Intérêts nouveaux en Europe depuis la révolution de 1830 par M. L. de Carné



DES
INTERÊTS NOUVEAUX
EN EUROPE
Depuis la Révolution de 1830,
PAR M. L. DE CARNÉ.[1]

Loin d’éprouver quelque embarras à examiner ici les travaux d’un de nos collaborateurs, c’est avec un plaisir sincère que nous nous trouvons appelé à exprimer notre avis sur son talent et ses vues politiques. M. de Carné appartient à cette génération de jeunes hommes qui, sous la restauration, avaient embrassé avec ardeur l’idée généreuse de cimenter l’alliance intime de l’ancienne monarchie et de la liberté nouvelle. Ces jeunes gens n’étaient pas royalistes comme leurs pères, car ils désiraient que l’antique dynastie se prêtât aux mouvemens du siècle. Le dévouement des pères avait été aveugle et absolu, la fidélité des fils était intelligente et conditionnelle.

Voilà ce que ne comprit pas la restauration ; elle ne s’aperçut pas que les enfans de ses plus obstinés défenseurs lui échapperaient si elle ne consentait à les suivre : il fallait, pour ainsi dire, qu’elle se mît à leurs ordres, et non pas eux aux siens. Elle ne pouvait lutter contre la jeunesse libérale qu’avec le secours et les talens de la jeunesse royaliste : la liberté pouvait seule la sauver de la révolution, et, pour résister à une moitié du siècle, il fallait s’assurer de l’autre.

Mais point. La restauration suspectait aussi bien le talent et l’indépendance dans les rangs des jeunes royalistes que dans ceux des libéraux ; elle mettait les générations nouvelles au régime de Saint Acheul, des bonnes lettres et des bonnes études ; elle conspirait avec une industrie jésuitique contre les chaleurs généreuses du sang et de la jeunesse, et l’intelligence des rejetons d’un royalisme héréditaire lui causait un effroi véritable.

Qu’arriva-t-il ? À ces entreprises contre leur liberté d’esprit et de conduite, les plus distingués et les plus forts répondirent par le dédain et le dégoût ; ils s’isolèrent pour travailler, et ils entrèrent, à leur insu, dans ce vaste complot moral qui réunissait toute une société contre son gouvernement : la restauration ne garda dans ses cadres congréganistes que les plus médiocres et les plus faibles. Aussi, quand elle tomba, non-seulement elle avait contre elle toute la jeunesse libérale, mais la meilleure partie de la jeunesse royaliste.

Depuis huit ans, il s’est fait un grand travail dans les têtes des hommes jeunes de tous les partis. Que la chute d’un trône et l’avénement d’un gouvernement nouveau ait d’abord soulevé des passions vives, qui s’en étonnera ? Malheur à ceux qu’une révolution n’enflamme ni d’enthousiasme ni de colère ; la vie morale leur est refusée, et, comme ils n’ont rien senti, ils sont destinés à ne rien faire. Mais ceux dont l’imagination et l’ame ne se sont pas fermées aux émotions généreuses, qu’une crise sociale a fortement pénétrés de joie ou de douleur, ceux-là vivent ; leur esprit s’éclaire et s’étend d’autant plus, que leur sensibilité a été plus expansive : les nobles ardeurs d’une première jeunesse ont préparé pour eux la force complète de la maturité. Comme ils ont su être jeunes, ils sauront être véritablement des hommes, et les sociétés n’ont jamais de plus solides serviteurs que ceux auxquels il a été donné de faire succéder aux saillies d’un sentiment qui débordait, l’énergie et la tenue de la raison.

Parmi les jeunes gens qui, dans les dernières années de la restauration, auraient voulu l’arracher aux conseils et aux tendances insensées qui la perdirent, il est juste de mettre en première ligne M. de Carné. En 1828, il fonda le Correspondant avec quelques amis, qui, comme lui, venaient de quitter à peine les bancs des écoles. Il y avait là de consciencieuses études, des pensées généreuses et du talent. Il y avait aussi une complète indépendance des liens où l’officielle hypocrisie de la restauration aurait voulu emprisonner de nobles esprits ; on se servait même de cette liberté pour avertir la vieille monarchie, pour lui dénoncer les écueils dans lesquels elle s’engageait ; et cette jeune élite du parti royaliste prenait, dans la tragédie qui s’ouvrait, le rôle lamentable de l’antique Cassandre.

