur le peu d’étendue et la misère de Jaffa.

On peut voir dans M. de Volney ce qui concerne la moderne Jaffa, l’histoire des sièges qu’elle a soufferts pendant les guerres de Dâher et d’Aly-Bey, ainsi que les autres détails sur la bonté de ses fruits, l’agrément de ses jardins, etc. J’ajouterai quelques remarques.

Indépendamment des deux fontaines de Jaffa, citées par les voyageurs, on trouve des eaux douces le long de la mer, en remontant vers Gaza ; il suffit de creuser avec la main dans le sable pour faire sourdre au bord même de la vague une eau fraîche : j’ai fait moi-même, avec M. Contessini, cette curieuse expérience, depuis l’angle méridional de la ville jusqu’à la demeure d’un santon, que l’on voit à quelque distance sur la côte.

Jaffa, déjà si maltraitée dans les guerres de Dâher, a beaucoup souffert par les derniers événements. Les Français, commandés par l’empereur, la prirent d’assaut en 1799. Lorsque nos soldats furent retournés en Égypte, les Anglais, unis aux troupes du grand-vizir, bâtirent un bastion à l’angle sud-est de la ville. Abou-Marra, favori du grand-vizir, fut nommé commandant de la ville. Djezzar, pacha d’Acre, ennemi du grand-vizir, vint mettre le siège devant Jaffa après le départ de l’armée ottomane. Abou-Marra se défendit vaillamment pendant neuf mois, et trouva moyen de s’échapper par mer. Les ruines qu’on voit à l’orient de la ville sont les fruits de ce siège. Après la mort de Djezzar, Abou-Marra fut nommé pacha de Gedda, sur la mer Rouge. Le nouveau pacha prit sa route à travers la Palestine ; par une de ces révoltes si communes en Turquie, il s’arrêta dans Jaffa, et refusa de se rendre à son pachalic. Le pacha d’Acre, Suleiman-pacha, second successeur de Djezzar 15. , reçut ordre d’attaquer le rebelle, et Jaffa fut assiégée de nouveau. Après une assez faible résistance, Abou-Marra se réfugia auprès de Mahamet-Pacha-Adem, alors élevé au pachalic de Damas.

J’espère qu’on voudra bien pardonner l’aridité de ces détails, à cause de l’importance que Jaffa avait autrefois et de celle qu’elle a acquise dans ces derniers temps.

J’attendais avec impatience le moment de mon départ pour Jérusalem. Le 3 octobre, à quatre heures de l’après-midi, mes domestiques se revêtirent de sayons de poils de chèvre, fabriqués dans la Haute-Égypte, et tels que les portent les Bedouins ; je mis par-dessus mon habit une robe semblable à celle de Jean et de Julien, et nous montâmes sur de petits chevaux. Des bâts nous servaient de selles. Nous avions les pieds passés dans des cordes en guise d’étriers. Le président de l’hospice marchait à notre tête, comme un simple frère. Un Arabe presque nu nous montrait le chemin, et un autre Arabe nous suivait, chassant devant lui un âne chargé de nos bagages. Nous sortîmes par les derrières du couvent, et nous gagnâmes la porte de la ville, du côté du midi, à travers les décombres des maisons détruites dans les derniers sièges. Nous cheminâmes d’abord au milieu des jardins, qui devaient être charmants autrefois : le père Neret et M. de Volney en ont fait l’éloge. Ces jardins ont été ravagés par les différents partis qui se sont disputé les ruines de Jaffa : mais il y reste encore des grenadiers, des figuiers de Pharaon, des citronniers, quelques palmiers, des buissons de nopals, et des pommiers, que l’on cultive aussi dans les environs de Gaza, et même au couvent du mont Sinaï.

Nous nous avançâmes dans la plaine de Saron, dont l’Ecriture loue la beauté 16. . Quand le père Neret y passa, au mois d’avril 1713, elle était couverte de tulipes. " La variété de leur couleur, dit-il, forme un agréable parterre. " Les fleurs qui couvrent au printemps cette campagne célèbre sont les roses blanches et roses, le narcisse, l’anémone, les lis blancs et jaunes, les giroflées, et une espèce d’immortelle très odorante. La plaine s’étend le long de la mer, depuis Gaza au midi jusqu’au mont Carmel au nord. Elle est bornée au levant par les montagnes de Judée et de Samarie. Elle n’est pas d’un niveau égal : elle forme quatre plateaux, qui sont séparés les uns des autres par un cordon de pierres nues et dépouillées. Le sol est une arène fine, blanche et rouge, et qui paraît, quoique sablonneuse, d’une extrême fertilité. Mais, grâce au despotisme musulman, ce sol n’offre de toutes parts que des chardons, des herbes sèches et flétries, entremêlées de chétives plantations de coton, de doura, d’orge et de froment. Çà et là paraissent quelques villages, toujours en ruine, quelques bouquets d’oliviers et de sycomores. A moitié chemin de Rama à Jaffa, on trouve un puits indiqué par tous les voyageurs : l’abbé Mariti en fait l’histoire, afin d’avoir le plaisir d’opposer l’utilité d’un santon turc à l’inutilité d’un religieux chrétien. Près de ce puits on remarque un bois d’oliviers plantés en quinconce, et dont la tradition fait remonter l’origine au temps de Godefroy de Bouillon. On découvre de ce lieu Rama ou Ramlé, situé dans un endroit charmant, à l’extrémité d’un des plateaux ou des plis de la plaine. Avant d’y entrer nous quittâmes le chemin pour visiter une citerne, ouvrage de la mère de Constantin 17. . On y descend par vingt-sept marches ; elle a trente-trois pas de long sur trente de large ; elle est composée de vingt-quatre arches et reçoit les pluies par vingt-quatre ouvertures. De là, à travers une forêt de nopals, nous nous rendîmes à la tour des Quarante-Martyrs, aujourd’hui le minaret d’une mosquée abandonnée, autrefois le clocher d’un monastère dont il reste d’assez belles ruines : ces ruines consistent en des espèces de portiques assez semblables à ceux des écuries de Mécène à Tibur ; ils sont remplis de figuiers sauvages. On veut que Joseph, la Vierge et l’Enfant se soient arrêtés dans ce lieu lors de la fuite en Égypte : ce lieu certainement serait charmant pour y peindre le repos de la sainte Famille ; le génie de Claude Lorrain semble avoir deviné ce paysage, à en juger par son admirable tableau du palais Doria à Rome.

Sur la porte de la tour on lit une inscription arabe rapportée par M. de Volney : tout près de là est une antiquité miraculeuse décrite par Muratori.

Après avoir visité ces ruines, nous passâmes près d’un moulin abandonné : M. de Volney le cite comme le seul qu’il eût vu en Syrie ; il y en a plusieurs autres aujourd’hui. Nous descendîmes à Rama, et nous arrivâmes à l’hospice des moines de Terre Sainte. Ce couvent avait été saccagé cinq années auparavant, et l’on me montra le tombeau d’un des frères qui périt dans cette occasion. Les religieux venaient enfin d’obtenir, avec beaucoup de peine, la permission de faire à leur monastère les réparations les plus urgentes.

De bonnes nouvelles m’attendaient à Rama : j’y trouvai un drogman du couvent de Jérusalem, que le gardien envoyait au-devant de moi. Le chef arabe que les Pères avaient fait avertir, et qui me devait servir d’escorte, rôdait à quelque distance dans la campagne ; car l’aga de Rama ne permettait pas aux Bedouins d’entrer dans la ville. La tribu la plus puissante des montagnes de Judée fait sa résidence au village de Jérémie ; elle ouvre et ferme à volonté le chemin de Jérusalem aux voyageurs. Le chéik de cette tribu était mort depuis très peu de temps ; il avait laissé son fils Utman sous la tutelle de son oncle Abou-Gosh : celui-ci avait deux frères, Djiaber et Ibrahim-Habd-el-Rouman, qui m’accompagnèrent à mon retour.

Il fut convenu que je partirais au milieu de la nuit. Comme le jour n’était pas encore à sa fin, nous soupâmes sur les terrasses qui forment le toit du couvent. Les monastères de Terre Sainte ressemblent à des forteresses lourdes et écrasées, et ne rappellent en aucune façon les monastères de l’Europe. Nous jouissions d’une vue charmante : les maisons de Rama sont des cahutes de plâtre, surmontées d’un petit dôme tel que celui d’une mosquée ou d’un tombeau de santon ; elles semblent placées dans un bois d’oliviers, de figuiers, de grenadiers, et sont entourées de grands nopals qui affectent des formes bizarres et entassent en désordre les unes sur les autres leurs palettes épineuses. Du milieu de ce groupe confus d’arbres et de maisons s’élancent les plus beaux palmiers de l’Idumée. Il y en avait un surtout dans la cour du couvent que je ne me lassais point d’admirer : il montait en colonne à la hauteur de plus de trente pieds, puis épanouissait avec grâce ses rameaux recourbés, au-dessous desquels les dattes à moitié mûres pendaient comme des cristaux de corail.

Rama est l’ancienne Arimathie, patrie de cet homme juste qui eut la gloire d’ensevelir le Sauveur. Ce fut à Lod, Lydda ou Diospolis, village à une demi-lieue de Rama, que saint Pierre opéra le miracle de la guérison du paralytique. Pour ce qui concerne Rama considérée sous les rapports du commerce, on peut consulter les Mémoires du baron de Tott et le Voyage de M. de Volney.

Nous sortîmes de Rama le 4 octobre à minuit. Le Père président nous conduisit par des chemins détournés à l’endroit où nous attendait Abou-Gosh, et retourna ensuite à son couvent. Notre troupe était composée du chef arabe, du drogman de Jérusalem, de mes deux domestiques et du Bedouin de Jaffa, qui conduisait l’âne chargé du bagage. Nous gardions toujours la robe et la contenance de pauvres pèlerins latins, mais nous étions armés sous nos habits.

Après avoir chevauché une heure sur un terrain inégal, nous arrivâmes à quelques masures placées au haut d’une éminence rocailleuse. Nous franchîmes un des ressauts de la plaine, et au bout d’une autre heure de marche nous parvînmes à la première ondulation des montagnes de Judée. Nous tournâmes par un ravin raboteux autour d’un monticule isolé et aride. Au sommet de ce tertre on entrevoyait un village en ruine et les pierres éparses d’un cimetière abandonné : ce village porte le nom du Latroun ou du Larron : c’est la patrie du criminel qui se repentit sur la croix, et qui fit faire au Christ son dernier acte de miséricorde. Trois milles plus loin nous entrâmes dans les montagnes. Nous suivions le lit desséché d’un torrent la lune, diminuée d’une moitié, éclairait à peine nos pas dans ces profondeurs ; les sangliers faisaient entendre autour de nous un cri singulièrement sauvage. Je compris à la désolation de ces bords comment la fille de Jephté voulait pleurer sur la montagne de Judée, et pourquoi les prophètes allaient gémir sur les hauts lieux. Quand le jour fut venu, nous nous trouvâmes au milieu d’un labyrinthe de montagnes de forme conique, à peu près semblables entre elles et enchaînées l’une à l’autre par la base. La roche qui formait le fond de ces montagnes perçoit la terre. Ses bandes ou ses corniches parallèles étaient disposées comme les gradins d’un amphithéâtre romain, ou comme ces murs en échelons avec lesquels on soutient les vignes dans les vallées de la Savoie 18. .

