Introduction à la science de l'histoire, de M. Buchez

INTRODUCTION
À LA
SCIENCE DE L’HISTOIRE
OU
SCIENCE DU DÉVELOPPEMENT DE L’HUMANITÉ,


PAR M. BUCHEZ.[1].

Plusieurs personnes, tant en France qu’en Allemagne, ont manifesté de l’étonnement, lorsqu’il nous est arrivé de dire, il y aura bientôt deux ans, que le moment était venu en France de travailler à une philosophie nationale : elles nous ont demandé si la science n’avait pas la généralité pour principal caractère, et si nous concevions une algèbre ou des mathématiques nationales. Déjà nous avons eu l’occasion quelque part de distinguer les procédés de l’esprit, quand il s’applique aux faits de l’ordre physique, des conditions auxquelles il est soumis, quand il s’applique aux notions de l’ordre moral. Mais, comme le moment nous semble opportun d’éclaircir cette affaire, nous nous y arrêterons quelque peu.

Quand vous lisez un dialogue de Platon, votre attention n’a-t-elle pas besoin de force et de souplesse, pour se transporter et se maintenir dans l’intelligence de cette logique grecque ? La logique est éternelle et générale, de tous les temps et de tous les lieux, comme l’esprit même ; mais dans le Théétète, dans le Protagoras, dans la République, elle a des formes particulières, un costume, des habitudes, des subtilités, d’interminables déductions, qui tiennent, non pas à la racine même de l’humanité, mais à la variété de l’esprit grec. Aristote est Grec autrement que Platon, dans sa manière de penser, mais il est encore Grec par la forme. La scolastique, au moyen âge, n’a pas été autre chose que l’industrieuse résurrection des procédés extérieurs de la spéculation grecque ; cette exhumation eut son labeur et son utilité : mais dès que la pensée moderne eut acquis par cet apprentissage la conscience d’elle-même, elle voulut se développer à sa façon. Descartes a la prétention de penser comme un moderne et non pas comme un ancien ; il ne voulut pas avoir sur les épaules la tête d’Aristote, mais la sienne, et il se préféra au passé.

Qu’y a-t-il de général dans la philosophie grecque ? le point de départ et ses résultats. Penser est un acte humain, trouver des axiomes et des principes est la plus noble conquête de l’humanité, mais les procédés de la recherche sont particuliers et spéciaux ; ils appartiennent à l’homme, ils appartiennent à la nature ; ils sont individuels, passagers et changeans. La philosophie sous une face est une méthode ; il y a une méthode grecque, donc une philosophie grecque.

Kant a changé la manière de spéculer des Allemands ; mais lui-même a pensé comme un Allemand. Il a laissé des résultats généraux en métaphysique et en morale, mais il a parcouru des routes qu’il s’était faites lui-même ; sur ses traces l’Allemagne entière s’y est engagée. Les résultats obtenus par Kant, Fichte, Hegel et Schelling appartiennent à tous les esprits intelligens, mais la méthode est germanique : il y a donc une philosophie allemande.

N’y aurait-il pas aussi une philosophie française ? Après avoir produit Descartes, la France n’a plus eu de métaphysiciens de premier ordre, je parle de ces métaphysiciens initiateurs, hommes aussi rares que les fondateurs de religions. L’Europe moderne n’en compte que trois, Descartes, Spinosa et Kant. Sans Descartes, Leibnitz ne serait pas ; Spinosa constitue à lui seul le panthéisme ; les philosophes modernes de l’Allemagne sont des enfans de Kant, qui n’ont pas surpassé leur père. Or, le génie français, dès qu’il eut constitué métaphysiquement la raison, se hâta de l’appliquer. Il l’appliqua aux affaires de la religion et de la société. Dans l’âge de Louis xiv, Bossuet, Jurieu, Pascal et Fénelon travaillent différemment à une théologie et à une politique rationnelle. Donc, au dix-septième siècle, le génie français eut une évolution directe. Au dix-huitième, la suite de nos développemens est peut-être encore plus sensible. La religion et la sociabilité occupent Diderot et Voltaire ; la politique et l’histoire sont cultivées par Montesquieu, Rousseau, Boulanger, Turgot et Condorcet. Est-ce assez clair ? La révolution continua la théorie, et la péripétie de 1830 rétablit la souveraineté de cette raison, que Descartes avait proclamée en 1637. Jamais la pensée d’une nation n’eut une évolution plus directe, et c’est en ce sens que nous déclarons l’originalité de la philosophie française.

La philosophie française ne se distingue pas tant des autres philosophies par la forme que par le fonds, non pas tant par la méthode que par les objets auxquels elle s’applique et par les résultats qu’elle obtient. Elle n’a pas une dialectique particulière comme dans Aristote et dans Platon, des formules indigènes comme dans Kant et dans Hegel ; et pour la forme, elle a l’avantage de se confondre avec la langue commune du bon sens. Son caractère principal n’est pas non plus métaphysique ; après l’initiative de Descartes, elle passe immédiatement à la politique, où elle triomphe. Même ses prémisses métaphysiques influent si peu sur la pratique, qu’ils se trouvent avec elle en contradiction logique. Ainsi, la philosophie du dix-huitième siècle, qui, avec Locke et Condillac, expliquait la vie par la sensation et la sensibilité, a produit les hommes généreux et dévoués qui ont supporté, en le sauvant, le fardeau de notre première révolution ; et le sensualisme, comme disent les éclectiques, a fait des martyrs. Nous avons sous les yeux les glorieux résultats du spiritualisme de la restauration.

Il y a donc une philosophie française pour le fond des choses et les résultats obtenus ; il y a en Europe une philosophie sociale, politique, qui surtout a été cultivée en France, et que, par cette raison, il est juste d’appeler française ; c’est la philosophie instaurée par Descartes, continuée par Fénelon, Pascal, Bossuet, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Boulanger, Turgot, Saint-Simon, Condorcet, Benjamin Constant ; c’est la philosophie des peuples, la science sociale, qu’il n’est pas permis d’abandonner pour se jeter dans quelque sentier détourné, ainsi que l’a voulu faire la philosophie de la restauration, paupertina philosophia, cet éclectisme qui expire aujourd’hui sous le mépris des jeunes générations.

