Italie et Levant - Notes d’un marin

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Italie et Levant - Notes d’un marin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 422-452).
ITALIE ET LEVANT

NOTES D'UN MARIN

L’escadre d’évolutions vient d’arriver à Toulon après avoir visité tout le bassin oriental de la Méditerranée. Quelle mission avait-elle à remplir ? Comme le gros du public, nous croirions aisément qu’elle n’a fait qu’une campagne d’instruction professionnelle. A la suite de quelques-uns qui se piquent de voir plus loin que le vulgaire, nous ajouterions volontiers que, douze ans s’étant écoulés depuis nos derniers désastres, le temps est passé du recueillement absolu qu’ils nous imposaient, et que, par suite, si cette année, rompant avec des traditions récentes d’ailleurs, l’escadre a promené les couleurs de la France sur les rivages de l’Italie, de l’Archipel, de la Grèce, de l’Asie-Mineure et enfin de la Syrie, c’est, qu’en haut lieu, on a pensé avec raison que nos cuirassés de combat et les marins qui les montent sont bons à montrer à nos amis comme à nos ennemis, et que dès lors il est utile qu’amis et ennemis sachent que la France n’est plus l’agonisante de 1871 ; que, sur mer au moins, elle a encore une épée dont les coups pourraient être mortels à ceux qui s’y exposeraient de gaîté de cœur.

Ces explications, pour plausibles qu’elles soient, ne nous ont pas satisfait entièrement. Si telle était bien, en effet, la mission de l’escadre dans sa dernière campagne, et tels les résultats qu’on s’en promettait, comme cette mission a été remplie, et bien remplie, comme ces résultats ont été atteints, cette étude serait inutile ; rien ne la justifierait, ou du moins ne l’expliquerait même à nos yeux. En rendre compte au ministre de la marine serait l’affaire du commandant en chef de l’escadre, et le marin distingué qui occupe ce poste d’honneur s’est acquitté à merveille de ce devoir, nous en sommes sûr. Mais il nous a été dit, bien avant notre départ de France, que lorsque le programme de notre future campagne, tel qu’il avait été conçu par le commandant en chef de l’escadre, et adopté par le ministre de la marine, fut soumis au conseil des ministres, le ministre des affaires étrangères fît ajouter aux parages que nous devions visiter les côtes de la Syrie, Beyrouth, Saïda, Caïpha. N’y avait-il pas là une pensée politique d’ordre supérieur inspirant ce ministre et loi dictant, sous l’impression de l’effondrement de notre influence en Égypte, la volonté de sauvegarder au moins notre influence dix fois séculaire dans l’Orient ? Nous l’avons cru, et quelque humble que fût notre situation officielle, pour si peu que dussent compter nos efforts personnels, nous nous promîmes alors d’aider de toutes nos forces, — elles se résument en ces quelques mots : l’amour de la vérité, l’amour de la France, — à la réalisation de cette volonté patriotique. Le moment est venu de remplir ce devoir. Difficile ou non, qu’importe ! La vérité, tout au moins la sincérité, ne sont jamais inutiles. Ce n’est point d’ailleurs un journal de campagne que nous avons écrit, c’est le résumé des impressions que nous ont jetées ces trois mois de voyage, trop rapide, dans des pays où la France, — la France républicaine surtout, — aurait besoin de se montrer plus souvent, telle que l’escadre la représente avec sa fière devise : Honneur et Patrie.


I

De la fin de l’année 1847 aux premiers mois de 1851, nous assistions, simple enseigne de vaisseau, à ce drame émouvant plein de catastrophes, de révolutions sanglantes, de tentatives héroïques avortées, qui fut comme l’enfantement douloureux de l’Italie nouvelle, de l’Italie se retrouvant, après tant de siècles de divisions profondes, constituée enfin en nation, libre, indépendante, et bientôt puissante. Nous, avions vingt ans, notre esprit s’ouvrait à tous les enthousiasmes de la jeunesse ; on devine pour qui étaient nos sympathies. L’affranchissement de ces généreuses cités : Palerme, Naples, Livourne, Gênes, Milan, de toutes les tyrannies qui pesaient sur elles, leur union définitive dans une fédération dont Rome serait la capitale, n’avaient pas de partisan plus convaincu que nous ; et pouvait-il en être autrement ? Que de fois n’avions-nous pas surpris au passage, échangés par des Italiens venant du haut des jetées d’Ancône, de Livourne ou de Gênes, contempler nos couleurs nationales, ces mots dans lesquels se résumaient leurs sentimens d’alors, leurs sentimens et aussi leurs espérances : E dove andate ? — Andiamo vedere sventolare questa bandiera di libertà. Le pavillon de la France, nos glorieuses trois couleurs, étaient bien, en effet, dans ces lointaines années, la bandiera di libertà, la bannière libératrice, et qui de nous ne souhaitait ardemment que cette liberté que nous croyions en ce moment notre conquête assurée, devînt le patrimoine de tous les peuples, la rédemptrice surtout de cette Italie où tant d’esprits d’élite, tant de cœurs généreux, tant d’âmes dévouées combattaient et savaient alors mourir pour elle ? Plus de trente ans sont passés depuis lors ; ces années nous ont jeté à tous plus d’un douloureux enseignement, et certes, lorsque naguère l’escadre mouillait devant Naples, que nous n’avions pas revu depuis si longtemps, si nous avions toujours gardé les convictions de notre jeunesse, nous n’étions plus le jeune enthousiaste de 1847 ; nous savions que, plus encore que nous-même, l’Italie et les Italiens avaient changé. Cavour, Garibaldi, Mazzini, Napoléon III, Pie IX, avaient fait leur œuvre, et cette œuvre, nous en avions suivi les développemens avec assez d’attention pour être convaincu que l’Italie nouvelle qui s’ouvrait à nos études, les Italiens nouveaux avec lesquels nous allions être en relations, différaient de tous points de ceux que nous avions connus à l’époque dont les vivans souvenirs hantaient en ce moment notre esprit. Nous comptions néanmoins que quelque chose aurait survécu de la sympathie d’autrefois, entre deux peuples de commune origine, dont les destinées furent toujours solidaires et dont l’un doit son indépendance et sa liberté autant aux victoires qu’aux revers, autant à la sagesse qu’aux défaillances politiques de la France. C’était là une illusion qui devait promptement se dissiper, mais elle était trop naturelle, et d’ailleurs tant de nos compatriotes la partagent encore, qu’il nous paraît nécessaire de rechercher brièvement et de montrer les causes diverses qui, depuis sa reconstitution, ont fait et font encore de l’Italie nouvelle le plus irréconciliable et peut-être le plus dangereux des ennemis que la France peut avoir un jour à combattre[1].

« Française contre l’Autriche, autrichienne contre la France, » telle fut de tout temps la politique de la maison de Savoie. C’est cette politique habile, que des fatalités géographiques lui imposaient d’ailleurs, qui, poursuivie avec une persévérance que rien n’a lassée, a fait la grandeur de cette race de diplomates et de guerriers. Chambéry, Turin, Florence, Rome enfin après Naples, marquent les étapes de cette marche en avant sous une pensée constante, à la réalisation d’une espérance toujours gardée. Les premiers pas sont difficiles : chaque conquête exige de séculaires efforts ; puis les progrès s’accélèrent, et quand l’idée directrice s’incarne enfin dans deux hommes faits l’un pour l’autre, Cavour et Victor-Emmanuel, le cerveau et le bras, l’élan devient irrésistible. Tout concourt au but, tout, les idées les plus divergentes, les volontés les plus opposées, les événemens eux-mêmes les plus contraires dans leurs conséquences logiques : Cavour et Mazzini, Victor Emmanuel et Garibaldi, Napoléon III et Pie IX ; Novare, Custozza et Lissa, comme Goïto, Gaëte et Mentana, Solférino comme Sedan. L’idée maîtresse a vaincu, son triomphe est assuré. Le descendant des ducs de Savoie, l’héritier des rois de Sardaigne, le fils du vaincu de Novare, s’installe au Quirinal à côté du pape, dépouillé de l’antique patrimoine de Saint-Pierre. L’unité de l’Italie est fondée, le rêve impossible est réalisé. C’est un fait accompli devant lequel l’Europe entière s’incline, non toutefois sans une surprise mêlée de doute, sinon de défiance sur la durée de cette nouvelle et merveilleuse création.

« Bien taillé mon fils, disait Catherine de Médicis à Charles IX ; maintenant il faut recoudre. » Pour que cette création fût durable, peut-être fallait-il, en effet, plus de sagesse, de prudence, de fermeté dans l’avenir que le passé n’avait exigé de persévérance, de volonté tenace, d’habileté diplomatique, et même de vertu guerrière. Rudes, nombreuses et de tout ordre ont été les épreuves qu’ont subies les successeurs de Cavour et de Victor-Emmanuel. Ils en ont triomphé, et si, après la prise de Gaëte, ce dernier écrivait au général Menabrea : Grazia a lei, Italia e fatta, son fils, le roi Humbert pouvait l’écrire avec plus de raison encore à son habile ministre des finances, M. Magliani, le jour où, le budget équilibré, le cours forcé des billets de banque fut aboli, et les paiemens en or rendus légaux. Dans ces douze années si pleines qui viennent de s’écouler, quelle a été, quelle devait être la politique des hommes d’état italiens ? Ce fut encore celle de la maison de Savoie, française contre l’Allemagne, allemande contre la France. Seulement nos malheurs mérités imposaient à ces hommes, Italiens avant tout, la seconde partie de l’antique programme : l’Italie devait être et a été allemande contre la France.

Que la reconnaissance soit une vertu qui s’impose aux hommes dans leurs relations sociales et privées, personne ne le conteste, pas même les plus fidèles disciples des Hartmann et des Schopenhauer ; qu’elle soit un lien pour les peuples, c’est ce que peuvent seuls croire quelques esprits naïvement chimériques, pour ne pas les qualifier plus sévèrement. Le Help yourself des Anglais devient bien vite le Salus populi suprema lex esto. Les hommes d’état de l’Italie nouvelle n’ont pas méconnu cette loi, et ils ont agi ainsi conformément à leur de voir supérieur. La France était pour longtemps impuissante, l’hégémonie européenne de l’Allemagne était pour longtemps assurée : c’était vers l’Allemagne que, a priori, à partir de Sedan ou plutôt encore de Sadowa, l’Italie devait se tourner ; c’est à elle qu’elle devait demander la consécration de son état nouveau, de son existence, et plus tard de son admission comme grande puissance dans les conseils de l’Europe, c’est-à-dire du monde entier. À cette cause, déjà décisive, de l’orientation politique du nouveau royaume, des causes secondaires joignaient leur action, — action du moment, peut-être, mais dont l’ignorance ou un parti-pris coupable pouvaient seuls méconnaître la haute portée, — dont le patriotisme faisait un devoir de tenir grand compte.

