Introduction aux mémoires inédits de Barras

INTRODUCTION
AUX
MÉMOIRES INÉDITS DE BARRAS


I. — HISTORIQUE DES MÉMOIRES. DISPOSITIONS PRISES PAR BARRAS DANS SON TESTAMENT RELATIVEMENT À SES MÉMOIRES.


Par testament olographe, daté de Paris le 30 avril 1827, enregistré le 2 février 1829, et déposé, suivant ordre du président du tribunal civil de la Seine, en l’étude de Me  Damaison, notaire à Paris, le 30 mars de la même année, Paul Barras, ancien membre du directoire, prenait la disposition suivante :

« Je donne et lègue à M. Rousselin de Saint-Albin une édition d’Anacharsis et mes cartes géographiques. De plus, je désire que mes papiers et Mémoires, déposés chez un de mes amis, lui soient remis, pour rédiger les Mémoires que le temps ne m’a pas permis de rédiger… »

Le matin du 29 janvier 1829, Barras sentant sa fin prochaine (il mourut en effet le même jour en son hôtel, 70, rue de Chaillot), appela auprès de lui son filleul, Paul Grand. « Craignant de voir l’autorité enlever ses papiers pour anéantir des vérités sans doute fâcheuses au gouvernement d’alors, et surtout une correspondance qui avait eu lieu entre lui et Louis XVIII, et surtout fondé dans ses craintes par un enlèvement récent des papiers de Cambacérès, Barras, peu d’instans avant sa mort, crut devoir prendre toutes les mesures pour empêcher cet enlèvement… Il fait part à Paul Grand de ses craintes, lui recommande de soustraire aux recherches de l’autorité ses papiers politiques[1]… » Barras ayant rendu le dernier soupir à onze heures du soir, ses papiers furent précipitamment entassés dans deux grandes malles, que Mme de Barras, Paul Grand et Courtot, ancien maître d’hôtel de l’ex-directeur, devenu son homme de confiance, firent déposer au domicile de M. de Saint-Albin, dans le courant de la même nuit.

La précaution n’était pas inutile, car le lendemain, 30 janvier 1829, un juge de paix, assisté de son greffier, se présenta au domicile du défunt pour apposer les scellés. Ce magistrat agissait en vertu d’un ordre du procureur du roi daté du 15 juillet 1825. À cette époque, en effet, la santé de Barras était déjà gravement ébranlée, et le ministre de la justice, M. de Peyronnet, « ayant appris que M. Barras était très malade et sachant qu’il avait entre les mains des papiers du gouvernement, et notamment des lettres autographes émanées de Louis XVIII, avait donné pour instruction à M. le procureur du roi de faire apposer les scellés, quand le moment serait venu, sur tous les papiers de Barras qui pourraient intéresser le gouvernement[2]. »

Un certain nombre de pièces, en particulier des lettres du temps de la république, furent mises sous scellés, malgré l’opposition de Mme de Barras et des amis de l’ex-directeur, qui objectaient au juge de paix qu’il n’avait pas le droit d’agir en vertu d’un ordre donné quatre ans auparavant par un ministre tombé depuis du pouvoir.

Cette saisie donna lieu à un procès intenté par Mme de Barras à l’Etat[3], procès qu’elle perdit en partie, bien que les plus éminens avocats ou jurisconsultes de l’époque, Isambert, Barthe, Chaix d’Est-Ange, Coffinières, Odilon Barrot, Renouard, etc., eussent appuyé de l’autorité de leur adhésion formellement motivée la consultation citée plus haut, dans laquelle Pierre Grand, frère du filleul de Barras, déclarait illégale et arbitraire cette apposition de scellés sur les papiers d’un homme qui depuis plus de trente ans n’avait exercé aucune charge dans l’Etat, et que d’ailleurs son titre de directeur n’avait rendu « ni fonctionnaire, ni dépositaire public ». En conséquence, la plupart des pièces mises sous scellés restèrent aux mains du gouvernement, et c’est apparemment ces pièces qui, — trouvées aux Tuileries par la coin-mission chargée après la révolution de 1848 de dépouiller les papiers du roi Louis-Philippe, — furent restituées à la famille de Saint-Albin, sur la réclamation qu’elle en fit, en invoquant à l’appui de sa revendication le testament même de l’ancien membre du directoire.

Quoi qu’il en soit, la partie des papiers de Barras la plus importante par le nombre et par la nature des pièces avait échappé aux investigations du gouvernement de la restauration, qui depuis quatre ans guettait ces documens, et qui, en ayant trouvé quelques-uns, laissés peut-être à dessein au domicile du défunt afin de dépister les recherches, crut sans doute avoir tout saisi. Tandis que le procès dont il vient d’être parlé s’engageait, et que le parti libéral tout entier menait grand bruit au sujet de l’acte d’arbitraire commis par les ministres de Charles X, M. Rousselin de Saint-Albin se préparait tranquillement à remplir la mission que son ami lui avait confiée, et la révolution de juillet 1830, qui survint peu de mois après les incidens qu’on vient de raconter, lui permit bientôt de se consacrer à sa tâche avec une entière sécurité.


II. — AUTHENTICITÉ DES MÉMOIRES DE BARRAS

On a remarqué sans doute une certaine contradiction dans les termes du testament de Barras relatifs à ses Mémoires. Si l’on s’en rapporte seulement au commencement de la phrase : « Je désire que mes papiers et mes Mémoires… », on est tenté de conclure qu’il existait à la mort de l’ex-directeur des Mémoires écrits par lui et achevés. Mais, d’autre part, les mots « pour rédiger les Mémoires que le temps ne m’a pas permis de rédiger… » pourraient au contraire donner à penser que les mémoires connus depuis longtemps, quoique inédits jusqu’à ce jour, sous le nom de Mémoires de Barras ont été abrités faussement sous son nom, qu’ils ne contiennent peut-être pas l’exacte expression de sa pensée sur les événemens dont ils traitent, et qu’ils doivent être par conséquent rangés au nombre de ces mémoires apocryphes dont la liste est si longue. Le premier point à examiner est donc celui de l’authenticité des Mémoires qu’on va lire.

Dans un long exposé manuscrit présenté en 1833 au président et aux juges du tribunal civil de première instance de la Seine, lors des débats, — dont il sera parlé plus loin, — qui s’engagèrent à cette époque entre MM. Rousselin de Saint-Albin et Paul Grand au sujet de la publication des Mémoires de Barras, M. Paul Grand s’exprimait en ces termes :

« Bonaparte était tombé, et Barras, sans être protégé par la nouvelle dynastie, n’en était pas du moins persécuté, et jouissait du calme de la vie privée, comme il l’avoue lui-même. Il se disposa à mettre en ordre les pièces qu’il avait entre les mains, à les coordonner, à les mettre en rapport les unes avec les autres, et commença même un projet de rédaction qui devait faciliter les mémoires qu’il devait produire… Déjà ses notes étaient en partie rassemblées : restait à faire de ces notes un corps d’histoire, à faire la narration des faits, à en faire découler les réflexions qui doivent amener la justification pour laquelle ces Mémoires étaient projetés[4]. Restait à mettre en scène les divers personnages qui devaient paraître, à tout animer, à donner enfin à ces notes le style convenable. Barras par suite de son âge, du mauvais état de sa santé, que les tourmens politiques et les chagrins avaient altérée, peu habitué ensuite à écrire, à mettre en pratique les règles de la rhétorique, que les plus sérieuses occupations pouvaient bien lui avoir fait oublier, songea à charger des amis, auxquels il crut devoir confier sans crainte ses plus chers intérêts, de cette rédaction qu’il avait facilitée par son travail et ses notes… »

Dans une autre pièce relative à la même affaire, M. Paul Grand disait encore :

« Barras écrivit lui-même un grand nombre de notes sur les principaux passages des mémoires projetés, afin que, si le temps ne lui permettait pas d’y mettre la dernière main, d’en faire un corps d’ouvrage complet, il put en confier à un ami l’achèvement et la rédaction dernière. »

La même idée se trouve exprimée d’une façon plus affirmative et plus claire encore dans une assignation adressée par M. Paul Grand à M. R. de Saint-Albin : «… Les Mémoires de Barras avaient été déjà rédigés par lui-même de son vivant ; le travail ne consistait plus que dans une classification, une mise en ordre des manuscrits de Barras et des pièces à l’appui… »

J’ai eu, en 1885, l’occasion de voir M. Paul Grand et de m’entretenir avec lui. C’était à cette époque un vieillard de quatre-vingts ans à peu près, dont l’âge n’avait nullement affaibli les facultés intellectuelles, et qui gardait le souvenir le plus net, le plus précis, des choses et des hommes sur lesquels je désirais le consulter. Interrogé par moi sur l’origine et la composition des Mémoires, sur Barras lui-même, dont il avait été le fidèle ami, M. Paul Grand me donna avec beaucoup de bonne grâce tous les renseignemens que je lui demandais. Il m’affirma qu’il existait à la mort de Barras de véritables Mémoires, œuvre de l’ancien directeur lui-même, dictés ou même rédigés de sa main par fragmens. On remarquera que cette affirmation est tout à fait conforme à celle que M. Paul Grand avait exprimée plus de cinquante ans auparavant, dans les documens que j’ai cités plus haut, et que je ne connaissais pas encore au moment où j’eus l’honneur de me présenter à lui.

