Interview
Flammarion, .
INTERVIEW
le 1er février 1904.
PERSONNAGES
| L’INTERVIEWER | MM. | Gouget |
| CHAPUZOT, marchand de vins | Matineau | |
| UNE FEMME | Mme | Gentil |
INTERVIEW
Scène première
Alors… ça ne va toujours pas, chez vous, ce matin ?
Point fort… point fort.
Mais qu’est-ce qu’il a, vot’gosse ?
Une colique… que ça fait pitié… Il va… il va… Il est tout vert…
Et qu’est-ce que vous faites ?
Rien… (Elle achève de siroter son petit verre.)… Quoi faire, dites ?… C’est pas commode… c’est ben embarrassant…
Faut lui donner deux cuillerées à café de trois-six… dans son lait.
Vous croyez ?
C’est épatant… ce que ça les réchauffe… ce que ça leur fiche tout de suite du cœur au ventre… C’est souverain… quoi !
Deux cuillerées.
À café… oui.
Alors… tout de même… j’veux ben essayer… Pauv’petit !
Pour deux sous, hein ?
C’est ça ! (Pendant que Chapuzot emplit une petite bouteille.) Ah !… nous n’avons pas de chance… Il y a trois ans… l’aîné est parti d’on ne sait quoi…
Ben oui…
L’année dernière… c’est le second qu’est mort de la gorge.
Ben oui…
Et v’là maintenant ce pauv’petit !… (Un temps. Elle liche une dernière fois son petit verre.) C’est épatant… tout de même… on les soigne pourtant bien…
C’est pas le tout de les soigner… s’agit de leur donner ce qu’il faut… (Remettant la bouteille.) Quand il aura bu ça… j’en réponds… Ne vous tourmentez pas, allez…
Enfin… ça fait ?
Quatre sous… (Avec un bon rire.) Moins cher que chez l’pharmacien, hein ?
Ça, c’est vrai…
Et meilleur goût ?
Pour sûr… (Payant.) Voilà quatre sous.
Merci.
Je m’en vais bien vite.
Et meilleure santé, chez vous…
Pauv’petit !
(La femme sort. Chapuzot se remet à essuyer ses verres. Entre l’interviewer.)
Scène II
Monsieur Chapuzot, s’il vous plaît ?
C’est moi… Monsieur… pour vous servir.
Très bien. (L’examinant avec attention.) Gros… brun… quarante-cinq ans… bras courts… face bestiale… C’est bien ça.
Qu’est-ce qu’il dit ?
D’abord, un bock !
Voilà… voilà…
Et bien tiré.
Voilà… voilà…
Vous appelez ça bien tiré ?… Enfin ! (Il l’avale d’un trait. Chapuzot dépose une soucoupe bien en évidence sur la table.) Maintenant retroussez votre manche gauche.
Ma manche gauche ?… Pardon… mais…
Et montrez-moi votre bras.
Ah ! ça… mais…
Allons… allons…
Un inspecteur de la vaccination, sans doute.
Tatoué… je m’en doutais… Un vase de giroflée entre deux cœurs… Parfait, parfait… (Il prend l’appareil photographique qu’il tire de son étui.) Permettez… Attention !
À qui ai-je l’honneur ?
Ne bougez donc pas… sapristi
Un photographe, maintenant.
Très bien… Tournez un peu de profil.
Encore ?…
C’est ça… Ne bougez plus… (Même jeu.) Ça y est… De dos, je vous prie… Le dos est aussi un visage…
Quel singulier photographe !
Attention !… (Même jeu.) Voilà… (Il remet l’appareil sur la table.) Maintenant les mesures. (Il tire de sa poche un mètre… et mesure.) Taille… un mètre soixante-dix…
C’est un tailleur…
La largeur de poitrine… voyons… (Il mesure.) quatre-vingt-dix-huit centimètres… (Haussant les épaules.) Aucun sentiment de la proportion esthétique…
Pour sûr… c’est un tailleur !…
Doigts en spatule… (Tâtant ses joues.) Zygomas proéminents… asymétrie de la face… (Lui tapant le menton.) légèrement prognathe… Heu ! heu !… Plus dangereux encore que je le croyais…
Quel drôle de tailleur !
Maintenant… causons.
Pardon… Me direz-vous ?
Quoi ?
À qui j’ai l’honneur de parler ?