De tout temps, dans la vie des peuples, mais surtout aux époques de transformations sociales, de révolutions politiques, il se forme des courans généraux d’idées qui entraînent ou emportent la masse de la nation et lui créent un idéal puissant qui en est peut-être l’âme supérieure. Les hommes d’état véritablement dignes de ce nom remontent parfois ces courans, sans en méconnaître jamais la force vivifiante ; le plus ordinairement, ils la font servir au succès de leurs propres vues, qui ne sont en définitive que la partie immédiatement réalisable de cet idéal. L’année 1870 marque pour l’Italie, et qui sait ? peut-être pour l’Europe entière, la date d’une ère nouvelle. Quel était, à cette date, le courant des idées générales pour lesquelles se passionnaient les esprits et les cœurs dans ce peuple arrivé enfin à la réalisation du plus cher de. ses rêves : l’indépendance nationale, la liberté politique dans l’unité ? C’était d’abord, et surtout, le maintien de ces conquêtes si chèrement acquises ; c’étaient ensuite de vastes projets de conquêtes nouvelles à poursuivre dans l’avenir, — conquêtes mal définies dans leur ensemble, difficiles à préciser, ou plutôt dont nul n’aurait voulu dire le plus prochain théâtre ou fixer les bornes, mais par cela même objet réel des ambitions les plus ardentes. Comme ces brumes légères qui, aux heures matinales, estompent le paysage sans le cacher, les mirages de ces idées confuses voilaient, sans la cacher, la réalité de l’avenir. A travers ces mirages flottans apparaissaient rayonnantes les grandes images de Rome, reine et maîtresse de l’univers, de ce Capitole d’où le sénat et le peuple romain dictaient la loi aux nations asservies, et dont leurs descendans venaient enfin de reprendre possession comme de leur légitime héritage. Dans ces doubles aspirations se révélait tout entier le génie de l’Italie nouvelle, génie à la fois pratique et chimérique ; observateur attentif des réalités présentes et s’inclinant devant elles, amoureux et amoureux passionné d’un passé que d’autres peuvent croire à jamais évanoui, mais dont le culte, religieusement gardé, fut aux heures sombres la force rédemptrice de la nation et qui, par cela même, au moment où tant de rêves se réalisaient, après avoir été si longtemps regardés comme à jamais irréalisables, apparaissait à ces esprits enflammés par le succès comme le gage certain de l’avènement de leurs nouveaux rêves ou plutôt de leurs légitimes revendications. S’associant à ce double courant d’idées générales, les hommes d’état de l’Italie ont fait servir à l’accomplissement de la première partie de ce programme grandiose, — le maintien des conquêtes déjà faites, — qui était au reste celle dont justement ils se préoccupaient le plus, la force des idées qui en sont la seconde partie, et dont l’heure n’avait pas sonné. Là encore la situation politique de l’Europe, celle surtout de notre pays, les ramenait vers l’Allemagne, les rejetait loin de la France.

L’unité de l’Italie, virtuellement préparée par Magenta et Solferino, n’a jamais eu cependant de plus sérieux obstacle que la volonté de Napoléon III. « Rome capitale ! » tel était le mot de ralliement de tous les patriotes italiens, sans nuances de partis politiques ; or, sans compter la pensée secrète de constituer un royaume d’Etrurie au profit de son cousin, le prince Napoléon, sans rappeler un mot fameux tombé de la bouche de son ministre le plus autorisé, et que devaient sanctionner des actes décisifs, comme par exemple l’échauffourée de Mentana, « où les chassepots firent merveille, » jamais l’empereur n’eût admis comme possible la spoliation du saint-père. Le chef de la chrétienté devait garder l’antique patrimoine de Saint-Pierre comme garant de son indépendance, et c’était autrement que par le statut des garanties qu’il comprenait le programme du comte de Cavour : « L’église libre dans l’état libre. » Ressouvenir des luttes du fondateur de la dynastie impériale avec le prisonnier de Fontainebleau, où le prêtre désarmé avait vaincu le tout-puissant empereur, et auxquelles le roman, plus que l’histoire, avait fait une légende populaire ; crainte patriotique à l’idée d’une Italie une, puissante, créée par nous, mais devant, à une heure donnée, se dresser contre nous, comme Proudhon le démontrait avec tant de force dans son beau livre : du Principe fédératif ; dernier gage à ce parti clérical-conservateur avec lequel on était loin sans doute de la confiance des premières années, mais avec lequel on redoutait justement une rupture complète ; ou bien encore influence toujours puissante, sur un esprit rêveur et mystique au fond, des idées de sa première enfance, de celles de sa jeunesse ; toutes ces raisons connues du public, d’autres encore dont les intéressés, et au premier rang d’entre eux les Italiens, avaient pénétré le secret, faisaient de la France impériale un obstacle invincible dressé entre Rome et les ambitions italiennes. L’empire tombé, la France vaincue, humiliée à Sedan et à Metz, l’obstacle invincible était à terre : Victor-Emmanuel entrait au Quirinal. Que pouvaient contre les faits accomplis, contre la force brutale, la force qui prime le droit, les protestations que criait au monde entier le vieillard prisonnier au Vatican ? Ces protestations étaient alors d’autant plus impuissantes, que l’homme dont les prodigieuses victoires des armées allemandes avaient fait le maître de l’Europe était lui-même et depuis longtemps l’adversaire le plus implacable, sinon de la papauté, du moins des idées dont Pie IX était la vivante incarnation. Arme forgée contre ces idées mêmes, le Culturkampf était à l’œuvre dans l’Allemagne unifiée, et l’on sait comment, dans l’empire qui se portait le successeur du saint empire romain, étaient traités les évêques et les prêtres fidèles à Rome. Or Rome était le plus grand écueil où pouvait sombrer la fortune de l’Italie ; par cela seul, l’Italie ne pouvait avoir qu’une politique : une politique allemande, antifrançaise.

Cependant la France, par un merveilleux effort de sa vitalité, se relevait lentement et sûrement de ses ruines accumulées. Si, tout d’abord, se recueillant dans un repos nécessaire, elle n’aspirait pas à reprendre sa place perdue dans le monde, du moins les esprits éclairés et prévoyans devinaient, à des signes certains, que dans un prochain avenir dont l’avènement dépendait de sa sagesse seule, amis et ennemis auraient à compter avec elle. Plus d’un de ces derniers a dû, comme le chancelier de fer, trouver que l’épée du vainqueur jetée dans la balance où se pesait sa rançon avait été trop légère, et qu’à ce prix insignifiant de cinq milliards, l’Allemagne s’était montrée aussi généreuse que clémente. Pourtant, si la France marchait à son relèvement économique, matériel, d’un pas trop assuré, ses destinées politiques restaient du moins enveloppées d’ombres et d’incertitudes. L’assemblée de Versailles, élue sous l’inspiration d’une pensée unique : le salut du pays, n’avait point ratifié les décrets du 4 septembre ; et nul ne pouvait dire quelle constitution politique cette assemblée souveraine lui donnerait.

M. le comte d’Arnim et M. le prince de Bismarck discutaient entre eux sur les mérites de la monarchie et de la république ; mais les hommes d’état italiens, ceux qui, à titres divers, sous l’inspiration des opinions les plus opposées, avaient préparé, avaient fondé l’unité de l’Italie, n’avaient aucun doute : tous se rangeaient à l’avis de M. de Bismarck. La France de leurs rêves, de leurs vœux devant être avant tout l’ennemie de leur adversaire le plus redoutable, la papauté, disons le mot, l’église catholique, ils voulaient, avec le grand chancelier d’Allemagne, une France jacobine, anticléricale, fanatique, mais, de ce fanatisme philosophique qui, dans son culte absolu de la liberté et de la patrie républicaines, va jusqu’à la négation de la liberté, jusqu’à la négation de l’histoire, et ne tient compte ni des croyances de millions de Français ni de ces traditions qui, avant 1789, ou mieux 1793, avaient fait une France ayant rempli cependant quelque place dans le monde ; à ces titres encore, et au lendemain de 1871, les tendances des hommes d’état italiens étaient naturellement allemandes, sinon antifrançaises. Plus tard, néanmoins, et lorsque le problème fut résolu de la constitution qui régirait la France, lorsque la république fut proclamée, s’imposant à une majorité antirépublicaine, lorsque, surtout après le 16 mai, tout espoir de restauration monarchique s’évanouit, la politique italienne en a-t-elle été modifiée ; et dans la nation elle-même, l’opinion publique, enfin rassurée, est-elle revenue à plus de justice, sinon à plus de sympathie envers la France républicaine ? Non, certes, rien n’est changé à Rome ou dans le parlement ; plus que jamais, au contraire, la gallophobie est à l’ordre du jour de la presse et de ces politiciens, qui, dans les grandes villes de la péninsule comme dans toutes les démocraties modernes, font seuls l’opinion publique, et, chose étrange, mais que le plus simple examen met en pleine lumière, c’est la raison des choses elle-même, qui semblait faire de l’avènement de la république en France un desideratum pour l’Italie et qui lui impose ces mêmes craintes et ces mêmes défiances de notre pays. Républicaine ou monarchique, la France, reprenant sa place dans le monde, apparaît, nous ne dirons pas comme une menace pour l’Italie nouvelle, mais comme un obstacle pour la réalisation de ses espérances de grandeur future.