Nous croyons volontiers que, lorsque la révolution de 1830 éclata, M. de Carné et ses amis eurent moins d’étonnement que beaucoup d’autres : ils avaient prévu quelque chose de cette péripétie soudaine, mais elle ne les blessa pas moins dans leurs affections et leurs souvenirs. Douleur légitime et respectable ; on ne se sépare pas sans angoisse et sans amertume des dernières images d’un passé que vos pères vous ont appris à vénérer et à chérir. Cette piété filiale ne pouvait offenser ni la liberté ni le pays ; il faudrait plutôt plaindre ceux qu’elle n’aurait point animés, car si, dans de grandes circonstances, le cœur se montre sec, il se rencontre que, par un juste châtiment, l’esprit est petit.

Ces premières émotions passées, M. de Carné revint bientôt à l’activité des travaux de la pensée ; il se mit à étudier la restauration qui venait de tomber. Les ruines étaient à ses pieds, il voulut les reconnaître ; il chercha les lois de la grande chute qui l’avait affligé : c’était demander des consolations à l’inflexible raison des choses.

Nous sommes sur la terre pour comprendre et pour agir : aussi l’intelligence des évènemens et des lois de l’histoire fortifie l’homme, le relève et le prépare à d’autres luttes. En lisant les études de M. de Carné sur la restauration, qu’il publia, en 1833, sous le titre de Vues sur l’Histoire contemporaine[2], on s’aperçoit que l’auteur se console des faits accomplis par leur entente rationnelle. La conclusion de son livre est l’impossibilité logique de la restauration ; évidemment la conséquence de cette conclusion était de ne pas s’épuiser en d’inutiles regrets, et de se tourner vers le présent.

Sans doute, dans les Vues sur l’Histoire contemporaine, on trouve souvent le ton d’un homme aigri et blessé ; le style en est hautain et dur, le gouvernement nouveau et la puissance des classes moyennes y sont parfois censurés avec amertume ; mais toujours l’auteur les reconnaît comme des faits nécessaires auxquels on ne saurait imprimer une impulsion progressive qu’à la condition de les accepter avec une franchise sans réserve. Il y a plus, l’ouvrage de M. de Carné s’ouvre par l’adoption expresse de la régénération sociale de 1789, car nous y lisons : « La mission actuelle de la France, celle qu’elle reçoit chaque jour des évènemens, c’est d’épurer les principes de 89, d’en écarter tout ce qui, loin de tenir au progrès de l’humanité, serait en contradiction manifeste avec lui[3]. »

Il était impossible qu’une fois engagée dans cette excellente tendance, la solide raison de M. de Carné ne prît pas de nouvelles forces et de nouveaux développemens. Les intelligences hautes et fermes n’assistent pas inutilement au spectacle des choses ; le temps ne fuit pas pour elles comme une onde vaine, et les évènemens sont des leçons. De la restauration, qui n’était plus, en reportant ses regards sur la nouvelle Europe que la révolution mettait en branle, M. de Carné put agrandir ses vues politiques en les affermissant ; il comprit que l’insurrection de Paris n’était que le signe d’un mouvement européen, et le fait de 1830 devint pour lui plus naturel à mesure qu’il le trouva plus général. Alors tout ce qui pouvait encore rester chez l’écrivain politique d’irritation et de regrets s’évanouit : les esprits droits ne peuvent garder rancune aux évidences historiques, et M. de Carné se mit à décrire les rapports internationaux et diplomatiques de l’Europe, tout-à-fait libre d’anciens souvenirs, reconnaissant enfin la révolution de 1830 et le gouvernement qu’elle a fondé, non-seulement comme des faits nécessaires, mais comme des faits légitimes. Nous ne saurions trop nous féliciter de cette adhésion complète aux directions du siècle et du pays, de la part d’un homme dont l’esprit est éminent, le cœur noble, le patriotisme intelligent et sincère. Notre satisfaction est d’autant plus intime, que les travaux de M. de Carné n’expriment pas seulement une pensée isolée, mais le besoin qu’éprouvent les hommes jeunes qui ont pu regretter quelque temps la restauration, d’appliquer leurs efforts et leurs talens aux intérêts présens, à la grandeur de la France. Les révolutions de 1789 et de 1830 n’appartiennent pas seulement à ceux qui les ont désirées et qui les ont faites ; elles appartiennent à tous, même à ceux qui, pendant un moment, ont pu les haïr ou les combattre. Dans la grande famille il n’y a ni vaincus, ni vainqueurs, ni privilégiés, ni retardataires ; il n’y a que des égaux et des frères. N’oublions pas d’ailleurs que, dans le mouvement de décomposition des partis et de rénovation d’idées qui s’accomplit parmi nous, le véritable lien est la solidarité des générations. C’est aux hommes jeunes à se chercher, à se comprendre, et à ne plus permettre à de vieux mensonges d’obscurcir la vérité et les destinées du pays.