A chaque redan du rocher croissaient des touffes de chênes nains, des buis et des lauriers-roses. Dans le fond des ravins s’élevaient des oliviers, et quelquefois ces arbres formaient des bois entiers sur le flanc des montagnes. Nous entendîmes crier divers oiseaux, entre autres des geais. Parvenus au plus haut point de cette chaîne, nous découvrîmes derrière nous (au midi et à l’occident) la plaine de Saron jusqu’à Jaffa, et l’horizon de la mer jusqu’à Gaza ; devant nous (au nord et au levant) s’ouvrait le vallon de Saint-Jérémie, et dans la même direction, sur le haut d’un rocher, on apercevait au loin une vieille forteresse appelée le Château des Machabées. On croit que l’auteur des Lamentations vint au monde dans le village qui a retenu son nom au milieu de ces montagnes 19.  : il est certain que la tristesse de ces lieux semble respirer dans les cantiques du prophète des douleurs.

Cependant, en approchant de Saint-Jérémie, je fus un peu consolé par un spectacle inattendu. Des troupeaux de chèvres à oreilles tombantes, des moutons à large queue, des ânes qui rappelaient par leur beauté l’onagre des Ecritures, sortaient du village au lever de l’aurore. Des femmes arabes faisaient sécher des raisins dans les vignes ; quelques-unes avaient le visage couvert d’un voile et portaient sur leur tête un vase plein d’eau, comme les filles de Madian. La fumée du hameau montait en vapeur blanche aux premiers rayons du jour ; on entendait des voix confuses, des chants, des cris de joie : cette scène formait un contraste agréable avec la désolation du lieu et les souvenirs de la nuit. Notre chef arabe avait reçu d’avance le droit que la tribu exige des voyageurs, et nous passâmes sans obstacle. Tout à coup je fus frappé de ces mots prononcés distinctement en français : " En avant ! Marche ! " Je tournai la tête, et j’aperçus une troupe de petits Arabes tout nus qui faisaient l’exercice avec des bâtons de palmier. Je ne sais quel vieux souvenir de ma première vie me tourmente ; et quand on me parle d’un soldat français, le cœur me bat : mais voir de petits Bedouins dans les montagnes de la Judée imiter nos exercices militaires et garder le souvenir de notre valeur ; les entendre prononcer ces mots qui sont, pour ainsi dire, les mots d’ordre de nos armées et les seuls que sachent nos grenadiers, il y aurait eu de quoi toucher un homme moins amoureux que moi de la gloire de sa patrie. Je ne fus pas si effrayé que Robinson quand il entendit parler son perroquet, mais je ne fus pas moins charmé que ce fameux voyageur. Je donnai quelques médins au petit bataillon, en lui disant : " En avant ! Marche ! " Et afin de ne rien oublier, je lui criai : " Dieu le veut ! Dieu le veut ! " comme les compagnons de Godefroy et de saint Louis.

De la vallée de Jérémie nous descendîmes dans celle de Térébinthe. Elle est plus profonde et plus étroite que la première. On y voit des vignes et quelques roseaux de doura. Nous arrivâmes au torrent où David enfant prit les cinq pierres dont il frappa le géant Goliath. Nous passâmes ce torrent sur un pont de pierre, le seul qu’on rencontre dans ces lieux déserts : le torrent conservait encore un peu d’eau stagnante. Tout près de là, à main gauche, sous un village appelé Kaloni, je remarquai parmi des ruines plus modernes les débris d’une fabrique antique. L’abbé Mariti attribue ce monument à je ne sais quels moines. Pour un voyageur italien, l’erreur est grossière. Si l’architecture de ce monument n’est pas hébraïque, elle est certainement romaine : l’aplomb, la taille et le volume des pierres ne laissent aucun doute à ce sujet.

Après avoir passé le torrent, on découvre le village de Keriet-Lefta au bord d’un autre torrent desséché qui ressemble à un grand chemin poudreux. El-Biré se montre au loin au sommet d’une haute montagne, sur la route de Nablous, Nabolos ou Nabolosa, la Sichem du royaume d’Israel, et la Néapolis des Hérodes. Nous continuâmes à nous enfoncer dans un désert, où des figuiers sauvages clairsemés étalaient au vent du midi leurs feuilles noircies. La terre, qui jusque alors avait conservé quelque verdure, se dépouilla, les flancs des montagnes s’élargirent et prirent à la fois un air plus grand et plus stérile. Bientôt toute végétation cessa ; les mousses mêmes disparurent. L’amphithéâtre des montagnes se teignit d’une couleur rouge et ardente. Nous gravîmes pendant une heure ces régions attristées pour atteindre un col élevé que nous voyions devant nous. Parvenus à ce passage, nous cheminâmes pendant une autre heure sur un plateau nu semé de pierres roulantes. Tout à coup, à l’extrémité de ce plateau, j’aperçus une ligne de murs gothiques flanqués de tours carrées, et derrière lesquels s’élevaient quelques pointes d’édifices. Au pied de ces murs paraissait un camp de cavalerie turque dans toute la pompe orientale. Le guide s’écria : " El-Cods ! " La Sainte (Jérusalem) ! et il s’enfuit au grand galop 20. .

Je conçois maintenant ce que les historiens et les voyageurs rapportent de la surprise des croisés et des pèlerins à la première vue de Jérusalem 21. .

Je puis assurer que quiconque a eu comme moi la patience de lire à peu près deux cents relations modernes de la Terre Sainte, les compilations rabbiniques et les passages des anciens sur la Judée, ne connaît rien du tout encore. Je restai les yeux fixés sur Jérusalem, mesurant la hauteur de ses murs, recevant à la fois tous les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du Fils de l’Homme, et cherchant vainement ce temple dont il ne reste pas pierre sur pierre. Quand je vivrais mille ans, jamais je n’oublierai ce désert qui semble respirer encore la grandeur de Jéhovah et les épouvantements de la mort 22. .

Les cris du drogman, qui me disait serrer notre troupe parce que nous allions entrer dans le camp, me tirèrent de la stupeur où la vue des lieux saints m’avait jeté. Nous passâmes au milieu des tentes ; ces tentes étaient de peaux de brebis noires : il y avait quelques pavillons de toile rayée, entre autres celui du pacha. Les chevaux, sellés et bridés, étaient attachés à des piquets. Je fus surpris de voir quatre pièces d’artillerie à cheval ; elles étaient bien montées, et le charronnage m’en parut anglais. Notre mince équipage et nos robes de pèlerins excitaient la risée des soldats. Comme nous approchions de la porte de la ville, le pacha sortait de Jérusalem. Je fus obligé d’ôter promptement le mouchoir que j’avais jeté sur mon chapeau pour me défendre du soleil, dans la crainte de m’attirer une disgrâce pareille à celle du pauvre Joseph à Tripolizza.

Nous entrâmes dans Jérusalem par la porte des Pèlerins. Auprès de cette porte s’élève la tour de David, plus connue sous le nom de la Tour des Pisans. Nous payâmes le tribut, et nous suivîmes la rue qui se présentait devant nous : puis, tournant à gauche, entre des espèces de prisons de plâtre qu’on appelle des maisons, nous arrivâmes a midi vingt-deux minutes au monastère des Pères latins. Il était envahi par les soldats d’Abdallah, qui se faisaient donner tout ce qu’ils trouvaient à leur convenance.

Il faut être dans la position des Pères de Terre Sainte pour comprendre le plaisir que leur causa mon arrivée. Ils se crurent sauvés par la présence d’un seul Français. Je remis an père Bonaventure de Nola, gardien du couvent, une lettre de M. le général Sebastiani. " Monsieur, me dit le gardien, c’est la Providence qui vous amène. Vous avez des firmans de route ? Permettez-nous de les envoyer au pacha ; il saura qu’un Français est descendu au couvent ; il nous croira spécialement protégés par l’empereur. L’année dernière il nous contraignit de payer soixante mille piastres ; d’après l’usage, nous ne lui en devons que quatre mille, encore à titre de simple présent. Il veut cette année nous arracher la même somme, et il nous menace de se porter aux dernières extrémités si nous la refusons. Nous serons obligés de vendre les vases sacrés, car depuis quatre ans nous ne recevons plus aucune aumône de l’Europe : si cela continue, nous nous verrons forcés d’abandonner la Terre Sainte et de livrer aux mahométans le tombeau de Jésus-Christ. "

Je me trouvai trop heureux de pouvoir rendre ce léger service au gardien. Je le priai toutefois de me laisser aller au Jourdain, avant d’envoyer les firmans, pour ne pas augmenter les difficultés d’un voyage toujours dangereux : Abdallah aurait pu me faire assassiner en route et rejeter le tout sur les Arabes.

Le père Clément Perès, procureur général du couvent, homme très instruit, d’un esprit fin, orné et agréable, me conduisit à la chambre d’honneur des pèlerins. On y déposa mes bagages, et je me préparai à quitter Jérusalem quelques heures après y être entré. J’avais cependant plus besoin de repos que de guerroyer avec les Arabes de la mer Morte. Il y avait longtemps que je courais la terre et la mer pour arriver aux saints lieux : à peine touchais-je au but de mon voyage, que je m’en éloignais de nouveau. Mais je crus devoir ce sacrifice à des religieux qui font eux-mêmes un perpétuel sacrifice de leurs biens et de leur vie. D’ailleurs, j’aurais pu concilier l’intérêt des Pères et ma sûreté en renonçant à voir le Jourdain, et il ne tenait qu’à moi de mettre des bornes à ma curiosité.

Tandis que j’attendais l’instant du départ, les religieux se mirent à chanter dans l’église du monastère. Je demandai la cause de ces chants, et j’appris que l’on célébrait la fête du patron de l’ordre. Je me souvins alors que nous étions au 4 octobre, le jour de la Saint-François, jour de ma naissance et de ma fête. Je courus au chœur, et j’offris des vœux pour le repos de celle qui m’avait autrefois donné la vie à pareil jour : Paries liberos in dolore. Je regarde comme un bonheur que ma première prière à Jérusalem n’ait pas été pour moi. Je considérais avec respect ces religieux qui chantaient les louanges du Seigneur à trois cents pas du tombeau de Jésus-Christ ; je me sentais touché à la vue de cette faible mais invincible milice restée seule à la garde du Saint-Sépulcre, quand les rois l’ont abandonnée ;

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle !

Le Père gardien envoya chercher un Turc appelé Ali-Aga pour me conduire à Bethléem. Cet Ali-Aga était fils d’un aga de Rama, qui avait eu la tête tranchée sous la tyrannie de Djezzar. Ali était né à Jéricho, aujourd’hui Rihha, et il se disait gouverneur de ce village. C’était un homme de tête et de courage, dont j’eus beaucoup à me louer. Il commença d’abord par nous faire quitter, à moi et à mes domestiques, le vêtement arabe, pour reprendre l’habit français : cet habit, naguère si méprisé des Orientaux, inspire aujourd’hui le respect et la crainte. La valeur française est rentrée en possession de la renommée qu’elle avait autrefois dans ce pays : ce furent des chevaliers de France qui rétablirent le royaume de Jérusalem, comme ce sont des soldats de France qui ont cueilli les dernières palmes de l’ldumée. Les Turcs vous montrent à la fois et la Tour de Beaudouin et le Camp de l’empereur : on voit au Calvaire l’épée de Godefroy de Bouillon, qui, dans son vieux fourreau, semble encore garder le Saint-Sépulcre.