II

Si l’Allemagne a reconstitué sa nationalité éparse par les prodigieux succès des armées allemandes, confondues dans leur haine commune de l’ennemi héréditaire, l’unité de l’Italie est l’œuvre trop évidente, pour le patriotisme et la juste fierté des Italiens, d’une politique habile, servie par des défaites plus profitables que les plus éclatantes victoires. Mais cette heureuse fortune, heureuse et étrange à la fois, n’a point aveuglé le bon sens italien. Se connaître et se juger est, pour les peuples autant que pour les individus, le summum de la sagesse. L’Italie se connaît et se juge, et c’est sous l’inspiration de la clairvoyance que lui donne cette connaissance d’elle-même qu’elle cherche les moyens d’assurer le présent, de sauvegarder l’avenir. — Contre qui, et qui les menace ? — Contre la France. Écoutez là-dessus ses hommes d’état, ses penseurs, ses publicistes et surtout ses hommes d’action, soldats et marins : tous pensent, écrivent, proclament bien haut à la tribune, dans la presse, ce que la foule ignorante sent au plus profond de 5a conscience et de son cœur.

Trois ans après la conquête de Rome capitale, — trois ans remplis par des études d’autant plus longues qu’il s’agissait de la péninsule tout entière, — le rapporteur du comité de défense nationale posait en ces termes, dans son rapport au parlement italien, le principe fondamental de la défense du royaume :

« Comme nation, au point de vue géographique, l’Italie a ses frontières tracées de la manière la plus nette par les Alpes et par la mer ; mais, au point de vue politique, sa frontière continentale reste cependant ouverte dans quelques parties du territoire.

« Limitrophe de la France, de la Suisse et de l’Autriche, entourée de tous les autres côtés par la mer, l’Italie, pour pourvoir à sa défense, doit nécessairement se baser sur le développement de ses forces terrestres et maritimes.

« Pour peu que l’on veuille réfléchir un instant à l’éventualité d’une attaque contre notre pays de la part d’une puissance disposant d’une armée solide et d’une forte marine, il sera facile de reconnaître immédiatement à quel point notre défense serait incomplète si l’on négligeait de donner à chacun de ces deux élémens de nos forces le développement qui lui est dû. Supérieurs à notre adversaire sur mer, mais inférieurs à lui sur terre, nous ne parviendrions pas à éviter une invasion de notre territoire par les frontières continentales ; réciproquement, disposant sur terre d’une armée puissante, mais faibles au point de vue naval, nous nous trouverions dans l’impossibilité de nous garantir des attaques et des entreprises ennemies dirigées contre notre littoral si étendu, et nous serions incapables de protéger nos îles ; de plus, notre armée n’aurait pas la liberté d’action nécessaire, attendu qu’elle serait menacée par terre sur les points d’appui de sa base d’opérations.

« Dans les deux hypothèses, on n’aurait pas pourvu de la meilleure manière à la défense du royaume ; et le développement donné à l’un et à l’autre des deux éléments ne suffirait pas à la sécurité de l’état. »

Le problème est posé dans les conditions générales ; cherchons-en les applications. On lit dans une récente étude de la Rivista militare[2] :

« À la dévastation de notre littoral, à laquelle nous sommes exposés aujourd’hui, nous pouvons nous résigner. Mais à une invasion concurrente par terre et par mer, venant de la Corniche, ou à un fort débarquement soit en Toscane, soit sur la côte romaine, non, et non, parce que ces débarquemens, comme l’ont démontré Mezzacapo et tant d’hommes éminens après lui, compromettraient de la manière la plus grave l’issue de la guerre.

« L’ennemi aura 800,000 hommes, soit ; s’ils doivent tous passer par les trous d’aiguille des cols des Alpes, ils n’arriveront dans la vallée du Pô ni en assez grand nombre, ni assez vite, ni assez facilement pour que notre vaillante armée ne puisse leur tenir tête ; mais si la mer et les voies du littoral sont sans défense, si un convoi de 60,000 hommes parti le soir de Toulon, de Nice ou de Villefranche peut arriver dès l’aube, à l’improviste et sans être vu, à Vado ou sur les côtes de Toscane, et débarquer son monde en quelques heures, alors les choses changeront et, trop tard, nous nous repentirons amèrement de n’avoir point écouté les hommes prévoyans quand ils disaient : « Il faut donner par an 20 millions de plus à la marine, dût-on pour cela renoncer à deux corps d’armée. »

Que ces pressantes instances, inspirées par les prévisions du plus pur patriotisme, aient trouvé de l’écho dans le parlement italien et au cœur même de la nation, c’est ce que met en pleine lumière le vote même de la chambre que rappelle un écrivain anonyme de la Revue militaire de l’étranger, qui nous pardonnera de le citer textuellement. « On n’a point oublié le retentissement que souleva en Angleterre, quand elle parut en 1872, la Bataille de Dorking. Cette brochure originale, qu’on pourrait qualifier de brochure panique, eut sa première imitation en Italie. Sans y causer à beaucoup près autant d’émotion que la Bataille de Dorking, dont après dix ans la fiction plane encore sur l’Angleterre comme le spectre de Méduse, le Récit d’un garde-côte produisit cependant assez d’émoi pour que le ministre de la marine, interpellé, dût récuser à la tribune toute participation à ce cri d’alarme… Le Récit d’un garde-côte fut suivi de publications analogues, et il suffit de rappeler que toutes représentaient la France, la France de 1871, comme préparant ouvertement sa revanche aux dépens de l’Italie. De la presse cette fiction hardie passa bientôt dans le parlement ; la discussion du budget de 1878 amena à la tribune des députés qui ne craignirent pas de renchérir sur les avertissemens les plus pessimistes, et l’un d’eux, sans qu’une voix s’élevât pour le contredire, alla même jusqu’à fixer « à trois ou quatre années » déchéance de cette éventualité menaçante. L’émoi fut très vif et se traduisit par un vote inattendu. Le ministre, en demandant quatre millions pour la reconstruction du matériel, avait déclaré franchement que les conditions financières ne permettaient pas d’inscrire à ce chapitre un crédit plus élevé, mais qu’il était de beaucoup inférieur à la somme nécessaire pour « le renouvellement normal de la flotte, c’est-à-dire pour la conserver dans sa force actuelle et l’empêcher de dépérir d’année en année. » Sous l’impression de discours alarmans, la chambre ne voulut pas même attendre la discussion du projet de loi sur le plan organique de la marine dont elle était saisie depuis 1871, et elle vota, malgré le refus du ministre de s’y associer, un ordre du jour « l’invitant à proposer dans le budget définitif les sommes nécessaires pour satisfaire efficacement aux réparations et au renouvellement de la flotte de guerre actuelle[3]. »

Dans les circonstances et surtout les conditions financières que subissait alors l’Italie, ce vote ne pouvait être que l’expression platonique des vœux de la chambre, en cela fidèle interprète de la nation : par cela même, il n’en est que plus significatif. N’en ressort-il pas en pleine évidence que, pour le parlement italien, pour la nation italienne, la France était en 1873 l’ennemi dont il fallait conjurer les desseins, et que c’était contre elle que l’Italie, armée de toutes pièces, devait se dresser, d’abord pour la défense de son indépendance reconquise, puis pour la réalisation de cet avenir glorieux auquel elle se croit prédestinée et que la puissance et les ambitions de la France menaçaient seules ? Depuis cette époque déjà lointaine, l’Italie a constitué son armée et sa flotte de guerre ; se sent-elle rassurée et dans le présent et dans l’avenir ? Question délicate, mais qu’il faut cependant aborder de front, sans crainte de blesser de légitimes susceptibilités. La vérité est le premier besoin des peuples comme des hommes réellement supérieurs, c’est-à-dire sachant ce qu’ils veulent et voulant ce qu’ils veulent.

L’Italie a voulu une armée et une flotte de guerre ; elle les a voulues, elle les veut, contre la France.

Marin, nous n’avons nulle compétence à juger l’armée italienne, mais nous pouvons avoir, nous devons avoir une opinion sur la flotte italienne. Nul plus que nous n’admire les prodigieux efforts qui, sous l’ardente impulsion des amiraux qui se sont succédé au ministère de la marine, ont créé cette flotte de toutes pièces. Nous savons quelle est l’habileté des ingénieurs, la science professionnelle des officiers, la valeur des équipages. Mais, en l’état actuel des choses de la mer, et tant que des modifications profondes ne se seront pas accomplies, déplaçant la supériorité numérique des unités de combat, toutes, à peu près, de valeur égale pour l’attaque et pour la défense, si nous nous plaçons dans l’hypothèse essentiellement italienne d’une guerre entre la France et l’Italie, cette vérité que nous cherchons nous apparaît tout entière dans les pages courageuses que nous transcrivons sans commentaires. Elles sont, en effet, signées d’un des plus braves officiers de la flotte italienne, M. Bonamico.

« Renonçant à la possibilité de soustraire toutes nos cités maritimes au bombardement par la construction de défenses maritimes, nous n’avons plus d’autre facteur défensif que l’escadre, ou les flottilles locales, qui devront dans ce cas affronter tactiquement la flotte ennemie ; mais, tandis que contre l’offensive externe et contre la plus menaçante des attaques côtières, il était possible, même dans les conditions présentes, de lutter avec quelque espoir de succès, ici nous ne pouvons avoir aucune confiance. Il ne nous reste ainsi d’autre solution que de sacrifier les villes, ou de payer, heureux si cela suffit, leur rançon, puisque s’attaquer à la flotte ennemie, ce serait condamner la nôtre sans autre, espoir que de sauver l’honneur des armes. Ce sacrifice ne sauverait pas les villes et laisserait le pays en butte à des menaces qui, en peu de temps, consommeraient sa ruine.

