Itinéraire de Paris à Jérusalem/Note sur la Grèce

Garnier (Œuvres complètes, Tome 5p. 45-54).


NOTE


SUR LA GRÈCE




Les derniers événements de la Grèce ont attiré de nouveau les regards de l’Europe sur cet informé pays. Des bandes d’esclaves nègres, transportées du fond de l’Afrique, accourent pour achever à Athènes l’ouvrage des eunuques noirs du sérail. Les premiers viennent dans leur force renverser des ruines, que du moins les seconds, dans leur impuissance, laissaient subsister.

Notre siècle verra-t-il des hordes de sauvages étouffer la civilisation renaissante dans le tombeau d’un peuple qui a civilisé la terre ? La chrétienté laissera-t-elle tranquillement les Turcs égorger des chrétiens ? Et la légitimité européenne souffrira-t-elle, sans en être indignée, que l’on donne son nom sacré à une tyrannie qui aurait fait rougir Tibère ?

On ne prétend point retracer ici l’origine et l’histoire des troubles de la Grèce ; on peut consulter les ouvrages qui abondent sur ce triste sujet. Tout ce qu’on se propose dans la présente Note, c’est de rappeler l’attention publique sur une lutte qui doit avoir un terme ; c’est de fixer quelques principes, de résoudre quelques questions, de présenter quelques idées qui pourront germer utilement dans d’autres esprits, de montrer qu’il n’y a rien de plus simple et qui coûterait moins d’efforts que la délivrance de la Grèce, d’agir enfin par l’opinion, s’il est possible, sur la volonté des hommes puissants. Quand on ne peut plus offrir que des vœux à la religion et à l’humanité souffrante, encore est-ce un devoir de les faire entendre.

Il n’y a personne qui ne désire l’émancipation des Grecs, ou du moins il n’y a personne qui osât prendre publiquement le parti de l’oppresseur contre l’opprimé. Cette pudeur est déjà une présomption favorable à la cause que l’on examine.

Mais les publicistes qui ont écrit sur les affaires de la Grèce, sans être toutefois ennemis des Grecs, ont prétendu qu’on ne devait pas se mêler de ces affaires, par quatre raisons principales :

  1. L’empire turc a été reconnu partie intégrante de l’Europe au congrès de Vienne ;
  2. Le grand seigneur est le souverain légitime des Grecs, d’où il résulte que les Grecs sont des sujets rebelles ;
  3. La médiation des puissances à intervenir pourrait élever des difficultés politiques ;
  4. Il ne convient pas qu’un gouvernement populaire s’établisse à l’orient de l’Europe.

Il faut examiner d’abord les deux premières raisons.

Première raison : L’empire turc a été reconnu parti intégrante de l’Europe au congrès de Vienne.

Le congrès de Vienne aurait donc garanti au grand seigneur l’intégralité de ses États ? Quoi ! on les aurait assurés même contre la guerre ! Les ambassadeurs de la Porte assistaient-ils au congrès ? le grand vizir a-t-il signé au protocole ? le mufti a-t-il promis de protéger le souverain pontife, et le souverain pontife le mufti ? On craindrait de s’écarter d’une gravité que le sujet commande en s’arrêtant à des assertions aussi singulières que peu correctes.

Il y a plus : la Porte serait fort surprise d’apprendre qu’on s’est avisé de lui garantir quelque chose ; ces garanties lui sembleraient une insolence. Le sultan règne de par le Coran et l’épée ; c’est déjà douter de ses droits que de les reconnaître ; c’est supposer qu’il ne possède pas de sa pleine et entière volonté : dans le régime arbitraire, la loi est le délit ou le crime, selon la légalité plus ou moins prononcée de l’action.