On nous amena à cinq heures du soir trois bons chevaux ; Michel, drogman du couvent, se joignit à nous ; Ali se mit à notre tête, et nous partîmes pour Bethléem, où nous devions coucher et prendre une escorte de six Arabes. J’avais lu que le gardien de Saint-Sauveur est le seul Franc qui ait le privilège de monter à cheval à Jérusalem, et j’étais un peu surpris de galoper sur une jument arabe ; mais j’ai su depuis que tout voyageur en peut faire autant pour son argent. Nous sortîmes de Jérusalem par la porte de Damas, puis, tournant à gauche et traversant les ravins au pied du mont Sion, nous gravîmes une montagne sur le plateau de laquelle nous cheminâmes pendant une heure. Nous laissions Jérusalem au nord derrière nous ; nous avions au couchant les montagnes de Judée, et au levant, par delà la mer Morte, les montagnes d’Arabie. Nous passâmes le couvent de Saint-Elie. On ne manque pas de faire remarquer, sous un olivier et sur un rocher au bord du chemin, l’endroit où ce prophète se reposait lorsqu’il allait à Jérusalem. A une lieue plus loin, nous entrâmes dans le champ de Rama, où l’on trouve le tombeau de Rachel. C’est un édifice carré, surmonté d’un petit dôme : il jouit des privilèges d’une mosquée ; les Turcs ainsi que les Arabes honorent les familles des patriarches. Les traditions des chrétiens s’accordent à placer le sépulcre de Rachel dans ce lieu : la critique historique est favorable à cette opinion ; mais, malgré Thévenot, Monconys, Roger et tant d’autres, je ne puis reconnaître un monument antique dans ce qu’on appelle aujourd’hui le tombeau de Rachel : c’est évidemment une fabrique turque consacrée à un santon.

Nous aperçûmes dans la montagne (car la nuit était venue) les lumières du village de Rama. Le silence était profond autour de nous. Ce fut sans doute dans une pareille nuit que l’on entendit tout à coup la voix de Rachel : Vox in Rama audita est, ploratus et ululatus multus ; Rachel plorans filios suos, et noluit consolari, quia non sunt. Ici la mère d’Astyanax et celle d’Euryale sont vaincues : Homère et Virgile cèdent la palme de la douleur à Jérémie.

Nous arrivâmes par un chemin étroit et scabreux à Bethléem. Nous frappâmes à la porte du couvent ; l’alarme se mit parmi les religieux, parce que notre visite était inattendue, et que le turban d’Ali inspira d’abord l’épouvante mais tout fut bientôt expliqué.

Bethléem reçut son nom d’Abraham, et Bethléem signifie la Maison de Pain. Elle fut surnommée Ephrata (fructueuse), du nom de la femme de Caleb, pour la distinguer d’une autre Bethléem de la tribu de Zabulon. Elle appartenait à la tribu de Juda. Elle porta aussi le nom de Cité de David ; elle était la patrie de ce monarque, et il y garda les troupeaux dans son enfance. Abissan, septième juge d’Israel, Elimelech, Obed, Jessé et Booz naquirent comme David à Bethléem ; et c’est là qu’il faut placer l’admirable églogue de Ruth. Saint Mathias, apôtre, eut aussi le bonheur de recevoir le jour dans la cité où le Messie vint au monde.

Les premiers fidèles avaient élevé un oratoire sur la crèche du Sauveur. Adrien le fit renverser pour y placer une statue d’Adonis. Sainte Hélène détruisit l’idole, et bâtit au même lieu une église dont l’architecture se mêle aujourd’hui aux différentes parties ajoutées par les princes chrétiens. Tout le monde sait que saint Jérôme se retira à Bethléem. Bethléem, conquise par les croisés, retomba avec Jérusalem sous le joug infidèle ; mais elle a toujours été l’objet de la vénération des pèlerins. De saints religieux, se dévouant à un martyre perpétuel, l’ont gardée pendant sept siècles. Quant à la Bethléem moderne, à son sol, à ses productions, à ses habitants, on peut consulter M. de Volney. Je n’ai pourtant point remarqué dans la vallée de Bethléem la fécondité qu’on lui attribue : il est vrai que sous le gouvernement turc le terrain le plus fertile devient désert en peu d’années.

Le 5 octobre, à quatre heures du matin, je commençai la revue des monuments de Bethléem. Quoique ces monuments aient été souvent décrits, le sujet par lui-même est si intéressant, que je ne puis me dispenser d’entrer dans quelques détails.

Le couvent de Bethléem tient à l’église par une cour fermée de hautes murailles. Nous traversâmes cette cour, et une petite porte latérale nous donna passage dans l’église. Cette église est certainement d’une haute antiquité, et, quoique souvent détruite et souvent réparée, elle conserve les marques de son origine grecque. Sa forme est celle d’une croix. La longue nef, ou, si l’on veut, le pied de la croix est orné de quarante-huit colonnes d’ordre corinthien, placées sur quatre lignes. Ces colonnes ont deux pieds six pouces de diamètre près la base, et dix-huit pieds de hauteur, y compris la base et le chapiteau. Comme la voûte de cette nef manque, les colonnes ne portent rien qu’une frise de bois qui remplace l’architrave et tient lieu de l’entablement entier. Une charpente à jour prend sa naissance au haut des murs et s’élève en dôme pour. porter un toit qui n’existe plus, ou qui n’a jamais été achevé. On dit que cette charpente est de bois de cèdre, mais c’est une erreur. Les murs sont percés de grandes fenêtres : ils étaient ornés autrefois de tableaux en mosaïque et de passages de l’Evangile, écrits en caractères grecs et latins : on en voit encore des traces. La plupart de ces inscriptions sont rapportées par Quaresmius. L’abbé Mariti relève avec aigreur une méprise de ce savant religieux, touchant une date : un très habile homme peut se tromper ; mais celui qui en avertit le public sans égard et sans politesse prouve moins sa science que sa vanité.

Les restes des mosaïques que l’on aperçoit çà et là, et quelques tableaux peints sur bois, sont intéressants pour l’histoire de l’art : ils présentent en général des figures de face, droites, raides, sans mouvement et sans ombre ; mais l’effet en est majestueux et le caractère noble et sévère. Je n’ai pu en examinant ces peintures m’empêcher de penser au respectable M. d’Agincourt, qui fait à Rome l’ Histoire des Arts du dessin dans le moyen âge 23. , et qui trouverait à Bethléem de grands secours.

La secte chrétienne des Arméniens est en possession de la nef que je viens de décrire. Cette nef est séparée des trois autres branches de la croix par un mur, de sorte que l’église n’a plus d’unité. Quand vous avez passé ce mur, vous vous trouvez en face du sanctuaire ou du chœur, qui occupe le haut de la croix. Ce chœur est élevé de trois degrés au-dessus de la nef. On y voit un autel dédié aux mages. Sur le pavé au bas de cet autel on remarque une étoile de marbre : la tradition veut que cette étoile corresponde au point du ciel où s’arrêta l’étoile miraculeuse qui conduisit les trois rois. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’endroit où naquit le Sauveur du monde se trouve perpendiculairement au-dessous de cette étoile de marbre, dans l’église souterraine de la Crèche. Je parlerai de celle-ci dans un moment. Les Grecs occupent le sanctuaire des Mages, ainsi que les deux autres nets formées par les deux extrémités de la traverse de la croix. Ces deux dernières nefs sont vides et sans autels.

Deux escaliers tournants, composés chacun de quinze degrés, s’ouvrent aux deux côtés du chœur de l’église extérieure, et descendent à l’église souterraine, placée sous ce chœur. Celle-ci est le lieu à jamais révéré de la nativité du Sauveur. Avant d’y entrer, le supérieur me mit un cierge à la main et me fit une courte exhortation. Cette sainte grotte est irrégulière, parce qu’elle occupe l’emplacement irrégulier de l’étable et de la crèche. Elle a trente-sept pieds et demi de long, onze pieds trois pouces de large et neuf pieds de haut. Elle est taillée dans le roc : les parois de ce roc sont revêtues de marbre, et le pavé de la grotte est également d’un marbre précieux. Ces embellissements sont attribués à sainte Hélène. L’église ne tire aucun jour du dehors et n’est éclairée que par la lumière de trente-deux lampes envoyées par différents princes chrétiens. Tout au fond de la grotte, du côté de l’orient, est la place où la Vierge enfanta le Rédempteur des hommes. Cette place est marquée par un marbre blanc incrusté de jaspe et entouré d’un cercle d’argent, radié en forme de soleil. On lit ces mots à l’entour :

Hic de Virgine Maria
Jesus Christus natus est.

Une table de marbre, qui sert d’autel, est appuyée contre le rocher, et s’élève au-dessus de l’endroit où le Messie vint à la lumière. Cet autel est éclairé par trois lampes, dont la plus belle a été donnée par Louis XIII.

A sept pas de là, vers le midi, après avoir passé l’entrée d’un des escaliers qui montent à l’église supérieure, vous trouvez la crèche. On y descend par deux degrés, car elle n’est pas de niveau avec le reste de la grotte. C’est une voûte peu élevée, enfoncée dans le rocher. Un bloc de marbre blanc, exhaussé d’un pied au-dessus du sol, et creusé en forme de berceau, indique l’endroit même où le souverain du ciel fut couché sur la paille.

" Joseph partit aussi de la ville de Nazareth qui est en Galilée, et vint en Judée à la ville de David, appelée Bethléem, parce qu’il était de la maison et de la famille de David.
" Pour se faire enregistrer avec Marie son épouse, qui était grosse.
" Pendant qu’ils étaient en ce lieu, il arriva que le temps auquel elle devait accoucher s’accomplit ;
" Et elle enfanta son fils premier-né, et l’ayant emmailloté elle le coucha dans une crèche, parce qu’il n’y avait point de place pour eux dans l’hôtellerie 24. . "

A deux pas, vis à vis la crèche, est un autel qui occupe la place où Marie était assise lorsqu’elle présenta l’enfant des douleurs aux adorations des mages.

" Jésus étant donc né dans Bethléem, ville de la tribu de Juda, du temps du roi Hérode, des mages vinrent de l’Orient en Jérusalem.
" Et ils demandèrent : Où est le roi des Juifs qui est nouvellement né ? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus l’adorer.
" (…)
" Et en même temps l’étoile qu’ils avaient vue en Orient allait devant eux, jusqu’à ce qu’étant arrivée sur le lieu où était l’enfant, elle s’y arrêta.
" Lorsqu’ils virent l’étoile ils furent tout transportés de joie :
" Et entrant dans la maison ils trouvèrent l’enfant avec Marie sa mère, et se prosternant en terre ils l’adorèrent ; puis ouvrant leurs trésors ils lui offrirent pour présents de l’or, de l’encens et de la myrrhe 25. . "

Rien n’est plus agréable et plus dévot que cette église souterraine. Elle est enrichie de tableaux des écoles italienne et espagnole. Ces tableaux représentent les mystères de ces lieux, des Vierges et des Enfants d’après Raphael, des Annonciations, l’Adoration des Mages, la Venue des Pasteurs, et tous ces miracles mêlés de grandeur et d’innocence. Les ornements ordinaires de la crèche sont de satin bleu brodé en argent. L’encens fume sans cesse devant le berceau du Sauveur. J’ai entendu un orgue, fort bien touché, jouer à la messe les airs les plus doux et les plus tendres des meilleurs compositeurs d’Italie. Ces concerts charment l’Arabe chrétien qui, laissant paître ses chameaux, vient, comme les antiques bergers de Bethléem, adorer le Roi des rois dans sa crèche. J’ai vu cet habitant du désert communier à l’autel des Mages avec une ferveur, une pitié, une religion inconnues des chrétiens de l’Occident. " Nul endroit dans l’univers, dit le père Néret, n’inspire plus de dévotion… L’abord continuel des caravanes de toutes les nations chrétiennes… les prières publiques, les prosternations… la richesse même des présents que les princes chrétiens y ont envoyés… tout cela excite en votre âme des choses qui se font sentir beaucoup mieux qu’on ne peut les exprimer. "

Ajoutons qu’un contraste extraordinaire rend encore ces choses plus frappantes ; car en sortant de la grotte, où vous avez retrouvé la richesse, les arts, la religion des peuples civilisés, vous êtes transportés dans une solitude profonde, au milieu des masures arabes, parmi des sauvages demi-nus et des musulmans sans foi. Ces lieux sont pourtant ceux-là mêmes où s’opérèrent tant de merveilles ; mais cette terre sainte n’ose plus faire éclater au dehors son allégresse, et les souvenirs de sa gloire sont renfermés dans son sein.