« Laisser sans défense, découvertes, pour ainsi dire abandonnées, tant de richesses et de sources de vie, sans même tenter de les disputer à l’ennemi, c’est un fait si nouveau dans l’histoire militaire de toutes les nations, et si humiliant, que l’esprit se refuse à l’accepter ; et il faudra une grande force de caractère, une prudence virile, un sentiment profond de ce qu’on peut et de ce qu’on doit, pour résister à la tentation fébrile de marcher à la rencontre de la flotte ennemie et d’engager la première et suprême bataille. Personne jusqu’ici n’a dit au pays que nous devions sauver la flotte et sacrifier les villes, et pourtant il faut que le pays se persuade de cette dure nécessité et qu’il s’habitue à l’idée de savoir la flotte inactive et concentrée à la Maddalena, pendant qu’on rançonnera, bombardera, incendiera, pour ne pas dire pis, les plus florissantes cités. Si exagérée que puisse paraître cette pensée, quelle que soit la répugnance, je dirai plus, quelle que soit l’épouvante qu’éveille cette résignation qui sera qualifiée de lâcheté, j’ai dû après avoir longtemps lutté contre moi-même, courber la tête devant cette triste réalité. » Et le courageux et patriotique écrivain conclut ainsi cette étude, où le talent le dispute au patriotisme :

« Les conditions présentes de la défense nationale nous condamnent à éviter à tout prix l’action tactique, à manager la flotte, à laisser nos cités découvertes et sans défense. Mais nous, arrivés à cette désolante conclusion, nous devons, en attendant des temps meilleurs, nous demander quelles forces navales sont nécessaires pour empêcher le bombardement ; aujourd’hui, cette question n’admet pas de solution concrète, et, partant des mêmes bases, on pourrait arriver aux conclusions les plus opposées. Pour étudier un problème aussi complexe et aussi confus que celui qui se pose dans une bataille contre des forces supérieures, il faut faire provision d’enseignemens historiques et se persuader que le secret de la victoire du faible contre le fort est presque tout entier dans la supériorité morale et organique du premier sur le second. En attendant que l’expérience nous fournisse la donnée tactique et technique que nous lui demandons, en attendant que le développement de la richesse économique nous offre la possibilité de donner à la flotte l’augmentation qui la mettra en mesure de satisfaire à la défense du pays, préparons la fonction morale et organique, car c’est d’elle plus que d’aucune autre que dépendra le succès de nos armes sur mer, si par désespoir ou par erreur, nous sommes forcés de tenter la fortune contre un ennemi plus fort. »

Ces conseils vont plus loin que ceux à qui les adresse le vaillant officier qui a eu le rare courage de dire la vérité à son pays au moment où ses espérances patriotiques étaient le plus exaltées. La France peut en prendre la part qui lui revient ; puisse-t-elle ne pas s’endormir une fois de plus dans une trompeuse sécurité et marcher, elle aussi, dans la voie droite et féconde de ces progrès constans, qui, seuls, peuvent lui garder la supériorité incontestée, mais éphémère, si elle n’avise, de sa flotte de guerre sur celle d’une nation qu’elle voudrait pour amie, mais qui, obéissant peut-être à de secrets instincts, semble condamnée à rejeter toutes ses avances[4]. Cette supériorité d’ailleurs est fonction d’autres élémens que la bravoure et la valeur professionnelle de ses marins, le nombre et la puissance de ses flottes de combat, — l’écrivain dont nous avons cité les éloquentes et courageuses paroles, en appelle au temps, au développement de la richesse économique de son pays ; — le temps est galant homme, et le génie, — le génie italien surtout, est fait de patience. Qui sait, si dans quelques années, à défaut de la force qui lui manque à l’heure présente, ce génie italien, fait d’habileté diplomatique autant que de patience, n’aura pas réalisé, en partie du moins, en profitant surtout des fautes de ses adversaires, ce programme des conquêtes au dehors, pacifiques ou guerrières, que seules peut-être notre vanité nationale, notre incurable ignorance de l’étranger nous font regarder comme chimériques ?


III

Les événemens accomplis depuis 1871 ont sanctionné le nouvel équilibre européen, ou mieux l’état de choses politique que les victoires des armées allemandes et la volonté de M. de Bismarck ont imposé au monde. En ce qui touche l’Italie et la France, leur force expansive a été arrêtée net vers le nord. Comme devant ces rochers qui voient se briser à leurs pieds les flots de l’Océan, soulevés aux vents des tempêtes, devant l’impassible fermeté du chancelier de fer, l’une a dû renoncer aux rêves de l’Irredenta dans le Tyrol et le Triestin, l’autre à ces chères espérances qui se résument dans un seul mot : « la revanche. » — Refoulées vers le sud, toutes deux ne peuvent avoir pour champ d’activité extérieure, en Europe du moins, que ce vaste bassin de la Méditerranée dont Rome avait fait le centre du monde antique, dont Napoléon Ier avait rêvé de faire un lac français. L’Italie se porte l’héritière de Rome. La France n’a jamais renoncé au rêve de celui qui, un moment, éleva si haut la gloire et la puissance de son nom ; elle en a au contraire poursuivi la réalisation avec une persévérance qui est l’honneur de tous les gouvernemens si divers qui l’ont régie. Qui niera que cette rivalité, que la raison des choses a créée entre les deux peuples, pèse d’un grand poids sur les esprits des hommes d’état italiens ? — Leurs craintes secrètes ou avouées, leur défiance jalouse de la France, n’ont peut-être pas d’autre cause ; en tout cas, c’est la cause toujours agissante depuis la reconstitution de l’unité italienne. Le malheur est que cette rivalité s’impose fatalement.

Pour les peuples modernes, être condamné à s’agiter à l’intérieur, sans expansion au dehors, c’est être condamné à la mort lente peut-être, mais certaine. Evoquant les souvenirs du passé, et devant les sombres perspectives de l’avenir, même avant 1870, un écrivain prophétique, — vox clamans in deserto, — s’écriait dans un élan de patriotisme : « Puisse-t-il venir bientôt, ce jour où nos concitoyens, à l’étroit dans notre France africaine, déborderont sur le Maroc et sur la Tunisie et fonderont enfin cet empire méditerranéen qui ne sera pas seulement une satisfaction pour notre orgueil, mais qui sera certainement, dans l’état futur du monde, la dernière ressource de notre grandeur[5]. » Cet empire méditerranéen, salut de la France, c’est aussi le seul que puisse rêver dans l’avenir cette Italie, jeune, ardente, ambitieuse, hantée par les plus glorieux souvenirs : pouvait-elle y renoncer et d’avance s’avouer vaincue ? Non, certes, et elle a courageusement accepté la lutte, — une lutte qu’elle peut, elle aussi, appeler la lutte pour l’existence, the struggle for life. Quelle en sera l’issue ?

Fille aînée de l’Europe, la France a un passé dont les conquêtes font sa force matérielle, dont sa gloire serait de ne pas démériter, dont sa sagesse serait de maintenir toujours vivantes les traditions séculaires. Dernière venue des nations européennes, au milieu desquelles elle n’était guère « qu’une expression géographique, » l’Italie n’a ni passé, ni traditions ; ses richesses sont à créer ou à faire revivre ; — son armée est à peine constituée ; sa marine se ressent encore des tâtonnemens, suites inévitables de toute création nouvelle. La lutte semble donc bien inégale, et si la force seule devait en décider, la force matérielle, les aveux patriotiques que nous avons enregistrés ne laisseraient aucun doute. Mais la France continue sur elle-même, au profit et pour l’instruction des autres peuples, ces expériences de haute métaphysique politique et sociale, inaugurées en 1789 et qui, faisant table rase du passé, bouleversant de fond en comble et les institutions et les mœurs, permettent toutes les suppositions, toutes les craintes, toutes les espérances sur ses destinées futures. Ces expériences trop prolongées, qu’exprime un seul mot, la a révolution, » aboutiront-elles à une rénovation ou à une dissolution de la patrie française ? Dieu le sait, et si nous autres, Français, nous gardons notre foi dans l’avenir de la France, combien de ces peuples étrangers qui nous surveillent et nous jalousent, partagent encore cette foi ? combien, là où nous saluons une aurore, voient seulement les lueurs du crépuscule avant-coureur de la nuit ! Ce doute même d’ailleurs est une faiblesse pour nous, une force contre nous pour les peuples dont la croyance en eux-mêmes n’a ni ces doutes, ni ces défaillances. Telle est cette jeune nation italienne. Dans la lutte qu’elle a acceptée virilement, elle apporte sa foi ardente dans l’avenir, l’union de tous les partis dans les mêmes espérances, l’habileté et la prudente sagesse de ses hommes d’état, la force supérieure d’un gouvernement, fondé sur. la liberté, mais où l’autorité retrouve son action féconde exercée par le chef de cette maison qui a fait la nation elle-même et qui reste pour elle son guide dans l’avenir comme elle le fut dans le passé. L’ensemble de ces forces morales ne pèsera-t-il pas dans la lutte d’un aussi grand poids que cette force matérielle qui manque aujourd’hui à l’Italie, mais qu’elle compte bien se donner un jour ? Ses hommes d’état le croient et l’espèrent. Confians dans l’avenir, ils en préparent les voies secrètement, — lentement, mais sûrement, — faisant servir au succès toutes les forces qui peuvent y concourir ; comptant sur eux-mêmes, et plus encore peut-être sur les fautes de leurs adversaires.

Ainsi que l’établit le rapporteur du comité de défense de 1873, si l’Italie a ses frontières géographiques tracées de la manière la plus nette par les Alpes et par la mer, au point de vue politique « sa frontière continentale reste cependant ouverte dans quelques parties du territoire, » A lire entre les lignes, on voit facilement quelles sont ces parties qui restent ouvertes (tous les manuels de géographie les indiquent d’ailleurs), et comme la volonté de M. de Bismarck n’est une barrière aux rêves de l’Irredenta que du côté de Trieste et du Tyrol, la Savoie et surtout le comté de Nice, qui est la clef de la route stratégique de la Corniche et du chemin de fer de Marseille-Vintimiglia, restent ouverts aux rêves, sinon à l’action de ceux, quels qu’ils soient, qui trouvent que l’unité de l’Italie n’est pas faite et répètent avec leur grand ancêtre : Nil artum reputans quum aliquid agendum superesset. Signaler ces rêves ou cette action à la vigilance de nos hommes d’état, de quelques noms qu’ils s’appellent, serait faire injure à leur patriotisme ; — d’ailleurs, si ce patriotisme s’était jamais endormi, les excursions de certains touristes, qui ne sont pas des inconnus en France, doivent avoir suffi pour les tirer, et pour longtemps, de ce coupable sommeil. Mais, dans la pensée des hommes d’état italiens et même du rapporteur de 1873, est-ce seulement sur la frontière continentale de l’Italie que l’Italie reste ouverte à l’étranger ?