Le livre de M. de Carné, qui a pour titre : Des Intérêts nouveaux en Europe depuis 1830, s’ouvre par une appréciation de l’état des partis et du pouvoir en France. Avant de parcourir la circonférence, l’auteur a voulu préciser le centre du mouvement qu’il allait étudier. La complète indépendance de l’écrivain multiplie sous sa plume des jugemens d’une sévérité piquante. Ainsi il montre le parti légitimiste sautant à pieds joints des utopies aristocratiques de la veille à celles de la démocratie la plus exaltée, comme si la couronne de France pouvait s’escamoter par un tour de gobelet. Les tendances bonapartistes, les velléités américaines, les réminiscences de 93, sont assez rudement malmenées. On peut ne pas adopter tous les détails et toutes les nuances de la pensée de l’auteur ; mais on ne saurait lui refuser une raison ferme et pénétrante, et une grande décision dans l’esprit pour aller au fond même des questions politiques.

Nous avons quelques observations à présenter sur le parallèle qu’établit M. de Carné entre la démocratie aux États-Unis et la bourgeoisie en France, et elles tomberont moins sur l’appréciation des faits, que sur quelques inductions qu’il en tire. M. de Carné nous paraît fort bien juger l’Amérique en disant que si le gouvernement transatlantique est représentatif dans ses formes, il est direct et populaire dans son esprit. Là, la souveraineté du peuple est vraiment la souveraineté du nombre qui prime de droit et de fait l’intelligence ; aussi l’Amérique est le pays du monde où le prosélytisme par la pensée est le plus impossible. La France, au contraire, subit toujours l’autorité de la pensée ; nulle contrée au monde ne dégage plus complètement l’idée du vrai et du droit de celle du nombre et de la force ; nulle n’a des tendances d’esprit plus rationalistes.

Ces dernières lignes, qui appartiennent à M. de Carné, nous paraissent d’une irréfragable justesse. Mais a-t-il tiré lui-même toutes les conséquences du grand fait qu’il proclame, que l’idée du gouvernement par l’intelligence est l’idée fixe de l’Europe, quand il se laisse aller à représenter la bourgeoisie française comme destinée à rester longtemps égoïste et incapable des grandes affaires. L’auteur nous semble avoir trop cédé à l’entraînement de l’antithèse entre la démocratie et la bourgeoisie ; nous lui reprocherons aussi d’avoir identifié exclusivement la démocratie moderne avec la société américaine ; enfin nous lui demanderons comment la bourgeoisie française ne serait pas progressive dans son essence, quand on avoue qu’elle est pénétrée de plus en plus par le principe de la capacité et de l’intelligence.

Là où règnent la liberté de l’esprit, le droit absolu de la raison, l’égalité sociale, l’uniformité de la loi civile, et la mobilité progressive du droit politique, là il y a démocratie. Et ce terme prime le mot de bourgeoisie, car il exprime non-seulement le fait, mais le droit.

La bourgeoisie française est forte, parce qu’elle est progressive et perfectible. Placée entre les débris de l’ancienne noblesse et les classes ouvrières, elle touche à ces deux extrêmes, s’en accroît, s’en alimente tous les jours, et peut en recevoir aussi de salutaires influences : elle pourra, par une noble émulation, s’élever à la persévérance et à la tenue des grandes entreprises politiques ; puis son cœur pourra battre à l’unisson de l’ame du peuple. Il est contradictoire de vouloir parquer la bourgeoisie dans les mêmes défauts et les mêmes travers, quand on reconnaît qu’elle est dépositaire de toutes les forces sociales, et que la vie est en elle. Elle n’est ni une caste, ni un ordre, mais la société même, et cette société est démocratique.

Démocratie et royauté, voilà la France ; là est sa fortune et son génie. Sur ces deux bases, elle se meut : tantôt on la verra pencher davantage vers l’un ou l’autre côté ; mais son instinct et son bonheur seront toujours de reprendre l’équilibre, et de ne sacrifier, ni la liberté à l’unité, ni l’unité à la liberté.

