Introduction à la psychologie expérimentale/6

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Chapitre VI : Idéation


CHAPITRE VI

IDÉATION


I


L’étude de l’idéation comprend un très grand nombre de questions, dont la plupart ne peuvent pas être étudiées par la voie expérimentale ; nous n’avons donc pas à parler ici de l’idéation d’une manière complète ; nous ne prenons cette question que par le petit côté, en décrivant les résultats qui sont fournis en cette matière par une expérimentation méthodique.

On peut dire que, dans l’idéation, il y a deux phénomènes principaux à étudier : la nature des idées (images et idées générales) et leur mode de suggestion, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les idées s’éveillent.

1o La nature des images et leur description ne peuvent guère être connus que par l’interrogation des sujets ; nous parlerons plus loin, à propos des enquêtes par questionnaire, des résultats obtenus par la méthode d’observation. Jusqu’ici on est rarement parvenu à faire des expériences directes sur la nature des images cependant, dans certains cas, l’expérimentation est possible, quoique difficile, et nous voulons en citer un exemple :

Nous avons eu la bonne fortune d’étudier avec M. Charcot[1] et de comparer deux calculateurs mentaux qui se servent d’images absolument différentes. L’un d’eux, M. Diamandi, est visuel ; il prétend que, pendant ses calculs, il voit les chiffres écrits devant lui, comme sur un tableau noir ; le second, M. Inaudi, est auditif il ne voit pas les chiffres (il ne les connaît du reste sous forme de symboles visuels que depuis peu de temps), il les entend résonner dans son audition intérieure pendant qu’il calcule de tête.

On a fait apprendre à ces deux calculateurs un carré composé de 25 chiffres, disposés conformément à la figure suivante :

2 5 9 4 7
6 3 2 8 5
5 9 2 6 1
8 0 3 9 6
5 1 8 2 6

Pour apprendre cette série de 28 chiffres, M. Inaudi met 28 secondes, et M. Diamandi 3 minutes. M. Inaudi dit qu’il les entend, tandis que M. Diamandi prétend qu’il a la vision mentale du carré de chiffres. Pour les réciter de gauche à droite, M. Inaudi et M. Diamondi mettent à peu près le même temps. On les prie de réciter les chiffres suivant des sécantes parallèles dirigées en haut et à gauche : M. Diamandi met 53", et M. Inaudi 168". On voit par là quel est l’avantage de ta mémoire visuelle.

2o Le mécanisme de production des idées[2] se prête beaucoup mieux que la nature psychologique des idées aux procédés d’expérimentation ; on sait que le mode habituel — mais nullement nécessaire — d’éveil des idées se fait par association ; deux idées, deux perceptions, deux mouvements, deux émotions, deux états de conscience quelconques qui ont coexisté une première fois ou se sont succédé rapidement une première fois s’associent de telle sorte que, lorsque l’une des deux se représente, il tend à éveiller le second.

Le phénomène de l’association des idées a été, on le sait, magistralement étudié par les psychologues de l’école anglaise, qui en ont énuméré les principes, décrit le mécanisme et signalé les effets, parfois en les exagérant, ils ont même cherché à ramener tous les problèmes de la psychologie à l’association des idées, conception théorique que la psychologie expérimentale a maintenant abandonnée.

Après les études descriptives des deux Mill, de Bain et de Spencer, il restait encore quelque chose à faire sur l’association des idées ; c’était de la soumettre à l’expérience, de la faire jouer en quelque sorte sous les yeux de l’observateur, et d’en étudier le détail d’après nature. Par suite de sa simplicité relative, l’association des idées se prête assez facilement aux recherches toute recherche sur ce point se résume dans les deux opérations suivantes : on donne à une personne une première impression psychologique, par exemple on lui fait éprouver une sensation, on lui communique une idée, on met sous ses yeux un mot, un signe graphique quelconque la personne est priée d’être attentive non seulement à cette impression, mais encore aux idées, images, souvenirs, aux émotions, aux états de conscience quelconques que l’impression réveille en elle ; le second temps de l’expérience consiste à noter les états de conscience éveillés.