Il y a donc une philosophie française, une philosophie nationale qu’il faut poursuivre et agrandir ; avec la faculté et le génie qui appartiennent à la France, il faut cultiver le champ de la sociabilité humaine. Nous avions donc raison d’appeler de nos vœux une philosophie nouvelle et nationale, qui parte du sein de la société française et qui, à la fois métaphysique, sociale et pratique, nous conduise vers l’avenir. Nous persistons dans cette route, et c’est avec une ineffable joie que, de jour en jour, nous y rencontrons un plus grand nombre de jeunes hommes de cœur et de talent.

Le livre de M. Buchez nous a causé une sérieuse et profonde émotion, que nous voudrions, par degré, communiquer à nos lecteurs. Il faut d’abord apprécier la situation de l’écrivain. Au milieu du dix-huitième siècle, deux directions parallèles, dans la science de la sociabilité, se développèrent en Allemagne et en France ; l’Allemagne eut Kant, Fichte, Herder ; la France eut Rousseau, Boulanger, Turgot et Condorcet. Le but des penseurs des deux pays fut le même, mais leur situation était différente et leur méthode contraire. Aujourd’hui, l’Allemagne et la France ont profité l’une de l’autre ; elles en profiteront encore, et d’autant mieux que chacune gardera plus l’indépendance de son propre caractère ; aussi n’avons-nous jamais hésité à considérer attentivement l’érudition et la philosophie d’outre-Rhin, car nous étions certains de ne jamais laisser abolir dans notre âme la conscience de la patrie. L’auteur du livre que nous examinons est resté complètement étranger aux travaux de l’Allemagne ; il appartient exclusivement à l’école de Turgot, de Boulanger, de Condorcet et de Saint-Simon : rien n’a traversé cette descendance directe. Cette position simple comporte des avantages et des inconvéniens. Si d’un côté l’auteur est plus ferme et plus résolu dans les déductions de ses pensées, de l’autre il s’est privé de notions, tant métaphysiques qu’historiques, qui eussent accru ses forces sans nuire à leur développement.

La composition de M. Buchez est originale, avec ses qualités et ses défauts ; la lecture en est laborieuse, mais attachante, dure parfois, mais pas ingrate ; seulement elle ne convient pas à ces attentions légères qui se rebutent facilement, et qui délaissent les choses profondes, quand elles les rencontrent, pour aller se poser sur des superficies agréables. Mais le lecteur courageux et persévérant recevra nécessairement une impression durable et vivifiante. La conviction qui anime l’écrivain, les croyances qui le constituent et le possèdent, sont marquées d’un caractère de sincérité qui commande l’intérêt et l’estime. M. Buchez est un ardent soldat de la cause de l’humanité ; il a la passion du vrai, la haine de l’erreur ; il poursuit partout l’égoïsme, sous toutes ses formes et dans toutes ses hypocrisies ; il prêche le dévoûment, il gourmande son siècle avec âpreté ; il a pour lui des paroles amères, de sanglantes remontrances, même des colères injustes ; mais, dans les plaintes et les invectives qu’exhale l’écrivain, respire une indignation si sincèrement accentuée, qu’elle se fait respecter même de ceux qui ne la partageraient pas tout entière. Après tout, il est bon aujourd’hui que chacun dise franchement ce qu’il a dans la tête et sur le cœur : ce qui est anguleux est plus facile à saisir, à combattre ou à défendre. M. Buchez se recommande moins par l’éclat du style et de la forme, que par un fonds sérieux et substantiel ; l’économie de son livre n’est pas saillante et lucide ; l’expression de l’écrivain n’est ni pittoresque ni sonore, son allure n’est pas impérieusement entraînante ; et cependant l’ouvrage émeut avec une lenteur puissante ; sa substance, un peu indigeste, alimente l’esprit et finit par l’échauffer ; l’écrivain devient lui-même parfois éloquent et poète, non tant par la force et l’énergie de son verbe, qu’à force de cœur et de probité. Pour conclure, le livre et les doctrines de M. Buchez méritent un examen approfondi : le lecteur sait maintenant que ce philosophe se présente à lui comme élève de l’école française de Turgot, de Condorcet et de Saint-Simon, ajoutant aux travaux de ses maîtres ses propres études. Nous pouvons entamer l’analyse de son Introduction à la science de l’histoire.


Prolégomènes. — La société est malade, elle doute et elle est égoïste. Le bien social est le dévoûment, le sacrifice ; le mal, c’est l’égoïsme, l’égoïsme défiant, disputeur et sans pitié. Il n’y a que deux systèmes de politique et de gouvernement possibles : celui qui se meut dans les intérêts de tous, et celui qui n’a de mobiles que des intérêts individuels. La société européenne offre à l’œil de l’observateur deux classes distinctes : l’une est en possession de tous les instrumens de travail, terres, usines, maisons, capitaux ; l’autre n’a rien, elle travaille pour la première. Ici tableau de la société ; critique de l’état actuel de l’industrie et de la lutte organisée par la concurrence. La condition des femmes est déplorée ; les femmes se divisent en deux classes, celles qui ont une dot et celles qui n’en ont pas. Quant à la femme mariée, elle est possédée comme une chose, elle ne peut ni contracter ni vouloir sans l’autorisation de son maître ; et encore ces femmes à qui leur dot a fait trouver un mari, sont les heureuses, les privilégiées de leur sexe. En voici d’autres dont la condition est plus triste encore : le plus grand nombre des femmes se compose de salariées, journalières ou ouvrières ; celles-ci sont en concurrence avec les hommes pour les travaux qui donnent à vivre ; car, comme eux, elles n’ont de garanties contre la faim que dans un emploi. Peinture de la misère et de la détresse de ces femmes. Après cette exposition du sort des travailleurs, l’auteur passe aux contradictions morales et rationnelles qui blessent les besoins logiques et sentimentaux des hommes. La société manque de croyances ; elle n’a pas non plus de sympathies générales ; elle est la proie d’un individualisme égoïste.


LIVRE i. Chap. i, ii, iii, iv. — Il est un fait hors duquel on ne peut concevoir un homme, une condition d’existence dont on ne pourrait l’isoler sans l’anéantir ; c’est la société. Or, il n’y a de société que là où il existe un but commun d’activité, qui rallie tous les hommes dans un même désir, un même système, un même acte. Donc la durée de la société et sa force sont proportionnées à la fécondité et à l’énergie du principe d’activité qui la réunit. Dés qu’il y a but commun, il y a possibilité et nécessité logique de coordonner la série des actes à accomplir pour atteindre la fin proposée dans un certain temps : donc il y a nécessité d’un gouvernement qui prévoie par quels points il faut passer pour arriver au résultat, et qui arrange et classe les différens mouvemens et leurs divers modes dans l’ordre exigé par la fin même qu’il s’agit d’atteindre. Une démolition peut s’opérer d’une manière anarchique ; toute fondation ressort d’un pouvoir.