Mais les écrivains qui prétendent que les États du grand seigneur ont été mis sous la sauvegarde du congrès de Vienne se souviennent-ils que les possessions des princes chrétiens, y compris leurs colonies, ont été réellement garanties par les actes de ce congrès ? Voient-ils où cette question, qu’on soulève ici en passant, pourrait conduire ? Quand il s’agit des colonies espagnoles, parle-t-on de ce congrès de Vienne que l’on fait intervenir si bizarrement quand il s’agit de la Grèce ?

Qu’il soit permis au moins de réclamer pour les victimes du despotisme musulman la liberté que l’on se croit en droit de demander pour les sujets de S. M. Catholique. Que l’on s’écarte des articles d’un traité général signé par toutes les parties, afin de procurer ce qu’on pense être un plus grand bien à des populations entières, soit : mais alors n’invoquez pas ce même traité pour maintenir la misère, l’injustice et l’esclavage.

Seconde raison : le grand seigneur est le souverain légitime des Grecs : d’où il résulte que les Grecs sont des sujets rebelles.

D’abord le grand seigneur ne prétend point aux honneurs de la légitimité qu’on veut bien lui décerner, et il en serait extrêmement choqué ; ou plutôt il n’élève point des chrétiens au rang de sujets légitimes.

Les sujets légitimes du successeur de Mahomet sont des mahométans. Les Grecs, comme chrétiens, ne sont ni des sujets légitimes ni des sujets illégitimes, ce sont des esclaves, des chiens faits pour mourir sous le bâton des vrais croyants.

Quant à la nation grecque, que la nation turque n’a point incorporée dans son sein en l’appelant au partage de la communauté civile et politique, elle n’est tenue à aucune des conditions qui lient les sujets aux souverains et les souverains aux sujets. Soumise, dans l’origine, au droit de conquête, elle obtint quelques privilèges du vainqueur en échange d’un tribut qu’elle consentit à payer. Elle a payé, elle a obéi tant qu’on a respecté ces privilèges, elle a même encore payé et obéi après qu’ils ont été violés. Mais lorsque enfin on a pendu ses prêtres et souillé ses temples, lorsqu’on a égorgé, brûlé, noyé des milliers de Grecs, lorsqu’on a livré leurs femmes à la prostitution, emmené et vendu leurs enfants dans les marchés de l’Asie, ce qui restait de sang dans le cœur de tant d’infortunés s’est soulevé. Ces esclaves par force ont commencé à se défendre avec leurs fers. Le Grec, qui déjà n’était pas sujet par le droit politique, est devenu libre par le droit de nature : il a secoué le joug sans être rebelle, sans rompre aucun lien légitime, car on n’en avait contracté aucun avec lui. Le musulman et le chrétien en Morée sont deux ennemis qui avaient conclu une trêve à certaines conditions : le musulman a violé ces conditions ; le chrétien a repris les armes : ils se retrouvent l’un et l’autre dans la position où ils étaient quand ils commencèrent le combat il y a trois cent soixante ans.

Il s’agit maintenant de savoir si l’Europe veut et peut arrêter l’effusion du sang. Mais ici se présentent les deux dernières raisons des publicistes :

La médiation des puissances à intervenir pourrait élever des difficultés politiques ;

Il ne convient pas qu’un gouvernement populaire s’établisse à l’orient de l’Europe.

Ces raisons peuvent être écartées par les faits.

La scène politique a bien changé de face depuis le jour où les premiers mouvements se firent dans la Morée. Le divan et le cabinet de Saint-Pétersbourg ont commencé à renouer leurs anciennes relations ; les hospodars ont été nommés ; les Turcs ont à peu près évacué la Moldavie et la Valachie ; et s’il y a encore quelque question pendante à l’égard des principautés, il n’en est pas moins vrai que les affaires de la Grèce ne se compliquent plus avec les affaires de la Russie.

On est donc placé sur un terrain tout nouveau pour négocier ; et par la lettre de ses traités, notamment de ceux de Jassy et de Bucharest, la Russie a le droit incontestable de prendre part aux affaires religieuses de la Grèce.