Ces choses, M. de Carné les sait et les pense comme nous ; mais il nous a semblé que, dans ses appréciations d’ailleurs si justes et si sagaces, il était trop enclin à immobiliser le présent, et à trop induire ce qui sera de quelques situations accidentelles qui ne tiennent pas à la nature des choses. À notre sens, les gages de l’avenir, non-seulement pour notre sécurité, mais pour notre grandeur, sont dans les rapports établis entre le gouvernement et la société. Pour la première fois, depuis cinquante ans, le pays est régi par un gouvernement qui ne lui inspire ni terreur ni défiance ; si sur quelques points des dissentimens se montrent, on discute, on s’éclaire ; mais gouvernans et gouvernés ont cessé de se haïr et de se calomnier. Cette situation est nouvelle ; elle sera féconde. La France sait qu’une volonté vraiment nationale sera toujours exécutée par son gouvernement, qui, à son tour, est convaincu que le pays, loin de conspirer contre lui, identifie ses destinées avec l’existence de la monarchie représentative. Aussi, quand a-t-on joui de plus de liberté morale et intellectuelle ? Est-il quelque idée, quelque intérêt, quelque prétention qui ne puisse se faire jour, se défendre, se produire ? Jamais un peuple n’a été plus maître de lui-même, de sa raison, de sa volonté.

Passons aux questions extérieures. Voici comment M. de Carné expose le plan de ses travaux : « Deux groupes de négociations nous arrêteront spécialement, celles qui ont fondé la situation politique et territoriale de la Belgique, et celles qui se rapportent à l’Espagne. Nous donnerons de larges développemens à cette question belge qui nous touche aussi immédiatement dans le passé que dans l’avenir ; puis nous essaierons de pénétrer au fond de cette histoire péninsulaire, de faire toucher au doigt le grand problème de tant de douleurs, et de révéler à la France une solidarité dont la portée a été si malheureusement méconnue ; c’est, en effet, dans les affaires d’Espagne qu’est la déplorable et seule lacune du système en général bien lié de nos transactions diplomatiques depuis 1830. L’Espagne et le Portugal nous occuperont comme la triste énigme du XIXe siècle ; enfin nous consacrerons aux autres questions européennes des développemens mesurés sur l’intérêt français qui peut s’y trouver engagé. »

Avant d’attacher quelques remarques à chaque monographie politique de M. de Carné, constatons les changemens profonds qui ont atteint tout ce qui touche à la diplomatie. Cette révolution a commencé avec la disparition de l’empire. Si Napoléon dut sa ruine plus peut-être à la diplomatie de ses ennemis qu’à leurs armées, on peut dire qu’il s’en vengea par sa chute même, qui changea profondément l’Europe et la nature des relations entre les peuples et les gouvernemens. La liberté lui succéda ; vinrent avec la liberté les débats publics, la notoriété des choses au moment où elles s’accomplissaient. Après la dictature napoléonienne, la divulgation, de toutes les pensées et de tous les actes des gouvernemens fut inévitable ; nous avons vu pendant quinze ans, de 1815 à 1830, les projets des cabinets absolus à moitié détruits par cela seuls qu’ils étaient connus, et la lumière déconcertait la force. Depuis huit ans, les progrès de la publicité et de la discussion, en ce qui touche les transactions diplomatiques, ont reçu une impulsion nouvelle ; le secret semble aboli dans les affaires humaines ; on sait beaucoup, on devine le reste, et on discute sur le tout.

Les journaux publient les traités et les actes internationaux ; les publicistes les critiquent et les peuples les jugent. Nous ne connaissons pas, à la presse vraiment politique, de plus utile et de plus noble ministère que de porter les lumières de l’histoire et du droit public dans l’examen des transactions diplomatiques. C’est l’intervention de l’intelligence entre les gouvernemens et les peuples.