Si ce témoignage ne semblait pas suffisant, j’en pourrais citer d’autres. J’ai sous les yeux une lettre adressée à M. Rousselin de Saint-Albin par Mme la comtesse de Pelet, née Thermidor Tallien, à la date du 12 juin 1829 : « Mon père, dit-elle, avait confié à M. Barras des notes importantes sur les événemens dont tous deux avaient été les spectateurs ou auxquels ils avaient pris part. Ces notes, de la main de mon père, avaient été remises à M. Barras pour qu’il y puisât des renseignemens que la rédaction de ses mémoires lui rendait fort utiles… etc. »

Lettre autographe de Barras lui-même à M. de Saint-Albin, sans date : « Bonjour, mon cher Alexandre. Je vous adresse le manuscrit et les notes que j’ai dictées à la hâte. Vous les rectifierés et les rédigerés avant de vous en servir ; vous recevrés aussi les deux volumes de Napoléon[5], renfermant d’impudens mensonges et la servilité de ses valets… »

Lettre du 30 août 1830, adressée au même par Courtot : «… Je viens vous engager à faire paraître les mémoires, tels qu’ils sont sortis de la bouche de l’auteur, sauf les modifications que vous jugerez convenables dans le style… » Autre lettre du même au même, en date du 19 septembre 1831 : «… Il me semble que le moment serait arrivé de nous occuper de la publication des mémoires du malheureux général… Je pense qu’aucune considération particulière ne peut porter obstacle à l’impression d’un ouvrage aussi piquant… Les Mémoires du général seront un monument historique où tout le monde viendra puiser les renseignemens et les faits de la Révolution… »

Lettre du sieur Abeille, maire de la commune d’Ampus (Var), à M. Rousselin de Saint-Albin, en date du 5 novembre 1830 : « J’attends avec impatience de lire les mémoires de feu mon oncle… »

Lettre de Pierre Grand, avocat à la cour royale, à M. Rousselin de Saint-Albin, en date du 24 août 1831 : «… Dépositaire des papiers de Barras, vous avez entre les mains les documens les plus propres à démontrer qu’il est toujours resté fidèle aux principes qui l’avaient fait directeur… Le pays réclame depuis longtemps les mémoires de Barras, qui lui ont été solennellement promis. Il y a plus de deux ans et demi que j’annonçais devant les premières chambres du tribunal et de la cour de Paris que les mémoires de Barras paraîtraient avant peu… Citoyen, m’écriai-je, Barras remplissait un devoir de citoyen en dictant des pages qui seront bientôt de l’histoire… »

Enfin, je puis encore invoquer un dernier témoignage, absolument décisif, à ce qu’il me semble. J’ai trouvé dans les papiers de M. Rousselin de Saint-Albin une « chemise » renfermant un certain nombre de feuillets manuscrits couverts de l’indéchiffrable écriture de Barras. La lecture de ces feuillets, comme celle de deux grands registres autographes qui ont également subsisté, prouve indubitablement qu’on a sous les yeux non pas seulement de simples [notes, mais de véritables fragmens, complètement rédigés. Sur la « chemise », est écrit, de la main de M. Rousselin de Saint-Albin : « Récit de Barras sans interruption depuis le 18 brumaire jusqu’en 1828. Événemens particuliers. » Et au-dessus : « Employé. »

L’authenticité des Mémoires de Barras ne peut donc être mise en doute. Ces Mémoires, projetés par l’ex-directeur dès 1819, ont été pendant les dix dernières années de sa vie l’objet de sa constante sollicitude. Il en a rassemblé les matériaux lui-même ; lui-même a écrit ou dicté des notes qui devaient servir à la rédaction définitive. On savait dans son entourage qu’il travaillait à cet ouvrage, on en annonçait la publication, on l’attendait avec impatience, comme devant contenir des révélations « piquantes » sur les hommes et les événemens de la Révolution, et surtout comme devant répondre victorieusement aux attaques dirigées contre l’ancien membre du Directoire. Par quel enchaînement de circonstances ces Mémoires, célèbres avant même d’avoir paru, sont-ils restés inédits jusqu’à ce jour ? C’est sur quoi il importe de donner maintenant quelques éclaircissemens.

III. — DÉBATS ENTRE MM. ROUSSELIN DE SAINT-ALBIN ET PAUL GRAND AU SUJET DE LA PUBLICATION DES MÉMOIRES DE BARRAS.

Dans un codicille en date du 30 septembre 1827, Barras avait ajouté à son testament la clause suivante : « M. de Saint-Albin s’adjoindra Paul Grand pour la rédaction de mes Mémoires, sous les ordres de ma femme, et le prix leur sera dévolu à chacun au marc la livre, et Courtot entrera dans le bénéfice. »

Cette disposition fut l’origine de longs débats entre les quatre personnes qu’elle intéressait.

Les papiers de Barras remis à M. R. de Saint-Albin quelques heures après que l’ex-directeur eut rendu le dernier soupir se composaient d’un nombre considérable de pièces : lettres autographes de généraux, d’hommes politiques, de personnages célèbres, rapports, documens de toutes sortes, les uns conservés par Barras au moment où il rentra dans la vie privée en 1799, les autres rassemblés par lui dans la suite, en vue de la composition de ses Mémoires, comme l’atteste la lettre, citée plus haut, d’une fille de Tallien. S’il faut en croire M. Paul Grand, le nombre de ces pièces n’aurait pas été inférieur à quinze mille. Outre ces précieux documens, les deux grandes malles déposées chez M. R. de Saint-Albin, dans la nuit du 29 au 30 janvier 1829, contenaient les fragmens des Mémoires dictés par Barras ou rédigés de sa main et les notes sur lesquelles il avait consigné tel de ses souvenirs ou telle de ses médisances et de ses rancunes. La tâche de M. de Saint-Albin était d’abord de « classer, de mettre en ordre les manuscrits de Barras et les pièces à l’appui », et, ce premier travail accompli, de procéder à la « rédaction dernière » des Mémoires, dont Barras n’avait pas eu le temps d’arrêter lui-même la forme définitive.

On remarquera que ces expressions de M. Paul Grand, déjà citées plus haut, déterminent avec toute la précision désirable la part respective de Barras lui-même et de M. Rousselin de Saint-Albin dans la composition des Mémoires. Il ne serait pas juste de dire qu’ils sont d’un bout à l’autre de la main de Barras ; mais j’affirme qu’ils sont l’expression absolument fidèle de la pensée, des jugemens, et particulièrement des haines de l’ancien membre du directoire. Toutes les notes, tous les fragmens autographes de Barras que j’ai pu déchiffrer et que j’ai comparés avec les passages correspondans des Mémoires sont en parfaite concordance quant au fond, sinon quant à la forme, avec la rédaction de M. R. de Saint-Albin.

Deux exemples suffiront, je pense, à mettre en lumière la scrupuleuse sincérité de cette rédaction. Voici, d’après les notes autographes de Barras, et en regard, d’après le manuscrit des Mémoires, le récit d’un voyage fait en 1780 :


RÉCIT AUTOGRAPHE DE BARRAS.

« Je lis un voyage avec un chanoine (mot illisible) de liège en picardie, il était lié avec tous les moines de cette province, de sorte que nous fumes reçus fêtés et ébergés dans tous les monastères, il y régnait une telle licence qui quoique jeune me déplut bientôt nous arrivâmes au château du baron de tournon situé à flexicourt, il avait deux filles l’une d’elles aujourd’huy Mme du chilleau, s’occupait de litérature avec succès, elle était en correspondance avec les hommes de lettres les plus distingués et même avec le roi de prusse… le baron était un vieux chevalier très honorable, nous y fîmes un séjour plein de charmes, il me dédomagea un peu de la société de ces moines lixurieux. »


PASSAGE CORRESPONDANT DES MEMOIRES.

« Je voyageai du côté de la Picardie avec un prélat considéré par tous les moines des couvents situés sur la route d’Abbeville. Nous y fûmes accueillis avec empressement : les soupers étaient alors les repas de la joie et du plaisir. Ceux qu’on nous donnait étaient somptueux, terminés souvent par des orgies. Je fus dédommagé du dégoût qu’elles me donnaient en arrivant au château de M. de Tournon. Ce vénérable patriarche nous reçut avec la politesse exquise des anciens chevaliers. Il avait soigné l’éducation de ses deux filles. L’une d’elles qui a épousé le comte du Chillaut s’est fait connaître par quelques pièces de théâtre et sa correspondance avec le roi de Prusse. »


Voici maintenant un autre passage où Barras raconte la visite qu’il fit dans leur prison du Temple aux enfans de Louis XVI, le lendemain du 9 thermidor 1794 :


RECIT AUTOGRAPHE DE BARRAS.