D’un autre côté, l’Europe n’est plus, ni par la nature de ses institutions, ni par les vertus de ses souverains, ni par les lumières de ses cabinets et de ses peuples, dans la position où elle se trouvait lorsqu’elle rêvait le partage de la Turquie. Un sentiment de justice plus général est entré dans la politique depuis que les gouvernements ont augmenté la publicité de leurs actes. Qui songe aujourd’hui à démembrer les États du grand seigneur ? Qui pense à la guerre avec la Porte ? Qui convoite des terres et des privilèges commerciaux quand on a déjà trop de terres, et quand l’égalité des droits et la liberté du commerce deviennent peu à peu le vœu et le code des nations ?

Il ne s’agit donc pas, pour obtenir l’indépendance de la Grèce, d’attaquer ensemble la Turquie et de se battre ensuite pour les dépouilles ; il s’agit simplement de demander en commun à la Porte de traiter avec les Grecs, de mettre fin à une guerre d’extermination qui afflige la chrétienté, interrompt les relations commerciales, gêne la navigation, oblige les neutres à se faire convoyer et trouble l’ordre général.

Si le divan refusait de prêter l’oreille à des représentations aussi justes, la reconnaissance de l’indépendance de la Grèce par toutes les puissances de l’Europe pourrait être la conséquence immédiate du refus : par ce seul fait la Grèce serait sauvée sans qu’on tirât un coup de canon pour elle, et la Porte, tôt ou tard, serait obligée de suivre l’exemple des États chrétiens.

Mais peut-on contester au gouvernement ottoman le droit de souveraineté sur ses États ?

Non. La France, plus qu’un autre pouvoir, doit respecter son ancien allié, maintenir tout ce qu’il est possible de maintenir de ses traités antérieurs et de ses vieilles relations : mais il faut pourtant se placer avec la Turquie comme elle se place elle-même avec les autres peuples.

Pour la Turquie, les gouvernements étrangers ne sont que des gouvernements de fait : elle ne se comprend pas elle-même autrement.

Elle ne reconnaît point le droit politique de l’Europe, elle se gouverne d’après le code des peuples de l’Asie ; elle ne fait, par exemple, aucune difficulté d’emprisonner les ambassadeurs des peuples avec lesquels elle commence les hostilités.

Elle ne reconnaît pas notre droit des gens : si le voyageur qui parcourt son empire est protégé par les mœurs, en général hospitalières, par les préceptes charitables du Coran, il ne l’est pas par les lois.

Dans les transactions commerciales l’individu musulman est sincère, religieux observateur de ses propres conventions ; le fisc est arbitraire et faux.

Le droit de guerre chez les Turcs n’est point le droit de guerre chez les chrétiens : il emporte la mort dans la défense, l’esclavage dans la conquête.

Le droit de souveraineté de la Porte ne peut être légitimement réclamé par elle que pour ses provinces musulmanes. Dans ses provinces chrétiennes, là où elle n’a plus la force, là elle a cessé de régner, car la présence des Turcs parmi les chrétiens n’est pas l’établissement d’une société, mais une simple occupation militaire[1].

Mais la Grèce, État indépendant, sera-t-elle d’une considération aussi importante que la Turquie dans les transactions de l’Europe ? Pourra-t-elle offrir par sa propre masse un rempart contre les entreprises d’un pouvoir, quel qu’il soit ?

La Turquie est-elle un plus fort boulevard ? La facilité de l’attaquer n’est-elle pas démontrée à tous les yeux ? On a vu dans ses guerres avec la Russie, on a vu en Égypte, quelle est sa force de résistance. Ses milices sont nombreuses et assez braves au premier choc, mais quelques régiments disciplinés suffisent pour les disperser. Son artillerie est nulle ; sa cavalerie même ne sait pas manœuvrer, et vient se briser contre un bataillon d’infanterie : les fameux mameloucks ont été détruits par une poignée de soldats français. Si telle puissance n’a pas envahi la Turquie, rendons-en grâces à la modération même sur le trône.