Nous descendîmes de la grotte de la Nativité dans la chapelle souterraine où la tradition place la sépulture des Innocents : " Hérode envoya tuer à Bethléem et en tout le pays d’alentour tous les enfants âgés de deux ans et au-dessous : alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie : Vox in Rama audita est. "

La chapelle des Innocents nous conduisit à la grotte de saint Jérôme : on y voit Je sépulcre de ce docteur de l’Église, celui de saint Eusèbe et les tombeaux de sainte Paule et de sainte Eustochie.

Saint Jérôme passa la plus grande partie de sa vie dans cette grotte. C’est de là qu’il vit la chute de l’empire romain ; ce fut là qu’il reçut ces patriciens fugitifs qui, après avoir possédé les palais de la terre, s’estimèrent heureux de partager la cellule d’un cénobite. La paix du saint et les troubles du monde font un merveilleux effet dans les lettres du savant interprète de l’Ecriture.

Sainte Paule et sainte Eustochie sa fille étaient deux grandes dames romaines de la famille des Gracques et des Scipions. Elles quittèrent les délices de Rome pour venir vivre et mourir à Bethléem dans la pratique des vertus monastiques. Leur épitaphe, faite par saint Jérôme, n’est pas assez bonne et est trop connue pour que je la rapporte ici :

Scipio, quam genuit, etc.

On voit dans l’oratoire de saint Jérôme un tableau où ce saint conserve l’air de tête qu’il a pris sous le pinceau du Carrache et du Dominiquin. Un autre tableau offre les images de Paule et d’Eustochie. Ces deux héritières de Scipion sont représentées mortes et couchées dans le même cercueil. Par une idée touchante, le peintre a donné aux deux saintes une ressemblance parfaite ; on distingue seulement la fille de la mère à sa jeunesse et à son voile blanc : l’une a marché plus longtemps et l’autre plus vite dans la vie, et elles sont arrivées au port au même moment.

Dans les nombreux tableaux que l’on voit aux lieux saints, et qu’aucun voyageur n’a décrits 26. , j’ai cru quelquefois reconnaître la touche mystique et le ton inspiré de Murillo : il serait assez singulier qu’un grand maître eût à la crèche ou au tombeau du Sauveur quelque chef-d’œuvre inconnu.

Nous remontâmes au couvent. J’examinai la campagne du haut d’une terrasse. Bethléem est bâtie sur un monticule qui domine une longue vallée. Cette vallée s’étend de l’est à l’ouest : la colline du midi est couverte d’oliviers clairsemés sur un terrain rougeâtre, hérissé de cailloux ; la colline du nord porte des figuiers sur un sol semblable à celui de l’autre colline. On découvre çà et là quelques ruines, entre autres les débris d’une tour qu’on appelle la tour de Sainte-Paule. Je rentrai dans le monastère, qui doit une partie de sa richesse à Baudouin, roi de Jérusalem et successeur de Godefroy de Bouillon : c’est une véritable forteresse, et ses murs sont si épais qu’ils soutiendraient aisément un siège contre les Turcs.

L’escorte arabe étant arrivée, je me préparai à partir pour la mer Morte. En déjeunant avec les religieux qui formaient un cercle autour de moi, ils m’apprirent qu’il y avait au couvent un Père Français de nation. On l’envoya chercher : il vint les yeux baissés, les deux mains dans ses manches, marchant d’un air sérieux ; il me donna un salut froid et court. Je n’ai jamais entendu chez l’étranger le son d’une voix française sans être ému :

Ω φίλτατον φώνημα ! φεῦ τὸ καὶ λαβεῖν
Πρόσθεγμα τοιοῦδ' ἀνδρὸς ἐν χρὸνῳ μακρῷ !
Après un si long temps (…)
Oh ! que cette parole à mon oreille est chère !

Je fis quelques questions à ce religieux. Il me dit qu’il s’appelait le Père Clément ; qu’il était des environs de Mayenne ; que, se trouvant dans un monastère en Bretagne, il avait été déporté en Espagne avec une centaine de prêtres comme lui ; qu’ayant reçu l’hospitalité dans un couvent de son ordre, ses supérieurs l’avaient ensuite envoyé missionnaire en Terre Sainte. Je lui demandai s’il n’avait point envie de revoir sa patrie, et s’il voulait écrire à sa famille. Voici sa réponse mot pour mot : " Qui est-ce qui se souvient encore de moi en France ? Sais-je si j’ai encore des frères et des sœurs ? J’espère obtenir par le mérite de la crèche du Sauveur la force de mourir ici sans importuner personne et sans songer à un pays où je suis oublié. "

Le Père Clément fut obligé de se retirer : ma présence avait réveillé dans son cœur des sentiments qu’il cherchait à éteindre. Telles sont les destinées humaines : un Français gémit aujourd’hui sur la perte de son pays aux mêmes bords dont les souvenirs inspirèrent autrefois le plus beau des cantiques sur l’amour de la patrie :

Super flumina Babylonis, etc.

Mais ces fils d’Aaron qui suspendirent leurs harpes aux saules de Babylone ne rentrèrent pas tous dans la cité de David ; ces filles de Judée qui s’écriaient sur le bord de l’Euphrate :

O rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux ! etc.,

ces compagnes d’Esther ne revirent pas toutes Emmaüs et Bethel : plusieurs laissèrent leurs dépouilles aux champs de la captivité.

A dix heures du matin nous montâmes à cheval, et nous sortîmes de Bethléem. Six Arabes bethléémites à pied, armés de poignards et de longs fusils à mèche, formaient notre escorte. Ils marchaient trois en avant et trois en arrière de nos chevaux. Nous avions ajouté à notre cavalerie un âne qui portait l’eau et les provisions. Nous prîmes la route du monastère de Saint-Saba, d’où nous devions ensuite descendre à la mer Morte et revenir par le Jourdain.

Nous suivîmes d’abord le vallon de Bethléem, qui s’étend au levant, comme je l’ai dit. Nous passâmes une croupe de montagnes où l’on voit sur la droite une vigne nouvellement plantée, chose assez rare dans le pays pour que je l’aie remarquée. Nous arrivâmes à une grotte appelée la grotte des Pasteurs. Les Arabes l’appellent encore Dta-el-Natour, le village des Bergers. On prétend qu’Abraham faisait paître ses troupeaux dans ce lieu, et que les bergers de Judée furent avertis dans ce même lieu de la naissance du Sauveur.

" Or, il y avait aux environs des bergers qui passaient la nuit dans les champs, veillant tour à tour à la garde de leurs troupeaux.
" Et tout d’un coup un ange du Seigneur se présenta à eux, et une lumière divine les environna, ce qui les remplit d’une extrême crainte.
" Alors l’ange leur dit : Ne craignez point, car je viens vous apporter une nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d’une grande joie.
" C’est qu’aujourd’hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur.
" Et voici la marque à laquelle vous le reconnaîtrez : Vous trouverez un enfant emmailloté, couché dans une crèche.
" Au même instant il se joignit à l’ange une grande troupe de l’armée céleste, louant Dieu et disant :
" Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, chéris de Dieu. "

La piété des fidèles a transformé cette grotte en une chapelle. Elle devait être autrefois très ornée : j’y ai remarqué trois chapiteaux d’ordre corinthien, et deux autres d’ordre ionique. La découverte de ces derniers était une véritable merveille, car on ne trouve plus guère après le siècle d’Hélène que l’éternel corinthien.

En sortant de cette grotte, et marchant toujours à l’orient, une pointe de compas au midi, nous quittâmes les montagnes rouges pour entrer dans une chaîne de montagnes blanchâtres. Nos chevaux enfonçaient dans une terre molle et crayeuse, formée des débris d’une roche calcaire. Cette terre était si horriblement dépouillée qu’elle n’avait pas même une écorce de mousse. On voyait seulement croître çà et là quelques touffes de plantes épineuses aussi pâles que le sol qui les produit, et qui semblent couvertes de poussière comme les arbres de nos grands chemins pendant l’été.

En tournant une des croupes de ces montagnes nous aperçûmes deux camps de Bedouins : l’un formé de sept tentes de peaux de brebis noires disposé en carré long, ouvert à l’extrémité orientale ; l’autre composé d’une douzaine de tentes plantées en cercle. Quelques chameaux et des cavales erraient dans les environs.

Il était trop tard pour reculer : il fallut faire bonne contenance et traverser le second camp. Tout se passa bien d’abord. Les Arabes touchèrent la main des Bethléémites et la barbe d’Ali-Aga. Mais à peine avions-nous franchi les dernières tentes, qu’un Bedouin arrêta l’âne qui portait nos vivres. Les Bethléémites voulurent le repousser ; l’Arabe appela ses frères à son secours. Ceux-ci sautent à cheval : on s’arme, on nous enveloppe. Ali parvint à calmer tout ce bruit pour quelque argent. Ces Bedouins exigèrent un droit de passage : ils prennent apparemment le désert pour un grand chemin ; chacun est maître chez soi. Ceci n’était que le prélude d’une scène plus violente.

Une lieue plus loin, en descendant le revers d’une montagne, nous découvrîmes la cime de deux hautes tours qui s’élevaient dans une vallée profonde. C’était le couvent de Saint-Saba. Comme nous approchions, une nouvelle troupe d’Arabes, cachée au fond d’un ravin, se jeta sur notre escorte en poussant des hurlements. Dans un instant nous vîmes voler les pierres, briller les poignards, ajuster les fusils. Ali se précipita dans la mêlée ; nous courons pour lui prêter secours : il saisit le chef des Bedouins par la barbe, l’entraîne sous le ventre de son cheval, et le menace de l’écraser s’il ne fait finir cette querelle. Pendant le tumulte un religieux grec criait de son côté et gesticulait du haut d’une tour ; il cherchait inutilement à mettre la paix. Nous étions tous arrivés à la porte de Saint-Saba. Les frères, en dedans, tournoient la clef, mais avec lenteur, car ils craignaient que dans ce désordre on ne pillât le monastère. Le janissaire, fatigué de ces délais, entrait en fureur contre les religieux et contre les Arabes. Enfin, il tira son sabre, et allait abattre la tête du chef des Bedouins, qu’il tenait toujours par la barbe avec une force surprenante, lorsque le couvent s’ouvrit. Nous nous précipitâmes tous pêle-mêle dans une cour, et la porte se referma sur nous. L’affaire devint alors plus sérieuse : nous n’étions point dans l’intérieur du couvent ; il y avait une autre cour à passer, et la porte de cette cour n’était point ouverte. Nous étions renfermés dans un espace étroit, où nous nous blessions avec nos armes, et où nos chevaux, animés par le bruit, étaient devenus furieux. Ali prétendit avoir détourné un coup de poignard qu’un Arabe me portait par derrière, et il montrait sa main ensanglantée : mais Ali, très brave homme d’ailleurs, aimait l’argent, comme tous les Turcs. La dernière porte du monastère s’ouvrit ; le chef des religieux parut, dit quelques mots, et le bruit cessa. Nous apprîmes alors le sujet de la contestation.

Les derniers Arabes qui nous avaient attaqués appartenaient à une tribu qui prétendait avoir seule le droit de conduire les étrangers à Saint-Saba. Les Bethléémites, qui désiraient avoir le prix de l’escorte, et qui ont une réputation de courage à soutenir, n’avaient pas voulu céder. Le supérieur du monastère avait promis que je satisferais les Bedouins, et l’affaire s’était arrangée. Je ne leur voulais rien donner, pour les punir. Ali-Aga me représenta que si je tenais à cette résolution, nous ne pourrions jamais arriver au Jourdain. que ces Arabes iraient appeler les autres tribus ; que nous serions infailliblement massacrés ; que c’était la raison pour laquelle il n’avait pas voulu tuer le chef, car, une fois le sang versé, nous n’aurions eu d’autre parti à prendre que de retourner promptement à Jérusalem.