C’est juste… L’interviewer en chef du Mouvement.
Plaît-il ?
L’Interviewer en chef du Mouvement.
Ah !
Vous ne connaissez pas Le Mouvement ?… le journal le plus littéraire… le mieux informé… le plus répandu…, douze millions de lecteurs ?… un journal qui donne en prime à ses abonnés des automobiles, des maisons de campagne… des titres de rentes… des maîtresses bien dressées… Alors qu’est-ce que vous connaissez ?
Je connais… je connais…
Pardon… je suis pressé… Berthelot m’attend à dix heures… le roi des Belges à midi… Veuillez, je vous prie, répondre nettement et rapidement aux questions sensationnelles que je vais avoir l’honneur de vous poser… D’abord, un bock.
Voilà… voilà.
C’est le moment psychologique…
(Chapuzot sert le bock que l’interviewer avale d’un trait et, après avoir mis la soucoupe avec l’autre, il se rassied.)
J’ai peut-être bien gagné une maison de campagne.
Vous êtes marchand de vins ?
Dame !… Ça se voit, il me semble…
Sale métier, Monsieur, métier antipatriotique, s’il en fut… Ivrognerie… débauche… alcoolisme… dégénérescence… dépopulation… socialisme, peut-être… (Sur ce dernier mot, Chapuzot proteste vivement d’un geste.) Tous les poisons… Enfin… cela vous regarde.
Dites donc, vous ?
Mais il ne s’agit pas de ça, pour le moment… Je ferai, d’ailleurs, cette enquête… prochainement… Elle est urgente… À la question !…
C’est pas malheureux… Je vais peut-être savoir que j’ai gagné une automobile.
Donc… vous êtes marchand de vins ?… Vous l’avouez ?
Bédame !…
Et vous avouez aussi vous appeler… Chapuzot ?
Bien sûr… Théodule, Joseph…
Faites attention à ce que vous allez répondre… C’est très grave… excessivement grave.
Bien sûr… je m’appelle Chapuzot… comme mon père.
Très bien… (Un temps.) Vous viviez depuis longtemps en mauvaise intelligence avec votre femme ?
Avec ma femme ?
Oui… parbleu !
Ça… c’est fort… Je ne suis pas marié…
Parfait… Concubinage, en plus… Tout cela se tient. (Il prend des notes.). Alors… vous viviez en mauvaise intelligence avec votre maîtresse ?…
Quoi ?… Qu’est-ce que vous me chantez ?… Avec ma maîtresse ?
Dame !… puisque vous prétendez n’êtes pas marié… comment voulez-vous que j’appelle celle avec qui vous vivez en mauvaise intelligence ?… (Gaîment.) votre marmite ?
Elle est bonne… (Il se lève et passe à gauche.) non… elle est trop bonne… Mais je n’ai point de marm… de maîtresse, non plus…
Vous n’êtes pas marié ?… et vous n’avez pas de marm… de maîtresse ?… À d’autres, Monsieur Chapuzot.
Puisque c’est la vérité…
La vérité, oui ?… (Allant vers Chapuzot.) Vous savez… on ne me la fait pas, celle-là… je la connais… je les connais toutes… Inutile de nier plus longtemps… Voyons… votre femme vous trompe-t-elle ?… Est-ce vous qui trompez votre femme ?… Enfin qui trompe-t-on ici ?
Mais nom de nom ! vous ne m’avez pas compris… Je vous dis…
Oui… oui… vous voulez faire le malin ?
Sapristi !… Je vous dis…
Le loustic… le fanfaron… le simulateur ?… Ça ne prend pas…
Puisque… voyons…
Ça ne prend pas avec la presse, savez ?… Je vous engage, Chapuzot, à ne pas vous jouer plus longtemps de la presse… (Très digne, presque menaçant.) Je suis la Presse, moi, Chapuzot… Douze millions de lecteurs…
Que voulez-vous que j’y fasse ?
La presse est la grande force moderne… la grande éducation… moderne… la conscience universelle… Elle dénonce… juge et condamne… Un bock !
Voilà… voilà…
La presse, Chapuzot… est à elle seule… à elle toute seule… la police, la justice… et cætera, et cætera. (Il boit.) Elle récompense… châtie ou pardonne (Il achève son bock.)… selon le prix qu’on y met… La presse est tout… Tâchez de ne pas l’oublier…
Et qu’est-ce que ça me fait, à moi, tout ça ?