Que si l’on veut supposer que la Turquie a été ménagée par la crainte prudente que chacun a ressentie d’allumer une guerre générale, n’est-il pas évident que tous les cabinets seraient également attentifs à ne pas laisser succomber la Grèce ? La Grèce aurait bientôt des alliances et des traités, et ne se présenterait pas seule dans l’arène.

Il faut dire plus : la Grèce libre, armée comme les peuples chrétiens, fortifiée, détendue par des ingénieurs et des artilleurs qu’elle emprunterait d’abord de ses voisins, destinée à devenir promptement, par son génie, une puissance navale, la Grèce, malgré son peu d’étendue, couvrirait mieux l’orient de l’Europe que la vaste Turquie, et formerait un contrepoids plus utile dans la balance des nations.

Enfin, la séparation de la Grèce de la Turquie ne détruirait pas ce dernier État, qui compterait toujours tant de provinces militaires européennes. On pourrait même soutenir que l’empire turc augmenterait de puissance en se resserrant, en devenant tout musulman, en perdant ces populations chrétiennes placées sur les frontières de la chrétienté, et qu’il est obligé de surveiller et de garder comme on surveille et comme on garde un ennemi. Les politiques de la Porte prétendent même que le gouvernement ottoman n’aura toute sa force que lorsqu’il sera rentré en Asie. Ils ont peut-être raison.

En dernier lieu, si le divan voulait traiter pour l’affranchissement de la Grèce, il serait possible que celle-ci consentît à payer une subvention plus ou moins considérable : tous les intérêts seraient ainsi ménagés.

Toutes choses pesées, le droit de souveraineté ne peut pas être vu du même œil sous la domination du Croissant que sous l’empire de la Croix.

La Grèce, déjà à moitié délivrée, déjà politiquement organisée, ayant des flottes, des armées, faisant respecter et reconnaître ses blocus, étant assez forte pour maintenir des traités, contractant des emprunts avec des étrangers, battant monnaie et promulguant des lois, est un gouvernement de fait ni plus ni moins que le gouvernement des Osmanlis : son droit politique à l’indépendance, quoique moins ancien, est de même nature que celui de la Turquie ; et la Grèce a de plus l’avantage de professer la religion, d’être régie par les principes qui régissent les autres peuples civilisés et chrétiens.

Si ces arguments ont quelque force, reste à examiner les dangers ou les frayeurs que ferait naître l’établissement d’un gouvernement populaire à l’orient de l’Europe.

Les Grecs, qu’aucune puissance n’a pu jusque ici secourir pour ne pas compromettre des intérêts plus immédiats, les Grecs, qui bâtiront leur liberté de leurs propres mains ou qui s’enseveliront sous ses débris, les Grecs ont incontestablement le droit de choisir la forme de leur existence politique. Il faudrait avoir partagé leurs périls pour se permettre de se mêler de leurs lois. Il y a trop d’équité, trop de connaissances, trop d’élévation de sentiments, trop de magnanimité dans les hautes influences sociales, pour craindre qu’on entrave jamais l’indépendance d’un peuple qui l’a conquise au prix de son sang.

Mais si l’on pouvait, d’après les faits, hasarder un jugement sur la Grèce ; si les divisions dont elle a été travaillée pouvaient donner une idée assez juste de son esprit national ; si sa forte tendance religieuse, si la prépondérance de son clergé, expliquaient le secret de ses mœurs ; si l’histoire, enfin, qui nous montre les peuples de l’Attique et du Péloponèse sortant, après plus de mille ans, du double esclavage du Bas-Empire et du fanatisme musulman ; si cette histoire pouvait fournir quelque base solide à des conjectures, on serait porté à croire que la Grèce, excepté les îles, inclinerait plutôt à une constitution monarchique qu’à une constitution républicaine.

