Tahin Party (p. 57-70).


CONTRE LA TRÈS MANIFESTE INJUSTICE DE L’ÉCOLE


Marie chérie, j’ai l’honneur de t’informer que, sciemment, je te gaspille. D’après le service des études informatiques et statistiques du ministère de l’Éducation nationale, tu as en effet toutes les chances de faire des études supérieures longues. C’est qu’il n’y a aucun hasard dans ce simulacre de loterie : tu es une fille, tu es fille unique, tu es française et ta mère est auteur, ce qui est assimilé aux « professions libérales ». Cela dit, je suis bien rarement imposable, n’ayant même jamais gagné le S.M.I.C. depuis des années, mais cela importe relativement peu car, certes, j’ai un « crédit de classe » et si je n’ai jamais assez d’argent pour nous payer le métro, du moins sais-je à qui emprunter des livres. Et « c’est comme si » j’avais des sous, n’est-ce pas ?

J’entends de nouveau ce chuchotement de tous ces gens qui te trouvent intelligente : « C’est vraiment donner de l’avoine aux cochons. »

On me reproche d’avoir accouché d’un capital et de ne pas le placer. Toutes les femmes n’accouchent pas d’un capital, tant s’en faut. Si j’étais en usine, on considérerait que je n’ai en toi qu’un modeste avoir ; tout ce qu’on me demanderait serait de le gérer à l’économie au jour le jour. C’est ça la vie, ma gamine.


L’école est injuste. Ce n’est certainement pas la raison de mon refus de t’y engager (je n’ai pas tellement l’esprit de sacrifice et je ne t’immolerai pas plus sur l’autel de la justice que sur celui de la république, ces cymbales d’airain me cassent les oreilles), mais ce qu’il y a autour de cette injustice, ces manigances ampoulées, ces parfums sur des odeurs fétides, tout cela me dégoûte viscéralement ; la seule manifestation où je croirais pouvoir aller serait celle qui rassemblerait des amis capables d’aller vomir ensemble devant n’importe quelle scène de l’écœurante représentation permanente.

Je ne supporterais pas d’entrer avec toi dans ce cloaque, cette histoire d’école pour tous, d’école du peuple, de l’égalité des chances et autres resucées ; encore moins de discuter du bien-fondé d’une lutte à l’intérieur de l’Éducation nationale avec des enseignants syndicalistes dont la papelardise (il faut pieusement protéger les faibles pauvres petits enfants) ne parvient même pas à me distraire de l’auguste inconséquence.

Un Français sur deux n’a ni son certificat d’études ni aucun autre diplôme. Et on continue indéfiniment, dans les familles ouvrières, à espérer dans l’école « pour que les gosses s’en sortent mieux ». Or ils ne pourront pas s’en sortir mieux, les gosses. Ô fatalité !

En gros, le discours de ceux qui savent, c’est : « Ma foi, oui, c’est vrai, un fils d’ouvrier qualifié ou spécialisé a moins de deux chances sur cent d’aller en faculté alors que celui du cadre supérieur en a plus d’une sur deux[1], mais même si les chances sont infimes, même si ce n’est pas facile, ce n’est pas cher et ça peut rapporter gros. » (Pas cher ? Faut voir…) C’est drôle que les gens qu’on appelle les gens modestes, si pathétiquement raisonnables de temps en temps, ne posent pas le problème dans les termes suivants : « Si, en allant à l’école, on n’a que deux chances sur cent de “s’en sortir”, combien en aurions-nous en n’y allant pas du tout ? »

S’en sortir… Faudrait peut-être commencer par ne pas y entrer, déjà.