« Le comité de salut public me fit prévenir qu’on annonçait l’évasion des prisonniers du temple qui étaient sous ma responsabilité, je fus au temple je trouvai le jeune prince dans un lit à berceau au milieu de sa chambre il était assoupi, il s’éveilla avec peine il était revêtu d’un pantalon et d’une veste de drap gris, je lui demandai comment il se trouvait et pourquoi il ne couchait pas dans le grand lit il me répondit mes genoux sont enflés et nie font souffrir aux intervalles (sic) lorsque je suis debout, le petit berceau nie convient mieux, j’examinai les genoux ils étaient très enflés ainsi que les chevilles et que les mains son visage était bouffi pâle après lui avoir demandé s’il avait ce qui lui était nécessaire et l’avoir engagé à promener j’en donnai l’ordre aux commissaires et les grondai sur la mauvaise tenue de la chambre.

De là je montai chez Mme, elle était habillée de bonne heure et debout, sa chambre était propre, le bruit de la nuit vous a sans doute éveillée lui dis-je auriés-vous quelques réclamations à me faire et vous donne-t-on ce qui vous est nécessaire Mme me répondit quoui qu’elle avait entendu le bruit de la nuit, qu’elle me remerciait et me priait de faire prendre soin de son frère, je l’assurai que je m’en étais déjà occuppé. Je me rendis au comité de salut public, l’ordre n’a point été troublé au temple mais le prince est dangereusement malade, j’ai ordonné qu’on le fit promener et fait appeller Mr Dussault, il est urgent que vous lui adjoigniez d’autres médecins, qu’on examine son état et qu’on lui porte tous les soins que commande son état, le comité donna les ordres en conséquence. »


PASSAGE CORRESPONDANT DES MEMOIRES

« Les comités répandaient le bruit que les détenus du Temple, que les infortunés enfans de Louis XVI s’étaient évadés. Je me rendis à la prison. Je visitai le prince. Je le trouvai fort affaibli par une maladie qui le minait évidemment : il était couché au milieu de la chambre dans un petit lit qui n’était guère qu’un berceau ; ses genoux et ses chevilles étaient enllés. Il sortit de l’assoupissement où je l’avais trouvé en entra.nl ; , et me dit : « Je préfère ce berceau où vous me voyez au grand lit que voilà : du reste je ne dis point de mal de mes surveil-lans. » Et en parlant ainsi, il me regardait et les regardait alternativement : moi, pour se mettre en quelque sorte sous ma protection ; eux, pour prévenir le ressentiment qu’ils auraient pu avoir de ses reproches s’il m’en avait présenté contre ses oppresseurs, aussitôt que je ne serais plus là pour le défendre.

— Et moi, m’écriai-je, je porterai de vives plaintes sur la malpropreté de cette chambre !

Je montai chez Madame : la sienne était un peu moins indécemment tenue. Madame s’était habillée de bonne heure à cause du bruit qu’elle avait entendu pendant la nuit. J’ordonnai que les deux enfans de France pussent se promener chaque jour dans les cours de leur prison ; sur le compte que je rendis au Comité de Salut Public, j’obtins que des médecins examinassent le jeune malade, et qu’ils fissent leur rapport. Les médecins, parmi lesquels se trouvait Mr Dussault, déclarèrent la maladie très grave. En accordant aux deux prisonniers la promenade du soir et du matin, je voulus qu’on adjoignît au gardien chargé de soigner le fils de Louis XVI deux femmes qui préviendraient ses besoins et veilleraient surtout à la salubrité de son local. J’ai appris depuis par un commissaire du Temple que mes ordres n’avaient point été exécutés. »


Si l’on compare avec soin les deux textes, on constate que certains traits qui se trouvent dans le manuscrit autographe n’ont pas été conservés dans la rédaction définitive des Mémoires : l’habit gris, la face bouffie et pâle du petit prisonnier, la sollicitude de la sœur aînée, à qui un sûr instinct de femme révèle déjà qu’elle doit remplir la fonction de tendresse de la mère absente. À ces détails pittoresques et précis, M. de Saint-Albin a préféré le commentaire quelque peu ampoulé qu’il nous donne des regards que l’enfant royal, — qui s’étiole et qui meurt dans l’infect taudis du Temple, — aurait portés alternativement sur ses gardiens et sur le puissant personnage empanaché dont il reçoit la visite.

Oserai-je l’avouer ? la relation autographe de Barras, — cette relation sans orthographe, sans ponctuation, sans apprêt littéraire d’aucune sorte, — me semble plus intéressante, parce qu’on sent qu’elle est, dans sa sécheresse de procès-verbal, le décalque même de la réalité. Chargé de donner leur « rédaction dernière » aux notes, aux fragmens informes jetés sur le papier par son ami au hasard de la plume, M. de Saint-Albin a naturellement conçu cette rédaction dans le goût littéraire de l’époque qu’il avait traversée : et l’on sait si cette époque aimait l’amplification oratoire, les développemens d’une rhétorique imprécise et creuse ! Ecrivain abondant, — trop abondant, même, — d’un ton légèrement déclamatoire et pompeux, il a laissé de côté tel détail qui lui a sans doute paru manquer de « noblesse ».

Un historien, ayant plus qu’on ne l’avait alors le souci de l’exactitude, le sens du pittoresque, l’intelligence du menu fait, si révélateur quelquefois, d’une si haute signification pour qui sait l’interpréter, en faire jaillir l’étincelle de vie qu’il contient, — un historien élevé à l’école des illustres évocateurs du passé, des Augustin Thierry et des Michelet, se fût bien gardé de négliger ces traits. Oh ! ce vêtement gris du petit dauphin, cette face bouffie et pâle du pauvre être aux genoux et aux chevilles enflées, qui se pelotonne, comme un oiselet frileux, dans le berceau qu’il préfère au lit trop grand ! Et la recommandation de la sœur, — de la petite princesse qui ne dort pas, parce que les bruits de la nuit tragique sont venus jusqu’à elle, qui se demande, peut-être, si l’on ne va pas venir les prendre, son frère et elle, comme on est venu prendre déjà son père et sa mère !… Que tout cela est touchant, et quel cœur était donc celui de ce gentilhomme, qui trois fois dans ses notes autographes est revenu sur cette scène[6], et pas une fois ne s’est attendri au souvenir de cette visite faite à l’enfant moribond de son Roi !

Il est donc regrettable, j’en conviens, que dans la promptitude d’une rédaction hâtive, M. de Saint-Albin n’ait pas cru devoir recueillir tous les détails que le texte autographe lui fournissait sur la visite de Barras au Temple. Il n’en reste pas moins démontré que, — à part l’addition malencontreuse de certains ornemens littéraires quelque peu surannés, dont nous nous serions aisément passés, — le rédacteur des Mémoires a scrupuleusement reproduit, dans l’un comme dans l’autre fragment qui viennent d’être cités, le récit même de Barras. Ces deux exemples montrent bien la méthode dont M. de Saint-Albin s’est inspiré dans l’exécution des volontés de son ami. Il a donné au texte authentique « le style convenable » ou ce qu’il a cru tel : et c’est précisément la tâche que Barras lui avait confiée[7]. Mais il n’a pas dénaturé, pas même altéré ce texte. Le titre de Mémoires de Barras sous lequel est connue depuis plus d’un demi-siècle la rédaction de M. de Saint-Albin, sous lequel elle a été communiquée à Michelet qui exprima le désir de la consulter lorsqu’il composait son Histoire de la Révolution, — n’est point une de ces annonces pompeuses et mensongères, destinées à allécher et à duper tout ensemble le public. C’est là, je pense, un point essentiel, qu’il importait de mettre pleinement en lumière.

A la fin de 1829, le travail de mise au net des Mémoires de Barras était déjà fort avancé. Une grave maladie dont fut alors atteint M. R. de Saint-Albin, puis les événemens de juillet 1830 en retardèrent l’achèvement jusqu’à 1832. À cette époque, tout étant à peu près terminé, MM. Paul Grand et Courtot ainsi que Mme de Barras déclarèrent qu’il fallait procéder à la publication des Mémoires. Le soin de la bonne renommée du défunt, disaient-ils, l’exigeait impérieusement. Les circonstances semblaient d’ailleurs favorables : les souvenirs de la révolution étaient plus que jamais en honneur depuis l’avènement au trône du fils de Philippe-Egalité ; les éditeurs faisaient les offres les plus avantageuses ; bref, M. R. de Saint-Albin n’avait le droit ni de priver Barras de la justification en vue de laquelle l’ex-directeur avait entrepris ces Mémoires, ni de priver ses co-légataires des bénéfices certains de la publication. M. de Saint-Albin objectait qu’aux termes mêmes du testament de Barras il devait être considéré comme seul juge de l’opportunité de la publication, de même qu’il avait été seul investi du soin de la rédaction, le codicille invoqué par M. Paul Grand ne conférant à celui-ci qu’un rôle tout à fait secondaire et subordonné. Il ajoutait que son travail de rédaction hâtive demandait des retouches : on ne pouvait donc songer à la publication tant qu’il n’aurait pas procédé à une révision nécessaire.