La Belgique a été, pour M. de Carné, l’objet d’une étude historique forte et solide. Après quelques pages brillantes où l’histoire de la Flandre est esquissée à grands traits, l’écrivain s’exprime ainsi : « En méditant sur les changemens qu’aurait entraînés, dans la constitution de l’Occident, l’établissement d’un royaume de Bourgogne, au XVe siècle, on est conduit à regretter amèrement qu’une telle œuvre n’ait pas été comprise, ou qu’elle ait échoué contre les circonstances. La Hollande, la Belgique et toute l’Allemagne rhénane, réunies sous un même sceptre, en séparant la France de l’Empire, auraient évité les longues guerres de l’Espagne contre ses possessions insurgées, de la maison de Bourbon contre la maison d’Autriche. Cet établissement conservateur eût rendu impossible Charles-Quint et Philippe II, Richelieu et Louis XIV. » Nous abandonnerons volontiers Philippe II à M. de Carné, et si le démon du Midi n’eût pas existé, nos regrets seraient médiocres. Mais nous ne saurions acquiescer à un système politique qui eût supprimé Charles-Quint, Richelieu et Louis XIV. Non que nous voulions offrir en holocauste, à la gloire des grands hommes, le bonheur des sociétés, mais parce qu’à nos yeux cette gloire n’est que le résultat des services qu’ils ont rendus aux nations. Charles-Quint n’est autre chose que l’Allemagne elle-même retrouvant les grandeurs du moyen âge ; et la France, à l’égard de l’Europe, vit tout entière dans Richelieu et Louis XIV. Ces agens illustres étaient les instrumens du travail que faisaient les plus grands peuples de l’Europe, pour se constituer et s’affermir ; et dans ce travail les véritables nations devaient se partager, en les absorbant, les populations intermédiaires. M. de Carné n’ignore pas que le royaume de Bourgogne, qui fit corps avec la France, sous Charlemagne et sous Louis-le-Débonnaire, commença à être divisé dès le règne de Lothaire, et qu’on put dès-lors le distinguer en trois régions différentes, dont les limites ont varié souvent, le royaume de Provence, la Bourgogne transjurane, et le duché proprement dit, devenus par la suite province du royaume de France, sous le nom de Bourgogne[4]. Refaire, au XVe siècle, un autre royaume de Bourgogne avec d’autres élémens, qui auraient été la Hollande, la Belgique et l’Allemagne rhénane, c’eût été remonter le cours des siècles, lutter contre les tendances de l’Europe, et construire un pénible contresens qui bientôt aurait avorté. Des trois parties de ce royaume hypothétique, la Hollande a son individualité qui n’est pas celle de l’Allemagne rhénane, et quant à la Belgique, est-elle autre chose, entre l’Allemagne et la France, qu’une transition et un champ-clos ?

Nous n’insisterons pas sur cette question délicate ; les dissertations sont puériles là où les problèmes ne peuvent être résolus que par des faits énergiques. La Belgique a été mise en demeure, par le bon vouloir de l’Europe, de montrer si elle peut être une nation. Plus sa souveraineté et son indépendance ont été reconnues avec promptitude et déférence, plus elle sera jugée sévèrement dans l’usage qu’elle en fera. Au surplus, sur ce point comme sur d’autres, les évènemens à venir n’auront rien d’arbitraire, car le monde ne s’est soustrait aux fantaisies de Napoléon que pour obéir exclusivement aux lois de la nature des choses.

Comparé à l’étude sur la Belgique, le morceau consacré par M. de Carné à l’Allemagne est peut-être moins riche en aperçus nouveaux. Il est vrai que l’auteur ne pouvait guère éviter la redite de choses déjà connues. Une de ses opinions nous a causé quelque étonnement. Il est, dit-il, loisible de penser que l’érection d’une tribune politique à Berlin aurait plus avancé que tous les efforts du gouvernement prussien l’œuvre à laquelle il s’est laborieusement dévoué. Nous avons été surpris que M. de Carné, qui sait si bien déduire les destinées et les actions des peuples de leur histoire, ait pensé que spontanément la monarchie prussienne, dont la récente illustration est toute militaire, pouvait ériger dans son sein une tribune comme l’Angleterre, qui, depuis le XIIe siècle, a l’habitude de délibérer sur ses affaires ; comme la France, qui, depuis la même époque, a toujours associé le mouvement des idées au bruit des armes. Long-temps encore la Prusse devra supporter cette destinée contradictoire de craindre la liberté tout en ayant une grande intelligence, d’amasser les trésors de la science sans en permettre l’application politique, et de ne pas vouloir que des chambres représentatives s’ouvrent à côté de ses universités florissantes. Il y a d’ailleurs pour elle d’autres motifs tirés de ses relations extérieures. Berlin, qui est limitrophe de la monarchie absolue du czar par le grand-duché de Posen, ne pourrait adopter le régime constitutionnel sans rompre avec la Russie. Ainsi, dans l’avenir de l’Europe, tout se complique, s’entrelace, et les problèmes sont solidaires.