Je doute que les couvents de Scété soient placés dans des lieux plus tristes et plus désolés que le couvent de Saint-Saba. Il est bâti dans la ravine même du torrent de Cédron, qui peut avoir trois ou quatre cents pieds de profondeur dans cet endroit. Ce torrent est à sec, et ne roule qu’au printemps une eau fangeuse et rougie. L’église occupe une petite éminence dans le fond du lit. De là les bâtiments du monastère s’élèvent par des escaliers perpendiculaires et des passages creusés dans le roc, sur le flanc de la ravine, et parviennent ainsi jusqu’à la croupe de la montagne, où ils se terminent par deux tours carrées. L’une de ces tours est hors du couvent ; elle servait autrefois de poste avancé pour surveiller les Arabes. Du haut de ces tours on découvre les sommets stériles des montagnes de Judée ; au-dessous de soi l’œil plonge dans le ravin desséché du torrent de Cédron, où l’on voit des grottes qu’habitèrent jadis les premiers anachorètes. Des colombes bleues nichent aujourd’hui dans ces grottes, comme pour rappeler, par leurs gémissements, leur innocence et leur douceur, les saints qui peuplaient autrefois ces rochers. Je ne dois point oublier un palmier qui croit dans un mur sur une des terrasses du couvent ; je suis persuadé que tous les voyageurs le remarqueront comme moi : il faut être environné d’une stérilité aussi affreuse pour sentir le prix d’une touffe de verdure.

Quant à la partie historique du couvent de Saint-Saba, le lecteur peut avoir recours à la lettre du père Néret et à la Vie des Pères du Désert. On montre aujourd’hui dans ce monastère trois ou quatre mille têtes de morts, qui sont celles des religieux massacrés par les infidèles. Les moines me laissèrent un quart d’heure tout seul avec ces reliques : ils semblaient avoir deviné que mon dessein était de peindre un jour la situation de l’âme des solitaires de la Thébaïde. Mais je ne me rappelle pas encore sans un sentiment pénible qu’un caloyer voulut me parler de politique et me raconter les secrets de la cour de Russie. " Hélas ! mon père, lui dis-je, où chercherez-vous la paix, si vous ne la trouvez pas ici ? "

Nous quittâmes le couvent à trois heures de l’après-midi ; nous remontâmes le torrent de Cédron ; ensuite, traversant la ravine, nous reprîmes notre route au levant. Nous découvrîmes Jérusalem par une ouverture des montagnes. Je ne savais trop ce que j’apercevais ; je croyais voir un amas de rochers brisés : l’apparition subite de cette cité des désolations au milieu d’une solitude désolée avait quelque chose d’effrayant ; c’était véritablement la reine du désert.

Nous avancions : l’aspect des montagnes était toujours le même, c’est-à-dire blanc poudreux, sans ombre, sans arbre, sans herbe et sans mousse. A quatre heures et demie, nous descendîmes de la haute chaîne de ces montagnes sur une chaîne moins élevée. Nous cheminâmes pendant cinquante minutes sur un plateau assez égal. Nous parvînmes enfin au dernier rang des monts qui bordent à l’occident la vallée du Jourdain et les eaux de la mer Morte. Le soleil était près de se coucher nous mîmes pied à terre pour laisser reposer les chevaux, et je contemplai à loisir le lac, la vallée et le fleuve.

Quand on parle d’une vallée, on se représente une vallée cultivée, ou inculte : cultivée, elle est couverte de moissons, de vignes, de villages, de troupeaux ; inculte, elle offre des herbages ou des forêts ; si elle est arrosée par un fleuve, ce fleuve a des replis ; les collines qui forment cette vallée ont elles-mêmes des sinuosités dont les perspectives attirent agréablement les regards.

Ici, rien de tout cela qu’on se figure deux longues chaînes de montagnes, courant parallèlement du septentrion au midi, sans détours, sans sinuosités. La chaîne du levant, appelée Montagne d’Arabie, est la plus élevée ; vue à la distance de huit à dix lieues, on dirait un grand mur perpendiculaire, tout à fait semblable au Jura par sa forme et par sa couleur azurée : on ne distingue pas un sommet, pas la moindre cime ; seulement on aperçoit çà et là de légères inflexions, comme si la main du peintre qui a tracé cette ligne horizontale sur le ciel eût tremblé dans quelques endroits 27. .

La chaîne du couchant appartient aux montagnes de Judée. Moins élevée et plus inégale que la chaîne de l’est, elle en diffère encore par sa nature : elle présente de grands monceaux de craie et de sable qui imitent la forme de faisceaux d’armes, de drapeaux ployés, ou de tentes d’un camp assis au bord d’une plaine. Du côté de l’Arabie, ce sont au contraire de noirs rochers à pic, qui répandent au loin leur ombre sur les eaux de la mer Morte. Le plus petit oiseau du ciel ne trouverait pas dans ces rochers un brin d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie d’un peuple réprouvé ; tout semble y respirer l’horreur et l’inceste d’où sortirent Ammon et Moab.

La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes offre un sol semblable au fond d’une mer depuis longtemps retirée ; des plages de sel, une vase desséchée, des sables mouvants et comme sillonnés par les flots. Çà et là des arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée de vie ; leurs feuilles sont couvertes du sel qui les a nourris, et leur écorce a le goût et l’odeur de la fumée. Au lieu de villages, on aperçoit les ruines de quelques tours. Au milieu de la vallée passe un fleuve décoloré ; il se traîne à regret vers le lac empesté qui l’engloutit. On ne distingue son cours au milieu de l’arène que par les saules et les roseaux qui le bordent : l’Arabe se cache dans ces roseaux pour attaquer le voyageur et dépouiller le pèlerin.

Tels sont ces lieux fameux par les bénédictions et par les malédictions du ciel. : ce fleuve est le Jourdain ; ce lac est la mer Morte ; elle paraît brillante, mais les villes coupables qu’elle cache dans son sein semblent avoir empoisonné ses flots. Ses abîmes solitaires ne peuvent nourrir aucun être vivant 28.  ; jamais vaisseau n’a pressé ses ondes 29.  ; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdure ; et son eau, d’une amertume affreuse, est si pesante, que les vents les plus impétueux peuvent à peine la soulever.

Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète, qui loin d’abaisser l’âme donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Ecriture sont là : chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Eternel.

Nous descendîmes de la croupe de la montagne afin d’aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain. En entrant dans la vallée, notre petite troupe se resserra : nos Bethléémites préparèrent leurs fusils et marchèrent en avant avec précaution Nous nous trouvions sur le chemin des Arabes du désert, qui vont chercher du sel au lac et qui font une guerre impitoyable au voyageur. Les mœurs des Bedouins commencent à s’altérer par une trop grande fréquentation avec les Turcs et les Européens. Ils prostituent maintenant leurs filles et leurs épouses, et égorgent le voyageur, qu’ils se contentaient autrefois de dépouiller.

Nous marchâmes ainsi pendant deux heures le pistolet à la main comme en pays ennemi. Nous suivions, entre les dunes de sable, les fissures qui s’étaient formées dans une vase cuite aux rayons du soleil. Une croûte de sel recouvrait l’arène et présentait comme un champ de neige, d’où s’élevaient quelques arbustes rachitiques. Nous arrivâmes tout à coup au lac ; je dis tout à coup, parce que je m’en croyais encore assez éloigné. Aucun bruit, aucune fraîcheur ne m’avoir annoncé l’approche des eaux. La grève, semée de pierres, était brûlante, le flot était sans mouvement et absolument mort sur la rive.

Il était nuit close : la première chose que je fis en mettant pied à terre fut d’entrer dans le lac jusqu’aux genoux et de porter l’eau à ma bouche. Il me fut impossible de l’y retenir. La salure en est beaucoup plus forte que celle de la mer, et elle produit sur les lèvres l’effet d’une forte solution d’alun. Mes bottes turent à peine séchées, qu’elles se couvrirent de sel ; nos vêtements et nos mains furent en moins de trois heures imprégnés de ce minéral. Galien avait déjà remarqué ces effets, et Pococke en a confirmé l’existence.

Nous établîmes notre camp au bord du lac, et les Bethléémites firent du feu pour préparer le café. Ils ne manquaient pas de bois, car le rivage était encombré de branches de tamarin apportées par les Arabes. Outre le sel que ceux-ci trouvent tout formé dans cet endroit, ils le tirent encore de l’eau par ébullition. Telle est la force de l’habitude, nos Bethléémites avaient marché avec beaucoup de prudence dans la campagne, et ils ne craignirent point d’allumer un feu qui pouvait bien plus aisément les trahir. L’un d’eux se servit d’un moyen singulier pour faire prendre le bois : il enfourcha le bûcher et s’abaissa sur le feu ; sa tunique s’enfla par la fumée ; alors il se releva brusquement ; l’air aspiré par cette espèce de pompe fit sortir du foyer une flamme brillante. Après avoir bu le café, mes compagnons s’endormirent, et je restai seul éveillé avec nos Arabes.

Vers minuit j’entendis quelque bruit sur le lac. Les Bethléémites me dirent que c’étaient des logions de petits poissons qui viennent sauter au rivage. Ceci contredirait l’opinion généralement adoptée que la mer Morte ne produit aucun être vivant. Pococke, étant à Jérusalem, avait entendu dire qu’un missionnaire avait vu des poissons dans le lac Asphaltite. Hasselquist et Maundrell découvrirent des coquillages sur la rive. M. Seetzen, qui voyage encore en Arabie, n’a remarqué dans la mer Morte ni hélices ni moules, mais il a trouvé quelques escargots.

Pococke fit analyser une bouteille d’eau de cette mer. En 1778, MM. Lavoisier, Macquer et Sage renouvelèrent cette analyse ; ils prouvèrent que l’eau contenait par quintal quarante-quatre livres six onces de sel ; savoir : six livres quatre onces de sel marin ordinaire et trente-huit livres deux onces de sel marin à base terreuse. Dernièrement M. Gordon a fait faire à Londres la même expérience. " La pesanteur spécifique des eaux (dit M. Malte-Brun dans ses Annales) est de 1,211, celle de l’eau douce étant 1,000 : elles sont parfaitement transparentes. Les réactifs y démontrent la présence de l’acide marin et de l’acide sulfurique ; il n’y a point d’alumine ; elles ne sont point saturées de sel marin ; elles ne changent point les couleurs, telles que le tournesol ou la violette. Elles tiennent en dissolution les substances suivantes, et dans les proportions que nous allons indiquer :

Muriate de chaux…………..3,920
- de magnésie…………… 10,246
- de soude……………… 10,360
Sulfate de chaux…………. 0,054
24,580 sur 100

Ces substances étrangères forment donc environ un quart de son poids à l’état de dessiccation parfaite ; mais desséchées seulement à 180 degrés (Fahrenheit), elles en forment 41 pour 100. M. Gordon, qui a apporté la bouteille d’eau soumise à l’analyse, a lui-même constaté que les hommes y flottent, sans avoir appris à nager. "

Je possède un vase de fer-blanc rempli de l’eau que j’ai prise moi-même dans la mer Morte. Je ne l’ai point encore ouvert, mais au poids et au bruit je juge que le fluide est un peu diminué. Mon projet était d’essayer l’expérience que Pococke propose, c’est-à-dire de mettre des petits poissons de mer dans cette eau et d’examiner s’ils y pourraient vivre : d’autres occupations m’ayant empêché de tenter plus tôt cet essai, je crains à présent qu’il ne soit trop tard.