Dans la société il n’y a en réalité rien de semblable à ce que l’on appelle jeunesse et décrépitude chez l’individu ; les générations ne se succèdent pas une à une ; tout est mêlé, de telle sorte que la naissance, la mort, l’adolescence, la maturité et la vieillesse, sont toujours présentes en même temps et dans les mêmes rapports numériques. Pour déterminer le but d’activité d’une nation, il faut le trouver par définition du but d’activité de l’humanité. Pour reconnaître le but final de l’humanité, il faut le chercher dans quelque chose qui soit plus qu’elle, dans la formule de la fonction du globe terrestre et du système planétaire auquel il appartient ; car il n’y a que le monde qui soit plus grand que l’humanité.

L’humanité, qui est fonction de l’univers et un des rouages du mécanisme universel, a déjà beaucoup vécu, beaucoup agi ; elle a engendré bien des sociétés différentes ; et toutes ces choses ont été faites incontestablement dans la ligne de ses fonctions universelles. La loi humanitaire est écrite dans ces faits. Donc il faut chercher dans l’histoire, et il est possible d’y trouver la loi de génération des phénomènes sociaux, qui ne peut être autre chose que la manifestation même de la loi fonctionnelle. Il y a donc lieu à une science de l’histoire.

La science de l’histoire est assise sur deux idées : celle de progrès et celle d’analogie des facultés de l’humanité avec celles de l’homme individuel. Nous devons la première à Bacon, et la seconde à Condorcet. Le sentiment progressif, le désir et l’espérance d’un avenir meilleur est toujours vivant et actif dans le cœur de l’humanité ; c’est son état normal. L’antiquité pensait, avec Ocellus de Lucanie, que tout ce qui appartient à ce monde est mobile et changeant. Les sociétés naissent, croissent et meurent comme des hommes pour être remplacées par d’autres générations de sociétés, comme nous serons, nous autres, remplacés par d’autres générations d’hommes. L’antiquité ne dépassa pas cette conception. Son histoire fut trop courte pour que l’idée de progrès eût l’occasion d’y naître, bien que le sentiment y existât ; même dans la société chrétienne, cette idée ne se trouva pas. Cependant le nouveau Testament renfermait plusieurs passages qui indiquaient que la révélation n’était pas complète ; mais on ne fit pas attention à ces passages par lesquels le révélateur voulait lier le livre du progrès chrétien aux livres du progrès futur. Au seizième siècle, les premiers germes de cette idée furent jetés dans le monde philosophique : c’est l’époque où vint éclore l’œuvre du moyen âge. Machiavel, dont les travaux ferment le quinzième siècle et ouvrent le seizième, ne connaît encore qu’un cercle fatal que toutes les sociétés doivent parcourir. Bacon vint ensuite, qui traça dans le De augmentis scientiarum le plan d’une histoire littéraire des idées et des travaux de l’humanité, et l’histoire devenait, sous sa plume, un enseignement pour l’avenir. Il est vrai que l’idée de progrès n’était pas expressément déposée dans la théorie de Bacon, mais elle était préparée par elle. Vico, avec son plan circulaire, est un disciple du chancelier d’Angleterre. Au dix-huitième siècle, en France, Boulanger, Turgot, Condorcet, développèrent l’idée d’un progrès social continu. Saint-Simon fut l’héritier et le représentant de cette école, au commencement du dix-neuvième siècle. Cette exposition historique a été faite par M. Buchez avec une probité ferme, et lui prête une force immense au moment d’arriver à l’énonciation de ses propres idées.

Pour s’élever à la conception de la liaison des faits et de l’harmonie universelle dont notre monde, l’humanité, les nations ne sont que des parties, l’écrivain philosophe dont nous nous occupons, a deux points de vue, celui des hommes et celui de l’univers. Toutes les parties de l’humanité tiennent les unes aux autres, et pas un mouvement ne peut s’opérer dans une d’elles, sans que la masse entière ne soit ébranlée, pas un son s’élever, qu’il ne se propage. Le concours de plusieurs nations vers un même but hâte le progrès. Une nation isolée, réduite à ses propres forces, se traînerait sur la voie du perfectionnement et avec plus de peine. Examinez la position de l’humanité vis-à-vis l’ensemble phénoménal dans lequel elle existe, et vous concevrez qu’elle est fonction de l’univers, dans la rigueur mathématique de ce mot. L’état phénoménal actuel a commencé. Antérieurement, il a existé plusieurs états différens les uns des autres ; les recherches et les discussions géologiques modernes ne laissent pas de doute à cet égard. D’un autre côté, examinez l’embryon humain, le fœtus encore enfermé dans le ventre de la mère, vous le verrez passer par des états d’animalités différens, s’élevant par des évolutions successives du rang animal où l’organisation est la moins riche et la plus simple, jusqu’à celui où elle est la plus compliquée et la plus puissante, jusqu’à l’homme. Ainsi le progrès est un fait universel, un fait plus qu’humain. Ainsi l’humanité se meut suivant une loi plus haute qu’elle, bienfaisante, mais rigoureuse, une loi devant laquelle elle n’existe que comme fonction.


Chapitre v. — Physiologie sociale. Prolégomènes. — Une doctrine nouvelle n’est reconnue vraie pour l’humanité qu’aux trois conditions suivantes. 1o  Se faire aimer pour elle-même ; 2o  être démontrée supérieure, rationnellement supérieure à toute autre ; 3o  inspirer la confiance de sa réalisation inévitable et complète. La doctrine nouvelle doit être reconnue n’être autre chose qu’une prévision de l’avenir : aimer ce qui n’est encore qu’une doctrine, c’est aimer une espérance ou désirer. La foi, en un mot, n’est autre chose que l’assentiment, dans une seule pensée, du sentiment, du raisonnement, joint à la conviction de sa force. Le christianisme n’a triomphé que par la foi.