Quand du Nord on reporte ses regards sur le Midi, on trouve des nations illustres dont la gloire est contemporaine des commencemens mêmes de l’histoire moderne, qui jetèrent un vif éclat au XVe et au XVIe siècle, et qui depuis deux cents ans cherchent d’autres destinées, sous l’inspiration des idées et des principes politiques de la France et de l’Angleterre. M. de Carné a su peindre avec une énergie profonde et pittoresque les destinées si diverses qu’a traversées la Péninsule Ibérique, où se fait voir, comme il le dit fort bien, la stérilité des plus beaux dons du ciel. L’héroïsme du Castillan est vivement indiqué. « La guerre devint pour lui quelque chose de sacré, dit l’auteur ; il la fit avec une foi forte et impitoyable, et la destruction des Maures prépara celle des Indiens. Mais la superbe indépendance de l’aristocratie espagnole rencontra la dictature de Charles-Quint : le génie municipal fut frappé au cœur, alors qu’il commençait à s’épanouir, et quand le sang de Padilla de Tolède, de Bravo de Ségovie, de Meldonada de Salamanque, eut coulé, il n’y eut plus pour l’Espagne de vie et de gouvernement que le despotisme. »

Nous ne croyons pas que les bienfaits dont l’établissement de la maison de Bourbon, et plus tard le pacte de famille, ont pu doter l’Espagne, soient aussi problématiques que le pense M. de Carné. Nous estimons, au contraire, avec un grave historien[5], que sous cette influence l’Espagne, en moins d’un siècle, améliora son agriculture, rétablit sa marine, réorganisa son armée, doubla sa population. Après avoir signalé ces excellens effets, M. Mignet reconnaît aussi que ce changement s’arrêta à la surface du pays et ne pénétra pas dans ses entrailles. Mais alors, après la dynastie implantée par Louis XIV, vint le mouvement philosophique et le mouvement révolutionnaire.

Tout s’enchaîne dans les affaires des peuples : sans Louis XIV, nos idées et nos institutions eussent eu beaucoup de peine à trouver le chemin de l’Espagne ; c’est pour elles que sans le savoir le fils d’Anne d’Autriche aplanissait les Pyrénées. Depuis qu’à la mort de Charles-Quint la Péninsule espagnole cessa de subir l’influence allemande, elle fut toute à l’influence française. Philippe II, par ses agressions et même par ses victoires, commença ces relations si persévérantes entre Madrid et Paris. Il y a cent trente-huit ans que Louis XIV acceptait le testament de Charles II, et nouait ainsi les rapports de l’Espagne et de la France constitutionnelles.

Partisan de l’intervention en principe, M. de Carné aurait voulu la placer à l’époque du premier siége de Bilbao, si fatal à l’armée carliste ; aussi arrive-t-il à cette conclusion que le ministère du 22 février, celui du 6 septembre et celui du 15 avril restent en dehors de la véritable question espagnole ; que c’était avant qu’il fallait la résoudre, et que depuis on n’a guère eu qu’à choisir entre des fautes. Il n’est guère possible en dehors des affaires de discuter le mérite de ces affirmations. Le terrain des réalités politiques est à la fois si vaste, si profond et si mobile, qu’il ne saurait être embrassé et scruté d’un œil sûr que dans certaines situations.

Mais nous répéterons que toute la partie du second volume de M. de Carné, qui traite de l’Espagne, est de la plus haute distinction : c’est un excellent fragment d’histoire contemporaine ; les évènemens et les hommes y sont jugés avec un esprit ferme. L’écrivain ne descend jamais jusqu’à la satire ; mais il use parfois de cette sévérité qui est la justice et le droit de l’historien. Un morceau sur le Portugal forme un appendice naturel à l’étude sur l’Espagne, et les mêmes qualités s’y font remarquer dans de moindres proportions ; ce qui devait être. L’auteur semble se ranger à l’opinion de ceux qui croient voir dans l’avenir l’union des deux couronnes d’Espagne et de Portugal ; mais cette prévision est exprimée avec une réserve pleine de sagesse.

Constantinople, la Russie et l’Angleterre, tels sont les points importans que touche M. de Carné en terminant son livre. Il reconnaît que la France a agi conformément à ses véritables intérêts en donnant à la Porte une assistance utile, et nous avons vu avec plaisir qu’il ne cédait pas à la manie qui pousse certains publicistes à célébrer, avec un bizarre enthousiasme, la chute imminente de l’empire ottoman. La France doit continuer jusqu’au dernier moment la politique de François Ier et soutenir l’empire turc le plus long-temps possible. Mais la conséquence de cette conduite vraiment raisonnable n’est pas d’associer la France à toutes les transes que fait éprouver la Russie à la Bourse de Londres. M. de Carné a tracé avec une netteté lumineuse la différence de l’intérêt français et de l’intérêt anglais dans cette question. Pour compléter la démonstration, nous dirons un mot de l’alliance anglaise.