Ce que ça… ? Au fait… avez-vous un traité de publicité avec le Mouvement ?
Quoi ?
Je vous demande si vous avez un traité de publicité avec le Mouvement ?
Un traité ?…
Eh oui !… Tout le monde en a, Chapuzot… Les gouvernements, les administrations, les banques… le commerce… l’industrie… les juges, les avocats… les plaideurs… les médecins… les malades… les femmes galantes… les femmes adultères… les cocus… les peintres… Vous pas ?… Imprudent !… Vous n’avez pas de traité ?… Eh bien, tant pis pour vous, Chapuzot.
Qu’est-ce que c’est un traité ?…
Raillez… raillez… Raillera bien qui… (Un temps. Il joue avec le bouton du gilet de Chapuzot.) Pourquoi avez-vous jeté une bouteille de cassis, à la tête de votre femme ?
Une bouteille de cassis ?
Oui… répondez !
Une bouteille de cassis ?… Du diable, par exemple !…
Vous ne voulez rien dire ?… (Silence de Chapuzot.) Très bien…
Une bouteille de cassis… mais sacré mâtin !…
Taisez-vous… ne mentez pas. (Il déclame.) Oh ! ne mentez jamais… le mensonge est impie… Et il ne sert à rien avec la Presse… Je vais encore essayer… bien que vous n’ayez pas de traité de publicité avec le Mouvement… Voyons ?… (Il lui tape amicalement sur l’épaule.) Voyons… mon cher Chapuzot… mon vieux Chapuzot… (Très doucement.) Quel est le mobile de cet acte de brutalité sauvage ?… Car enfin, vous avez l’air d’un brave homme, que diable !… Est-ce une vengeance vulgaire ?… Une explosion soudaine de colère irréfléchie ?… Une suggestion ?… Une congestion ?… (Un temps.) Oui ?… (Chapuzot exprime le plus complet abrutissement.) Continuons… par la douceur. (Il lui caresse l’épaule.) Sommes-nous en présence d’un cas passionnel… ou purement physiologique… ou simplement atavique ?…
ata… quoi ?
vique… atavique.
Nom de nom !…
Vous ne savez pas ?… Vous ne savez même pas analyser vos actes ?… (Avec une grande pitié.) Pas la moindre culture scientifique ?… Une mentalité de hanneton, alors ?…
Ah ! flûte !…
(Il va vers son comptoir, disparaît sous la table, et l’on entend des bruits de verrerie, de vaisselle remuées.)
Enfin, j’ai pitié de vous, Chapuzot… Je vois qu’il y a dans votre cas plus de débilité intellectuelle, que de volontaire obstination… Prêtez-moi toute votre attention. (Bruit sous le comptoir. L’interviewer s’aperçoit que Chapuzot a disparu. Il va vers le comptoir, se hausse, la tête penchée, et d’une voix plus forte.) Je vais vous poser la question sous une autre forme… une forme accessible à votre intelligence… Deux bocks !
Voilà… voilà !…
Nous allons trinquer…
Eh bien, j’aime mieux ça…
À votre santé !
À la vôtre !
(Ils se retrouvent tous les deux, un moment, en confiance.)
Chapuzot… je suis votre ami… Répondez-moi comme à un ami… Sacré Chapuzot !
Hé !… hé !… hé !…
Sacré Chapuzot ! (Il le caresse sur la joue d’un geste amical.) Avez-vous eu beaucoup d’assassins dans votre famille ?… Car enfin, si vous n’avez ni femme, ni maîtresse… vous avez peut-être une famille ?… Hé ?
Voilà que ça recommence !…
Vous n’avez pas de famille ?… Bizarre, mais possible, après tout… (Il fredonne.)
Pauv’Chapuzot !… (Chapuzot passe derrière le comptoir, va vers la table de gauche qu’il essuie, revient au comptoir, retourne à la table. L’interviewer suit tous ses mouvements.) Alors, dès votre naissance, vous avez été livré aux mauvais instincts de la solitude, aux déplorables exemples de vagabondage ?… Ce serait une explication… une excuse peut-être.
Ah ! ah ! ah !
Vous ne répondez pas ?… (Un temps.) C’est chez vous une volonté bien arrêtée de ne pas répondre ?