Chez ceux qui n’ont pas fait d’études, on croit donc à l’école exactement comme on joue au tiercé ; de la même manière, bizarrement, l’espoir de gagner (inviter cent personnes à un gueuleton sublime ou acheter un appartement) n’a qu’un rapport extrêmement lointain avec ce que pourrait être « le rêve » ; car on est réaliste quand on fait partie des 59 % de familles ouvrières qui n’atteignent pas en ressources le minimum nécessaire pour avoir accès aux H.L.M.[2]

Être réaliste donc, c’est, tout en jouant l’école, savoir pertinemment que les enfants ne feront pas d’études supérieures. L’université, c’est pour les riches. Ça, on sait. Si bien qu’aller à l’école ne signifie pas « faire des études » mais suivre le rituel qui, magiquement, devrait permettre au miracle de se produire.

Ce qu’on appelle le « taux de mortalité scolaire » s’explique autant par nos conduites irrationnelles vis-à-vis de l’école que par l’implacable logique-de-la-production. Je ne crois pas nécessaire d’insister sur le fait que toute raison d’État repose exclusivement sur notre déraison et tu imagines aisément que l’élimination de 84 % des élèves de l’enseignement supérieur (mais oui ! qu’est-ce que tu croyais, fillette ? Aujourd’hui 28% seulement, dans une génération donnée, obtiennent le bac et 16 % font des études supérieures[3]) s’opère dans un consensus obtenu par tous les moyens, dont l’hypnose.

Quand les statisticiens parlent de « chances objectives, de probabilités d’accès à l’université », tu te doutes bien qu’ils ne comptent pas sur les journaux pour dire aussi crûment la vérité bien crue : « Si vous êtes salarié agricole, vous avez 0,7 % de chances de voir entrer votre rejeton en faculté ; si vous êtes cadre supérieur, vous en avez 58,5 % (sans compter que pour les 41,5 % qui restent, on ne se fait pas trop de soucis). » Mais, madame, croyez bien que les enfants des paysans préfèrent de loin la nature aux études ; s’ils restent aux champs, c’est parce que les livres ne les intéressent pas… La vraie vie… les petits oiseaux… tout ça…

Pardi !

Quand le ministère de l’Éducation nationale lui-même publie en 1981 un document qui t’annonce :

« 95,1 % des enfants de cadres supérieurs, admis en sixième en 1972, 1973 ou 1974, ont terminé le premier cycle d’enseignement secondaire et 85,5 % ont accédé à une classe du second cycle long. Ces taux sont respectivement de 53,4 % et 26,9 % pour les enfants d’ouvriers et 43,7 % et 18,7 % pour les enfants de salariés agricoles[4] ». La réaction la plus spontanée, c’est « qu’est-ce que c’est que ce purin ? » Ce n’est pas que j’aie voulu faire trop la délicate, mais enfin je n’ai pas tenu à te laisser barboter dans ce jus malsain. N’importe quelle mère comprendra ça !

Alors une question intéressante à se poser c’est pourquoi tout le monde joue le grand dadais, faisant semblant de ne pas savoir (tu les entends manifester « école laïque, école du peuple »… !… ?). Parce qu’il n’y a aucun doute, plus ou moins confusément, tout le monde sait que sélectionner signifie empêcher au maximum que le tout-venant puisse accéder à certains métiers.

Il n’y a qu’à voir la tête des gens quand j’ai « laissé passer » l’âge de ton entrée en sixième ! Ils n’ont pas besoin d’être très au fait des statistiques pour savoir que cette année-là, et cela bien entendu sans que tu entres, toi, en ligne de compte, tout se met en place selon un schéma préparé d’avance. D’avance parce que c’est bien avant la sixième (les chercheurs tombent d’accord sur le rôle essentiel du redoublement du cours préparatoire) que les traquenards ont permis d’éliminer le gros des troupes.

On te fait croire qu’il y a un jeu où tu peux gagner, mais tout, absolument tout, est pipé. C’est une sacrée crapulerie l’école ! Alors bien sûr, autour de nous, on s’est affolé : il ne fallait absolument pas laisser passer l’âge de l’entrée au collège.