C’est, on le sait, sur mer que, de l’avis des stratégistes de la péninsule, à quelque arme qu’ils appartiennent, se décidera le sort d’une guerre entre l’Italie et la France. Trois systèmes de défense ont été étudiés à fond, nous n’exposerons ici que celui auquel les officiers de la marine italienne donnent généralement la préférence. Ce plan comprend à la fois un moyen de défense énergique et la possibilité d’un retour offensif : utiliser la position de la Sardaigne située t ! es heureusement et très fortement à cheval entre le golfe de Gênes et le golfe du Lion, à portée de secours de Naples et de Spezzia, et établir la flotte sur un point indiqué par la nature, c’est-à dire dans les bouches de Bonifacio, pour ainsi dire dans les eaux de l’ennemi. Une escadre qui tient les bouches de Bonifacio a un pied en Corse, et les ressources de la Sardaigne qu’elle couvre sont à sa disposition. Elle ne peut être bloquée puisqu’elle a deux issues : elle défend Spezzia, couvre Gênes, surveille ou menace Toulon et toute la Provence ; elle offre, accepte ou refuse le combat quand elle veut et où elle veut, pourvu toutefois qu’elle ait du charbon pour elle, et des torpilles pour ouvrir ou fermer à son gré les passes et les canaux par où ses nombreux éclaireurs peuvent entrer et sortir, compromettant en cas de poursuite ceux de l’ennemi[6].

Ce plan de guerre offensive et défensive est celui qui a vécu l’adbésion presque unanime des officiers italiens ; à ce titre, nous l’acceptons comme le meilleur de tous. Mais qui ne voit que ses mérites et son efficacité grandiraient singulièrement si la Corse, au lieu d’être terre française, était terre italienne ? Avoir un pied en Corse par la Sardaigne est certainement un grand avantage ; y poser les deux pieds vaudrait infiniment mieux. Les bouches de Bonifacio ont deux issues, mais comme tous les détroits, elles ont deux rives opposées ; l’une d’elles est italienne, c’est excellent ; que serait-ce si toutes les deux l’étaient aussi ? Mais la Corse est française ; c’est dommage, en vérité, mais qu’y faire ?

Les enfans veulent avoir sur-le-champ ce qu’ils désirent, et d’instinct ils tendent les deux mains vers l’objet de leur désir, croyant que cela suffit pour qu’on le leur donne. Les hommes faits sont moins naïfs. Ils ont appris qu’on ne demande pas, c’est une des règles de la politesse. Les hommes d’état, les véritables diplomates raffinent encore sur ces règles ; quelque vif que soit leur désir, ils le cachent sous un voile d’indifférence absolue, et quant à parler, ils n’oseraient : « le silence est d’or. » Pourtant leur devoir est d’agir pour donner à leur patrie telle province, telle ville, telle île, grande ou petite, nécessaire à sa sécurité, ou même à sa grandeur. Ils agissent, et aucun scrupule ne les arrête. Jésuites ou non, ils pensent avec eux que la fin justifie les moyens. D’ailleurs, grâce à leur superbe indifférence, pour connaître leur désir, il faut le deviner, et, grâce au secret gardé, ils peuvent toujours répondre : Non, à ceux qui ont deviné ce secret. C’est ainsi que répondraient certainement les hommes d’état italiens si on leur disait que, la Corse étant utile, sinon nécessaire à la sécurité et même à la grandeur de l’Italie, ils en convoitent l’annexion : ils crieraient même à la calomnie si on ajoutait qu’ils la préparent. Il n’est donc que sage de n’entretenir personne de pareilles suppositions, eux, moins que ITALIE ET levant ; 4391 personne. Mais peut-être est-il permis de dire que les hommes d’état de la France feraient sagement d’agir comme si ces suppositions étaient fondées, non pas seulement dans le monde, idéal de la logique pure, mais dans le monde réel des faits avérés, tangibles, certains.

Un de nos compatriotes qui vit en Italie, où il est né, et très au courant des choses italiennes, nous écrivait entre autres, choses, à la date du 3 juin : « Tous les journaux italiens ont reproduit une feuille de Bastia, où il est déclaré que l’avenir de la Corse est un mystère, je vous en ai déjà parlé… » Il est probable que les journaux français n’ont pas perdu leur temps, comme les journaux italiens, à reproduire l’article de la feuille de Bastia. Peut-être n’est-ce pas qu’ils se désintéressent de la question, c’est plutôt que la politique intime absorbe tout leur temps, la politique du parti qu’ils représentent. Mais du moins faut-il croire que nos ministres, qui ne font, eux, que de la politique française, savent de quelles prévenances sont l’objet, dans les universités italiennes, les étudians que la Corse leur envoie en trop grand nombre depuis quelques années ; avec quelles facilités on leur accorde les diplômes nécessaires à l’exercice de certaines professions, qui, dans leur pays, leur assurent une influence marquée sur l’esprit public. Que ces symptômes et d’autres encore de certaines tendances n’effraient point nos ministres et qu’ils comptent fermement sur l’inaltérable attachement des Corses à la patrie française, rien n’est plus juste. Mais un homme de grande expérience qui avait beaucoup vu et qui parlait rarement a dit un jour : « Tout arrive. » C’est le fond de la prévoyance humaine et le tout de l’habileté des hommes d’état : croire tout possible, être prêt à tout. — C’est parce que les ministres d’au-delà des Alpes, à quelque école, à quelque parti qu’ils appartiennent, sont convaincus de cette vérité, qu’ils n’hésitent devant rien de ce qui peut assurer l’avenir de leur pays, cet avenir, que nous croyons, nous, un rêve chimérique. Puisque tout arrive, en eftet, pourquoi désespérer de cet événement soi-disant impossible : l’annexion de la Corse à l’Italie ? Pourquoi, à plus forte raison, désespérer de ce qui n’a jamais été déclaré impossible, la substitution dans le bassin méditerranéen, et notamment dans le Levant, de l’influence italienne à l’influence dix fois séculaire de la France ?

Qui sait d’ailleurs si déjà ils n’ont pas de trop bonnes raisons de croire et d’espérer ?


IV

Quand on quitte la Grèce, après quelque temps passé à Athènes, au Pirée, dans les îles de l’Archipel, que la guerre de l’indépendance a affranchies, l’impression qu’emporte de son rapide séjour le voyageur le moins sympathique au jeune royaume est certainement que la Grèce est en voie de « redevenir ; » que gouvernés et gouvernans préparent lentement mais sûrement cet avenir, rêve patriotique de tous les Hellènes, et que cet avenir leur appartient. Néanmoins, pour bien comprendre l’importance des progrès accomplis, pour mesurer surtout les efforts dont ces progrès sont le prix mérité, peut-être faut-il avant que le temps ait affaibli la vivacité des impressions reçues, visiter les îles encore courbées sous la domination turque, Chio, Lesbos, Rhodes, la Crète, et mieux encore ces ports de l’Asie-Mineure et de la Syrie, qui depuis le moyen âge portent le nom caractéristique d’Échelles du Levant. Partout dans ces îles, dans ces ports, on est frappé de l’abandon, de la solitude qui en font des villes mortes déjà, ou tout au moins des villes vouées à une mort certaine, comme sous les étreintes d’un fléau implacable. Leur aspect est, à quelques différences près, insignifiantes d’ailleurs, toujours le même, uniforme, identique dans ses traits généraux. Signe visible de la servitude politique, de l’infériorité religieuse de la population native, le pavillon rouge au croissant étoile flotte sur quelque bastion resté debout et dominant des remparts que le temps a éventrés, que l’incurie musulmane laisse s’écrouler pierre à pierre ; des minarets à la flèche aiguë s’élèvent vers le ciel, au-dessus des maisons jetées comme au hasard le long du rivage et aux flancs de collines prochaines ; leurs façades sans ouvertures, blanchies à la chaux, rappellent ces sépulcres dont parle l’évangile ; la ville elle-même avec ses longues files de cyprès, l’arbre aimé des Turcs, ressemble souvent à un vaste cimetière ; autour d’elle s’étendent des plaines aux maigres cultures, où, de loin en loin, comme pour attester la fertilité du sol, apparaissent quelques champs de vignes, quelques bouquets de mûriers, de figuiers et de grenadiers sauvages. Des collines arides et dénudées relient les plaines aux montagnes qui ferment l’horizon, semblables à d’immenses barrières de marbre et de granit. L’œil y cherche vainement une hutte, un sentier, un signe de l’activité, de la présence de l’homme ; bien plus, pas un arbre ne tache de son feuillage ces roches abruptes, pas un oiseau n’anime de son vol ces âpres solitudes, la vie y semble impossible. Devant ces mornes paysages, dont un soleil rayonnant, dont un ciel d’un éclat incomparable font encore ressortir la tristesse, les vers du poète reviennent incessamment à l’esprit : « Les Turcs ont passé là, tout est ruine et deuil. » Dans leur sombre réalisme, ces quelques mots résument l’histoire de ces longs siècles de dure oppression, d’aveugle fatalisme, qui ont créé ces déserts dans ces pays jadis si riches et si peuplés.

Pourtant, parmi ces cités mortes dont les noms défigurés rappellent les grands noms historiques de Césarée, de Ptolémaïs, de Sidon, de Tyr, deux villes, Smyrne et Beyrouth, apparaissent vivantes et d’une vie singulièrement énergique. Cette vie même, qui atteste la réalité de ces grandeurs évanouies et qui permet d’y croire, est un signe des temps, plus expressif, parlant plus haut encore que les ruines de leurs anciennes rivales. Ces ruines ne racontent que le passé ; cette vie puissante et toute nouvelle dit tout haut l’avenir réservé à ces provinces désolées, à leurs populations si longtemps en deuil. Comme ces saints des légendes sacrées qui, victorieux de la mort et planant un moment sur leur tombe entr’ouverte, annonçaient l’éternelle résurrection, ces deux villes, secouant le poids de leurs propres ruines, crient aux races vaincues et opprimées l’heure de leur résurrection prochaine à l’indépendance nationale et à la liberté. L’Europe et l’Asie semblent, en effet, s’y chercher pour un dernier combat, pour un combat décisif où la victoire est écrite d’avance en caractères qu’un simple regard permet de comprendre, que la vue traduit à l’esprit. Voyez plutôt : nous sommes à Beyrouth ; la rade étincelle au soleil, avec ses flots d’azur à peine ridés par la brise de terre ou mollement soulevés par la houle du large. A chaque instant, de grands paquebots, — cités flottantes, — la traversent pour s’y arrêter quelques heures. Venus de tous les ports de l’Europe, dont ils attestent la supériorité commerciale, ils passent rapides, inclinant au passage leur pavillon national devant les escadres de guerre, vivante expression de la puissance militaire de l’Occident. Sphinx mystérieux, cachant le secret de l’avenir sous leurs murailles d’acier, prêts au premier ordre à le révéler par la bouche de leurs canons monstrueux, les lourds cuirassés de France et d’Angleterre semblent dormir à l’ancre ; auprès d’eux glissent silencieusement les humbles caïques turques, dont les formes, dont la voilure rappellent les galères phéniciennes. Le temps a passé sur elles sans les changer ; est-ce un symbole de l’impuissance, de l’insouciance, de l’esprit de routine des maîtres du pays ? Peut-être. En tout cas, elles les crient moins haut que les navires de combat empruntés à l’Europe, dont ils ne savent ni entretenir ni utiliser la formidable puissance, arme inutile laissée à leurs propres mains et qui ne vaut quelque chose que par les marins empruntés, eux aussi, à l’Europe. Mais le rivage, mais la ville nouvelle, mais la ville ancienne des musulmans ont aussi leur langage ; écoutons-les.