Mais, nom de Dieu !… qu’est-ce que vous voulez que je réponde ?
Autre chose, alors ?… Vous reconnaîtrez que j’y mets de la patience, de la ténacité… de la délicatesse ?… Je ne vous prends pas en traître. (Il l’arrête un instant dans ses va-et-vient.) Y a-t-il eu préméditation dans le choix de la bouteille de cassis ?…
Encore le cassis !… Mais qu’est-ce que vous dites ?
Pourquoi une bouteille de cassis, plutôt que du curaçao, ou telle autre liqueur ?
Mon Dieu !… Mon Dieu !
(Il retourne au comptoir, où il malmène ses bouteilles. Il finit par monter sur l’escabeau et, dos au public, déplace les objets qui sont sur le dressoir.)
Prenez garde… C’est très important cela, Chapuzot… Peut-être le jury trouvera-t-il là une circonstance atténuante ou aggravante… selon la nature de vos déclarations…
Le jury ?… Quel jury ?
Peut-être l’éminent docteur Socquet… une des lumières de la science, Chapuzot… (Avec une gaîté malicieuse.) qui vous examinera certainement. (Avec une gaîté pleine.) qui vous autopsiera… peut-être verra-t-il dans ce choix préétabli d’une bouteille de cassis… (Avec emphase.) un phénomène anthropologique de responsabilité ou d’irresponsabilité morale ?
Si je comprends chiquette à ce que vous dites… Dieu de Dieu !…
Vous ne comprenez pas ?… Vous ne comprenez pas que… ce que je vous demande, c’est… suivez-moi bien… c’est, par le récit complet de votre crime…
Mon crime, maintenant !…
Par l’analyse exacte et minutieuse des circonstances particulières, générales, conjugales et sociales… qui l’ont précédé, accompagné et suivi… de me donner les éléments… sur quoi je puisse établir la psychologie de ce crime… Ah ?
Ma tête… mon Dieu !
Faire en quelque sorte la chimie mentale de ce crime… Ah ?… Est-ce clair, maintenant ?… Est-ce lumineux ?
Ben… vous savez ?
Vous n’avez plus le droit de vous retrancher derrière l’obscurité de ma parole… et l’absconsité, dirai-je, de mes question… Répondez !
J’aime mieux m’en aller.
(Il descend de son escabeau vivement et veut fuir. L’Interviewer, qui est entré dans le comptoir, le retient par un pan de son tablier.)
Indécrottable bonhomme ! (Un temps. Il lui prend amicalement le bras.) Voyons ?… Prenons les voies détournées… Connaissez-vous l’illustre docteur Cesare Lombroso ?
Lom… ?
broso… oui !
Je le connais… je le connais pas… Comme vous voudrez…
Un homme de génie, Chapuzot…
Je ne dis pas le contraire.
Un homme de génie épatant, Chapuzot !
Je le crois… je le crois…
Un savant extraordinaire et formidable… qui a découvert que tous les hommes de génie étaient des brutes et des assassins…
Bon… bon…
Les brutes et les assassins… des hommes de génie !
Tout ce que vous voudrez…
Alors… quelle est votre opinion sur les travaux de l’illustre docteur Cesare Lombroso ?… Sur ses découvertes admirables, relatives au criminel né… à l’insensibilité physique des assassins et des femmes ?… sur ses affirmations catégoriques de la stupidité de Baudelaire et de l’abject gâtisme de Verlaine… de Tolstoï… de Victor Hugo ? sur ses glorifications de l’esprit scientifique de Dubut de Laforest ?… Quoi ?… Qu’est-ce que vous dites ?…
Rien.
(Ne sachant plus que faire, il est venu s’asseoir à la table de droite, où il allume sa pipe.)
Soutenez-vous, avec lui, cette thèse merveilleuse et rénovatrice que la pauvreté… la pauvreté, Chapuzot… n’est pas un malaise social… une tare économique… mais une névrose ?…
Je veux bien…
Une névrose, Chapuzot !
Possible… possible.
Et, savez-vous comment il fut amené à résoudre ce problème considérable !… Vous m’écoutez ?
Je vous écoute… ah ! bon Dieu !…
L’illustre docteur se procura une dizaine de pauvres, offrant toutes les apparences de la plus aiguë pauvreté.
