Intimités (Georges Rollin)

Intimités (Georges Rollin)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 131-136).
POÉSIES

INTIMITÉS


LES DEUX PORTRAITS


Devant moi, sur la table où je t’écris ces lignes,
Mère, j’ai deux portraits qui me viennent de toi :
Tous deux je les contemple avec un tendre émoi
Et leur même beauté fait se lever en moi,
Comme un lys immortel, l’amour dont ils sont dignes.

L’un d’eux, des chers instans où nous étions blottis
Tout enfans sur ton cœur durant des nuits de fièvre
M’apporte ton sourire adorable ; et ta lèvre
Y garde encor sertis, comme un bijou d’orfèvre,
Ces mots qui font rêver du Ciel les tout petits.

C’est bien toi : ton regard à travers les années
Me cherche et me poursuit toujours de sa douceur,
Et je sens que, ce soir, sous son charme obsesseur,
J’ai l’âme d’un enfant, toi, d’une grande sœur,
Tant notre amour a rapproché nos destinées !


Mais l’ami plus intime et toujours indulgent
Qui sait le mieux parler à ma mélancolie,
C’est ce portrait d’hier, un peu triste, où la vie,
Afin d’auréoler ta tête plus jolie,
Enroule à ton front pur ses premiers fils d’argent.

Celui-là, la lueur pieuse de ma lampe
Y sent flotter ton rêve et le berce en chantant,
Et je voudrais savoir, ô mère, en cet instant,
Quelle pensée exquise as-tu, me regardant,
Les yeux baignés de songe et le doigt sur la tempe ?

Parle-moi : l’ombre est lourde et je n’entends plus rien,
Rien que le bruit rythmé du sang dans mes artères :
N’est-ce pas le plus doux, le plus grand des mystères
Qu’on puisse être à la fois ensemble et solitaires,
Et que ce sang qui bat dans mon cœur soit le tien ?

Va ! loin de m’attrister, si le Temps nous ajoute
A mes yeux un peu d’ombre, à toi des cheveux blancs,
Je bénis le destin, dont les hasards troublans
Nous ont fait, chaque jour, les traits plus ressemblans
Et le regard pareil, jusqu’à l’âme sans doute…

Il n’est rien, femme, fleur ou chanson, d’éternel :
C’est en vain que j’ai bu, mère, leur griserie ;
La femme s’est reprise et la fleur s’est flétrie :
Tout ce qui n’est pas toi laisse l’âme amoindrie.
Un seul de tes baisers la grandit jusqu’au Ciel.


LA VIEILLE


Ployant l’échine sous sa charge de bois mort
Dans ses bras amaigris que l’âge parchemine
Là-bas, vers le couchant, dans un grand halo d’or
Sur la route une vieille à petits pas chemine.

Seule au centre de tout un monde qui s’endort
Sous l’immense baiser du ciel qui s’illumine,
Malgré la majesté de l’heure et du décor,
C’est son humble profil pourtant qui les domine.


Et pendant que la plaine et les eaux et les bois,
Luttant contre la nuit, s’embrasent à la fois
Pour faire au jour qui meurt de dignes funérailles,

La Vieille qui s’éloigne et se tasse en marchant
Semble, elle aussi, porter son fagot de broussailles
Au bûcher du Soleil couchant.


L’AURORE


Debout ! le chant du coq a retenti dans l’ombre,
Une frange de feu court au bord du ciel sombre,
S’élire à l’horizon, s’effiloque : on dirait
Qu’un bandeau d’or se pose au front de la forêt.
Sur la route, inclinés vers l’astre qui se montre,
Les peupliers ont l’air d’aller à sa rencontre.
Le clocher qui veillait sur le bourg endormi
Entend monter des toits comme un murmure ami.
Un volet claque au mur, le treuil du vieux puits grince,
Sur la place une vieille, en bonnet, toute mince,
Emporte un seau d’eau claire où tremble un pan de ciel
Tout s’imprègne d’odeurs d’herbe fraîche et de miel.
Coupant d’un trait vermeil la plaine où rien ne bouge
La rivière, au sortir du brouillard, devient rouge
Ce pendant que la Nuit surprise et reculant
Sous les flèches du Jour qui font saigner son flanc
S’allégeant, pour mieux fuir, d’une arme inopportune
Semble jeter au loin son bouclier de lune.
Un vent brusque a tiré les champs de leur sommeil,
Les bois se sont emplis d’échelles de soleil.
Les roseaux de l’étang ont des soupirs de harpes,
Les hameaux dénouant leurs bleuâtres écharpes
Piquent de feux épars les vapeurs du matin.
L’Azur comme un écrin retourné de satin
Renverse à l’Occident ses perles, les étoiles.
Et voici que l’Aurore, émergeant de ses voiles,
Coquette, s’échappant des bras du Ciel pâli,
Entrebâille en riant les rideaux de son lit,

S’enhardit et, soudain, éblouissante et nue,
Fleur de pourpre impudique incendiant la nue,
Renouvelle au-dessus des bois houleux et verts
Le geste d’Aphrodite éclose au cœur des mers.