Sur les falaises taillées à pic, çà et là, dentelées de criques à peine accessibles aux légers canots du pays, se dressaient naguère de puissans bastions, des remparts crénelés, enserrant la ville d’une ceinture menaçante. Ces bastions s’écroulent sous les plis du drapeau turc qui les couvre encore de son ombre, ces remparts sont déjà écroulés, et partout, à leur place, l’activité des marchands européens élève des magasins, des comptoirs, des théâtres. De leurs dômes massifs, ide leurs minarets élancés, les masquées, où se hâtent encore les croyans, dominaient naguère les maisons basses et pressées des quartiers populeux et leur imprimaient ce cachet essentiel des villes orientales, dont la vie même est leur foi religieuse. Dômes, minarets disparaissent peu à peu derrière les hautes maisons européennes en construction ; bientôt on les cherchera du regard sans les trouver. Autour de ces mosquées s’étendent encore, dans un inextricable dédale, ces bazars, centres actifs autrefois de l’activité de toutes ces races qui peuplent la ville sans s’y confondre ; dans leurs échoppes sordides s’étalaient les créations étranges et souvent merveilleuses de l’industrie et du luxe de l’Orient : la Perse y envoyait ses tapis. Brousse ses soies aux broderies de fées, Damas ses armes étincelantes, le Liban ses plateaux et ses vases ciselés ; ces bazars sont vides et presque déserts. Paris et Londres les emplissent seuls de leurs produits vulgaires et à bon marché. Montons plus haut : les villas des riches marchands européens, avec leurs jardins ombreux, leurs terrasses pleines de fleurs, se groupent autour du consulat de leur nation, dont l’enceinte, asile inviolable, est signalée au loin par le drapeau national de la puissance européenne dont il défend plus que les droits, les privilèges. Plus haut encore, les églises de toutes les communions chrétiennes, les clochers de leurs chapelles, les arceaux de leurs monastères et de leurs couvens proclament la liberté religieuse, conquise peut-être par cette charité plus qu’humaine qui a créé ces hospices, ces ouvroirs, ces orphelinats, annexes obligées de ces couvens et de ces monastères. Plus haut, plus haut encore, dominant la ville, la rade, la plaine, le pays tout entier, l’école catholique de Notre-Dame-de-Génézareth, le collège catholique des jésuites, profilent dans l’azur du ciel les lignes nettes et tranchées de leurs grandes façades, des deux ailes en retour et du clocher massif qui les complètent. Constructions récentes, sans prétentions architecturales, imposantes seulement par leur masse et l’étendue des terrains qu’elles occupent, on les sent faites pour résister aux assauts du temps, pour défier les tempêtes plus redoutables des passions humaines, pour durer, en un mot ; pensée et espérances profondes qui valent que ceux-là s’y associent, libres penseurs ou croyans convaincus, qui ne veulent pas désespérer de nos sociétés troublées. Pour ceux d’entre eux, en effet, qui ont visité l’église et les cellules des pères, les salles d’étude, les cabinets de physique et de chimie, les laboratoires, — que leur envierait plus d’une de nos facultés de France, — où se pressent plus de cinq cents élèves de toutes nationalités, ce collège, dont le patriotisme français autant que l’église catholique peut revendiquer la création, ne symbolisent-ils pas les deux plus grandes forces de ce monde : la religion et la science pure ; la religion dans son expression supérieure, le catholicisme tel que l’ont fait dans une lente élaboration de dix-neuf siècles les plus grands génies de l’humanité ; la science pure, telle que l’ont faite les conquêtes de l’esprit moderne, enseignée par des hommes à la foi ardente qui l’acceptent sans restriction ni crainte, parce qu’ils voient en elle une des faces de cette vérité absolue qu’ils croient posséder tout entière et qui, par suite, ne peut être que la servante, l’auxiliaire de leur foi elle-même[7] ?

Tels sont les signes qu’en face de Beyrouth ou de Smyrne, les choses visibles présentent à l’esprit, et que l’esprit ne peut interpréter que comme le dernier acte de la lutte ininterrompue depuis mille ans de l’Asie musulmane contre l’Europe chrétienne. Le dernier mot de cette lutte, ce sera encore celui de l’empereur Julien, frappé à mort au milieu de son triomphe : « Galiléen, tu as vaincu ! » Mais ici la victoire du Galiléen n’est pas seulement celle de la foi chrétienne, de la civilisation européenne sur l’Islam et la barbarie asiatique ; pour nous elle est plus encore : elle est d’abord la sanction incontestable, éclatante, des traditions, ides idées politiques que la France ancienne poursuivait en Orient, puis pour la France nouvelle, la France républicaine, qui, malgré tout et quoi qu’on dise, est solidaire de cette France d’autrefois, dont elle procède directement ; peut-être est-il permis d’y voir un gage de son relèvement dans l’avenir.

Des deux thèses qui se dégagent des réflexions précédentes, la première est dès longtemps victorieusement établie. Sans insister sur les argumens historiques qui font son évidence, il convient peut-être-de les résumer succinctement, tels qu’ils ont été exposés dans une étude récente de la Fortnightly Review[8]. Les susceptibilités jalouses qui semblent l’accompagnement obligé du patriotisme anglais, toutes les fois qu’il s’agit de l’action extérieure de la France, donnent à cette étude une autorité particulière. D’ailleurs, par une déduction logique, ne doit-on pas poser en principe que notre patriotisme peut se réjouir de tout ce qui éveille ces susceptibilités, et notre politique coloniale s’affirmer d’autant plus qu’elle provoque l’irritation de ces journaux qui, si plaisamment parfois, se constituent nos conseillers et les arbitres de la sagesse de cette politique ?

Tout d’abord l’écrivain anglais s’étonne, et non sans raison, de la persévérance de nos efforts dans le Levant et surtout en Syrie. Depuis les temps fabuleux où Charlemagne envoyait jusqu’à Bagdad une ambassade spéciale au calife Haroun-al-Raschid pour recommander à sa sollicitude paternelle les chrétiens du Liban et des saints lieux, jusqu’à nos jours, tous les gouvernemens qui se sont succédé en France, n’ont jamais cessé de prétendre à une influence prépondérante sur les destinées de la Syrie. Dans des chartes solennelles dont il rappelle les dates, — saint Louis, François Ier, Henri IV, Louis XIV, et jusqu’à Louis XV, — déclarent que les Maronites, les chrétiens du Liban, font partie intégrante de la nation française. « La convention elle-même, au moment où, en France, elle envoyait nobles et prêtres à l’échafaud, ordonnait à ses agens de couvrir les nobles et les prêtres de la nation maronite de la protection dont ils avaient joui jusqu’alors, et Bonaparte, pendant qu’il assiégeait Saint-Jean-d’Acre, envoya son secrétaire saluer les Maronites « comme citoyens français depuis un temps immémorial. » Après Bonaparte, la politique française, dans ces pays, reste invariablement la même. Les événemens qui se rapportent à cette période récente sont connus de tous ; il est inutile de les rappeler en détail. « Sous Louis-Philippe, sous Napoléon III, cette politique, dans ses phases diverses, n’a été que le développement logique et consistent (un mot anglais de haute valeur) de celle que leurs prédécesseurs leur avaient léguée. Son but essentiel était celui qu’ils avaient poursuivi : donner un point d’appui inébranlable à l’influence française en fortifiant la situation de leurs protégés maronites et en s’efforçant de leur conquérir la suprématie incontestée dans la montagne. » Après les événemens de 1860, ce but eût été atteint sans l’habile intervention de l’Angleterre, alors représentée, comme naguère en Égypte, par lord Dufferin. Mais la persévérance française ne s’est pas lassée ; plus que jamais, elle est prépondérante dans le Liban. Encore si c’était tout ; hélas ! l’écrivain anglais constate avec tristesse l’adhésion récente à notre politique des Ansariyehs et des Métualis, deux tribus de sectes musulmanes dissidentes que les intrigues de notre consul-général ont séduites, et, comme de juste, non-seulement il se plaint de pareilles intrigues, mais il les signale à qui de droit : caveant consules.

Que telle ait été depuis dix siècles la politique de notre pays, toujours active, toujours vigilante, et, par une bonne fortune trop rare dans les annales de notre diplomatie, toujours ardente à poursuivre le même but, c’est ce qui ressort de l’exposé que nous venons de faire à la suite d’un guide sûr. Ce qui importe maintenant, c’est de savoir quelle doit être cette politique dans l’avenir, et si les avantages que l’on est en droit d’attendre de ses succès sont bien ceux que nous avons dits.

Ces avantages sont de deux sortes : les uns d’ordre accidentel contingent, les autres d’ordre général, permanent pour ainsi dire. Un exemple précisera ce que nous appelons les avantages d’ordre contingent.