C’est pas ce qui manque.
Taisez-vous… Il les soumit à l’action des rayons X… Prêtez-moi toute votre attention…
Voilà !… Voilà !…
Ces dix pauvres accusèrent à l’estomac… au foie… au gros intestin… des lésions fonctionnelles graves… très graves… mais qui ne parurent point suffisamment caractéristiques, spécifiques… pour tout dire, adéquates, vous comprenez ?…
Allez… allez… ne vous gênez pas…
Le décisif fut une série de taches noirâtres… qui se présentèrent successivement… au cerveau… et sur tout l’appareil cérébro-spinal.
Hein ? Quoi ?…
Cé-ré-bro-spi-nal !…
Ah ! bon…
Jamais encore le célèbre savant n’avait observé ces taches sur le cerveau des malades riches, ou seulement aisés… vous entendez ?…
J’entends bien…
Dès lors… il fut fixé… et il ne douta plus que là fût la cause de cette affection névropathique et démentielle : la pauvreté.
Oui… oui… Évidemment… ne vous gênez pas…
De quelle nature étaient ces taches ?… me demanderez-vous… (Tout en parlant, il débouche des bouteilles, qu’il flaire, et se fait un mélange. Chapuzot se lève, se rapproche du comptoir, et surveille les mouvements de l’Interviewer.) Semblables à celles que les astronomes relevèrent à la périphérie de l’astre solaire… avec cette particularité, toutefois, qu’elles avaient une apparence d’induration cornée… (Il remue le mélange avec une cuiller.) Remarquez en passant, Chapuzot, comme tout s’enchaîne… (Il boit.) comme une découverte en amène une autre… Astre et cerveau, comprenez-vous ?… (Il boit, Chapuzot a pris deux soucoupes, qu’il porte sur la pile des autres, et remonte à gauche, près du comptoir, hors duquel, peu à peu, il pousse l’Interviewer.) Lombroso avait désormais dans la main, non seulement la solution de la question sociale, mais encore la solution d’un problème, autrement important, qu’il cherchait vainement depuis longtemps… l’unification des sciences…
Sacré nom d’un chien !…
Je n’ai pas le temps de vous donner de ces taches une description physiologique complète. Ce serait trop ardu pour vous. (Assentiment vague de Chapuzot, qui remet de l’ordre sur son comptoir.) Peu importe, d’ailleurs… Contentez-vous de savoir qu’après de nombreuses expériences, l’illustre Lombroso parvint à en déterminer exactement la nature… Le reste n’était plus qu’un jeu pour lui.
Ah ! tant mieux !… Sacré coquin… J’ai eu chaud…
Il séquestra ces dix pauvres, dans des cellules rationnellement appropriées au traitement qu’il voulait appliquer… Il les soumit à une alimentation intensive… à des frictions iodurées sur le crâne… à toute une combinaison de… (Imitant le bruit de la douche.) de douches, habilement sériées et graduées… bien résolu à continuer cette thérapeutique jusqu’à guérison parfaite… je veux dire jusqu’à ce que ces pauvres fussent devenus riches… vous comprenez ?
Ma tête, mon Dieu, ma tête !
Laissez votre tête, Chapuzot… Le docteur Socquet, monsieur Deibler et moi… nous nous occuperons de votre tête, plus tard…
Monsieur Deib…
Écoutez !… Au bout de sept semaines de ce traitement, il arriva ceci… L’un de ces pauvres avait hérité une somme de deux cent mille francs.
Ah !
Un deuxième avait gagné le gros lot au tirage des obligations de Panama…
Nom de nom !… Ah ! nom de nom !
Un troisième… une maison de passe modern-style, à l’une des nombreuses loteries du Mouvement, douze millions de lecteurs…
Le veinard !
Le quatrième, plus heureux… ayant trompé la vigilance de ses gardiens, et étant sorti dans la rue… avait eu les deux jambes broyées par une automobile… ce qui lui valut une belle indemnité de soixante mille francs.
Ça par exemple !
Les autres étaient morts… on les avait pris trop tard…
C’est vrai, ça.
Tout ce qu’il y a de plus vrai…
C’est épatant.
Non, c’est scientifique… Et… servez-moi un bock !..
Voilà… voilà…
Et… je voulais en venir à ceci… Chapuzot ?…
C’est donc pas fini !