Ces raisons n’ayant point paru suffisantes à MM. Paul Grand et Courtot, une véritable sommation fut adressée par eux à M. de Saint-Albin. Menacé d’un procès, celui-ci eut l’habileté d’enlever à ses adversaires un auxiliaire sans lequel ils ne pouvaient rien contre lui. Il obtint de Mme de Barras qu’elle lui cédât tous ses droits sur les Mémoires de son mari. Un acte de cession fut passé en effet par-devant Me Damaison, notaire, le 18 décembre 1832. Mme de Barras, était-il dit dans cet acte, « a toujours considéré comme un témoignage de haute confiance le choix que le général a fait de M. de Saint-Albin pour la rédaction de ses Mémoires. Elle ne peut que respecter cette confiance : aussi croit-elle remplir religieusement les intentions de son mari en laissant, pour ce qui la concerne, M. de Saint-Albin maître absolu du mode et de l’époque de la publication des Mémoires du général… En conséquence, Mme de Barras a déclaré par ces présentes renoncer gratuitement en faveur de M. de Saint-Albin… à tous les droits de propriété et autres qu’elle peut avoir sur les Mémoires de M. le général de Barras, en vertu des testamens et codicille olographes de celui-ci… voulant Mme de Barras que ses droits accroissent à M. de Saint-Albin exclusivement et qu’à ce moyen ce dernier réunisse désormais dans sa personne et ses propres droits et ceux de Mmo de Barras, qui ne met qu’une seule condition à sa renonciation : à quelque époque que les Mémoires soient publiés], aucune responsabilité matérielle ni morale ne devra peser sur elle… etc. »

Cette renonciation de Mme de Barras enlevait toute chance de succès à l’action judiciaire que MM. Paul Grand et Courtot se préparaient à intenter. Ils le comprirent et se résignèrent à accepter une transaction par laquelle, moyennant une somme d’argent que M. de Saint-Albin dut verser à chacun d’eux, ils renonçaient l’un et l’autre en sa faveur à tout droit sur les bénéfices éventuels de la publication des Mémoires et le laissaient seul juge du mode et de l’opportunité de cette publication[8].


IV. — POURQUOI LES MÉMOIRES DE BARRAS, DEVENUS A PARTIR DE 1834 LA PROPRIÉTÉ EXCLUSIVE DE M. ROUSSELIN DE SAINT-ALBIN, NE FURENT PAS PUBLIÉS PAR LUI.

Il semblait dès lors que M. de Saint-Albin n’eût plus qu’à parachever ce travail de mise au net et de classification qu’il déclarait incomplet, puis à publier les Mémoires. Il n’en fit rien cependant. Veut-on connaître la raison secrète qui l’empêcha de procéder à cette publication, après comme avant la série de transactions par lesquelles ces Mémoires étaient devenus sa pleine et entière propriété ? Une lettre confidentielle adressée par lui à Mme de Barras, lettre dont j’ai eu la bonne fortune de retrouver le brouillon et la copie, nous révélera le secret de ses hésitations. Les Mémoires, est-il dit dans cette lettre[9], « ont été rédigés rapidement après la mort de Barras, sous l’impression des justes ressentimens qu’il avait dû avoir pendant sa vie, ressentimens qu’une vive sympathie contre ses persécuteurs m’avait pu faire continuer, et dont la promptitude d’une composition chaleureuse m’avait pu dérober la faute et le danger… » Consulté après communication du manuscrit, Me Damaison, notaire de Mme de Barras et de M. de Saint-Albin, a exprimé l’avis « qu’il y avait là un nid de procès correctionnels ». Il a notamment déclaré, après avoir fait lire confidentiellement le manuscrit à l’un de ses confrères, Me Trubert, notaire de la famille X… « qu’il savait que cette famille, puissante par sa position sociale et ses richesses, ne se reposerait pas qu’elle n’eût obtenu vengeance et réparation devant la justice sur ce qui la touchait dans les Mémoires… » En conséquence, Mme de Barras devait comprendre qu’il était nécessaire d’ajourner la publication.

Ainsi, de l’aveu même du collaborateur de Barras, dans quelques-unes de leurs parties, dans celles en particulier qui concernent les personnages que M. de Saint-Albin appelle « les persécuteurs » de l’ancien membre du Directoire, ces Mémoires non seulement affectent le ton du pamphlet, mais présentent un caractère diffamatoire si bien marqué, si évident, que leur publication pourrait entraîner des poursuites. L’aveu a du prix. Il importe d’en prendre acte dès maintenant ; il importera surtout de s’en souvenir quand on lira dans le texte même des Mémoires certains passages que cet aveu met, à ce qu’il me semble, sous le coup de la plus légitime des suspicions.

M. de Saint-Albin aurait pu trancher la difficulté en supprimant ou en modifiant ces parties compromettantes où le ressentiment de Barras contre Napoléon, contre la famille et l’entourage de « Buonaparte », s’est donné carrière avec autant de violence que de perfidie et d’indélicatesse. Mais en altérant aussi profondément le caractère des Mémoires, M. R. de Saint-Albin se fût rendu coupable, il faut bien le reconnaître, d’une véritable trahison envers l’ami qui lui avait confié en mourant le soin de sa justification et de sa vengeance. Si le rédacteur des Mémoires ne crut pas avoir le droit de dénaturer la pensée de Barras, ni même de l’atténuer ; s’il lit de ces Mémoires, en leur donnant la forme dernière, précisément ce que Barras avait voulu qu’ils fussent, c’est-à-dire un plaidoyer apologétique en tout ce qui concerne personnellement l’ancien membre du directoire, et une furieuse diatribe en tout ce qui touche de près ou de loin à Napoléon : on conviendra qu’en exécutant fidèlement les intentions de l’homme dont il avait accepté le legs, M. R. de Saint-Albin ne lit que se conformer à une règle élémentaire de probité.

Il faut ajouter que ses sentimens personnels à l’égard de l’empereur et de l’empire étaient en parfaite concordance avec ceux de l’ex-directeur, et que cette commune et ardente inimitié ne fut sans doute pas un des moindres titres qui le désignèrent au choix de Barras pour la rédaction définitive des Mémoires. Ami, pendant la révolution, de Danton et de Hoche, dont il écrivit l’histoire, de Chérin, de Bernadotte, qui le prit pour secrétaire général au département de la Guerre en 1798, de Carnot, qui lui donna d’importantes fonctions à l’intérieur pendant les Cent jours, M. Rousselin de Saint-Albin avait gardé sinon dans toute la juvénile intempérance de leur ferveur les convictions républicaines de sa première jeunesse, du moins le plus vif et le plus sincère amour de la liberté. Rallié au gouvernement de Juillet, après avoir figuré non sans éclat sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X dans les rangs de l’opposition, ami personnel du roi Louis-Philippe et de la reine Marie-Amélie, qui l’honoraient, ainsi que sa famille, d’une bienveillance toute particulière, gérant pendant plusieurs années du Constitutionnel, dont il avait été l’un des fondateurs et où il défendit invariablement les doctrines libérales, M. de Saint-Albin haïssait Napoléon presque à l’égal de Robespierre, qui en 1794 l’avait déféré au tribunal révolutionnaire comme complice de Danton.

Cet homme si mesuré, si courtois, qui se contentait d’écrire à l’auteur d’une prétendue biographie où son rôle sous la révolution avait été ridiculement travesti : « Vous voulez bien, citoyen, vous occuper de ma réputation : ayez d’abord la bonté d’être exact. Au lieu de juge, c’est jugé que j’ai été au tribunal révolutionnaire. Vous êtes trop attaché à l’orthographe et à la vérité pour persister à me priver d’un accent si important pour mon histoire, » — cet écrivain abondant et disert, nourri de la lecture des classiques et qui semble s’être proposé pour modèle dans ses nombreux ouvrages la gravité et l’ampleur oratoire des grands historiens de l’antiquité, ne sait plus se contenir lorsque le nom de Napoléon vient se placer sous sa plume. Il éclate alors en virulentes apostrophes, en invectives et en outrages ; il accepte et recueille avec complaisance les plus ineptes et les plus grossiers commérages. N’ai-je point trouvé parmi ses papiers cette note, écrite de sa main, qui, entre beaucoup d’autres animées du même esprit que je pourrais citer, suffira, je pense, à montrer quelles étaient ses dispositions à l’égard de la mémoire du grand empereur : « D’après des récits de plusieurs Corses, habitués de sa maison, Bonaparte n’ayant encore que neuf ans, se serait pris pour une de ses cousines, âgée de près de quarante ans, d’un amour assez violent pour l’avoir violée. »

Qu’un homme grave, qu’un esprit pondéré, sérieux, se piquant d’indépendance et d’équité, puisse être dupe d’une animosité aveugle au point d’enregistrer de pareilles sottises et d’accorder créance à des fables d’une aussi manifeste absurdité, c’est là un phénomène qui confond, mais qu’on est bien forcé de constater. Quoi qu’il en soit, on voit par ce qui précède qu’il en eût doublement coûté à M. de Saint-Albin de modifier en le rendant moins agressif le texte des Mémoires : d’abord, parce qu’il eût manqué à une sorte d’engagement moral pris envers celui qui l’avait chargé de les rédiger dans un esprit de haine et de vengeance contre Napoléon ; en second lieu, parce qu’en les rédigeant dans cet esprit, il donnait satisfaction à sa propre rancune contre l’empereur et l’empire. Les Mémoires conservèrent donc la forme que le rédacteur leur avait donnée « dans la promptitude d’une composition chaleureuse qui lui en avait caché d’abord la faute et le danger. » J’ai sous les yeux la première copie qui fut faite de l’ouvrage. Elle date de 1830, comme l’attestent divers reçus de copistes. Les seules corrections dont elle porte la trace sont d’une absolue insignifiance. Pas un mot n’a été supprimé ou « modifié dans les passages compromettans dont s’alarmait la prudence de M. Damaison. Plutôt que de rien changer au texte primitif, composé sur les notes, les dictées ou les fragmens déjà rédigés de Barras, M. de Saint-Albin aima mieux garder les Mémoires en portefeuille, et ils y étaient encore lorsqu’il mourut en 1847.