La lune en se levant à deux heures du matin amena une forte brise qui ne rafraîchit pas l’air, mais qui agita un peu le lac. Le flot chargé de sel retombait bientôt par son poids et battait à peine la rive. Un bruit lugubre sortit de ce lac de mort, comme les clameurs étouffées du peuple abîmé dans ses eaux.

L’aurore parut sur la montagne d’Arabie en face de nous. La mer Morte et la vallée du Jourdain se teignirent d’une couleur admirable ; mais une si riche apparence ne servait qu’à mieux faire paraître la désolation du fond.

Le lac fameux qui occupe l’emplacement de Sodome et de Gomorrhe est nommé mer Morte ou mer Salée dans l’Ecriture, Asphaltite par les Grecs et les Latins, Almotanah et Bahar-Loth par les Arabes, Ula-Degnisi par les Turcs. Je ne puis être du sentiment de ceux qui supposent que la mer Morte n’est que le cratère d’un volcan. J’ai vu le Vésuve, la Solfatare, le Monte-Nuovo dans le lac Fusin, le Pic-des-Açores, le Mamelife vis-à-vis de Carthage, les volcans éteints d’Auvergne ; j’ai partout remarqué les mêmes caractères, c’est-à-dire des montagnes creusées en entonnoir, des laves et des cendres où l’action du feu ne se peut méconnaître. La mer Morte, au contraire, est un lac assez long, courbé en arc, encaissé entre deux chaînes de montagnes qui n’ont entre elles aucune cohérence de forme, aucune homogénéité de sol. Elles ne se rejoignent point aux deux extrémités du lac : elles continuent, d’un côté, à border la vallée du Jourdain en se rapprochant vers le nord jusqu’au lac de Tibériade ; et de l’autre, elles vont, en s’écartant, se perdre au midi dans les sables de l’Yémen. Il est vrai qu’on trouve du bitume, des eaux chaudes et des pierres phosphoriques dans la chaîne des montagnes d’Arabie ; mais je n’en ai point vu dans la chaîne opposée. D’ailleurs la présence des eaux thermales, du soufre et de l’asphalte ne suffit point pour attester l’existence antérieure d’un volcan. C’est dire assez que quant aux villes abîmées je m’en tiens au sens de l’Ecriture sans appeler la physique à mon secours. D’ailleurs, en adoptant l’idée du professeur Michaélis et du savant Busching dans son Mémoire sur la mer Morte, la physique peut encore être admise dans la catastrophe des villes coupables, sans blesser la religion. Sodome était bâtie sur une carrière de bitume, comme on le sait par le témoignage de Moïse et de Josèphe, qui parlent des puits de bitume de la vallée de Siddim. La foudre alluma ce gouffre, et les villes s’enfoncèrent dans l’incendie souterrain. M. Malte-Brun conjecture très ingénieusement que Sodome et Gomorrhe pouvaient être elles-mêmes bâties en pierres bitumineuses et s’être enflammées au feu du ciel.

Strabon parle de treize villes englouties dans le lac Asphaltite ; Etienne de Byzance en compte huit ; la Genèse en place cinq in valle silvestri : Sodome, Gomorrhe, Adam, Seboïm et Bala ou Segor, mais elle ne marque que les deux premières comme détruites par la colère de Dieu ; le Deutéronome en cite quatre : Sodome, Gomorrhe, Adam et Seboïm ; la Sagesse en compte cinq sans les désigner : Descendente igne in Pentapolim.

Jacques Cerbus ayant remarqué que sept grands courants d’eau tombent dans la mer Morte, Reland en conclut que cette mer devait se dégager de la superfluité de ses eaux par des canaux souterrains ; Sandy et quelques autres voyageurs ont énoncé la même opinion, mais elle est aujourd’hui abandonnée, d’après les observations du docteur Hallez sur l’évaporation, observations admises par Shaw, qui trouve pourtant que le Jourdain roule par jour à la mer Morte six millions quatre-vingt-dix mille tonnes d’eau, sans compter les eaux de l’Arnon et de sept autres torrents. Plusieurs voyageurs, entre autres Troïlo et d’Arvieux, disent avoir remarqué des débris de murailles et de palais dans les eaux de la mer Morte. Ce rapport semble confirmé par Maundrell et par le père Nau. Les anciens sont plus positifs à ce sujet : Josèphe, qui se sert d’une expression poétique, dit qu’on apercevait au bord du lac les ombres des cités détruites. Strabon donne soixante stades de tour aux ruines de Sodome ; Tacite parle de ces débris : je ne sais s’ils existent encore, je ne les ai point vus ; mais comme le lac s’élève ou se retire selon les saisons, il peut cacher ou découvrir tour à tour les squelettes des villes réprouvées.

Les autres merveilles racontées de la mer Morte ont disparu devant un examen plus sévère. On sait aujourd’hui que les corps y plongent ou y surnagent suivant les lois de la pesanteur de ces corps et de la pesanteur des eaux du lac. Les vapeurs empestées qui devaient sortir de son sein se réduisent à une forte odeur de marine, à dès fumées qui annoncent ou suivent l’émersion de l’asphalte, et à des brouillards, à la vérité malsains comme tous les brouillards. Si jamais les Turcs le permettaient, et qu’on pût transporter une barque de Jaffa à la mer Morte, on ferait certainement des découvertes curieuses sur ce lac. Les anciens le connaissaient beaucoup mieux que nous, comme on le voit par Aristote, Strabon, Diodore de Sicile, Pline, Tacite, Solin, Josèphe, Galien, Dioscoride, Etienne de Byzance. Nos vieilles cartes tracent aussi la forme de ce lac d’une manière plus satisfaisante que les cartes modernes. Personne jusqu’à présent n’en a fait le tour, si ce n’est Daniel, abbé de Saint-Saba. Nau nous a conservé dans son Voyage le récit de ce solitaire. Nous apprenons par ce récit " que la mer Morte à sa fin est comme séparée en deux, et qu’il y a un chemin par où on la traverse n’ayant de l’eau qu’à demi-jambe, au moins en été ; que la terre s’élève et borne un autre petit lac, de figura ronde un peu ovale, entouré de plaines et de montagnes de sel ; que les campagnes des environs sont peuplées d’Arabes sans nombre, etc. " Nyembourg dit à peu près les mêmes choses ; l’abbé Mariti et M. de Volney ont fait usage de ces documents. Quand nous aurons le Voyage de M. Seetzen, nous serons vraisemblablement mieux instruits.

Il n’y a presque point de lecteur qui n’ait entendu parler du fameux arbre de Sodome : cet arbre doit porter une pomme agréable à l’œil, mais amère au goût et pleine de cendres. Tacite, dans le cinquième livre de son Histoire, et Josèphe, dans sa Guerre des Juifs, sont, je crois, les deux premiers auteurs qui aient fait mention des fruits singuliers de la mer Morte. Foulcher de Chartres, qui voyageait en Palestine vers l’an 1100, vit la pomme trompeuse, et la compara aux plaisirs du monde. Depuis cette époque, les uns, comme Ceverius de Vera, Baumgarten ( Peregrinationis in Aegyptum, etc.), Pierre de la Vallée ( Viaggi), Troïlo et quelques missionnaires, confirment le récit de Foulcher ; d’autres, comme Reland, le père Néret, Maundrell, inclinent à croire que ce fruit n’est qu’une image poétique de nos fausses joies, mala mentis gaudia ; d’autres enfin, tels que Pococke, Shaw, etc., doutent absolument de son existence.

Amman semble trancher la difficulté ; il décrit l’arbre, qui selon lui ressemble à une aubépine : " Le fruit, dit-il, est une petite pomme d’une belle couleur, etc. "

Le botaniste Hasselquist survient, il dérange tout cela. La pomme de Sodome n’est plus le fruit d’un arbre ni d’un arbrisseau, mais c’est la production du solanum melongena de Linné. " On en trouve, dit-il, quantité près de Jéricho, dans les vallées qui sont près du Jourdain, dans le voisinage de la mer Morte ; il est vrai qu’ils sont quelquefois remplis de poussière, mais cela n’arrive que lorsque le fruit est attaqué par un insecte ( tenthredo), qui convertit tout le dedans en poussière, ne laissant que la peau entière, sans lui rien faire perdre de sa couleur. "

Qui ne croirait pas après cela la question décidée sur l’autorité d’Hasselquist et sur celle, beaucoup plus grande, de Linné, dans sa Flora Palaestina ? Pas du tout : M. Seetzen, savant aussi, et le plus moderne de tous ces voyageurs, puisqu’il est encore en Arabie, ne s’accorde point avec Hasselquist sur le solanum Sodomaeum. " Je vis, dit-il, pendant mon séjour à Karrak, chez le curé grec de cette ville, une espèce de coton ressemblant à la soie. Ce coton, me dit-il, vient dans la plaine El-Gor, à la partie orientale de la mer Morte, sur un arbre pareil au figuier, et qui porte le nom d’ Aoéscha-èz ; on le trouve dans un fruit ressemblant à la grenade. J’ai pensé que ces fruits, qui n’ont point de chair intérieurement, et qui sont inconnus dans tout le reste de la Palestine, pourraient bien être les fameuses pommes de Sodome. "

Me voilà bien embarrassé, car je crois aussi avoir trouvé le fruit tant recherché : l’arbuste qui le porte croît partout à deux ou trois lieues de l’embouchure du Jourdain ; il est épineux, et ses feuilles sont grêles et menues ; il ressemble beaucoup à l’arbuste décrit par Amman ; son fruit est tout à fait semblable, en couleur et en forme, au petit limon d’Égypte. Lorsque ce fruit n’est pas encore mur, il est enflé d’une sève corrosive et salée ; quand il est desséché, il donne une semence noirâtre, qu’on peut comparer à des cendres, et dont le goût ressemble à un poivre amer. J’ai cueilli une demi-douzaine de ces fruits ; j’en possède encore quatre desséchés, bien conservés, et qui peuvent mériter l’attention des naturalistes.

J’employai deux heures entières (5 octobre) à errer au bord de la mer Morte, malgré les Bethléémites, qui me pressaient de quitter cet endroit dangereux. Je voulais voir le Jourdain à l’endroit où il se jette dans le lac, point essentiel, qui n’a encore été reconnu que par Hasselquist ; mais les Arabes refusèrent de m’y conduire, parce que le fleuve, à une lieue environ de son embouchure, fait un détour sur la gauche et se rapproche de la montagne d’Arabie. Il fallut donc me contenter de marcher vers la courbure du fleuve la plus rapprochée de nous. Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous avancions vers un petit bois d’arbres de baume et de tamarins, qu’à mon grand étonnement je voyais s’élever du milieu d’un sol stérile. Tout à coup les Bethléémites s’arrêtèrent, et me montrèrent de la main, au fond d’une ravine, quelque chose que je n’avais pas aperçu. Sans pouvoir dire ce que c’était, j’entrevoyais comme une espèce de sable en mouvement sur l’immobilité du sol. Je m’approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j’avais peine à distinguer de l’arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec lenteur une onde épaissie : c’était le Jourdain.