Est-ce bien là une méthode d’expérimentation ? On peut en douter, si l’on considère que l’expérimentation a comme caractère propre de supposer un contrôle dans l’expérience sur l’association des idées, le contrôle s’exerce rarement le sujet nous apprend quels sont les états de conscience qui s’éveillent en lui, mais on ne peut pas, aussi exactement que pour une sensation ou pour un souvenir, vérifier son témoignage ; dans l’expérimentation sur la sensation, l’expérimentateur a la faculté de faire varier le degré de l’excitation dans l’expérimentation sur la mémoire, on a des méthodes pour comparer le souvenir à la perception qui sert de modèle dans l’étude de l’association des idées, tous ces moyens de vérification font généralement défaut : on peut cependant recourir à quelques autres moyens, que nous citerons plus loin.

Si, sans chercher à suivre l’ordre historique des travaux, nous classons les diverses sortes d’expériences qui ont été faites sur les associations d’idées, nous devons commencer par les cas où on laisse au sujet la plus grande liberté pour créer des associations mentales ; nous passerons ensuite aux cas où l’on pose au sujet des limites de temps, c’est-à-dire où on lui permet de faire librement des associations en déterminant seulement le temps qui lui est accordé pour cet exercice en troisième lieu, nous rangerons les expériences dans lesquelles on détermine d’avance la série de représentations, d’images, que le sujet doit associer. Ces diverses circonstances méritent chacune d’être étudiées séparément, car elles nous font connaître des faces différentes de l’idéation chez une personne, et ce qu’on peut appeler son mode de génération des idées.

En nous conformant à cet ordre d’exposition, nous citerons d’abord des expériences personnelles qui sont encore en cours d’exécution elles consistent à rechercher quelles sont les idées qui naissent le plus facilement et le plus vite dans l’esprit d’une personne, quand cette personne se trouve dans un milieu déterminé. On n’exerce aucune contrainte sur l’activité mentale du sujet ; on lui demande simplement, sans lui donner aucune explication, d’écrire sur une feuille de papier dix mots, de décrire dix actes pouvant être exécutés dans la pièce où il se trouve, et de faire dix dessins. On interroge ensuite le sujet pour essayer de se rendre compte de la raison qui l’a amené à tracer un dessin plutôt qu’un autre, et à choisir tel mot, etc. Nous n’avons pas encore dépouillé ni classé les documents que nous avons recueillis. M. Flournoy, notre collègue de Genève, qui a bien voulu coopérer à cette recherche, a remarqué que les mots écrits se rapportent beaucoup moins aux objets présents qu’aux idées habituelles du sujet. C’est une expérience à continuer : elle ne peut se faire que sur des personnes très habiles à l’observation intérieure.

M. Galton a fait, il y a une quinzaine d’années, de très curieuses recherches sur ce même point, en apportant à l’expérience deux déterminations précises celle de l’objet qui suggère l’idée, et celle du temps pendant lequel la suggestion opère. Il procédait de la manière suivante il regardait pendant un certain temps un objet choisi d’avance, par exemple un mot écrit par lui-même. En même temps, il portait son attention sur les idées qui se formaient en lui pendant qu’il regardait l’objet, et il les notait avec soin, donnant à l’expérience totale une durée de 4 secondes.

Ayant accumulé un grand nombre d’observations, il les classa, les groupa et en chercha l’origine. Il trouva que sur 100 associations il y en avait 39 qui avaient leur origine dans un fait datant de son enfance. 46 associations dataient de l’âge adulte et enfin 15 seulement étaient des associations faites dans les derniers temps. Galton a aussi noté que lorsqu’on fait une longue série d’expériences, interrompues, puis reprises au bout de plusieurs mois, on constate qu’un très grand nombre des associations, alors même qu’on les croit nouvelles, ne font que répéter des associations faites antérieurement ; si l’on tient compte du nombre de ces répétitions, dont une bonne part sont inconscientes, on voit diminuer considérablement la richesse apparente de l’esprit en idées spontanées[3].