Les droits de tous les citoyens sont aussi bien conservés (particulièrement chez un vieux peuple) dans une monarchie constitutionnelle que dans un État démocratique. Si les passions avaient été moins pressées, peut-être aujourd’hui de grandes monarchies représentatives s’élèveraient-elles dans les Amériques espagnoles, d’accord avec la légitimité. Les besoins de la civilisation auraient été satisfaits, une liberté nécessaire aurait été établie sans que l’avenir des antiques royaumes de l’Europe eût été menacé par l’existence de tout un monde républicain.

La plus grande découverte politique du dernier siècle, découverte à laquelle les hommes d’État ne font pas assez d’attention, c’est la création d’une république représentative telle que celle des États-Unis. La formation de cette république résout le problème que l’on croyait insoluble, savoir : la possibilité pour plusieurs millions d’hommes d’exister en société sous des institutions populaires.

Si l’on n’opposait pas, dans les États qui se forment ou se régénèrent, des monarchies représentatives à des républiques représentatives ; si l’on prétendait reculer dans le passé, combattre en ennemi la raison humaine, avant un siècle peut-être toute l’Europe serait républicaine ou tombée sous le despotisme militaire.

Quoi qu’il en soit, il est assez vraisemblable qu’un forme monarchique adoptée par les Grecs dissiperait toutes les frayeurs, à moins toutefois que les monarchies constitutionnelles ne fussent elles-mêmes suspectes. Il serait malheureux pour les couronnes que le port fût regardé comme l’écueil : espérons qu’une méprise aussi funeste n’est le partage d’aucun esprit éclairé.

Une médiation qui se réduirait à demander de la Turquie pour la Grèce une sorte d’existence semblable à celle de la Valachie et de la Moldavie, toute salutaire qu’elle eut été il y a deux ans, pourrait bien être aujourd’hui insuffisante. La révolution paraît désormais trop avancée : les Grecs semblent au moment de chasser les Turcs ou d’être exterminés par eux.

Une politique ferme, grande et désintéressée, peut arrêter tant de massacres, donner une nouvelle nation au monde et rendre la Grèce à la terre.

On a parlé sans passion, sans préjugé, sans illusion, avec calme, réserve et mesure, d’un sujet dont on est profondément touché. On croit mieux servir ainsi la cause des Grecs que par des déclamations. Un problème politique qui n’en était pas un, mais qu’on s’est plu à couvrir de nuages, se résout en quelques mots.

Les Grecs sont-ils des rebelles et des révolutionnaires ? Non.

Forment-ils un peuple avec lequel on puisse traiter ? Oui.

Ont-ils les conditions sociales voulues par le droit politique pour être reconnus des autres nations ? Oui.

Est-il possible de les délivrer sans troubler le monde, sans se diviser, sans prendre les armes, sans mettre même en danger l’existence de la Turquie ? Oui, et cela dans trois mois, par une seule dépêche collective souscrite des grandes puissances de l’Europe, ou par des dépêches simultanées exprimant le même vœu.

Ce sont là de ces pièces diplomatiques qu’on aimerait à signer de son sang.

Et l’on a raisonné dans un esprit de conciliation, dans le sens et dans l’espoir d’une harmonie complète entre les puissances ; car, dans la rigoureuse vérité, une entente générale entre les cabinets n’est pas même nécessaire pour l’émancipation des Grecs : une seule puissance qui reconnaîtrait leur indépendance opérerait cette émancipation. Toute bonne intelligence cesserait-elle entre cette puissance et les diverses cours ? A-t-on rompu toutes les relations amicales avec l’Angleterre, lorsqu’elle a suivi pour les colonies espagnoles le plan que l’on indique ici pour la Grèce ? Et pourtant quelle différence, sous tous les rapports, dans la question !