V. — POURQUOI LES MÉMOIRES DE BARRAS SONT RESTÉS INÉDITS DEPUIS 1847 ET POURQUOI ON SE DÉCIDE A LES PUBLIER AUJOURD’HUI.

Pas plus que leur père, les enfans de M. de Saint-Albin ne procédèrent à la publication des Mémoires de Barras. L’aîné, M. Hortensius de Saint-Albin, ancien député de la Sarthe et représentant du peuple à la Constituante en 1848, occupait sous le second empire un siège de conseiller à la cour d’appel. Son érudition, la vaste culture de son esprit, son mérite d’écrivain, — il maniait avec autant d’aisance et de délicatesse le vers que la prose, — tout semblait le désigner pour entreprendre cette publication devant laquelle avait reculé son père. De pressantes démarches furent faites auprès de lui, non seulement par des éditeurs, mais par des hommes d’étude et de science qui, connaissant l’existence des Mémoires de Barras, déploraient de voir soustraite aux investigations des historiens une si abondante source de renseignemens. Mais en livrant à la publicité un ouvrage où le parti pris de dénigrement contre Napoléon se montre presque à chaque page, on pouvait craindre alors de provoquer de vives et fâcheuses représailles contre la mémoire de Barras, — dont M. Hortonsius de Saint-Albin, comme son père, avait été l’ami[10], — et contre celle de M. Rousselin même, dont le rôle politique pendant la période révolutionnaire avait été, ainsi qu’on l’a vu, l’objet d’appréciations très diverses. M. H. de Saint-Albin ne crut donc pas devoir mettre au jour les Mémoires ; il se contenta d’en communiquer à la Revue du XIXe siècle de M. Arsène Houssaye un court fragment sur le 9 Thermidor, qu’il inséra ensuite dans un volume intitulé Documens relatifs à la Révolution française[11]. Ce fragment, seule partie des Mémoires de Barras qui ait vu le jour jusqu’à présent, est d’ailleurs inexact et incomplet. En le comparant au texte authentique, j’ai constaté des altérations : « Couthon était tombé sous une balle, » par exemple, au lieu de « était caché sous une table, » qui se trouve dans le manuscrit original. Sept pages fort intéressantes sur l’exécution et l’inhumation de Robespierre ont été supprimées. Un passage d’une trentaine de lignes, qui ne figure pas dans les Mémoires, a été au contraire intercalé dans l’extrait. Une curieuse note autographe sur la mort de Robespierre, écrite au crayon par Prieur de la Côte-d’Or, en marge du manuscrit que M. Rousselin de Saint-Albin lui avait communiqué, ne figure pas dans le fragment publié. Cette note, qui rectifie sur un point, et sur un seul point de détail, le récit consacré dans les Mémoires au 9 Thermidor, méritait assurément d’être reproduite, n’eût-elle d’autre intérêt que de prouver l’adhésion presque sans réserve d’un témoin, — aussi renseigné que devait l’être Prieur, — à la version de Barras.

M. Hortensius de Saint-Albin mourut en 1877. Les Mémoires de Barras passèrent alors à son frère, M. Philippe de Saint-Albin, ancien bibliothécaire de S. M. l’impératrice Eugénie, puis à sa sœur, Mme Achille Jubinal, veuve de l’ancien député au Corps législatif, qui le suivirent à quelques années d’intervalle au tombeau, sans avoir le temps d’entreprendre la publication depuis si longtemps réclamée et promise. Et c’est ainsi que, mon mariage m’ayant fait entrer dans cette famille de Saint-Albin, dont presque tous les membres avaient, en un laps de dix années à peine, disparu l’un après l’autre, je me trouvai à mon tour, en 1885, investi de la tâche singulièrement délicate de statuer sur le sort de ces fameux Mémoires, attendus depuis plus d’un demi-siècle.

Donc, par une ironie vraiment bien étrange de la destinée, ces Mémoires que l’un des plus mortels ennemis de Napoléon a remplis du fiel de sa longue rancune, que Barras a légués pour y mettre la dernière main, c’est-à-dire pour les rendre plus agressifs encore, s’il est possible, à un ami dont il connaissait la haine passionnée contre l’empereur, — ces Mémoires restent pendant cinquante-cinq ans sans remplir leur destination de vengeance posthume, et finissent par tomber entre les mains de qui ?… D’un admirateur de Napoléon !

Après en avoir pris une connaissance sommaire et rencontré les basses insultes, les accusations ignobles où apparaissent dès les premières pages le ressentiment de l’ancien membre du Directoire contre l’homme extraordinaire dont il ne s’est jamais consolé d’avoir favorisé les débuts, et dont il n’a pas plus voulu par la suite confesser le génie qu’il ne l’avait deviné d’abord ; après avoir constaté que ce ressentiment s’attaquait lâchement à une femme, à Joséphine, qui aurait dû plus que toute autre femme être à l’abri des médisances de Barras, j’ai, je l’avoue, pensé d’abord à détruire ces Mémoires. — comme on met le pied sans remords sur quelque bête immonde ou venimeuse.

Mais, en les relisant avec le propos délibéré de m’affranchir des sentimens de colère et de dégoût qu’ils m’avaient d’abord inspirés, j’ai bien dû reconnaître que, s’ils sont, pour tout ce qui touche à Napoléon, à sa famille, à ses amis et à ses serviteurs, le plus méprisable des pamphlets et le moins digne de créance, ils renferment nombre de pages d’une importance capitale et de l’intérêt le plus vif. Et alors je me suis demandé si j’avais bien le droit d’étouffer cette voix d’un homme qui a été acteur chargé d’un des premiers rôles dans le plus palpitant des drames, cette déposition d’un témoin, suspect assurément quand il charge la mémoire d’un ennemi, mais qui a vu tant de choses, qui connaît si bien les événemens et les personnages d’une époque où rien ne semble indifférent à notre avide curiosité, et qui, sauf les parties où sa déposition, après avoir été un réquisitoire contre Bonaparte, devient un plaidoyer en faveur de Barras lui-même, raconte en somme avec sincérité ce qu’il sait. Ma conscience m’a répondu que je n’avais pas ce droit-là ; que j’étais comptable d’un document aussi précieux ; que ce document appartenait à mon pays et à l’histoire tout autant qu’à moi-même ; que j’en étais le dépositaire en même temps que le détenteur, et que l’acte de détruire un dépôt équivaut presque, en bonne morale, à l’indélicatesse de le détourner.

Ayant décidément repoussé la tentation que j’avais eue de supprimer ces Mémoires, j’eus l’idée île les laisser tout simplement dormir leur long sommeil dans un coin de ma bibliothèque. Mais que répondre à mes amis, à mes confrères, à mes maîtres, à tous ceux que l’histoire de la Révolution intéresse et qui me répètent sans cesse : « Ces fameux Mémoires, ne vous déciderez-vous pas enfin à nous les donner ? » Que pouvais-je leur dire, hélas ! si ce n’est : « Je n’ose pas ! » Si du moins la difficulté s’était trouvée par là définitivement résolue, je me serais résigné peut-être, quoi qu’il m’en coûtât, à encourir le reproche de priver les études historiques du profit certain qu’elles doivent tirer de cette publication. « Mais, me disais-je, qu’adviendra-t-il des Mémoires après moi, si je les garde en portefeuille ? Où iront-ils ? A quelles mains le hasard, assez capricieux pour les avoir fait passer entre les miennes, n’est-il pas capable de les livrer ?… Les léguer à la Bibliothèque Nationale, pour qu’un ennemi de Napoléon se serve contre lui de tout le venin qu’il aura extrait de ces pages, en se gardant bien de rappeler et de prouver au lecteur qu’elles ont été dictées par la rancune et l’envie, ce qui enlève toute autorité à leur témoignage ? Les léguer à quelque écrivain consciencieux et sûr, unissant au respect de la vérité le respect du grand homme outragé et calomnié par Barras ? Mais comment pourrait-il établir ce point capital : à savoir que l’ouvrage de Barras est, en tout ce qui concerne la personne et l’entourage de l’Empereur, un pamphlet parfaitement caractérisé, produit de la collaboration de deux haines, un libelle jugé diffamatoire par l’honnête homme qui en eut le premier connaissance ? Pour moi, au contraire, cette démonstration est aisée, grâce aux papiers, aux notes, à la correspondance de M. Rousselin de Saint-Albin que je possède… » Finalement, je dus me résoudre à reconnaître que l’expédient d’ajourner indéfiniment la publication ne valait rien ; car au défaut de porter en soi je ne sais quelle marque de pusillanimité, qui me déplaisait, il joignait l’inconvénient plus grave encore d’exposer la mémoire de Napoléon à encourir par la suite le plus sensible préjudice.