Généralités. — Le but immédiat de l’investigation scientifique est de trouver l’ordre de succession des phénomènes, et de connaître leurs relations réciproques de dépendances, de manière que, un état phénoménal étant donné, on puisse, par un calcul plus ou moins compliqué, découvrir quel état phénoménal l’a précédé et quel sera celui qui lui succédera. Il est évident qu’on n’est déterminé à entreprendre des recherches, en vue d’une telle découverte, qu’autant qu’on admet l’existence d’une constante ou d’un principe invariable dans l’ordre de production phénoménale. L’origine des constantes, dans l’histoire de l’humanité, est la spontanéité humaine elle-même, et tous les élémens actifs qui lui sont subordonnés ; les variations sont l’expression de toutes les difficultés qu’offre la réalisation, c’est-à-dire des luttes de diverses natures que l’homme est obligé de soutenir, soit contre le monde extérieur, brut et humain, soit contre le monde même de ses propres passions ; elles sont l’occasion et la preuve de son libre arbitre. Or, il faut prendre les diverses constantes sociales que l’histoire nous fournit, faire de chacune d’elles une spécialité ; et sous chaque titre spécial, ranger dans leur ordre de succession historique, c’est-à-dire par ordre de dates, les variations qui leur appartiennent, et dont elles sont, en quelque sorte, le siège. Ces classifications linéaires de faits par ordre de dates et d’après leur homogénéité, ou l’identité de la constante originaire, constituent ce que l’on appelle des séries, c’est-à-dire, par définition, une suite de grandeurs croissantes ou décroissantes. Les séries du genre de celles dont nous nous occupons sont très comparables aux progressions dites arithmétiques. Considérée d’une manière abstraite, l’histoire est propre aux mêmes usages scientifiques que toute autre collection de faits. Cependant cette méthode empruntée aux sciences mathématiques a, dans l’application à l’histoire, des lacunes, et laisse des doutes dans l’esprit. La formation des séries ne peut être opérée sans altérer, sous quelques rapports, la raison des choses sociales, ou le caractère unitaire de l’humanité ; cette opération laisse des hiatus qu’elle ne peut effacer. Il faut commencer par les séries les plus générales, mais on peut se tromper sur cette généralité même. Il n’est pas non plus facile de trouver les bases ou constantes qui doivent servir à la fondation d’une série. Il faut donc contrebalancer cette espèce de mathématique historique par l’intervention d’une autre science, de la physiologie individuelle. On ne peut nier que les facultés abstraites de l’humanité ne soient identiques à celles de l’individu. Si l’on se porte d’ailleurs à l’origine des premières sociétés, on trouve la manifestation des aptitudes, des besoins et des facultés de l’homme à leur état le plus simple, à l’état individuel. C’est un individu qui a inauguré la société ; c’est à la physiologie individuelle que nous demanderons l’indication des bases des séries sociales.


Considérations générales sur la physiologie individuelle. — L’homme est une unité. Il est celui de tous les animaux où l’unité est le plus fortement organisée. Chez lui, toutes les fonctions partielles sont unies à un centre nerveux dont elles dépendent, et la vie de chacune d’elles est absolument attachée à l’intégrité de celui-ci. Cette centralité unitaire de l’organisme nerveux doit être considérée comme la traduction corporelle de notre unité spirituelle. Les physiologistes reconnaissent dans l’homme deux vies, l’une qu’ils nomment particulièrement animale ou de relation, l’autre qu’ils appellent organique et végétative. Les besoins sont les points d’union de la vie végétative et de la vie animale. Les facultés de la vie animale doivent de toute nécessité intervenir et agir, pour que les besoins obtiennent satisfaction. La vie animale procède tout autrement que la vie végétative. Tout résultat dans la vie animale est une combinaison à laquelle plusieurs facultés ont pris part : tout y est intermittent, mobile et successif : aussi, faut-il dire qu’après l’unité qui est le fait dominant de cette vie animale, la successivité est le plus général. Le système d’action dont nous nous occupons, a pour siége l’appareil nerveux, sans lequel nulle opération animale ne saurait avoir lieu ; nous sommes donc obligés de croire que l’organisme que nous y trouvons est la représentation exacte, si ce n’est la limitation du système idéologique lui-même, car il serait absurde de penser que l’organe d’une fonction soit indifférent ou contraire à l’accomplissement de son rôle. Il résulte, en outre, de l’existence d’un mécanisme nerveux de ce genre, la conséquence capitale qu’il y a une logique humaine invariable. Par le mot logique nous entendons ce fait de la nécessité imposée à toute idée, à toute sensation et à toute action de subir cette sorte de circulation à travers les diverses portions de l’organisme nerveux dont le nombre et les aptitudes spéciales sont appropriées à sa nature ; en sorte que tout principe et toute sensation engendre invariablement ses conclusions. Théorie de la névrosité dont voici les conclusions : les diverses conceptions logiques sur l’ordre et l’ensemble aussi bien que sur la connaissance des parties sont la mise en jeu ou la représentation d’un ordre et d’un ensemble qui est en nous organisé comme appareil. L’esprit qui est en nous est appelé à une fonction terrestre, et il est pourvu de toute l’instrumentation nécessaire à l’accomplissement de ce but. La certitude, au point de vue absolu, est la conscience de notre existence comme fonction ; au point de vue relatif, c’est la conscience de notre organisme. C’est le problème idéal de Platon expliqué physiologiquement. Dans le système nerveux, toute activité ne peut avoir que l’une de ces directions, du centre aux extrémités, ou des extrémités au centre. Du centre aux extrémités, voilà la synthèse ; des extrémités au centre, voilà l’analyse. La synthèse est l’opération la plus humaine de toutes ; l’acte analytique est ce qui l’est le moins : la synthèse et l’analyse combinées sont des moyens de certitude ; isolées, elles conduisent à des erreurs. L’état de création de la synthèse exige le plus haut degré d’exaltation ou d’activité de l’organisme nerveux. À considérer toutes les synthèses qui ont jusqu’à ce jour commandé les peuples, et elles s’élèvent à un bien petit nombre, on reconnaît que leurs auteurs ont eu seulement le temps de commencer ; ils n’ont fait que poser les premiers principes, mais ils les ont posés purs. La vie chez l’individu consiste dans une activité alternative qui va du centre à la circonférence, ou de la circonférence au centre, en passant par les trois états successifs de sentiment, de raisonnement, et de réalisation.