J’avais vu les grands fleuves de l’Amérique avec ce plaisir qu’inspirent la solitude et la nature, j’avais visité le Tibre avec empressement, et recherché avec le même intérêt l’Eurotas et le Céphise ; mais je ne puis dire ce que j’éprouvai à la vue du Jourdain. Non-seulement ce fleuve me rappelait une antiquité fameuse et un des plus beaux noms que jamais la plus belle poésie ait confiés à la mémoire des hommes, mais ses rives m’offraient encore le théâtre des miracles de ma religion. La Judée est le seul pays de la terre qui retrace au voyageur le souvenir des affaires humaines et des choses du ciel, et qui fasse naître au fond de l’âme, par ce mélange, un sentiment et des pensées qu’aucun autre lieu ne peut inspirer. :

Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain Je n’osai les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait toujours ; mais je me mis à genoux sur le bord avec mes deux domestiques et le drogman du monastère. Ayant oublié d’apporter une Bible, nous ne pûmes réciter les passages de l’Evangile relatifs au lieu où nous étions ; mais le drogman, qui connaissait les coutumes, psalmodia l’ Ave, maris Stella. Nous y répondîmes comme des matelots au terme de leur voyage : le sire de Joinville n’était pas plus habile que nous. Je puisai ensuite de l’eau du fleuve dans un vase de cuir : elle ne me parut pas aussi douce que du sucre, ainsi que le dit un bon missionnaire. je la trouvai, au contraire, un peu saumâtre, mais, quoique j’en busse en grande quantité, elle ne me fit aucun mal ; je crois qu’elle serait fort agréable si elle était purgée du sable qu’elle charrie. <wiki />

Ali-Aga fit lui-même des ablutions le Jourdain est un fleuve sacré pour les Turcs et les Arabes, qui conservent plusieurs traditions hébraïques et chrétiennes, les unes dérivées d’Ismael, dont les Arabes habitent encore le pays, les autres introduites chez les Turcs à travers les fables du Coran.

Selon d’Anville, les Arabes donnent au Jourdain le nom de Nahar-el-Arden ; selon le père Roger, ils le nomment Nahar-el-Chiria. L’abbé Mariti fait prendre à ce nom la forme italienne de Scheria, et M. de Volney écrit El-Charia.

Saint Jérôme, dans son traité de Situ et Nominibus locorum Hebraicorum, espèce de traduction des Topiques d’Eusèbe, trouve le nom de Jourdain dans la réunion des noms des deux sources, Jor et Dan, de ce fleuve, mais il varie ailleurs sur cette opinion ; d’autres la rejettent, sur l’autorité de Josèphe, de Pline et d’Eusèbe, qui placent l’unique source du Jourdain à Panéades, au pied du mont Hémon dans l’Anti-Liban. La Roque traite à fond cette question dans son Voyage de Syrie ; l’abbé Mariti n’a fait que le répéter, en citant de plus un passage de Guillaume de Tyr, pour prouver que Dan et Panéades étaient la même ville : c’est ce que l’on savait. Il faut remarquer avec Reland ( Palestina ex monumentis veteribus illustrata), contre l’opinion de saint Jérôme, que le nom du fleuve sacré n’est pas en hébreu Jordan, mais Jorden ; qu’en admettant même la première manière de lire, on explique Jordan par fleuve du Jugement : Jor, que saint Jérôme traduit par Ῥἐεθρου, fluvius et Dan, que l’on rend par judicans, sive judicium : étymologie si juste qu’elle rendrait improbable l’opinion des deux fontaines Jor et Dan, si d’ailleurs la géographie laissait quelque doute à ce sujet.

A environ deux lieues de l’endroit où nous étions arrêtés, j’aperçus plus haut, sur le cours du fleuve, un bocage d’une grande étendue. Je le voulus visiter, car je calculai que c’était à peu près là, en face de Jéricho, que les Israélites passèrent le fleuve, que la manne cessa de tomber, que les Hébreux goûtèrent les premiers fruits de la terre promise, que Naaman fut guéri de la lèpre, et qu’enfin Jésus-Christ reçut le baptême de la main de saint Jean-Baptiste. Nous marchâmes vers cet endroit pendant quelque temps ; mais comme nous en approchions, nous entendîmes des voix d’hommes dans le bocage. Malheureusement la voix de l’homme, qui vous rassure partout, et que vous aimeriez à entendre au bord du Jourdain, est précisément ce qui vous alarme dans ces déserts. Les Bethléémites et le drogman voulaient à l’instant s’éloigner. Je leur déclarai que je n’étais pas venu si loin pour m’en retourner si vite, que je consentais à ne pas remonter plus haut, mais que je voulais revoir le fleuve en face de l’endroit où nous nous trouvions. On se conforma à regret à ma déclaration, et nous revînmes au Jourdain, qu’un détour avait éloigné de nous sur la droite. Je lui trouvai la même largeur et la même profondeur qu’à une lieue plus bas, c’est-à-dire six à sept pieds de profondeur sous la rive et à peu près cinquante pas de largeur.

Les guides m’importunaient pour partir : Ali-Aga même murmurait. Après avoir achevé de prendre les notes qui me parurent les plus importantes, je cédai au désir de la caravane ; je saluai pour la dernière fois le Jourdain ; je pris une bouteille de son eau et quelques roseaux de sa rive. Nous commençâmes à nous éloigner pour gagner le village de Rihha 30. , l’ancienne Jéricho, sous la montagne de Judée. A peine avions-nous fait un quart de lieue dans la vallée, que nous aperçûmes sur le sable des traces nombreuses de pas d’hommes et de chevaux. Ali proposa de serrer notre troupe afin d’empêcher les Arabes de nous compter. " S’ils peuvent nous prendre, dit-il, à notre ordre et à nos vêtements, pour des soldats chrétiens, ils n’oseront pas nous attaquer. " Quel éloge de la bravoure de nos armées !

Nos soupçons étaient fondés. Nous découvrîmes bientôt derrière nous, au bord du Jourdain, une troupe d’une trentaine d’Arabes qui nous observaient. Nous fîmes marcher en avant notre infanterie, c’est-à-dire nos six Bethléémites, et nous couvrîmes leur retraite avec notre cavalerie ; nous mîmes nos bagages au milieu ; malheureusement l’âne qui les portait était rétif et n’avançait qu’à force de coups. Le cheval du drogman ayant mis le pied dans un guêpier, les guêpes se jetèrent sur lui, et le pauvre Michel, emporté par sa monture, jetait des cris pitoyables ; Jean, tout Grec qu’il était, faisait bonne contenance ; Ali était brave comme un janissaire de Mahomet II. Quant à Julien, il n’était jamais étonné ; le monde avait passé sous ses yeux sans qu’il l’eût regardé ; il se croyait toujours dans la rue Saint-Honoré, et me disait du plus grand sang-froid du monde, en menant son cheval au petit pas : " Monsieur, est-ce qu’il n’y a pas de police dans ce pays-ci pour réprimer ces gens-là ? "

Après nous avoir regardés longtemps, les Arabes firent quelques mouvements vers nous, puis, à notre grand étonnement, ils rentrèrent dans les buissons qui bordent le fleuve. Ali avait raison : ils nous prirent sans doute pour des soldats chrétiens. Nous arrivâmes sans accident à Jéricho.

L’abbé Mariti a très bien recueilli les faits historiques touchant cette ville célèbre 31.  ; il a aussi parlé des productions de Jéricho, de la manière d’extraire l’huile de zaccon, etc. : il serait donc inutile de le répéter, à moins de faire, comme tant d’autres, un Voyage avec des Voyages. On sait aussi que les environs de Jéricho sont ornés d’une source dont les eaux autrefois amères furent adoucies par un miracle d’Elisée. Cette source est située à deux milles au-dessus de la ville, au pied de la montagne où Jésus-Christ pria et jeûna pendant quarante jours. Elle se divise en deux bras. On voit sur ses bords quelques champs de doura, des groupes d’acacias, l’arbre qui donne le baume de Judée 32. et des arbustes qui ressemblent au lilas pour la feuille, mais dont je n’ai pas vu la fleur. Il n’y a plus de roses ni de palmiers à Jéricho, et je n’ai pu y manger les nicolai d’Auguste : ces dattes, au temps de Belon, étaient fort dégénérées. Un vieil acacia protège la source ; un autre arbre se penche un peu plus bas sur le ruisseau qui sort de cette source, et forme sur ce ruisseau un pont naturel.

J’ai dit qu’Ali-Aga était né dans le village de Rihha (Jéricho), et qu’il en était gouverneur. Il me conduisit dans ses États, où je ne pouvais manquer d’être bien reçu de ses sujets : en effet, ils vinrent complimenter leur souverain. Il voulut me faire entrer dans une vieille masure qu’il appelait son château ; je refusai cet honneur, préférant dîner au bord de la source d’Elisée, nommée aujourd’hui source du roi. En traversant le village, nous vîmes un jeune Arabe assis à l’écart, la tête ornée de plumes, et paré comme dans un jour de fête. Tous ceux qui passaient devant lui s’arrêtaient pour le baiser au front et aux joues : on me dit que c’était un nouveau marié. Nous nous arrêtâmes à la source d’Elisée. On égorgea un agneau, qu’on mit rôtir tout entier à un grand bûcher au bord de l’eau ; un Arabe fit griller des gerbes de doura. Quand le festin fut préparé, nous nous assîmes en rond autour d’un plateau de bois, et chacun déchira avec ses mains une partie de la victime.

On aime à distinguer dans ces usages quelques traces des mœurs des anciens jours, et à retrouver chez les descendants d’Ismael des souvenirs d’Abraham et de Jacob.

Les Arabes, partout où je les ai vus, en Judée, en Égypte, et même en Barbarie, m’ont paru d’une taille plutôt grande que petite. Leur démarche est fière. Ils sont bien faits et légers. Ils ont la tête ovale, le front haut et arqué, le nez aquilin, les yeux grands et coupés en amandes, le regard humide et singulièrement doux. Rien n’annoncerait chez eux le sauvage s’ils avaient toujours la bouche fermée, mais aussitôt qu’ils viennent à parler, on entend une langue bruyante et fortement aspirée, on aperçoit de longues dents éblouissantes de blancheur, comme celles des chacals et des onces : différents en cela du sauvage américain, dont la férocité est dans le regard et l’expression humaine dans la bouche.

Les femmes arabes ont la taille plus haute en proportion que celle des hommes. Leur port est noble, et par la régularité de leurs traits, la beauté de leurs formes et la disposition de leurs voiles, elles rappellent un peu les statues des prêtresses et des Muses. Ceci doit s’entendre avec restriction : ces belles statues sont souvent drapées avec des lambeaux ; l’air de misère, de saleté et de souffrance dégrade ces formes si pures ; un teint cuivré cache la régularité des traits ; en un mot, pour voir ces femmes telles que je viens de les dépeindre, il faut les contempler d’un peu loin, se contenter de l’ensemble et ne pas entrer dans les détails.

La plupart des Arabes portent une tunique nouée autour des reins par une ceinture. Tantôt ils ôtent un bras de la manche de cette tunique, et ils sont alors drapés à la manière antique ; tantôt ils s’enveloppent dans une couverture de laine blanche, qui leur sert de toge, de manteau ou de voile, selon qu’ils la roulent autour d’eux, la suspendent à leurs épaules ou la jettent sur leur tête. Ils marchent pieds nus. Ils sont armés d’un poignard, d’une lance ou d’un long fusil. Les tribus voyagent en caravane ; les chameaux cheminent à la file. Le chameau de tête est attaché par une corde de bourre de palmier au cou d’un âne qui est le guide de la troupe : celui-ci, comme chef, est exempt de tout fardeau et jouit de divers privilèges ; chez les tribus riches les chameaux sont ornés de franges, de banderoles et de plumes.

Les juments, selon la noblesse de leurs races, sont traitées avec plus ou moins d’honneurs, mais toujours avec une rigueur extrême. On ne met point les chevaux à l’ombre, on les laisse exposés à toute l’ardeur du soleil, attachés en terre à des piquets par les quatre pieds, de manière à les rendre immobiles ; on ne leur ôte jamais la selle ; souvent ils ne boivent qu’une seule fois et ne mangent qu’un peu d’orge en vingt-quatre heures. Un traitement si rude, loin de les faire dépérir, leur donne la sobriété, la patience et la vitesse. J’ai souvent admiré un cheval arabe ainsi enchaîné dans le sable brûlant, les crins descendant épars, la tête baissée entre ses jambes pour trouver un peu d’ombre, et laissant tomber de son œil sauvage un regard oblique sur son maître. Avez-vous dégagé ses pieds des entraves, vous êtes-vous élancé sur son dos, il écume, il frémit, il dévore la terre ; la trompette sonne, il dit : Allons 33.  ! et vous reconnaissez le cheval de Job.