Restait à savoir de quelle façon je procéderais à cette publication, dont la nécessité s’imposait maintenant à mon esprit avec une évidence absolue. Livrerais-je intégralement le texte des Mémoires de Barras au public ? Ou plutôt, puisque ce texte était par endroits si manifestement injurieux à l’empereur, ne convenait-il pas d’y pratiquer quelques adroites coupures, quelques retouches discrètes qui passeraient inaperçues, et qui, sans nuire à l’intérêt historique de l’ouvrage, modifieraient son caractère ? Je n’ai pas cru qu’il me fût permis de recourir à un pareil artifice. Les maîtres dont j’ai eu l’honneur de recevoir autrefois l’enseignement, — notre regretté Fustel de Coulanges, pour ne citer que celui qui, après mon père, a le plus contribué à former ma conscience d’historien, — m’ont élevé dans un tel respect de la vérité, que l’idée seule d’altérer si peu que ce soit un document éveille en moi d’invincibles résistances. J’ai senti qu’il était au-dessus de mes forces de remanier ou de tronquer le texte de Barras, car une opération de cette sorte, fût-elle accomplie dans l’intention la plus louable du monde, n’en constitue pas moins quelque chose d’équivoque et de louche, qui ressemble singulièrement à un faux. Ne quid falsi audeat, ne quid veri non audeat historia, a dit Cicéron[12]. Reculer devant tout mensonge, ne reculer devant aucune vérité : il ne viendra, j’espère, à l’esprit de personne que j’aie eu tort d’appliquer un précepte dont l’observation s’impose comme la plus inflexible des règles à quiconque entreprend de faire œuvre d’historien.

Je dois ajouter que des considérations d’un autre ordre m’ont confirmé dans la répugnance pour ainsi dire professionnelle que j’éprouvais à livrer au public un texte expurgé des Mémoires de Barras. Qu’on veuille bien songer à la façon dont ils sont parvenus entre mes mains : c’est, en somme, par voie d’héritage. Que je le veuille ou non, il ne résulte pas moins de ce fait initial que je me trouve être, en publiant ces Mémoires, l’exécuteur testamentaire de Barras lui-même, qui les a légués à M. Rousselin de Saint-Albin précisément en vue de cette publication. Etait-ce donc un cas de conscience si puéril et inventé à plaisir, ou plutôt n’était-ce pas le plus naturel des scrupules que de me demander, comme je l’ai fait, si je n’avais pas des devoirs à remplir envers cet homme dont je suis dans une certaine mesure l’héritier ? Et le premier de ces devoirs n’était-il pas de respecter absolument sa pensée, de ne rien ajouter, de ne rien retrancher à ce qu’il a expressément voulu dire, — même si ce qu’il a dit blesse et froisse mes sentimens personnels, — de publier en un mot ses Mémoires tels qu’ils ont été conçus par lui et par le collaborateur posthume qu’il a chargé de compléter son œuvre, tels enfin qu’ils m’ont été transmis par ceux de qui je les tiens ? J’ai cru, je crois encore fermement qu’il n’y a pas de doute possible sur ce point, et que c’était pour moi une obligation morale impérieuse envers l’auteur des Mémoires, comme envers l’histoire elle-même, de publier ce texte sans y changer un seul mot. Mais j’ai estimé aussi que mon devoir d’exécuteur testamentaire ne m’imposait rien de plus ; qu’après l’avoir loyalement rempli, je rentrais en possession de tous mes droits d’historien et de critique, et qu’il n’y avait aucun motif valable qui pût m’interdire de juger avec une entière indépendance, au besoin même, comme on l’a constaté déjà, avec sévérité et les Mémoires et Barras lui-même.

Donc, la publication intégrale était désormais résolue dans mon esprit. Mais n’y avait-il pas à craindre que cette publication ne provoquât une sorte de scandale, en raison même des calomnies et des outrages qui font de ces Mémoires de l’ex-directeur une longue diatribe contre Napoléon ? Cette crainte, M. H. de Saint-Albin l’avait éprouvée sans doute quelque trente ans avant moi, et elle était légitime en ce temps-là. Il y avait encore dans la France de cette époque un sentiment presque universel de respect et d’admiration pour la mémoire de l’empereur. Au lieu de verser, ainsi que l’exigea plus tard la doctrine officielle, des pleurs hypocrites sur le 18 Brumaire, — acte révolutionnaire, comme l’odieuse exécution du duc d’Enghien, et qui ne peut être équitablement jugé qu’à la condition de ne pas être isolé de la série des coups de force, populaires ou gouvernementaux, à laquelle il appartient et dont était faite depuis dix ans l’histoire intérieure du pays, — on savait gré à Bonaparte d’avoir arraché notre patrie à la pourriture du Directoire, refait ce pays qui se décomposait, fixé dans ses institutions les meilleures et les plus essentielles des conquêtes de la Révolution. « J’ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. J’ai dessouillé la Révolution… J’ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites et reculé les limites de la gloire[13]… » En considération de semblables bienfaits, on excusait ses fautes, on lui pardonnait jusqu’à ce délire même de son ambition et de son orgueil, jusqu’aux folies de cette politique effrénée, impitoyable, qui nous ont coûté si cher. Et je crois que c’étaient là les sentimens qui conviennent, de grand peuple à grand homme.

Mais aujourd’hui, après les publications de Michelet, de Lanfrey, de M. Proth, de M. Iung, qui pourrait de bonne foi considérer encore cette appréhension du scandale comme autre chose qu’une respectable puérilité ? Tout n’a-t-il pas été dit contre Napoléon ? Est-il une insinuation infamante, une injure, une calomnie, que ses détracteurs lui aient épargnée ? Ne lui a-t-on pas contesté jusqu’au génie militaire, jusqu’au courage du soldat, comme le faisait déjà Lewis Goldsmith en 1814, dans son immonde libelle ? N’a-t-on pas essayé de prouver qu’il n’était au fond qu’un bandit fourbe, sanguinaire et luxurieux ? Vains efforts ! Après un si furieux assaut, l’empereur continue à dominer tranquillement le siècle, au seuil duquel se dresse sa colossale figure. Telle, la statue de Memnon à l’entrée du désert égyptien. Des mains sacrilèges ont essayé de meurtrir le calme visage de granit que les siècles avaient respecté. Mais tant qu’il y aura des hommes, ils s’arrêteront pensifs aux pieds de l’image géante et mesureront leur petitesse à sa grandeur. Ainsi fera la postérité devant le sphinx à la face énigmatique et souveraine qui fut Napoléon.


Toujours lui ! Lui partout ! — ou brûlante ou glacée,
Son image sans cesse ébranle ma pensée…
Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes.
Éperdu, je ne puis dans ces mondes sublimes
Remuer rien de grand sans toucher à son nom.


Et voici justement que sa légende, son indestructible légende, se lève de toutes parts autour de nous, radieuse comme un astre. En ce déclin d’un siècle né dans l’enthousiasme et qui s’achève dans la morne tristesse d’un universel désenchantement ; à cette heure où la société battue en brèche ne sait ni se réformer ni se défendre, et où le plus formidable péril menace tout ce que nous aimons, l’urbanité et la douceur des mœurs, la culture délicate des esprits, les chères idées de tolérance, de liberté et de patrie, l’art, la science même, dont se réclament les nouveaux barbares et qui périra comme le reste sous leur domination brutale ; à cette heure d’angoisse que nous traversons, quelle diversion bienfaisante, quel réconfort, que de pouvoir nous réfugier dans les souvenirs de cet héroïque roman de cape et d’épée, que de vivre par la pensée, ne fût-ce qu’un instant, d’une vie plus fière et plus noble que celle où nous condamne l’absence de toute foi commune, de tout haut idéal ! N’est-ce pas pour cela que la légende napoléonienne renaît parmi nous ? Cette France que nous y trouvons, si différente de la nôtre, exerce sur nos esprits une irrésistible séduction. — « Voilà donc, pensons-nous, ce que nous étions il y a un siècle ! Comme le corps social était robuste et sain en ce temps-là ! Quelle sève généreuse dans la nation ! La belle et forte race que ces hommes ! Comme ils vivaient ! Comme ils mouraient aussi ! Quelle vertu s’est donc échappée de nous, que nous ressemblons si peu à cette génération superbe ?… »

Éveillant en nous ce sentiment unanime, la sublime épopée cesse d’être la propriété d’un parti, l’objet du culte de quelques dévots intéressés ; elle s’élargit et se hausse aux proportions d’une sorte de religion nationale. Abusée un instant, la conscience française s’est enfin décidée à comprendre que cette légende n’aurait pas enfoncé de si profondes racines au cœur de notre peuple, si elle n’était, en somme, moins menteuse que l’histoire mesquine et impie sous laquelle on a prétendu l’étouffer. Et je ne crois pas, quant à moi, que l’instinct populaire ait tort de réviser le jugement étroit qu’on présentait à la France comme l’expression définitive de la vérité sur Napoléon.