Physiologie sociale. — De même que l’individu est un, parce qu’il a un centre d’existence, l’humanité est une, soit qu’on l’envisage dans un temps limité, soit qu’on la considère dans sa continuité. Une unité, une centralité humaine ne peut être qu’une pensée centrale. La pensée existe par le signe ; le signe est le fait de la force spontanée qui est en nous. Le pouvoir de nommer, la création du signe est le fait humain par excellence, celui qui nous constitue ce que nous sommes ; c’est dans les propriétés qui se voient en nous la seule qui nous soit spéciale. L’humanité nous présente, comme l’individu, le fait du mouvement actif du centre à la circonférence ou l’état de synthèse, le fait du mouvement de la circonférence au centre ou l’état d’analyse, et un espace intermédiaire ou de transition entre ces deux états. La synthèse dure des siècles dans l’humanité, au lieu de quelques minutes qu’elle occupe dans l’individu ; c’est un dogme social universel. L’analyse n’est pas une doctrine sociale : elle est constituée par l’absence de tout système. L’état de transition existe par le passage de l’état de synthèse à celui d’analyse ; mais il n’y a pas d’intermédiaire entre cette dernière et le système opposé. Nous appelons âge logique le mouvement social qui représente l’acte logique complet, et qui commence avec la révélation d’un but d’activité propre à engendrer une synthèse, et se termine avec l’état d’analyse à l’invention d’une nouvelle doctrine unitaire. Une conception vraiment synthétique est toujours la religion. Il n’y a pas plusieurs religions, mais une seule. Le mot culte veut dire le mode éternel des communications entre Dieu et les hommes, soit de lui à eux, soit d’eux à lui ; de lui à eux, par l’enseignement et l’inspiration ; d’eux à lui, par la prière et le sacrifice. Et, sous ce rapport, il est en même temps sentiment, raison et acte. La transition de l’état de synthèse à l’état opposé s’opère par une succession de synthèses de plus en plus petites, qui sont toutes les déductions de celle qui les précédait. C’est en réalité une analyse qui commence et procède avec ordre, débutant par isoler de l’unité et faire vivre séparément les unes des autres les premières généralités qui se déduisent du système universel antérieur. Sous l’invocation de ce but, des nations se constituent et se nomment. C’est l’époque des grandes individualités et des religions protestantes. Dans l’état analytique pur, le but de la société, celui même de l’humanité, sont déduits de l’individualisme ou des droits des citoyens. Ce n’est plus l’humanité qui meut et dirige les fractions de temps et de nations ; mais ce sont des fractions, les circonstances momentanées qui la gouvernent. Cependant, cet état offre un avantage en vertu duquel il est une fonction du développement de l’humanité. Il met au jour tous les intérêts individuels que les organisations précédentes n’ont pas satisfaits : il appelle tous les individus à faire valoir leurs droits, et il achève, dans la condition sociale des hommes, l’amélioration pensée dans les époques précédentes. Jamais encore aucune synthèse n’a su rallier à elle toutes les particularités ; aussi, ces dernières se sont toujours insurgées pour venir critiquer qui n’avait pu les comprendre. On reconnaît une synthèse à son mode d’origine et de procession. Elle est constituée par la définition d’une seule idée, celle de Dieu ; par l’application de la définition d’une seule volonté, celle de Dieu. Pour créer la société, elle a deux moyens : comme doctrine, la persuasion ; comme réalisation, la force. Le progrès consiste à diminuer et à supprimer enfin le dernier, pour ne laisser subsister que celui qui s’adresse à l’esprit. On reconnaît l’analyse aux caractères opposés, elle naît toujours à posteriori, au sein d’une synthèse, dans un peuple tout fait, dont elle vient mettre en saillie quelques spécialités, quelques individualités. Entre la synthèse et le dernier état de la critique, il y a trois points de temps : la protestation, la critique et l’époque des chartes où on érige l’individualisme en principe social, et où on a recours aux arrangemens mécaniques. Dans l’époque des chartes, l’humanité reste progressive, elle renverse toutes les institutions créées par l’ancienne synthèse ; et, dans cette œuvre, elle ne procède pas par d’autres principes moraux que ceux qui lui ont été enseignés par cette synthèse elle-même. Ainsi, les révolutions modernes sont chrétiennes dans leur principe moteur et dans leur but, malgré leurs prétentions contraires. Aussi, le moment d’une nouvelle révélation n’est pas encore venu ; la fécondité de la morale chrétienne est loin d’être épuisée, car le principe de la souveraineté du peuple, qui est un de ses aspects, commence à peine son rôle. L’humanité, comme un homme, croît d’âge en âge ; mais elle n’a pas de décrépitude, parce que ses âges sont spirituels et non charnels, ainsi que ceux de l’individu. Le progrès dans l’espèce humaine est dans le résultat de l’activité constante des tendances et de la succession des âges logiques.


Considérations générales sur le sentiment, la morale et l’art. — L’état sentimental n’est point un phénomène primitif, il est la conséquence de l’intervention de l’esprit, au milieu de plusieurs actes organiques combinés. Le sentiment préside et se mêle à tous les modes d’activité humaine ; c’est lui qui donne le but et apparaît le premier dans la succession que suppose toute espèce d’action ; c’est lui qui nomme et guide. L’organisme sentimental présente deux systèmes, l’un excitateur, où la passion n’est qu’une sensation, l’autre expressif, où la passion se traduit en actes. L’homme est placé à l’état sentimental excitatif, soit par l’instinct, soit par la sympathie. Description de l’état sympathique. La sympathie peut être à l’état actif ou passif, c’est-à-dire mue par la volonté, ou abandonnée aux hasards des contacts avec l’extérieur. Description de l’organisme sentimental expressif. Influence du sentiment sur les destinées sociales. La sympathie est impuissante à fonder à elle seule une société. Pour cela, il faut qu’elle existe comme désir émanant d’une doctrine à priori. Une synthèse sentimentale ne peut être créée qu’a priori, par un acte spontané et pur de l’esprit. La synthèse spirituelle du sentiment constitue ce qu’on appelle parmi les hommes la morale. Le dévoûment est le raisonnement de l’amour passé à l’état de réalisation. Le dévoûment tient à deux causes : l’une est une haute puissance de spontanéité, où l’esprit domine et entraîne tout ; l’autre est une large et vive organisation sympathique.


Des beaux-arts. — Les beaux-arts émanent directement de cette portion de l’organisme sentimental que nous avons appelée expressive. Nous appelons art l’ensemble des moyens par lesquels on fait que le sentiment passe de l’état de conception à celui de réalisation ; en d’autres termes, par lesquels il se propage sympathiquement. L’art doit être envisagé sous deux aspects généraux, savoir : à l’état de synthèse, c’est-à-dire dans son principe de généralisation, et dans ses moyens de détail. Il n’y a œuvre de l’art que là où respire la forme des passions humaines. Mais le principe de généralisation ou de synthèse est autre : il faut que l’œuvre entière soit faite homme, et l’homme élevé au plus haut degré d’expression qu’on lui connaisse. Description de l’opération de l’artiste, et de l’œuvre de l’art. Théorie de l’art, d’où il résulte qu’il ne peut y avoir de création d’art, que du point de vue à priori. Donc il n’y a d’art véritable que dans les époques synthétiques de l’humanité. Ailleurs il n’y a plus que des imitations. Donc il n’y a pas de création véritablement artiste qui ne soit morale et socialisatrice.