Tout ce qu’on dit de la passion des Arabes pour les contes est vrai, et j’en vais citer un exemple : Pendant la nuit que nous venions de passer sur la grève de la mer Morte, nos Bethléémites étaient assis autour de leur bûcher, leurs fusils couchés à terre à leurs côtés, les chevaux attachés à des piquets, formant un second cercle en dehors. Après avoir bu le café et parlé beaucoup ensemble, ces Arabes tombèrent dans le silence, à l’exception du chéik. Je voyais à la lueur du feu ses gestes expressifs, sa barbe noire, ses dents blanches, les diverses formes qu’il donnait à son vêtement en continuant son récit. Ses compagnons l’écoutaient dans une attention profonde, tous penchés en avant, le visage sur la flamme, tantôt poussant un cri d’admiration, tantôt répétant avec emphase les gestes du conteur : quelques têtes de chevaux qui s’avançaient au-dessus de la troupe, et qui se dessinaient dans l’ombre, achevaient de donner à ce tableau le caractère le plus pittoresque, surtout lorsqu’on y joignait un coin du paysage de la mer Morte et des montagnes de Judée.

Si j’avais étudié avec tant d’intérêt au bord de leurs lacs les hordes américaines, quelle autre espèce de sauvages ne contemplais-je pas ici ! J’avais sous les yeux les descendants de la race primitive des hommes, je les voyais avec les mêmes mœurs qu’ils ont conservées depuis les jours d’Agar et d’Ismael ; je les voyais dans le même désert qui leur fut assigné par Dieu en héritage : Moratus est in solitudine, habitavitque in deserto Pharan. Je les rencontrais dans la vallée du Jourdain, au pied des montagnes de Samarie, sur les chemins d’Habron, dans les lieux où la voix de Josué arrêta le soleil, dans les champs de Gomorrhe encore fumants de la colère de Jéhovah, et que consolèrent ensuite les merveilles miséricordieuses de Jésus-Christ.

Ce qui distingue surtout les Arabes des peuples du Nouveau-Monde, c’est qu’à travers la rudesse des premiers on sent pourtant quelque chose de délicat dans leurs mœurs : on sent qu’ils sont nés dans cet Orient d’où sont sortis tous les arts, toutes les sciences, toutes les religions. Caché aux extrémités de l’Occident, dans un canton détourné de l’univers, le Canadien habite les vallées ombragées par des forêts éternelles et arrosées par des fleuves immenses ; l’Arabe, pour ainsi dire jeté sur le grand chemin du monde, entre l’Afrique et l’Asie, erre dans les brillantes régions de l’aurore, sur un sol sans arbres et sans eau. Il faut parmi les tribus des descendants d’Ismael des maîtres, des serviteurs, des animaux domestiques, une liberté soumise à des lois. Chez les hordes américaines, l’homme est encore tout seul avec sa fière et cruelle indépendance : au lieu de la couverture de laine, il a la peau d’ours ; au lieu de la lance, la flèche ; au lieu du poignard, la massue ; il ne connaît point et il dédaignerait la datte, la pastèque, le lait de chameau : il veut à ses festins de la chair et du sang. Il n’a point tissu le poil de chèvre pour se mettre à l’abri sous des tentes : l’orme tombé de vétusté fournit l’écorce à sa hutte. Il n’a point dompté le cheval pour poursuivre la gazelle : il prend lui-même l’orignal à la course. Il ne tient point par son origine à de grandes nations civilisées ; on ne rencontre point le nom de ses ancêtres dans les fastes des empires : les contemporains de ses aïeux sont de vieux chênes encore debout. Monuments de la nature et non de l’histoire, les tombeaux de ses pères s’élèvent inconnus dans des forêts ignorées. En un mot, tout annonce chez l’Américain le sauvage qui n’est point encore parvenu à l’état de civilisation ; tout indique chez l’Arabe l’homme civilisé retombé dans l’état sauvage.

Nous quittâmes la source d’Elisée le 6, à trois heures de l’après-midi, pour retourner à Jérusalem. Nous laissâmes à droite le mont de la Quarantaine, qui s’élève au-dessus de Jéricho, précisément en face du mont Abarim, d’où Moïse, avant de mourir, aperçut la terre de Promission. En rentrant dans la montagne de Judée, nous vîmes les restes d’un aqueduc romain. L’abbé Mariti, poursuivi par le souvenir des moines, veut encore que cet aqueduc ait appartenu à une ancienne communauté, ou qu’il ait servi à arroser les terres voisines lorsqu’on cultivait la canne à sucre dans la plaine de Jéricho. Si la seule inspection de l’ouvrage ne suffisait pas pour détruire cette idée bizarre, on pourrait consulter Adrichomius ( Theatrum Terrae Sanctae), l’ Elucidatio historica Terrae Sanctae de Quaresmius, et la plupart des voyageurs déjà cités. Le chemin que nous suivions dans la montagne était large et quelquefois pavé ; c’est peut-être une ancienne voie romaine. Nous passâmes au pied d’une montagne couronnée autrefois par un château gothique qui protégeait et fermait le chemin. Après cette montagne, nous descendîmes dans une vallée noire et profonde, appelée en hébreu Adommin, ou le lieu du sang. Il y avait là une petite cité de la tribu de Juda, et ce fut dans cet endroit solitaire que le Samaritain secourut le voyageur blessé. Nous y rencontrâmes la cavalerie du pacha, qui allait faire de l’autre côté du Jourdain l’expédition dont j’aurai occasion de parler. Heureusement la nuit nous déroba à la vue de cette soldatesque.

Nous passâmes à Bahurim, où David, fuyant devant Absalon, faillit d’être lapidé par Seméi. Un peu plus loin, nous mîmes pied à terre à la fontaine où Jésus-Christ avait coutume de se reposer avec les apôtres en revenant de Jéricho. Nous commençâmes à gravir les revers de la montagne des Oliviers ; nous traversâmes le village de Béthanie, où l’on montre les ruines de la maison de Marthe et le sépulcre de Lazare. Ensuite nous descendîmes la montagne des Oliviers, qui domine Jérusalem, et nous traversâmes le torrent de Cédron dans la vallée de Josaphat. Un sentier qui circule au pied du Temple et s’élève sur le mont Sion nous conduisit à la porte des Pèlerins, en faisant le tour entier de la ville. Il était minuit. Ali-Aga se fit ouvrir. Les six Arabes retournèrent à Bethléem. Nous rentrâmes au couvent. Mille bruits fâcheux s’étaient déjà répandus sur notre compte : on disait que nous avions été tués par les Arabes ou par lagca ; on me blâmait d’avoir entrepris ce voyage avec une escorte aussi faible ; chose qu’on rejetait sur le caractère imprudent des Français. Les événements qui suivirent prouvèrent pourtant que si je n’avais pas pris ce parti et mis à profit les premières heures de mon arrivée à Jérusalem, je n’aurais jamais pu pénétrer jusqu’au Jourdain 34. .




Notes

1. N V 1 03

2. Les Troyennes. Théâtre des Grecs, traduction française. (N.d.A.)

3. On peut consulter Leunclavius, dans son Traité du Droit maritime des Grecs et des Romains. La belle ordonnance de Louis XIV sur la marine conserve plusieurs dispositions des lois rhodiennes. (N.d.A.)

4. La nymphe Rhodos. (N.d.A.)

5. Voyez Les Martyrs, liv. XI. (N.d.A.)

6. Voyez Les Martyrs, liv. XVII. (N.d.A.)

7. N V 1 04

8. Job. (N.d.A.)

9. Job. (N.d.A.)

10. Ps. (N.d.A.)

11. Is., cap. XIX, 1. (N.d.A.)

12. Is., cap. XXIII, 14 ; XXIV, 10. 13. (N.d.A.)

13. Jacques II, qui perdait un royaume, exprima le même sentiment au combat de La Hogue. (N.d.A.)

14. Je sais qu’on prononce en Syrie Yâfa, et M. de Volney l’écrit ainsi ; mais je ne sais point l’arabe : je n’ai d’ailleurs aucune autorité pour réformer l’orthographe de d’Anville et de tant d’autres savants écrivains. (N.d.A.)

15. Le successeur immédiat de Djezzar s’appelait Ismael-Pacha. Il s’était saisi de l’autorité à la mort de Djezzar. (N.d.A.)

16. Voyez Les Martyrs, liv. XVII. (N.d.A.)

17. Si l’on en croyait les traditions du pays, sainte Hélène aurait élevé tous les monuments de la Palestine, ce qui ne se peut accorder avec le grand âge de cette princesse quand elle fit le pèlerinage de Jérusalem. Mais il est certain cependant, par le témoignage unanime d’Eusèbe, de saint Jérôme et de tous les historiens ecclésiastiques, qu’Hélène contribua puissamment au rétablissement des saints lieux. (N.d.A.)

18. On les soutenait autrefois de la même manière en Judée. (N.d.A.)

19. Cette tradition du pays ne tient pas contre la critique. (N.d.A.)

20. Abou-Gosh, quoique sujet du grand seigneur, avait peur d’être avanisé et bâtonné par le pacha de Damas, dont nous apercevions le camp. (N.d.A.)

21. N V 1 21

22. Nos anciennes Bibles françaises appellent la mort le roi des épouvantements. (N.d.A.)

23. Nous jouissons enfin des premières livraisons de cet excellent ouvrage, fruit d’un travail de trente années et des recherches les plus curieuses. (N.d.A.)

24. Saint Luc. (N.d.A.)

25. Saint Matth. (N.d.A.)

26. Villamont avait été frappé de la beauté d’un saint Jérôme. (N.d.A.)

27. Toutes ces descriptions de la mer Morte et du Jourdain se retrouvent dans Les Martyrs, livre XIX ; mais comme le sujet est important, et que j’ai ajouté dans l’ Itinéraire plusieurs traits à ces descriptions, je n’ai pas craint de les répéter. (N.d.A.)

28. Je suis l’opinion générale. On va voir qu’elle n’est peut-être pas fondée. (N.d.A.)

29. Strabon, Pline et Diodore de Sicile parlent de radeaux avec lesquels les Arabes vont recueillir l’asphalte. Diodore décrit ces radeaux : ils étaient faits avec des nattes de joncs entrelacés. (Diod., liv. XIX.) Tacite fait mention d’un bateau, mais il se trompe visiblement. (N.d.A.)

30. Il est remarquable que ce nom, qui signifie parfum, est presque celui de la femme qui reçut les espions de l’armée de Josué à Jéricho. Elle s’appelait Rahab. (N.d.A.)

31. Il en a cependant oublié quelques-uns, tels que le don fait par Antoine à Cléopâtre du territoire de Jéricho, etc. (N.d.A.)

32. Il ne faut pas le confondre avec le fameux baumier qui n’existe plus à Jéricho. Il paraît que celui-ci a péri vers le VIIe siècle, car Arculfe ne le trouva plus. ( De Loc. Sanct. ap. Ven. Bed.) - N.d.A.

33. Fervens et fremens, sorbet terram ; ubi audierit buccinam, dicit : Vah ! (N.d.A.)

34. On m’a conté qu’un Anglais, habillé en Arabe, était allé seul, deux ou trois fois, de Jérusalem à la mer Morte. Cela est très possible, et je crois même que l’on court moins de risques ainsi qu’avec une escorte de dix ou douze hommes. (N.d.A.)