Certes, ce fut un terrible faucheur d’hommes. Qu’il soit haï des mères d’aujourd’hui, en souvenir de tant d’enfans qu’il a pris à celles d’autrefois, j’y consens. Mais que notre cœur à nous, notre cœur d’hommes et de soldats bondisse toujours à son nom. Les besognes héroïques qu’il exigeait des siens, la patrie nous les demandera peut-être demain. Et c’est se préparer à les mieux accomplir que de penser souvent à la manière dont s’en acquittaient les compagnons du grand capitaine. Malheur à la France, le jour où cette sanglante et virile histoire cesserait de la toucher !

D’ailleurs, le crime n’est pas de faire tuer des hommes. La plante humaine n’a droit qu’à peu de jours. La trancher avant l’heure n’est pas troubler l’ordre éternel des choses, mais le devancer seulement. Fauchée ainsi, elle repousse aussi drue. C’est l’affaire de quelques printemps. Le vrai crime est de dégrader, d’avilir l’âme d’une nation. Car cette âme n’est point une chose qui passe comme les hommes, mais qui demeure ; et il n’existe point de puissance bienfaisante qui se charge de guérir le mal qu’on a fait à cette âme, comme il y a une féconde et réparatrice nature qui se hâte de susciter des générations nouvelles pour compenser les pertes des générations décimées. Là, donc, toute blessure est profonde, lente à guérir, — si même elle guérit. La néfaste conception matérialiste de la vie, partout triomphante aujourd’hui, destructive de toute généreuse aspiration, nous fait de ces invisibles et mortelles blessures par où s’écoule le meilleur de nous-mêmes. Napoléon ne nous en a pas fait de semblables. Il n’a tranché que dans notre chair. Les plaies qu’il a faites se sont refermées. Echappée à ses terribles mains, la France s’est retrouvée vaillante et forte. Le crime d’avoir avili l’âme de son peuple, qui oserait dire que Napoléon l’a commis ?

Il n’est pas même exact de prétendre que tout ce sang qu’il a fait couler crie malédiction contre lui. Ceux qui l’ont versé pour cet homme ont été moins ses victimes que les enthousiastes confesseurs de sa grandeur surhumaine. Allez demander à Lasalle, à Marbot et aux autres s’ils songeaient à se plaindre parce qu’on mourait jeune aux côtés de l’empereur ! Grâce à lui, la mâle allégresse de l’action faisait de leur courte existence un long enchantement. Leurs minutes étaient plus pleines que nos jours. Ces jeunes hommes ne regrettaient rien en tombant, car ils avaient vécu plus et mieux que les vieillards d’un autre temps, ils avaient épuisé la vie. Leur sang, dans lequel on veut noyer sa gloire, ce n’est pas pour cela, c’est au contraire pour la proclamer qu’ils l’ont répandu. L’invoquer contre lui, c’est falsifier un document, c’est altérer le sens d’un témoignage irrécusable. Et ce témoignage dit clairement : « Loué soit jusqu’à la consommation des siècles le magicien qui nous a fait vivre le plus beau rêve que des hommes aient jamais vécu ! Pour lui nous mourions avec joie, parce qu’au degré d’amour où nous étions montés, le sacrifice entier de nous-mêmes à notre dieu pouvait seul assouvir cet amour, — et aussi parce que nous sentions que, par la vertu de ce sacrifice, le plus obscur d’entre nous devenait le collaborateur d’une œuvre immortelle ! »

L’histoire bourgeoise, l’histoire positiviste d’aujourd’hui, — d’une vue si courte et d’une si pauvre psychologie, — triomphe, quand elle a dressé dans ses vaines statistiques le compte des existences qu’il a moissonnées. Elle ignore que la guerre a sa fonction ici-bas, et que cette fonction n’est pas uniquement malfaisante. L’orage brise des branches, déracine des arbres, ravine le sol. Mais il purifie l’air. Ainsi fait la guerre. Elle détruit dans l’ordre matériel ; dans l’ordre moral, souvent elle restaure. Les mâles vertus qu’un peuple asservi à d’égoïstes et grossiers appétits laissait tomber dans l’oubli, — et qui sont la condition même de son existence, — la guerre les ranime, les remet dans leur lustre. Et elle arrache ainsi ce peuple à la décomposition lente qui le minait ; elle le meurtrit, mais elle le régénère.

Sans doute Napoléon a trop aimé la guerre. Qu’on dise donc si l’on veut que cet homme fut la Mort. Mais il fut la Vie également, et à un degré non moins éminent. En regard des hécatombes qu’exigeaient les grandioses et folles conceptions de son génie, que ne nous montre-t-on la plus belle de ses œuvres : la trempe d’héroïsme qu’il avait su donner à la nation ? Qui donc oserait, sans rougir de honte, comparer la qualité morale de sa France à lui et de la nôtre ? — « Mes jeunes soldats, l’honneur et le courage leur sortaient par tous les pores ! » disait-il de ses conscrits de 1813, après une affaire où ces enfans s’étaient battus comme des lions. L’honneur et le courage, le dévouement au devoir, l’esprit de sacrifice à la patrie, l’amour de la gloire : oui, voilà bien de quelle forte pâte ses puissantes mains avaient pétri la France.

Et la gloire, quoi qu’on dise, n’est pas un vain mot, — un rayon de soleil fugitif qui se pose un instant et s’en va. Ce rayon d’or pénètre. Il féconde, il éveille à la vie de mystérieuses puissances endormies au fond de la conscience des peuples. La gloire est une force, une force agissante, une force qui dure et qui se transmet. Elle stimule les générations nouvelles à ne pas déchoir du haut rang où les anciennes ont placé la patrie. Ceux qui, comme Louis XIV et Napoléon, ont donné la gloire à un peuple, demeurent éternellement les bienfaiteurs de ce peuple : car ils lui ont conféré ainsi une vigueur morale, un mâle orgueil, une claire conscience de sa dignité, qui, le relevant à ses propres yeux comme aux yeux des autres, l’obligent à penser et à agir plus noblement, ne fût-ce que pour rester égal à lui-même. Or, quelle gloire est comparable à celle que la France doit à son empereur ?

Tel fut Napoléon : le plus grand créateur d’énergie et d’enthousiasme, le plus puissant distributeur d’idéal qui ait jamais paru. Il eut le don merveilleux d’élever un peuple tout entier bien au-dessus du niveau moyen de l’humanité, de lui inspirer jusqu’au délire les plus généreuses passions. Avant lui déjà la Révolution, — dont il continua l’œuvre et à laquelle il reste indissolublement uni, — avait accompli ce miracle. Pardon et oubli aux échafauds de l’une, aux tueries de l’autre ! Il n’y a pas de sang versé qui puisse prévaloir sur un semblable bienfait. Voilà ce que commence à sentir confusément la France, voilà le trait essentiel de cette prodigieuse histoire qu’elle retient et que tout le fiel d’un Barras ne parviendra pas à effacer. Quelle prise croit-on que les commérages suspects d’un envieux exaspéré puissent avoir sur l’homme extraordinaire qui a victorieusement résisté, non seulement aux vulgaires pamphlets, mais au puissant appareil scientifique mis en œuvre contre lui par un penseur et un écrivain tel que Taine ?

— Mais, me dira-t-on, l’Empereur n’est pas seul attaqué dans les Mémoires de Barras. Il s’y trouve aussi de fâcheuses insinuations à l’adresse de Joséphine. Ne redoutez-vous pas de paraître, dans une certaine mesure, complice de la mauvaise action commise par l’auteur, si vous portez à la connaissance du public ce que Barras donne trop clairement à entendre sur la nature de son intimité avec Mme de Beauharnais ?