Chapuzot ?… Dans quelle catégorie de névropathes vous classez-vous ? (Un temps.) De quel genre de maladie psychique êtes-vous atteint ?… (Un temps. Marchant vers lui.) Êtes-vous un déséquilibré ?… Un…
Mais… nom d’un chien… je suis marchand de vins…
Un mystique ?… Un syphilitique ?… Un alcoolique ?… Un sadique ?… Un atavique ambulatoire ?… Un dilettante de la chirurgie ?… Un décadent, un pauvre ?…
Mais laissez-moi tranquille à la fin… Je suis marchand de vins, bistrot… mastroquet… là !…
Chapuzot ?
Non… vous m’embêtez…
Chapuzot ?…
Non, non… allez au diable !
Alors, vous persistez à nier ?
Zut !…
Vous vous refusez à toutes expériences scientifiques ?
Que le diable les emporte !
Vous vous obstinez à vous moquer de la presse ?
Je m’en fous…
Très bien… Je vais vous confondre… Revenez ici.
J’en ai assez…
Revenez ici… (Chapuzot revient lentement. L’Interviewer tire de sa poche un numéro du Petit Journal.) Tenez… Voici le Petit Journal. (Mouvement respectueux de Chapuzot.) Et voici ce que je lis dans le Petit Journal… Vous ne contestez pas que le Petit Journal soit une autorité ?…
Pour ça, c’est mon journal.
Oui ? Eh bien, écoutez… (Lisant.) « À la suite d’une altercation dont la cause est restée mystérieuse… » (Parlé.) Mystérieuse… Vous entendez, Chapuzot ?
J’entends bien…
«… dont la cause est restée mystérieuse… un sieur Chapuzot… » (Lui montrant le journal.) Regardez… Il y a bien Chapuzot…
C’est vrai…
Est-ce imprimé, oui ou non ?
Ma foi, oui.
Et dans le Petit Journal encore… votre journal ?
Ah ! mais… Ah ! mais !… Qu’est-ce que cela veut dire ?
Vous êtes tout pâle, Chapuzot…
De quoi se mêle-t-il, le Petit Journal ?
Vous allez voir… vous allez voir… Ah ! vous ne faites plus le fanfaron… le loustic… le syphilitique… (Se reprenant.) le simulateur ?
Ça… c’est fort…
Continuons… (Lisant.) « Un sieur Chapuzot, marchand de vins à Montrouge… »
À Montmartre.
À Montrouge.
À Montmartre.
À Montrouge. (Lui montrant le journal.) Il y a bien « marchand de vins à Montrouge. »
Mais puisque je suis de Montmartre ?
Eh bien ?… Qu’est-ce que ça fait ?
Ce que ça fait ?… Ce que ça fait ?… La rue Lepic où nous sommes est-elle à Montrouge ou à Montmartre ?
Taisez-vous !… Là n’est pas la question… (Lisant.) « Sieur Chapuzot, marchand de vins à Montrouge !… »
Martre…
Rouge…
Martre… Martre !…
« A lancé une bouteille de cassis à la tête de sa femme… évanouissement… mare de sang… l’état de la malheureuse est très grave, etc… etc… » Voilà !
Mais encore une fois… je ne suis pas de Montrouge… puisque je suis de Montmartre.
Rouge…
Marrrrtre…
Trève de plaisanteries… Vous nommez-vous Chapuzot ?…
Oui.
Êtes-vous marchand de vins ?
Oui.
Tout cela est-il consigné dans le Petit Journal ?
Oui.
Eh bien, alors… que vous soyez de Montrouge… ou de Montmartre… cela n’a aucun intérêt…
Mais, nom de Dieu !… puisque je vous dis…
Vous refusez de répondre ?… Vous croyez vous en tirer par des dénégations enfantines… des calembours… des pitreries ?… Très bien…
Enfin, Monsieur le journaliste… c’est pourtant clair… ça se comprend facilement… Du moment que je suis de Montmartre…
Rouge…
Martre…
Rouge…
Martre… martre… martre… et martre !