« Les ressources militaires et financières de la France s’étaient graduellement relevées des suites désastreuses de la guerre allemande, et avec la conscience du retour de ses forces, elle retrouvait en quelque sorte son vieil esprit d’agitation et d’agrandissement au dehors. Au congrès de Berlin, avec la pénétration et la clairvoyance qui distinguent ses combinaisons politiques, M. de Bismarck devina le réveil de cet esprit et lui prépara un champ d’activité où rien ne pouvait compromettre les relations entre les deux pays. Le chancelier allemand indiqua les rivages méridionaux de la Méditerranée comme ce champ d’activité ; ses ouvertures insidieuses furent comprises, et dès que la France fut libre à l’intérieur, l’expédition tunisienne ne fut plus qu’une question de temps et d’opportunité. Parmi les contingences contre lesquelles il fallait se garder le jour où on entrerait en action était celle d’une active résistance de la part du sultan, qui pouvait bien ne pas être disposé à abandonner ses droits de souveraineté sur la régence, par déférence aux argumens subtils du quai d’Orsay. Cette résistance, quoique peu probable, il était nécessaire d’être prêt à la combattre, et il semble naturel que cette considération ait décidé le gouvernement français à donner une nouvelle attention à la Syrie, comme moyen de contre-miner les volontés de la Porte, au cas où elle serait tentée de recourir à des argumens autres que des protestations diplomatiques. Le ministre turc qui plaidait auprès de M. Goschen, comme circonstances atténuantes du mauvais gouvernement turc, qu’il y avait dix-neuf Irlandes dans l’empire ottoman, aurait pu ajouter qu’une demi-douzaine d’entre elles peuvent se trouver dans la Syrie seule. Outre les populations chrétiennes de différentes sectes donc il est inutile de dire qu’aucune affection n’est possible entre elles et la Porte, il y a trois tribus guerrières, les Druses, les Ansarieyhs et les Métualis, dont la dissidence avec l’orthodoxie musulmane ne fait que fortifier la haine contre la domination turque, tandis que, même parmi les plus fervens Sunnites de Damas, la quatrième ville sainte de l’islam, on peut trouver les symptômes d’un dégoût croissant pour la domination d’une race étrangère et la suprématie d’un calife étranger. Une habile manipulation de ces différens élémens de révolte donnerait à une puissance hostile les moyens d’allumer en Syrie une conflagration que toutes les ressources de l’empire ottoman ne seraient peut-être pas capables d’éteindre[9]. »

Nous avons déjà dit que Métuahs et Ansariyehs ont été acquis à notre politique.

A côté des avantages d’ordre contingent dont nous venons de faire ressortir la réalité, cherchons maintenant ceux d’ordre permanent qui, dès à présent, imposent le maintien de notre influence acquise comme un patriotique devoir. Ici encore un exemple suffira.

Plus que jamais depuis l’établissement de notre protectorat en Tunisie, la prépondérance de notre action politique et commerciale dans le bassin occidental de la Méditerranée semble assurée. De grandes fautes, l’oubli de nos intérêts les plus évidens, pourraient seuls la compromettre[10]. Dans la plupart des pays du bassin oriental de cette mer, en Grèce, en Asie-Mineure, en Syrie, notre industrie et notre commerce luttent encore sans trop d’infériorité. En Égypte, leur déclin trop marqué a été la suite immédiate de la ruine de notre influence politique. La logique ne perd jamais ses droits ; tous les élémens de la grandeur d’une nation sont solidaires.

Cette leçon cherchée comme à plaisir, pourrait-on dire, sera-t-elle perdue ? N’en ressort-il pas en pleine clarté que le maintien, que le développement de notre influence, à quelque titre qu’elle ait été acquise, sont la protection assurée de nos intérêts politiques et commerciaux ? Ils nous seraient donc commandés comme une mesure de défense nationale, même alors que rien dans l’avenir ne menacerait ces intérêts. Or il n’en va pas ainsi : le percement du tunnel du Saint-Gothard est un fait déjà accompli, qui constitue pour l’avenir commercial de Marseille un péril difficile à conjurer. L’achèvement des chemins de fer de l’Europe centrale va déplacer demain l’axe du transit européen, et faire du Pirée et de Volo[11] les deux plus grands ports de la Méditerranée. Tous deux se préparent à leurs destinées nouvelles, que hâteront d’autres faits économiques d’un ordre moins général, comme le percement vigoureusement mené de l’isthme de Corinthe[12]. Quel est le sort réservé à Marseille ? La ruine peut-être ; en tout cas de quels rudes coups ne sont pas menacés notre commerce maritime partout en décadence, notre industrie nationale déjà si cruellement éprouvée ? Aussi, sans entrer dans des considérations de politique transcendante sur le démembrement prochain de l’empire ottoman, sur les révolutions qui en seront les suites inévitables, en présence de ce double péril et nous souvenant des leçons que l’Egypte nous a données, le maintien, le développement de notre influence politique, — qui restent le plus puissant, sinon le seul moyen de conjurer ces périls, s’imposent à nos hommes d’état comme le plus impérieux de leur devoir, — un devoir devant lequel doivent s’effacer ces misérables questions d’intérêt qui nous divisent et jusqu’aux exigences de cette logique absolue si chère aux meneurs de nos assemblées. Nous l’avons vu, les gouvernemens si divers qui se sont succédé en France, monarchie, empire, république et jusqu’à la convention nationale, ont tous compris ce devoir de la même manière ; tous l’ont rempli sans défaillances. La France de nos jours, la France républicaine, ne peut y faillir. Il faut qu’elle maintienne partout cette politique qui fît sa force dans le passé, qu’elle défende le légitime et glorieux héritage que dix siècles d’efforts lui ont légué contre tous ceux qui vendent l’en dépouiller à leur profit.


V

A croire ce qui se dit, ce qui s’écrit, à en juger même par certains faits récens que l’Europe, insouciante ou complice, a consacrés, — nous voulons parler de l’occupation de Chypre par les Anglais, de celle de l’Egypte, aussi réelle, quoique moins hautement avouée, — il semble qu’au premier rang des adversaires de nos revendications légitimes dans le Levant, il faille placer l’Angleterre, notre constante rivale. Sans méconnaître la portée de l’opposition qu’elle y a faite déjà, de celle plus vive qu’elle nous ferait à l’heure voulue, nous croyons que l’on s’exagère beaucoup la puissance actuelle de l’Angleterre, qu’on s’incline trop facilement devant sa volonté hautaine, parce qu’on ne se rend pas un compte exact de la disproportion qui existe aujourd’hui entre ses prétentions et la force réelle dont elle dispose pour les appuyer. Jamais comparaison ne fut plus vraie que celle du « colosse aux pieds d’argile, » appliquée à cet immense empire sur lequel, plus encore que sur celui de Charles-Quint, le soleil ne se couche jamais. Vingt croiseurs à vitesse supérieure, jetés sur les routes commerciales du monde et commandés par des marins résolus à une guerre sans merci, — la véritable guerre, — suffiraient pourtant à le frapper au cœur. Le monopole commercial, qui est la vie même de l’Angleterre, serait anéanti en quelques mois ; pas une de ces colonies puissantes, pour qui elle n’a jamais fait une guerre coloniale, ne l’aiderait d’un homme ou d’une guinée dans une guerre purement anglaise, où leurs intérêts matériels, si distincts des siens, seraient eux-mêmes en péril. Le Dominion du Canada comme les libres états de l’Australie, l’Afrique australe comme la Nouvelle-Zélande, proclameraient bien vite leur séparation et leur autonomie nationale. Ses hommes d’état le savent, ses marins le savent mieux encore. Les uns ont plus d’une fois, depuis le congrès de Genève, courbé la superbe hautaine de leur pays devant le souvenir des exploits des corsaires confédérés et les perspectives nouvelles que leurs courses victorieuses ont ouvertes sur les conditions et les résultats des futures guerres maritimes. La question de l’Alabama, dont le nom seul résume la ruine du commerce des états du Nord, rival justement redouté alors du commerce anglais, a été résolue, non par la justice, — quand l’Angleterre s’est-elle souciée de la justice ? — mais par la crainte salutaire qu’elle commence à ressentir devant les transformations incessantes des marines militaires, devant les conditions nouvelles des guerres maritimes où, de jour en jour, le facteur essentiel, non de la victoire en bataille rangée, mais du succès final de la lutte, s’affirme dans la vitesse, — l’ubiquité qu’elle assure, — plus encore que dans la puissance des canons, l’épaisseur des cuirasses. Ses marins le savent, et, sans se lasser, ils répètent le cri d’alarme : Our great peril if war overtakes us in the present state of our navy[13]. Ce cri d’alarme, l’Angleterre l’a entendu, et elle en comprend les sombres menaces. Qu’importe ? elle peut doubler le nombre de ses cuirassés de combat, celui de ses croiseurs à grande vitesse, elle sait qu’ils seront impuissans, quand même, à sauver sa marine de commerce, — et l’a guerre ne la surprendra pas. — Elle reculera devant la guerre toutes les fois que cette marine sera l’enjeu à risquer sur le tapis sanglant des batailles. Aussi, comme toutes les nations maritimes d’ailleurs, comme la Russie naguère, achetant à l’étranger sa flotte « de croiseurs nationaux, » comme les États-Unis de l’Amérique du Nord, qui n’ont pas même un cuirassé à mettre en ligne, la France peut parler haut à l’ancienne reine des océans toutes les fois qu’elle parlera au nom de la justice et du droit. Malgré Gibraltar et Malte, malgré Chypre et l’Egypte, ce n’est pas l’Angleterre qu’elle trouverait en travers de sa route aux heures des revendications légitimes, et si elle ne peut, pas plus qu’elle ne le pouvait en 1870, compter sur sa bienveillance ou même sur la communauté d’intérêts, ce n’est pas elle dont, aujourd’hui, en l’état présent des choses de la mer, elle doit redouter l’hostilité plus ou moins active. D’ailleurs cette influence toute pacifique que la France doit et veut maintenir dans le Levant, et surtout en Syrie, n’est pas une œuvre que la force des armes ait créée, que la force des armes puisse détruire. Faite de glorieux souvenirs, de traditions fidèlement gardées, elle repose sur la force bien supérieure d’une idée, — et quelle idée ? — L’idée religieuse, l’idée chrétienne, l’idée cathotique. Contre elle l’Angleterre protestante ne peut rien ; — le péril est ailleurs pour la France. — Ici encore, et comme nous le disions au début de cette étude, l’Italie, avec ses souvenirs de grandeur passée, ses rêves de grandeur future, de primato méditerranéen, est fatalement le plus irréconciliable et peut-être le plus redoutable des adversaires que nous pouvons avoir un jour à combattre.