Je me contente de renvoyer au supplément de la Biographie Michaud[14] et aux Papiers et Correspondances de la Famille impériale[15], les personnes à qui je pourrais avoir le malheur de déplaire en livrant à la publicité les méchans propos de l’ex-membre du Directoire sur celle qui fut l’Impératrice des Français. Il suffira de jeter les yeux sur cet article de la Biographie et sur les deux lettres de Joséphine à Barras, publiées par la commission qui accepta la tâche de fouiller, après le 4 septembre 1870, dans les papiers de l’empereur Napoléon III, pour se convaincre que les Mémoires de Barras, quelles que soient les insinuations qu’ils contiennent, n’apprennent rien sur ce point qui ne soit depuis longtemps divulgué. Il serait donc tout à la fois injuste et absurde de prétendre que j’aie manqué, en les publiant, à la réserve et aux égards qu’un galant homme doit même à la mémoire d’une femme, — surtout bonne et charmante comme le fut celle-là. J’aurais reculé, sans doute, devant la révélation des faiblesses auxquelles il est malheureusement trop certain que Joséphine s’est laissé entraîner, avant qu’un sentiment profond, — et qui probablement était nouveau pour elle, — l’eût purifiée de ces « vices du temps », et fait de la veuve trop vite consolée d’Alexandre de Beauharnais l’irréprochable épouse du premier consul et de l’empereur. Mais le fait que la coquette et frivole amie de Mme Tallien n’ait pu traverser sans y laisser quelque chose de sa bonne renommée une époque telle que celle du directoire, où la moralité publique était tombée si bas, et où la vertu des femmes était inévitablement exposée aux atteintes de l’universelle corruption, — ce fait, qu’on le veuille ou non, appartient au domaine public de l’histoire.

Est-ce donc à Joséphine que les indiscrétions, les lâches médisances de Barras feront du tort ? Hélas ! nous le savions déjà, qu’elle fut faible, et, s’il faut tout dire, nous le lui avons depuis longtemps pardonné, tant sa grâce, tant sa divine bonté, tant son abnégation à l’heure tragique du divorce ont éloquemment plaidé sa cause auprès de nous ! Mais ce que nous ignorions peut-être, c’est que les beaux dehors de gentilhommerie dont aimait à se parer le comte de Barras cachaient l’âme d’un pleutre. Et ce point sera, je pense, suffisamment mis en lumière quand on aura vu le langage dont il use envers celle qui fit à ce faquin beaucoup trop d’honneur en le distinguant. Ajouter ce nouveau trait à ce que l’on connaissait du cynisme et de l’immoralité de cet homme, le montrer — et sur son propre témoignage — plus vil qu’on ne le soupçonnait de l’avoir été, n’est-ce pas une manière encore de défendre contre ce diffamateur la grande figure qu’il a voulu outrager ?

Et c’est pourquoi j’entreprends avec une sécurité absolue cette publication, où la mémoire de Napoléon n’a, j’en suis convaincu, rien à perdre, — et où l’histoire trouvera certainement son profit. J’en prends à témoin l’empereur lui-même :

« La calomnie a épuisé tous ses venins sur ma personne ; elle ne saurait plus me heurter ; elle n’est plus pour moi que le poison de Mithridate… Les pamphlétaires, je suis destiné à être leur pâture, mais je redoute peu d’être leur victime : ils mordront sur du granit. Ma mémoire se compose toute de faits, et de simples paroles ne sauraient les détruire… Si le grand Frédéric ou tout autre de sa trempe se mettait à écrire contre moi, ce serait autre chose, il serait temps alors de commencer à m’émouvoir peut-être ; mais quant à tous les autres, quelque esprit qu’ils y mettent, ils ne tireront jamais qu’à poudre… Le mensonge passe, la vérité reste… A quoi ont abouti, après tout, les immenses sommes dépensées en libelles contre moi ? Bientôt il n’y en aura plus de traces, tandis que mes monumens et mes institutions me recommanderont à la postérité la plus reculée… Malgré tous les libelles, je ne crains rien pour ma renommée. La postérité me rendra justice. La vérité sera connue, et l’on comparera le bien que j’ai fait avec les fautes que j’ai commises. Je ne suis pas inquiet du résultat[16]… »

Si j’avais besoin, pour publier les Mémoires de Barras, d’une autre autorisation que de celle de ma conscience, je la trouverais dans cette grande parole sous le poids de laquelle Napoléon, avec la souveraine autorité du génie sur de lui-même et de son œuvre, a d’avance accablé tous ses diffamateurs. Barras comme les autres « mordra sur du granit ».


George Duruy.
  1. Extrait d’un mémoire présenté par M. Paul Grand à la première chambre du tribunal civil de première instance, le 25 février 1833.
  2. Tentative d’enlèvement des papiers politiques de l’ex-directeur Barras ; consultation à ce sujet par M. Pierre Grand, avocat à la cour royale, suivie des adhésions motivées. Paris, 1829, chez Delaforest, libraire.
  3. On peut lire les intéressantes plaidoiries prononcées à cette occasion, dans la Gazette des Tribunaux, n° du 28 février et du 7 mars 1829.
  4. Dans une sorte de manifeste daté du 20 juin 1819 et portant pour titre : « Le général Barras à ses concitoyens, » l’ancien membre du directoire annonçait en ces termes l’intention de composer ses Mémoires :
    « Il vient de paraître, sous le nom de Souvenirs et anecdotes secrètes, un ouvrage contre lequel je suis forcé de réclamer publiquement… Peut-être un jour, si ma santé affaiblie par tant de vicissitudes m’en laisse la faculté… peut-être essaierai-je de rendre à mes concitoyens le compte moral que leur doivent les hommes qui ont manié les affaires de l’État dans des temps bien difficiles ; mais avant de publier mes Mémoires, je n’ai pas dû retarder à donner un désaveu nécessaire pour établir la vérité la plus importante… »
    Ce manifeste imprimé (quatre pages d’impression) fait partie, comme tous les documens dont j’invoquerai le témoignage sans indication particulière de provenance, des papiers laissés par M. Rousselin de Saint-Albin. Il a été publié dans plusieurs journaux de l’époque.
  5. La Suite au Mémorial de Sainte-Hélène, sans doute, par Grille et Musset-Pathay. Paris, 1824, 2 vol. in-8o.
  6. Ces trois récits, sauf quelques différences insignifiantes, concordent absolument entre eux. J’ai donné le plus long et le plus intéressant, celui-là même dont s’est servi M. de Saint-Albin. A la suite de l’un des deux autres récits autographes de Barras, que je n’ai pas cru nécessaire de reproduire ici, se trouvent quelques lignes importantes qui, s’il y avait un doute possible sur la réalité de la mort de Louis XVII au Temple, trancheraient définitivement la question : « Rendu au Comité de Salut public, je leur parlai de ma visite au Temple, de la négligence, même de la mauvaise tenue des appartemens qu’occupaient le prince et la princesse, de la maladie grave dont était atteint le premier, qu’il était urgent d’envoyer des médecins et de redoubler de soins dans l’état de faiblesse où il se trouvait, que j’en rendrais compte à la convention. Garde-toi bien, me répondit-on, nous allons nous occuper et donner les ordres pour que les prisonniers soient bien traités et soignés ; je m’assurai que ces ordres furent donnés et exécutés. Mais le jeune prince était travaillé par une maladie humorale qui avait déjà fait des progrès, de sorte que, malgré tous les soins qu’on lui porta, il succomba. »
  7. Voir plus haut la lettre de Barras à M. de Saint-Albin, où il le charge expressément de rectifier et de rédiger un manuscrit et des notes autographes qu’il lui envoie. Ce manuscrit est probablement la très curieuse relation de ses deux voyages aux Indes, de 1776 à 1783, dans laquelle se trouvent les plus intéressans détails sur le siège de Pondichéry par les Anglais en 1778 et sur les campagnes navales du bailli de Suffren. M. de Saint-Albin n’a donné que la substance de cette relation dans les premiers chapitres des Mémoires. — Voir aussi plus haut l’exposé de M. Paul Grand au tribunal civil de première instance : « Restait à donner à ces notes (de Barras) le style convenable. » Elles sont en effet souvent informes, et il ne pouvait pas plus alors qu’aujourd’hui être question de les publier dans cet état rudimentaire.
  8. Transaction du 19 juin 1833, entre MM. de Saint-Albin et Paul Grand ; cession du 31 mai 1834, par M. Courtot à M. de Saint-Albin, par-devant Me Damaison, notaire à Paris.
  9. Lettre de M. de Saint-Albin à Mme de Barras, du 1er septembre 1832.
  10. La famille de Saint-Albin était même alliée à Barras, par le mariage en premières noces de M. Rousselin de Saint-Albin avec une deeoisolle de Montpezat, parente de Barras.
  11. Paris, Dentu, 1873. Le volume contient en outre d’intéressans extraits d’œuvres de M. Rousselin de Saint-Albin, sur Hoche, Championnet, Kléber, Malet, Danton et Dugommier. Quelques-unes de ces œuvres, l’histoire de Kléber et celle de Danton en particulier, sont encore inédites. Le fragment incomplet et inexact des Mémoires de Barras relatif au 9 Thermidor a été reproduit par M. de Lescure dans le premier volume des Mémoires sur les journées révolutionnaires, de 1789 à 1799. (Bibliothèque des Mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle ; Paris, F. Didot, 1875.)
  12. De Orat., II, 15.
  13. Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Pion et Dumaine, 1870, t. XXXII, p. 264.
  14. Tome 69, article Joséphine, page 225 et suivantes.
  15. Papiers et correspondances de la Famille impériale. Paris, 1872, chez Beauvais, tome II, p. 1 et 2.
  16. Fragment empruntés au Mémorial et reproduits dans la Correspondance de Napoléon Ier. Paris, Pion et Dumaine. 1870, tome XXXII, p. 252, 287 et 325, passim.