Oui… oui… allez… allez !… (Il marche de droite à gauche, cognant les meubles.) Je suis à bout de patience… Je dirai dans le Mouvement, le plus littéraire, le mieux informé, le plus répandu, douze millions de lecteurs… je dirai, Chapuzot… que vous mettez de la trichine… non… de la pepsine… non, de la fuschine dans votre vin. Je dirai que vous avez fait un enfant à votre fille, et même un infanticide… car, enfin, si vous n’avez ni femme, ni maîtresse, ni famille, vous avez peut-être une fille ?… (Chapuzot veut parler, s’étrangle, tousse, se démène, se livre à une mimique désordonnée.) Je dirai que votre établissement est un repaire d’anarchistes, de congréganistes, de francs-maçons et de faux-monnayeurs… Je dirai que votre femme couche avec tout le quartier… que votre tante… que votre… Nous verrons si vous persistez à vous jouer de la presse… de la grande voix de la Presse !
Je vous dis… je vous répète… je jure… Sacré nom de Dieu !… c’est trop fort tout de même… Puisque je suis de Montmartre !…
Rouge…
Martre… Mont-martre !…
Je vous ruinerai, je vous déshonorerai… On ne badine pas avec la presse… Je vous ai expliqué que la presse est la conscience universelle… Où est votre femme ?
Ma femme ?… Encore ?… (Il quitte le comptoir, vient près de l’Interviewer, suppliant.) Puisque je n’ai pas de femme.
Comment ?… Vous n’avez pas de Femme… et vous lui lancez des bouteilles de cassis à la tête ?
Nom de nom… de nom de nom !
Tâchez d’être logique dans vos dénégations…
Mais…
Allons !… amenez-moi votre femme. Elle parlera peut-être, elle.
Puisque… voyons…
Il faut que je la voie… que je l’interroge…
Ah ! Ah !
Que je tâte sa psychologie…
Cochon !
Que je remonte aux sources de son atavisme.
Salaud ?
Comment est-elle votre femme ?
De ma vie !… Non ! de ma vie !…
Blonde ?… (Silence.) Brune alors ?… (Silence. Chapuzot est totalement abruti.) Grande ?… bien faite ?… (Silence. D’un air dégagé.) A-t-elle des passions… inavouables ?… (Silence.) Est-ce vous qui l’avez dépravée ?… (Silence.) Combien de fois s’est-elle fait avorter ?… (Silence.) Oui… Une fois… deux fois… vous refusez de répondre ?… de m’aider dans mon enquête ? Naturellement ! Mutisme… et séquestration, sans doute ?… Eh bien ! nous allons rire… J’aime mieux ça… (Il marche, se frottant les mains.) Encore quelques mots pour en terminer. (Il s’avance vers Chapuzot qui recule d’un pas, à chaque question.)… Que pensez-vous de la télépathie sans fils ? (Silence.) Quelles sont, suivant vous, les causes des phénomènes hypnotiques ? (Silence.) À quoi attribuez-vous la marche progressive de la dépopulation ? (Silence.) Avez-vous une opinion nette sur le socialisme d’État… les grands trusts américains… le malthusianisme au théâtre… et le désarmement universel ?… (Silence. Chapuzot est acculé au mur. L’Interviewer l’empoigne, le secoue, puis le couche violemment sur la table. D’une voix tonnante.) Dans quelle direction pensez-vous que doit s’orienter la littérature ?… (De ses deux mains sur la poitrine, il le maintient renversé.) Optimiste ?… Pessimiste ?… Humaniste ?… Symboliste ?… Naturiste ?… (Silence. Le lâchant.) Très bien… C’est un parti pris de silence… une offense voulue envers la Presse ? Il vous en cuira, Monsieur Chapuzot… (Il traverse la scène, va reprendre son chapeau et son appareil.) Il vous en cuira… c’est moi qui vous le dis… (Avec menace.) Un dernier bock je vous prie !…
Voilà… voilà…
Je m’en vais. (Il boit.) Je vais interroger vos voisins… et les voisins de vos voisins, car les voisins de nos voisins sont nos voisins, n’est-ce pas ?… Adieu !
Monsieur ?
Non… Non !
Monsieur ?… Mais Monsieur ?…
Non, non… Tant pis pour vous… Il est trop tard !
Mais vous me devez douze bocks !…
La presse ne doit jamais rien…
(Il tape sur le comptoir d’un coup énergique. Un plateau tombe, éparpillant sur la scène verres et cuillers, qui roulent et se brisent. Et il sort.)
Nom de Dieu !… nom de nom… de nom de Dieu !…