De l’activité logique, ou du raisonnement et des sciences. — L’activité logique et rationnelle est le résultat des rapports de l’âme avec les phénomènes nerveux, et comme les phénomènes nerveux s’engendrent dans une succession organiquement déterminée, la logique a une normalité absolue, dont l’esprit n’est pas le maître. La perfection de l’appareil logique, quant à la rapidité, à la précision, à l’ensemble de ses mouvemens, est un résultat de l’éducation, c’est-à-dire de l’action prolongée de la spontanéité pour la mettre en jeu. Quant à l’invention à priori elle-même, c’est une véritable sensation spirituelle ; l’âme, après avoir cherché, sent une généralité nouvelle de rapports et la nomme, exactement comme dans une minime circonstance, elle perçoit et nomme un besoin de l’organisme. L’homme n’exprime jamais, soit en signes, soit en actes, rien au-delà des élémens mêmes de son activité. Aussi l’œuvre scientifique tout entière, le meilleur plan encyclopédique est virtuellement organisé en lui, en sorte que la fin de nos travaux sera de représenter exactement, en signes transmissibles, la systématisation que nous portons avec nous. La propriété la plus générale qui se manifeste dans les phénomènes logiques, est le rapport d’activité à passivité, rapport qui n’est autre chose que la relation d’influence qui ne cesse d’exister entre notre spontanéité spirituelle et notre matière nerveuse. Un phénomène logique présente trois périodes, celle du désir, celle du rationnalisme, celle de motricité. Ces trois mouvemens composent l’acte scientifique complet. Leur réunion constitue la vérité de la méthode. Les produits de l’activité logique, lorsqu’ils sont purs de toute expression artiste et de tout caractère sentimental, constituent l’œuvre rationnelle et scientifique. Le but scientifique pur doit être défini : la connaissance des relations de causes à effets qui gouvernent toutes choses ; en d’autres termes, la tendance constante dans les sciences a été et sera de posséder la loi de génération des phénomènes. Dans la physiologie sociale, les propriétés logiques constituent les formes absolues de l’esprit humain. L’œuvre logique commence du jour où le dogme est révélé ; il ressort en effet de celui-ci ; la foi est une certaine relation de cause à effet. Le mouvement rationnel entre dans le mouvement logique de l’humanité, en succédant à l’acte sentimental. La première époque rationnelle est l’état théologique, nous appellerons la seconde état ontologique, et nous nommerons la troisième et dernière physicisme ou positivisme. L’époque théologique donne lieu sur-le-champ à une pratique politique conforme à elle-même, et le système théocratique s’empare de la société, en même temps que l’ontologie envahit les écoles. Le gouvernement dont il s’agit disparaît, au moment même où les écoles s’arrêtent dans le perfectionnement de la métaphysique. En conséquence, à l’époque ontologique, succèdent une pratique sociale et une époque de pratiques spéciales purement ontologiques qui viennent remplacer le théocratisme, et c’est en même temps aussi que commence l’élaboration du physicisme. Cet enchaînement est nécessaire.


De la motricité et de la conservation. — Description de ces deux faits dans l’individu. Dans l’humanité, comme dans l’individu, la motricité est l’élément de conservation au point de vue spirituel et au point de vue matériel. La société, comme un homme, n’existe qu’à une condition que l’acte spirituel, déposé dans son sein, soit fait signe ou matérialisé, et rendu transmissible. Une doctrine n’est matérialisée et faite signe que du moment où elle a engendré une organisation sociale, et elle n’est transmissible que du moment où elle a engendré un enseignement. Un système social n’est autre chose qu’une hiérarchie de fonctions, une organisation du travail. Dans l’histoire du mouvement des âges logiques, on voit que c’est la force morale ou spirituelle qui commence les sociétés, et s’organise la première ; elle engendre et subordonne à sa direction l’énergie militaire. L’industrie paraît ensuite. Enfin, la transmission des fonctions s’opère par la génération, l’éducation et l’élection. Cette théorie générale doit porter le nom d’Économie politique. L’économie politique comprend tout cela, et l’a toujours compris depuis le commencement des sociétés : c’est depuis peu d’années seulement qu’on s’est servi de son nom pour désigner uniquement la théorie spéciale de la production et de la distribution des richesses industrielles. Examen critique de l’économie politique individualiste. Description du mouvement qui constitue la politique d’un âge logique. Ce mouvement a déjà été implicitement décrit dans la théorie de la synthèse et de l’analyse.


LIVRE ii. — Genèse. — Ce livre échappe entièrement à l’analyse. M. Buchez y a pris l’audacieux parti d’exposer dans une forme génésiaque et systématique les principes et les faits exposés analytiquement dans le premier livre. Il déclare que partout où il trouvera des lacunes, il les comblera par des hypothèses. Il expose d’abord l’histoire de la formation de l’écorce du globe et des êtres vivans qui l’ont habité : c’est la géogénie. L’examen de cette partie appartient spécialement à l’Académie des sciences. Nous avons cru y remarquer de grandes témérités, un jet impétueux d’imagination, cette affirmation sur la loi newtonienne, que la loi d’attraction n’est qu’une loi d’un ordre inférieur et subordonné, et destinée dans l’avenir à n’être que le corollaire d’une loi plus générale, de la théorie de l’électro-magnétisme. L’auteur avoue la hardiesse de son travail, qu’il a construit sans épargner les hypothèses. Genèse, création, énumération des jours de la création. De la nature, l’écrivain passe à l’histoire, et il trace une Genèse humanitaire ; c’est l’androgénie. Ce travail, qui ressort davantage de notre compétence, nous a semblé hardi, renfermant des principes et des aperçus justes, mais trop précipité, trop raccourci, trop mutilé ; contenant aussi quelques erreurs et quelques injustices historiques. Nous sommes du même avis que M. Buchez, quand il estime que les grandes traditions du monde sont vraies au fond, si ce n’est dans la forme. L’esquisse historique qu’il trace des temps primitifs, quoiqu’un peu fantastique, nous paraît cependant refléter des idées vraies au fond. La nécessité chronologique du christianisme est vivement sentie. Mais l’antiquité grecque et romaine est tout-à-fait tronquée ; le mouvement rationnaliste de l’arianisme n’est pas apprécié avec assez de justice ; le moyen âge est indiqué trop rapidement ; enfin l’auteur a fini son livre avec une précipitation ou une lassitude qui l’a laissé incomplet.