Car selon Baudelot et Establet, l’âge atteint à la fin du cours moyen deuxième année est déterminant dans l’orientation des enfants dans les différentes sixièmes. Du temps de cette étude, on entrait en sixième classique à 11 ans 0 mois 3 semaines en moyenne et en sixième de transition à 12 ans 3 mois ; les âges intermédiaires se situant dans les sixièmes modernes. (Aujourd’hui où, en principe, il n’y a plus qu’une classe unique à l’entrée au C.E.S., on sait bien comment les responsables d’établissement contournent les directives officielles en créant des sixièmes « faibles », « fortes », etc.)

Les redoublements dans le primaire entraînent donc des conséquences extrêmement importantes. Et je peux même comprendre cet affolement de ceux qui te voulaient en sixième à 11 ans lorsqu’ils lisent que sont envoyés en sixième de transition (c’est-à-dire dans les classes poubelles) « 0,2 % des enfants entrant en sixième à dix ans, 1,1 % des enfants entrant en sixième à onze ans, 23,2 % des enfants entrant en sixième à douze ans, 100 % des enfants entrant en sixième à treize ans[5]. »

Et tout cela qui fut violement dénoncé par de vilains agitateurs extrémistes est repris froidement par la voix officielle de l’Éducation nationale dans une étude commencée bien avant le changement de décor de 1981 : « L’âge des élèves et le déroulement de leur scolarité antérieure, primaire notamment, déterminent la poursuite des études d’enseignement général. Une scolarité primaire perturbée, un redoublement ou plus, limite considérablement les chances de poursuivre des études au-delà du premier cycle d’enseignement général. Les difficultés dans le primaire apparaissent par ailleurs nettement plus préjudiciables qu’un redoublement dans le premier cycle[6]. »

Eh oui… Et puisqu’il est vrai que l’âge atteint à la fin du C.M.2 est déterminant dans l’orientation, disons qu’en n’utilisant pas la martingale que se refilent tous les gens de ma classe sociale, je passe pour quelqu’un qui ne sait pas jouer. Eux misent de manière plus ou moins scientifique et connaissent le calcul des probabilités.

En sixième, vu la catégorie socioprofessionnelle à laquelle on m’assimile, moi (toi, je te répète que dans cette machination, tu comptes pour du beurre), eh bien tu avais encore toutes les chances de t’en tirer. Nos conseilleurs n’ont pas réussi à comprendre qu’il ne s’agissait pas pour nous de pouvoir ou non rattraper le train à telle ou telle gare du parcours mais de prendre un autre chemin. Forcément, puisqu’on ne veut pas aller là où ils vont.

En réalité, si les pauvres gens se montrent tellement soumis à pareille « fatalité » (!), c’est que l’appareil suit effectivement un tracé inflexible. Et ça ne leur vient même pas à l’idée, face à ce bulldozer, de se garer. On ne leur dit même plus « il faut », on dit « c’est comme ça ». Sans doute est-ce là ce qu’on appelle le principe de réalité…

Parmi les centaines de statistiques disponibles qui vont toutes dans le même sens (effectivement ces chiffres sont incontestables ; c’est rare et pratique), je prends des données simples ; j’aimerais que tu les lises dans leur nudité, leur candeur et que tu te rendes compte de l’énormité de la tromperie « une école pour tous ». Car, insidieusement, neuf personnes sur dix se disent scandalisées que t’enlevant à l’école je fasse de toi une privilégiée. Dans la même foulée, ils osent dire que l’école est réellement « la chance des pauvres » ! Autant il m’est parfaitement égal que l’école soit juste ou injuste (l’école, mieux vaut le répéter, car beaucoup ne savent pas lire, ne m’intéresse pas), autant il m’est insupportable de toujours devoir m’affronter à ce mensonge pieusard d’une école qui donnerait à chacun une possibilité de « réussir ».

Un enfant sur deux de cadres supérieurs, admis en sixième en 1972, 1973 ou 1974, est entré en seconde C contre 5,8 % des enfants d’ouvriers et 4,2 % des enfants de salariés agricoles[7].