Wundt, dans son laboratoire, a fait un grand nombre d’expériences sur les associations mentales ; il n’a point cherché, comme Galton, à déterminer le nombre et la qualité des idées suggérées pendant un intervalle de temps fixé d’avance il a mesuré le temps pour une suggestion prise en particulier. On disposait l’expérience de cette manière : on prononçait un mot quelconque devant le sujet, qui réagissait dès qu’il était parvenu à associer une représentation quelconque à ce mot. Cette recherche donne la durée de suggestion pour chaque espèce d’association[4].

Trautscholdt, un élève de Wundt[5], a trouvé que les termes concrets produisent une suggestion plus rapide que les actions, et les actions ont aussi une suggestion plus rapide que les termes abstraits. Il donne les nombres suivants : noms concrets, 0,7106 ; actions, 0,8376 ; abstractions, 0,8716.

Nous passons maintenant aux expériences dans lesquelles on restreint d’avance le nombre des idées que le sujet peut associer à l’impression.

On peut par exemple, comme l’a fait M. Bourdon[6], demander au sujet d’associer un mot à un mot ou à une lettre, ou une couleur à une lettre, ou un nom d’objet à un nom d’objet, un nom d’acte à un nom d’acte, etc… ; dans ce cas, la détermination porte sur la classe d’objets. On peut restreindre encore davantage le nombre d’associations possible, en les déterminant individuellement ; ainsi, par exemple, on montre au sujet successivement cinq images, puis cinq figures ou mots, ensuite on montre l’une des images et on demande au sujet quel est le mot ou la figure qu’il associe à cette image[7] ; on peut aussi refaire des expériences analogues avec les autres sensations[8]. Dans toutes ces expériences le sujet peut être ou bien forcé d’associer aussi rapidement que possible et alors on mesure le temps d’association, ou bien on lui laisse la pleine liberté d’aller vite ou lentement, et on ne tient compte que de la qualité des réponses.

Il resterait d’autres expériences à faire, où les deux mots à associer seraient donnés au sujet, qui aurait seulement à trouver l’association convenable — de cause à effet, de moyen à fin, de contiguïté, etc., pouvant réunir les deux mots. En développant les recherches dans cette direction, on arriverait certainement à expérimenter sur le jugement, et d’autres fonctions complexes.

En somme, il est facile d’inventer autant d’expériences qu’on le désire sur les associations, mais la difficulté de la question est dans le choix convenable des associations et des représentations ; on peut dire que c’est dans l’étude des associations que la part du hasard atteint son maximum ; il y a donc toujours nécessité de faire un grand nombre d’expériences, de bien préciser toutes les conditions du sujet ; enfin une condition que nous considérons comme indispensable, c’est d’interroger après chaque association le sujet sur ce qu’il a ressenti, et sur la raison pour laquelle il fait telle association et non une autre. La grande variété des cas et des réponses qui peuvent se présenter rend la classification et l’explication des résultats très difficile ; c’est pour cette raison qu’on est toujours tenté d’avoir des idées préconçues sur ce sujet et que pour ainsi dire on ne cherche qu’à les vérifier.



  1. Un calculateur du type visuel, par MM. Charcot et Binet, Revue Philosophique, 1893.
  2. Quand les idées sont des souvenirs. L’étude de l’idéation se confond avec celle de la mémoire ; ces deux études ont plusieurs points communs.
  3. Galton, Psychometric experiments, Brain, juillet 1879 ; voir aussi Inquiries into human faculties, p.185.
  4. Wundt, Physiol. Psych., ii, p. 378 et p. 465.
  5. Philosophische Studien, i, p. 213. Voir aussi Catell, Mind, xii, p. 68.
  6. Bourdon, sur la succession des phénomènes psychologiques. Rev. Philos., mars 1893.
  7. Scripture. Ueber den associativen Verlauf der Verstellungen. Philosoph. Stud., vii, p. 50-141.
  8. Münsterberg. Beitrage z. exper. Psychol. iv, p. 1-40.