Tel est, dans son ensemble, l’ouvrage de M. Buchez. Nous nous sommes attachés à l’analyser en nous servant presque toujours des expressions mêmes de l’écrivain. Avant d’entrer dans l’examen de quelques points capitaux, et pour donner au lecteur une idée complète de la manière de l’auteur, nous citerons textuellement un ou deux passages. Le style de M. Buchez est tout ensemble ferme, simple, incorrect et diffus : quand la démonstration n’est pas imminente, ou le sentiment ardent et profond, la négligence et la diffusion règnent outre mesure ; mais dès que la pensée est originale et forte, elle communique à l’expression une simplicité mâle qui se fait remarquer. Ainsi, pour donner un exemple, j’aime cet éloge de la mort : « Sans la mort, il n’y aurait point de progrès, tout eût été immobilisé pour toujours ; la société humaine aurait été une machine où l’habitude eût annulé la liberté. Sans la mort, point de mérite, point de bonté, point de sacrifice ; tout eût été égoïsme. Sans la mort, enfin, à quoi bon des individus, tant de millions de moi vivans, et libres ? Quel fait, en effet, quel raisonnement constate plus hautement l’individualité de chacun, que la mort[2] ? » Ailleurs M. Buchez décrit ainsi le spiritualisme de l’art chrétien : « Examinez une de ces cathédrales qu’on appelle si improprement gothiques ; c’est Christ aimant et bon, qui appelle ses fidèles dans ses bras pour s’y fortifier de son amour, et joindre leurs prières aux siennes ; lorsqu’il les a reçus dans son sein, alors il leur raconte sa vie, celle de ses saints apôtres, les encourageant contre le mal par le tableau de ses souffrances, les excitant au bien par l’espérance d’un avenir de récompense ; puis, bientôt, il dit, il chante avec eux ; alors ce grand monument tout entier, avec ses cloches retentissantes, ses martyrs peints et sculptés, les chants qui l’ébranlent et qui se modulent dans ses voûtes, ce grand monument tout entier est une prière adressée à l’Éternel ; c’est un homme qui implore ; il semble Christ sur la croix et qui crie : Pardonnez-leur, mon père[3]. » Voilà d’admirables paroles, voilà un cri de simple et profonde éloquence.

Le premier mérite qui nous a frappés dans l’œuvre de M. Buchez, c’est, indépendamment de sa filiation et de sa descendance, le sentiment profond et juste de la situation morale où nous sommes. Nous éprouvons le besoin de croyances nouvelles par la grâce et la vertu de l’esprit humain. Toutes les insurrections nécessaires du dernier siècle sont terminées, car elles ont vaincu. Nous voulons croire à quelque chose de positif et de nouveau. Mais comment ? En vertu de dispositions nouvelles de l’esprit humain. Croyance et philosophie, comme l’a fort bien senti M. Buchez, ne se repoussent pas : la foi de l’humanité persiste, mais progressivement elle a d’autres objets et d’autres conditions ; c’est la science qui accomplit ces changemens. La philosophie, loin de détruire, purifie la religion en l’agrandissant. Incontestablement nous sommes aujourd’hui, et pour long-temps encore, à l’état philosophique, et nous sommes en quête d’une philosophie nouvelle et dogmatique. « Est-il nécessaire de déclarer, dit M. Buchez, que nous n’élevons pas nos prétentions au-delà de la production d’une philosophie nouvelle ? Est-il nécessaire de dire qu’une philosophie se distingue d’une révélation, en ce que la première, dans son vol le plus élevé, n’atteint jamais au-delà de ce que le raisonnement peut actuellement prouver, et par suite est impropre à fonder un avenir social, tandis que la seconde engendre dans l’humanité une spontanéité créatrice[4] ! » Peut-être n’est-il pas exact d’écrire que la philosophie est tout-à-fait impropre à fonder un avenir social, puisqu’elle le prépare et le conçoit ; mais sans incidenter sur le détail de l’expression, reconnaissons notre accord avec M. Buchez dans l’appréciation du temps où nous sommes, et disons que nous préparons philosophiquement une religion nouvelle.

Nous avons aussi profondément ressenti les sympathies dont se nourrit M. Buchez, et dont il alimente ses lecteurs. Il porte au plus haut degré l’amour de ce qui est social et humain. Il se plonge avec joie et dévoûment dans le sentiment de l’universelle solidarité ; il reconnaît la valeur de l’homme dans son emploi au service des autres, et c’est par la société qu’il constitue l’homme et Dieu. Aussi blâme-t-il ceux qui ont séparé la notion d’un dieu naturel de la notion d’un dieu social.

La noble audace avec laquelle M. Buchez pose ses idées, nous a encore singulièrement convenu. Il est intrépidement dogmatique. Il ne décline la manifestation d’aucune idée qui lui est chère, quel que soit le scandale dont elle puisse offusquer l’état actuel des esprits. C’est ainsi qu’il relève le principe de l’astrologie et qu’il établit que les très grandes révolutions de l’humanité correspondent à de petites révolutions du système planétaire, et il rapproche les fausses applications des astrologues du moyen âge des calculs des Leibnitz et des Laplace. Il y a dans le livre de M. Buchez une poésie latente, d’obscurs et profonds pressentimens.

Toujours implicite et toujours synthétique, M. Buchez, avant d’écrire et d’affirmer, néglige, dans des occasions importantes, de parcourir, par une analyse préliminaire, l’intégralité des idées et des faits. Il n’entre pas dans nos intentions de critiquer la théorie si incomplète de l’auteur sur l’art ; mais s’il parle de la liberté moderne, il semblera la méconnaître, parce qu’il s’abandonne tout entier à de sincères préoccupations sur le dévoûment et la sympathie. Alors il écrira que le dogme de la liberté, unique principe de la société moderne, exclut toute pensée de sympathie et apprend à l’homme l’égoïsme ; que le mot liberté a, au moral, les mêmes conséquences que celui de concurrence en industrie, etc. Il a manqué à l’écrivain d’embrasser la nature et l’histoire de la liberté moderne ; il n’en a vu que les protestations, et non pas l’essence.