La Grèce sort héroïquement de ses cendres : pour assurer son triomphe, elle n’a besoin que d’un regard de bienveillance des princes chrétiens. On n’accusera plus son courage, comme on se plaît encore à calomnier sa bonne foi. Qu’on lise dans le récit de quelques soldats français qui se connaissent en valeur, qu’on lise le récit de ces combats dans lesquels ils ont eux-mêmes versé leur sang, et l’on reconnaîtra que les hommes qui habitent la Grèce sont dignes de fouler cette terre illustre. Les Canaris, les Miaulis, auraient été reconnus pour véritables Grecs à Mycale et à Salamine.

La France, qui a laissé tant de grands souvenirs en Orient, qui vit ses soldats régner en Égypte, à Jérusalem, à Constantinople, à Athènes ; la France, fille aînée de la Grèce par le courage, le génie et les arts, contemplerait avec joie la liberté de ce noble et malheureux pays, et se croiserait pieusement pour elle. Si la philanthropie élève la voix en faveur de l’humanité, si le monde savant comme le monde politique aspire à voir renaître la mère des sciences et des lois, la religion demande aussi ses autels dans la cité où saint Paul prêcha le Dieu inconnu.

Quel honneur pour la restauration d’attacher son époque à celle de l’affranchissement de la patrie de tant de grands hommes ! Qu’il serait beau de voir les fils de saint Louis, à peine rétablis sur leur trône, devenir à la fois les libérateurs des rois et des peuples opprimés !

Tout est bien dans les affaires humaines quand les gouvernements se mettent à la tête des peuples et les devancent dans la carrière que ces peuples sont appelés à parcourir.

Tout est mal dans les affaires humaines quand les gouvernements se laissent traîner par les peuples et résistent aux progrès comme aux besoins de la civilisation croissante. Les lumières étant alors déplacées, l’intelligence supérieure se trouvant dans celui qui obéit au lieu d’être dans celui qui commande, il y a perturbation dans l’État.

Nous, simples particuliers, redoublons de zèle pour le sort des Grecs ; protestons en leur faveur à la face du monde ; combattons pour eux ; recueillons à nos foyers leurs enfants exilés, après avoir trouvé l’hospitalité dans leurs ruines.

En attendant des jours plus prospères, nous recevons et nous sollicitons à la fois de la munificence publique ce qu’elle nous adresse de tous côtés pour nos illustres suppliants. Nous remercions cette généreuse et brillante jeunesse qui lève un tribut sur ses plaisirs pour secourir le malheur. Nous savons ce qu’elle vaut, cette jeunesse française ! Que ne pourrait-on point faire avec elle en lui parlant son langage, en la dirigeant, sans l’arrêter, sur le penchant de son génie ; toujours prête à se sacrifier, toujours prête à faire dire à quelque nouveau Périclès : " L’année a perdu son printemps ! "

Nous voulons aussi témoigner notre gratitude à ces officiers de toutes armes qui viennent nous offrir leur expérience, leur bras et leur vie. Telle est la puissance du courage et du talent, que quelques hommes peuvent seuls faire pencher la victoire du côté de la justice, ou donner le temps, en arrêtant la mauvaise fortune, d’arriver à une médiation que tous les intérêts doivent désirer.

Quelles que soient les déterminations de la politique, la cause des Grecs est devenue la cause populaire. Les noms immortels de Sparte et d’Athènes semblent avoir touché le monde entier : dans toutes les parties de l’Europe il s’est formé des sociétés pour secourir les Hellènes ; leurs malheurs et leur vaillance ont rattaché tous les cœurs à leur liberté. Des vœux et des offrandes leur arrivent jusque des rivages de l’Inde, du fond des déserts de l’Amérique : cette reconnaissance du genre humain met le sceau à la gloire de la Grèce.



  1. Partout en Grèce où le poste est militaire, les Grecs sont relégués dans une bourgade à part et séparés des Turcs. (N. d. A.)