L’histoire du passé enseigne l’avenir. Voici une page d’histoire récente : « Par tous les côtés à la fois, l’influence française en Orient était alors exposée aux machinations et aux entreprises hostiles des gouvernemens européens… Le gouvernement italien ne perdit pas un instant, après nos défaites sur le Rhin, pour démasquer ses ambitions de ce côté et tenter de se substituer à nous dans tous les pays du Levant. Il alla jusqu’à essayer, dans ce but, de se mettre en relations avec la propagande romaine et lui fit les promesses les plus séduisantes pour l’amener à comprendre que l’Italie devait recueillir l’héritage de la France vaincue, pour la protection des intérêts latins en Orient. Ces démarches faites au lendemain de l’entrée des Italiens à Rome n’aboutirent pas[14]. » Faites aujourd’hui que treize ans écoulés ont consacré Rome capitale de l’Italie, ces démarches auraient-elles quelques chances d’aboutir ? Ce n’est pas à nous à répondre à cette question. Néanmoins, si, comme l’affirme la Gazette de Francfort, « on a le sentiment en France que le chancelier est en train de faire la paix avec le Vatican, et qu’il n’est pas impossible que l’influence de la papauté sur la politique allemande devienne un facteur avec lequel devra compter un homme d’état perspicace, attendu qu’il ne serait pas avantageux pour la France d’avoir pour ennemi le pape ami et allié de l’Allemagne, » — peut-être devrait-on parmi nous comprendre qu’il serait tout aussi peu avantageux, pour notre pays, d’avoir pour ennemi le pape ami et allié de l’Italie. Moins que personne nous avons autorité pour juger la politique intérieure de notre pays, mais il nous est permis de penser que le fanatisme antireligieux est aussi odieux que le fanatisme religieux, qu’au point de vue philosophique ils se valent, et que tous deux sont la négation de la dignité de l’esprit humain et de la liberté, et enfin, qu’au point de vue pratique de notre action extérieure, il a exercé dans le passé une influence déplorable, tout au moins dans les pays de l’Orient. Autant que ce que nous avons pu voir de nos yeux, l’histoire même nous a confirmé dans cette opinion.

Un de nos historiens modernes, dont nul ne met en suspicion l’impartialité, a écrit la page suivante : « Les victoires prodigieuses de Bonaparte, son gouvernement juste, éclairé, sévère, excitaient l’admiration et le respect des habitans ; mais il y avait un obstacle insurmontable à leur soumission, la religion. En Égypte, comme dans tous les pays où les républicains avaient porté le drapeau tricolore, l’athéisme des vainqueurs excitait la répugnance et l’inimitié des vaincus, et lorsqu’un manifeste de la Porte excita les habitans à la guerre « contre les impies qui regardent le Coran, la Bible et l’Évangile comme des fables, » une insurrection terrible éclata au Caire, qui ne fut apaisée qu’après une bataille acharnée[15]. » Sans nul doute on peut répondre que, sauf le fanatisme religieux des Orientaux, qui reste le même, à tous égards, les choses ont bien changé depuis 1798. Il ne n’agit plus pour nous de les soumettre à notre domination et de conquérir l’Orient ; nos prétentions sont plus sages et plus modestes, elles se bornent au maintien de l’influence politique que nous avons conquise dans ces pays et qui seule peut assurer la protection, disons mieux, conjurer la ruine de notre commerce et de notre industrie. Mais serait-ce se montrer trop sévère de dire que, pour le triomphe de ces prétentions si modérées, et pour nous garder les sympathies des Orientaux, nous ne pouvons compter aujourd’hui sur le double prestige des victoires de nos généraux et du génie de nos hommes d’État ? Certainement aucun manifeste de la Porte n’est à craindre, dénonçant notre athéisme et nous vouant à la haine des croyans, Fellahs et Arabes de l’Egypte, Ansariyehs et Métualis du Liban, Sunnites de Damas ; mais si le système de lutte religieuse, de Culturkampf où nous sommes entrés juste au moment où M. de Bismarck semble ne plus répugner à aller à Canossa, s’accentuait encore, si, ce qui n’est pas impossible aujourd hui, ce que les Italiens regardent comme assuré demain, la France avait pour ennemi le pape, ami et allié de l’Italie ; à défaut de ce manifeste, les mille voix de la presse européenne diraient aux chrétiens comme aux musulmans d’Egypte, de Syrie, de l’Asie-Mineure, que la France est toujours la nation athée où le Coran, la Bible et l’Évangile sont tournés en ridicule, où la religion, toute religion, est persécutée, et qui sait si ce n’en, serait pas fait de notre influence dans ces pays ? qui sait si ce n’est pas vers l’Autriche catholique, vers l’Italie catholique, amie et alliée du chef de la chrétienté, que se tourneraient ces populations chrétiennes de l’Orient, dévouées à la France parce qu’elles voient toujours en elle, — même dans la France républicaine de nos jours, — cette fille aînée de l’église, cette France catholique que dix siècles leur ont appris à admirer et à aimer ? Leur foi en elle a résisté à toutes les éclipses de notre gloire et de notre grandeur, résisterait-elle à cette suprême épreuve[16] ? Cela vaut que nos gouvernans y réfléchissent. Puissent-ils comprendre ces signes des temps, dont s’effraient avec tant de raisons ceux qui, voyageant loin de France, voient son isolement au milieu de toutes les nations qui la jalousent et attendent leur heure en s’y préparant ?

Dans une étude que les lecteurs de la Revue n’ont pas oubliée et dont la méditation s’impose à tous ceux que préoccupe l’avenir de notre pays, un écrivain autorisé exposait ici même les difficultés que des intérêts complexes opposent au maintien nécessaire de notre politique traditionnelle dans le Levant, de cette politique qu’il résume en deux mots : le protectorat catholique[17] ; il a fait plus : avec une sûreté de vue qui n’a d’égale que l’indépendance philosophique de sa pensée, il a indiqué les mesures qui peuvent résoudre ces difficultés en conciliant, sans les sacrifier les uns aux autres, ces intérêts en apparence antagonistes. Cette étude a été notre guide le plus sûr pendant notre rapide excursion dans le Levant ; partout nous avons constaté l’impression profonde que tous, amis et ennemis en ont ressentie : espérance et consolation pour les uns, — dépit mal déguisé pour les autres. Dès lors, et pour conclure les longues considérations où nous sommes entré nous-même, il nous sera permis d’exprimer un vœu en harmonie d’ailleurs avec les sentimens qui nous les ont dictées : celui de voir tous ceux qui, à un titre quelconque, pèsent sur les destinées de notre patrie, unir leurs efforts pour réaliser les mesures que cette étude magistrale signale à leur patriotisme.


  1. Les discours prononcés naguère à Paris, à l’anniversaire de la mort de Garibaldi, sont un exemple entre mille des illusions qu’on se fait en France.
  2. Maris imperium obtinendum, par M. Paolo Cottrau, traduit par M. G. Noël, capitaine de frégate. (Revue maritime, juin 1883.)
  3. Revue militaire de l’étranger, 3 janvier 1883, p. 82.
  4. Méditer à ce sujet les conclusions de l’étude déjà citée : Maris imperium obtinendum.
  5. Prévost-Paradol, la France nouvelle, p. 416, VIe édition, 1868.
  6. Perruchetti, Géographie militaire, et tous les manuels de géographie autorisés dans les écoles italiennes.
  7. À ce collège vient d’être annexée une faculté de médecine dont les diplômes équivalent officiellement à ceux délivrés par les facultés de France. Son imprimerie, admirablement outillée, est sans rivale pour l’impression des caractères arabes. La Bible sortie de ses presses est un chef-d’œuvre qu’envie l’Imprimerie nationale.
  8. French Diplomacy in Syria ; — the Fortnightly Review, avril 1882.
  9. French Diplomacy in Syria.
  10. Comme par exemple de réaliser le rêve le plus ardent dcs Italiens, en acceptant la proposition formulée par un membre de la Défense nationale (15 septembre 1870) et renouvelée plus tard aux applaudissemens de certains bancs de l’assemblée nationale : Rendre la Corse à l’Italie.
  11. Le port du Pirée a été creusé profondément et aussi agrandi de plus du double de son ancienne étendue. Les six grands cuirassés et les deux avisos de l’escadre ont pu y prendre place sans gêner le mouvement maritime et commercial.
  12. Voir, à ce sujet, la brochure intitulée : Notes sur le percement de l’isthme de Corinthe. Décembre 1882. Athènes ; Perris frères. Le mouvement commercial du port de Marseille avec la Grèce, la Turquie d’Europe et Smyrne, la Mer-Noire, est évalue à 949,954 tonnes, chiffre que le mouvement des autres ports français porte à 1 million. Le mouvement de tous les ports italiens s’élève à 1,769,278 francs. Ces chiffres donnent à réfléchir. — Voir également sur la situation commerciale la note de notre consul général. Moniteur officiel du commerce, 19 juin 1883.)
  13. C’est le titre d’une nouvelle et récente brochure du vice-amiral William Symonds.
  14. Diplomatie du gouvernement de la Défense nationale, Valfrey, II, 145.
  15. Théophile Lavallée, Histoire des Français, t. IV, p. 298.
  16. Les vers suivans, improvisés pour ainsi dire à l’occasion de la visite imprévue de l’amiral commandant l’escadre, à Smyrne, nous paraissent résumer d’une façon touchante ces sentimens envers la France ; peut-être trouvent-ils ici une place naturelle ; l’humilité des pieuses filles de Sion nous pardonnera de leur donner la publicité de la Revue. N’est-ce pas montrer que leur cœur bat plus ardent que jamais pour cette patrie dont elles se sont volontairement exilées ?
    Nos jours coulent heureux à l’ombre de la France,
    Qui jeta sur nos bords ses fleurs et ses lauriers ;
    Et souvent les échos qui bercent notre enfance
    Saluent avec transport ses marins, ses guerriers.
    Répands donc tes bienfaits, ô belle protectrice.
    Fais sur les océans flotter ton pavillon ;
    Offre de tes revers le fécond sacrifice,
    Qui ne saurait ternir la gloire de ton nom.
    Les siècles ont redit sur la terre et sur l’onde
    Ce nom que porta haut ton antique pavois.
    Ton beau sceptre longtemps a primé sur le monde,
    Mais tes bienfaits encor surpassent tes exploits.
    La tempête peut bien ballotter ton navire,
    Les fils des vieux Gaulois connaissent le danger.
    France ! espère toujours, force le monde à dire :
    Dieu l’a faite immortelle, il sait la protéger.
  17. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1882, la République et les intérêts français en Orient, par M. Gabriel Charmes.