Même disposition dans l’intuition d’autres faits historiques. Ainsi l’arianisme n’est pas autre chose, aux yeux de l’écrivain, qu’une damnable hérésie, et il en parle, peu s’en faut, avec le même emportement qu’un contemporain orthodoxe de Constantin. Il nous paraît injuste d’accuser l’arianisme d’hypocrisie. Loin de là ; l’arianisme fut téméraire, car il fut prématuré ; protestation rationnaliste de l’humanité, il dut être vaincu par l’ardeur immense qui entraînait tous les esprits à la croyance d’une intervention divine ; mais il devait recevoir du temps des réparations éclatantes. Où incline le monde depuis le quinzième siècle, au catholicisme ou à l’arianisme ?

Cela nous conduit à une proposition fondamentale, que l’auteur n’a pas assez développée et justifiée : l’humanité n’a pas d’âge, selon lui, elle doit être considérée comme un homme sans commencement ni fin, toujours jeune, toujours actif. J’admets très bien que l’humanité n’a pas d’âges charnels, et n’est pas soumise à la décadence physique qui abolit peu à peu l’individu ; mais si l’humanité a des âges spirituels, et l’idée de progrès ordonne de le croire, il y a donc pour elle une loi du temps dont il importe de trouver la théorie. Sur ce point, il y a, dans les doctrines de M. Buchez, omission complète ; il importe l’éternité dans les affaires humaines, sans résoudre le problème chronologique.

Nous reprendrons le même défaut de clarté et d’explication, pour ce qui concerne le spiritualisme et le panthéisme. C’est un des points les plus vagues et les plus obscurs de l’ouvrage ; le panthéisme est assimilé au matérialisme, injurié, accusé d’hypocrisie ; tout cela manque de vérité. Le panthéisme n’est pas le matérialisme, car il ne peut exister qu’à la condition d’un immense effort idéaliste ; Spinosa en témoigne. D’un autre côté, le spiritualisme d’une doctrine, qui fait de l’homme une partie hiérarchique de l’univers, n’est-il pas panthéiste ? Il nous paraît nécessaire que, soit en retouchant cet ouvrage, soit dans d’autres travaux, M. Buchez traite intégralement ce problème.

L’écrivain a parfaitement compris l’étroite union du physique et du moral dans la logique ; il a vu que la logique, avant d’être un art, était une loi, un fait naturel, à la fois physique et moral. Cette vue est un progrès sensible sur la psychologie abstraite. Mais par une préoccupation peut-être inévitable, M. Buchez a trop subordonné les faits intellectuels aux faits physiques ; nous espérons que les études ultérieures de l’anthropologie rétabliront l’équilibre et trouveront la loi.

En général et pour terminer nos critiques, M. Buchez voit beaucoup de choses, mais il les voit un peu confusément : il ne maîtrise pas assez les idées qui l’assiègent, et ne s’en montre pas assez le dominateur lumineux. Ainsi l’idée du sacrifice n’est pas nettement posée, et cependant revient souvent sous la plume de l’auteur, qui doit, sur plusieurs points importans, se procurer à lui-même l’évidence pour nous la communiquer.

Mais ce qui ressort du livre avec une récréante clarté, c’est le dévoûment profond de celui qui l’a écrit, à la cause de l’humanité. L’auteur s’est consacré à l’enseignement et à la défense de quelques vérités qui lui ont semblé fondamentales ; il a devant les yeux un avenir pacifique promis à l’humanité, l’association qui doit remplacer la guerre et la concurrence en affranchissant le travail de tout privilège, l’égalité naturelle des hommes qui ne reconnaît d’inégalités sociales que celles produites par le mérite, enfin une organisation politique qui reproduise les lois essentielles de l’organisation naturelle de l’homme. À de pareils efforts, à de pareilles idées nous ne saurions répondre que par un cri d’assentiment et de sympathie, et quand même des dissentimens de détail s’élèveraient entre l’auteur et nous, nous en détournerions nos regards pour les fixer uniquement sur les vastes analogies qui nous sont communes. M. Buchez a encore le précieux mérite à nos yeux d’avoir écrit un livre non-seulement substantiel et fort, mais un livre qui en demande un autre, et qui ne peut être que le commencement de travaux ultérieurs. Nous croyons savoir qu’un des amis avec lesquels il émet en commun ses idées et ses études, M. Boulland, prépare une justification historique des principes métaphysiques contenus dans l’Introduction. Nous desirons que le livre de M. Boulland soit suivi lui-même d’autres travaux encore. Cet enchaînement d’études est excellent, et peut seul aujourd’hui accomplir quelque chose. Ainsi nous recommandons aux jeunes esprits la lecture attentive de l’ouvrage de M. Buchez, surtout parce qu’il demande des développemens, des justifications et des amendemens ; il contraindra au travail ceux qui l’étudieront, il les fortifiera en leur imposant la nécessité de le comprendre et de le compléter. Toute production philosophique qui voudrait aujourd’hui s’enfermer en elle-même, et prononcer le consummatum est dans le cercle fatal qu’elle aurait éradié autour d’elle, serait fausse par cette prétention même.

Faut-il gémir et faire mince état de nous-mêmes, parce que nous sommes éloignés d’une solution complète ? Dans les dernières années de la restauration, ne crut-on pas toucher à l’âge d’or de la philosophie ? Tout semblait clair ; tout était expliqué ; d’une part, l’école anglaise avait résolu les difficultés de la politique ; de l’autre, l’éclectisme avait délié le nœud de la métaphysique : tout paraissait lumineux et solide ; tout a pâli, tout est tombé. On nous crie que l’époque où nous vivons est anarchique ; peut-être : mais vaut mieux cette anarchie sincère que ces menteuses apparences nous promettant ce qu’elles n’ont pu tenir. L’époque est anarchique, parce qu’elle est immense, parce qu’elle est nouvelle, parce qu’elle est de bonne foi. Cependant à l’inspection de l’observateur, il ne saurait échapper que, depuis trois ans, il s’est fait quelque chose ; les questions ont été posées largement, et dans une perspective d’avenir.

L’avenir ! on se saurait trop avant y plonger son œil ; même c’est en le contemplant avec assiduité, qu’on peut seulement acquérir le tact du présent, et le pressentiment du terme éloigné concourt à la conscience du terme immédiat. Le poète n’a pas seul le droit et la mission de se laisser emporter vers l’avenir par de lyriques pétulances, et il est ordonné au philosophe et au politique de projeter le plus loin possible son regard et sa pensée.


Lerminier.

  1. Paulin, place de la Bourse.
  2. Page 119.
  3. Pages 277, 278.
  4. Page 377