Cette alliance sur laquelle depuis huit ans repose la paix de l’Europe, servit de point d’appui au gouvernement de 1830 pour combattre l’entraînement qui sembla quelque temps précipiter la France vers la guerre. Guillaume III trouvait sa popularité dans des hostilités contre la France, et, dès le mois d’avril 1689, il recevait des communes une adresse votée à l’unanimité, où elles l’assuraient qu’il pouvait compter sur l’assistance de son parlement, qui lui fournirait tous les subsides nécessaires. Près d’un siècle et demi après, la maison d’Orléans offrait à la France, comme gage de son adhésion sans réserve aux maximes du gouvernement constitutionnel, l’alliance anglaise qui devait présenter au reste de l’Europe l’union combinée des forces les plus actives du monde politique. Occurrence heureuse pour la dynastie nouvelle de trouver sur le trône d’Angleterre une famille que la même origine avait consacrée à la fin du XVIIe siècle ! La maison d’Orléans pouvait demander sur-le-champ à la maison de Hanovre ce que Guillaume III ne put arracher de Louis XIV, ce que la reine Anne en obtint enfin dans le traité d’Utrecht, la reconnaissance de la dynastie nouvelle qui avait supplanté l’ancienne. Ajoutez cette autre fortune que les deux peuples de France et d’Angleterre ratifiaient l’alliance en se donnant la main.

L’alliance anglaise a donc été et est toujours dans la nature des choses ; mais elle n’enchaîne pas la France aux intérêts exclusifs du commerce anglais, et elle ne saurait nous interdire l’appréciation saine des affaires européennes. Nous savons très bien que l’Angleterre, même lorsqu’elle le voudrait, ne saurait mettre aujourd’hui une armée contre nous sur le continent ; qu’elle ne saurait soudoyer une nouvelle coalition ; qu’enfin elle ne pourrait nous faire un mal positif sans un immense effort qui l’exténuerait. D’ailleurs il n’y a plus d’intérêt à ces luttes de géant. Pitt et Napoléon les ont épuisées ; ces deux hommes ont donné une dernière et terrible expression aux passions du moyen-âge : la politique de la liberté moderne a d’autres sentimens et d’autres intérêts.

C’est donc surtout sur des convenances morales, sur la conformité d’origine pour les deux maisons royales, sur la conformité d’institutions pour les deux pays, que repose l’alliance de la France et de l’Angleterre, alliance qui laisse à chacun des deux peuples sa sphère d’action et d’intérêts. L’avenir et la fortune de la France ne sont en question, comme l’a fort bien senti M. de Carné, ni au cap de Bonne-Espérance, ni dans l’Inde, ni aux Antilles, ni à Constantinople ; et la France est ainsi constituée, qu’elle n’a point à redouter pour les autres peuples ce qui fait leur force et assure leurs développemens légitimes. Nous sommes heureux, en terminant cet examen des travaux de M. de Carné, de nous rencontrer avec lui dans un même sentiment aussi profond et aussi vrai, la conscience de la liberté morale et politique dans laquelle vit la France à l’égard des autres peuples ; il est beau, vis-à-vis du monde, de n’avoir rien à envier ni rien à craindre.

Pour conclure sur le livre des Intérêts nouveaux en Europe, nous dirons que la raison nous semble faire le fond du talent même de l’auteur, qui cherche avant tout le vrai avec une bonne foi complète et une sagacité courageuse, Quant au style, il est sain, sensé, politique ; l’imagination y perce quelquefois par des accidens, par des peintures qui ne sont pas sans charmes et qui laissent entrevoir dans l’écrivain un compatriote de M. de Châteaubriand. Ces qualités précieuses font un devoir à M. de Carné de veiller sur lui-même d’imprimer à son exécution quelque chose de plus précis, de plus châtié ; aux formes de son style, plus de transparence ; aux mots dont il se sert, une propriété plus classique. Dans ce siècle, où les débats politiques occupent la scène, travaillons à ce que la langue française reste en nos mains l’instrument le plus énergique et le plus pur de la sociabilité.

Nous vivons dans un siècle de discussion. Ce qui, surtout, distingue notre âge des autres, c’est l’application directe des lumières de la raison aux affaires politiques. Sans doute, elle avait commencé pour les contemporains de Montesquieu, du grand Frédéric et de Jean-Jacques ; mais elle comportait de nombreuses restrictions, du consentement même d’une partie des écrivains philosophes, qui laissaient aux gouvernans la direction exclusive des intérêts généraux, si les gouvernans ne les troublaient pas dans le développement des théories spéculatives. Aujourd’hui la pensée humaine, qui n’a plus d’inquiétudes pour ses droits et sa liberté, se livre avec ardeur à l’examen des problèmes sociaux, des institutions politiques, des rapports entre les peuples et les gouvernemens, des relations des nations entre elles.