LE VIEUX CANON


C’est un très vieux canon de bronze ; oublié là,
Il s’étale, à demi caché, dans l’herbe haute.
Jadis, près de ce bois qui se dresse à mi-côte,
— Les siècles et la mousse ont couvert tout cela, —
Mêlant les régimens dans leur funèbre couche,
La Mort avait passé, moissonneuse farouche.
Pendant trois jours, le vieux canon avait rugi,
Bondi, craché le feu, comme pour une fête :
Puis, vers le soir, sentant que sa tâche était faite,
Chaud du sang qui coulait sur son affût rougi,
Le Monstre s’était tu. L’Ombre des nuits géante,
Le Silence envahit cette gueule béante…
Parfois, quand un rayon l’illumine en passant,
Le métal jette encor comme un reflet de sang !
Mais voici qu’alentour, de mille autres suivie,
S’élève la rumeur multiple de la vie,
Bourdonnemens d’abeille, appels clairs du grillon,
Fourmillement du sol, aile de papillon,
Goutte d’eau suspendue au brin d’herbe qui tremble,
Tout vibre autour de lui, chante ou palpite ensemble.
Alors comme grisé de parfums, de couleur,
Lui, le broyeur de chair, le sinistre hurleur
Sous l’invisible archet du vent qui se rapproche
Exhale dans le soir un son très doux de cloche,
Et du bronze à la fois montent dans l’Infini
Le murmure du monstre et la chanson d’un nid !…


FLUCTUAT, NEC MERGITUR


Sous un ciel blême et froid, chargé de lourds nuages,
Où des vols de ramiers entre-choquent leurs cris,
Flagellé par les vents, gonflé par les orages,
Le fleuve déchaîné route à travers Paris.


Il va ! ses flots boueux où courent mille épaves
Grondent en tournoyant sous les arches des ponts,
Et l’on entend monter de leurs remous profonde
Comme un cri de captif qui brise ses entraves.

Soudain, barrant la route au fleuve courroucé,
Tendant vers le fléau ses deux tours en prière,
Notre-Dame, debout comme un veilleur de pierre,
De ses bras de géant semble le repousser.

La vague alors avec des sanglots de colère
En vain monte à l’assaut des quais au front massif :
Le Vaisseau de Paris, immuable récif,
Plante au milieu des flots son dédain séculaire.

L’ouragan passera sans pouvoir l’emporter,
Car le Temps, bâtisseur de la Cité auguste,
Jeta, pour cimenter son assise robuste,
Dans le mortier de l’Homme un peu d’éternité !


UNE MÈRE A SON FILS SUR LE FRONT


Je relis à l’instant, mère, ta bonne lettre. ;
« Mon cher grand, m’écris-tu, je ne sais rien de toi.
Sur la carte où ce soir te cherche en vain mon doigt,
Où te trouver ? Ton mot, qu’on vient de me remettre,
A dessein est muet. Hélas ! on nous défend,
Nous, mères, de savoir où se bat notre enfant.
Mais, puisque trop parler peut, dit-on, nuire aux nôtres,
Je ferai mon devoir, sois sûr, comme les autres.
Mon cœur, du moins, vers toi des pieds du Crucifix
Saura voler dans l’ombre et te trouver, mon fils.
Sans se tromper jamais, ma tendresse obstinée
Au combat, sur la route, au bivouac où tu dors
Pour te réchauffer l’âme et protéger ton corps
Avec toi s’éveillant, finira ta journée. :
Nous ferons la campagne ensemble…- Tu souris ?
Sais-tu que je me bats un peu dans mon Paris ?
Hier, j’ai revêtu mon voile d’infirmière ;
J’arrive à l’hôpital, me crois-tu ? la première,

Car mes pauvres blessés m’attendent ; tout le jour
Ainsi que leur maman je verse avec amour
Mon espoir dans leurs yeux, du baume à leurs blessures.
Mes mains, pour les panser pas encore très sûres,
Tâchent d’être du moins très douces. Dans leurs yeux
Si parfois je surprends comme un éclair joyeux,
Ma peine, est aussitôt cent fois récompensée.
Le soir venu, je rentre emportant ta pensée
Comme un parfum vivace enfermé dans mon cœur,
Dans l’église un instant sur les degrés du chœur
J’agenouille à la fois ma prière et ma vie.
La Vierge du vitrail me tend les bras, ravie,
Et semble en souriant me dire : « Il reviendra. »
Un cierge nuit et jour sur l’autel brûlera
Pour toi jusqu’à la fin de cette horrible guerre.
On vous attend. Le grand Paris ne vit plus guère
Depuis que sont partis les êtres qu’il aimait.
Tout ce Paris brillant qui le soir s’animait,
Tout son ciel de minuit qui chante et qui rougeoie
Aurait honte à présent de refléter la joie.
Tout est fermé. J’ai clos ma porte aux importuns.
Quelques amis, du sort d’un des leurs incertains,
Tisonnent avec moi leurs tristesses pareilles :
Nous parlons bas : les murs, peut-être, ont des oreilles ;
On pourrait deviner nos pleurs. Il ne faut pas !…
Reste vaillant. Le Dieu des forts guide tes pas
Et saura détourner la balle meurtrière.
Fais chaque jour, — tu me l’as promis, — ta prière,
Et marche rassuré : la Victoire est devant !
Je t’embrasse du fond de mon cœur, mon enfant ! »


Lieutenant GEORGES ROLLIN.

En campagne, 25 septembre 1914.