Que cette application de la raison de tous aux intérêts de tous ne puisse se produire dans les premiers temps sans un peu de confusion, sans quelques malentendus, même sans quelques contresens, cette anarchie passagère est inévitable et n’a rien qui doive nous jeter dans le désespoir. La discussion universelle de toutes les questions humaines est un fait indestructible avec lequel personne n’aurait bonne grace de se refuser à vivre. Les religions et les gouvernemens doivent être possibles avec la liberté de la pensée : voilà le miracle du XIXe siècle.

De tous les faits humains, la guerre est peut-être celui que la discussion générale doit le plus modifier. Les développemens de la civilisation ne tendent pas à la supprimer, mais à lui imprimer pour l’avenir une face nouvelle. On peut dire que faire l’histoire des révolutions de la guerre, ce serait écrire l’histoire des sociétés elles-mêmes ; la guerre reflète tous les changemens de la vie humaine.

L’Europe a passé l’âge des premières émotions militaires : elle ne guerroiera plus pour l’unique plaisir de se mouvoir, pour satisfaire cette pétulance héroïque qui est le signe de l’enfance des peuples. Déjà depuis trois siècles on ne l’a guère vue se mettre en branle qu’animée par la conscience d’une cause morale, et dirigée par une pensée systématique. Les guerres de la révolution ne nous ont-elles pas montré dans des proportions gigantesques ce mobile et ces tendances ? La France se bat pour défendre les principes de sa liberté nouvelle, voilà la cause morale ; vient ensuite Napoléon qui eut dans son génie quelque chose de plus réfléchi et de plus profond encore que César, voilà, parvenue à sa plus haute expression, la pensée systématique.

Quand l’empereur à Sainte-Hélène s’attache, dans des conversations dont il prévoit le retentissement en Europe, à assigner à chacune de ses grandes entreprises un grand motif, à sauver ses conceptions et ses desseins du reproche d’avoir été quelquefois des fantaisies, ne rend-il pas hommage au génie de son siècle qui veut à la force un emploi rationnel, à la guerre une application sociale ? Napoléon n’ignore pas la trace lumineuse que laisseront dans l’histoire son étoile et son nom ; mais sa gloire, si radieuse qu’elle soit, ne lui paraît devoir durer que s’il démontre qu’elle est raisonnable.

Il y aura dans quelques semaines huit ans que l’Europe tout entière s’est émue, et que les passions politiques ont failli mettre aux peuples les armes à la main. Il se rencontrait encore une fois que la révolution française, dont le génie est pacifique et humain, semblait exciter les nations à la lutte, et paraissait prendre elle-même une attitude guerrière. Mais comme la paix n’a pas été troublée dès les premiers momens, cet ajournement en a amené d’autres : aux passions se sont mêlés les intérêts pour les amollir et les désarmer, et le calcul a triomphé de l’enthousiasme ou de la colère.

Tout, dans notre siècle, est ramené à la raison, même les sentimens les plus vifs, les emportemens les plus héroïques. Les guerres ne peuvent être maintenant que des guerres inévitables. De plus, il faut que leur nécessité non-seulement résulte de la nature des choses, mais encore qu’elle soit comprise par de grandes majorités, qui seules peuvent livrer aux gouvernans les moyens de les entamer et de les soutenir. Enfin, la guerre devra se faire en présence de la liberté de la presse, et l’épée devra non-seulement combattre l’ennemi, mais ne pas craindre les discussions de l’esprit et de la plume. Ainsi, d’une part, la raison de l’homme et des peuples s’étend, s’affermit, et tend à accroître sa précision par la pratique des affaires, de l’autre leur puissance matérielle revêt d’autres proportions et d’autres formes, et, par des combinaisons progressives, obtiendra des effets que jusqu’ici le monde n’a pas connus. Trouvons-nous dans le passé quelque chose qui ressemble à cette coalition réfléchie de l’esprit et de la matière, et ne suffit-elle pas à doter notre siècle d’une valeur qui lui permet de ne rien envier à ceux dont l’histoire a déjà inscrit dans ses fastes la date et le caractère ?


Lerminier.
  1. Paris, F. Bonnaire, éditeur, rue des Beaux-Arts, 10.
  2. vol. Paulin, rue de Seine, 33.
  3. Vues sur l’histoire contemporaine, tom. I, pag. 49.
  4. Histoire des ducs de Bourgogne, par M. de Barante, livre ier.
  5. Négociations relatives à la succession d’Espagne sous Louis XIV. Introd., pag. XCIX.