Et au fur et à mesure que le temps passe, les enchères montent : à la fin de la classe de troisième, 89,9 % des enfants de cadres supérieurs ont été admis dans une classe du second cycle long contre 50,5 % des enfants d’ouvriers et 42,8 % des enfants de salariés agricoles. Et, plus précisément, 52,8 % des gosses de cadres supérieurs passent en seconde C contre 10,9 % des enfants de prolos et 9,6 % de ceux des tâcherons de l’agriculture.

La seconde C ! La classe des gosses intelligents ? Ben tiens, puisqu’on a des picaillons, on a forcément de la cervelle. Être nanti, c’est comme qui dirait génétique. Si, si ! D’ailleurs même les gens de gauche ne sont pas tout à fait sûrs d’eux quand ils parlent d’égalité (et pour cause ! mais ça c’est encore une autre question) et ils s’emmêlent les pinceaux quand on leur assène que « d’après certains savants, il ne fait aucun doute » que les femmes, les Noirs et les pauvres sont bêtes. Inutile d’ajouter que la peu subtile distinction entre gauche et droite s’efface complètement quand on parle des enfants. Eux, chacun le sait, sont naturellement bêtes. « Ne fais pas l’enfant », dit-on à un adulte quand on veut dire « ne fait pas l’idiot. » C’est normal, les enfants sont de petits animaux, c’est ce qui fait leur charme.

Mais n’anticipons pas ; il est bien inutile de faire dire aux statistiques du ministère de l’Éducation nationale plus que ce qu’elles disent ici : « Selon le sexe[8] et l’origine socioprofessionnelle, les différences de comportement socioculturel se manifestant aux phases d’orientation amplifient les écarts entre les groupes […]. Les élèves de nationalité étrangère parvenus en fin de premier cycle accèdent au second cycle long dans des proportions équivalentes à celle du groupe social auquel ils appartiennent. »

Bref, « les enfants des catégories sociales favorisées réussissent globalement beaucoup mieux que les autres », qu’ils soient blancs, jaunes, noirs ou verts. Au moins, ça c’est clair.


Ceux qui n’ont pas la bonne fortune de faire des études sont-ils nés sous une mauvaise étoile ? Mais un hasard qui se répète méthodiquement n’est plus un hasard, n’est-ce pas ? Voyons, voyons… Peut-être que les pauvres sont des ânes ? Ne serait-ce que parce que s’ils volaient intelligemment, ils ne seraient plus pauvres. Mais ils se font toujours prendre. Alors !

Ce serait une affaire d’hérédité que ça n’étonnerait pas les braves gens.

La question, très exactement posée en ces termes, est à l’ordre du jour. Il n’y a pas que les concierges pour répandre les théories de la nouvelle droite ; les gazetiers de tout bord en font leurs choux gras. On ne peut pas toujours répondre par un sourire méprisant à l’insanité. D’où ce chapitre qui me fatigue et toi aussi sans doute ; mais face à la bêtise, il vaut mieux se passer nos outils.

Premier outil, une enquête très intéressante de Michel Schiff, « L’échec scolaire n’est pas inscrit dans les chromosomes[9] ». L’hypothèse de travail est la suivante : prenons le pourcentage d’enfants d’ouvriers et de contremaîtres qui entrent à l’université, soit 5 %, et celui des enfants de cadres supérieurs et professions libérales, 58 %, admettons que l’écart entre ces chiffres soit dû à la différence des niveaux intellectuels tels qu’on les mesure de manière tout à fait artificielle (mais a fortiori ici, c’est encore plus probant pour l’expérience) par ce qu’on appelle le quotient intellectuel (Q.I.) qui n’est en fait que l’aptitude de quelqu’un à suivre ce qu’on appelle des études. Cent mille enfants d’âge scolaire ont été étudiés. Le Q.I. dépassé par les 58 % d’enfants de cadres supérieurs qui entrent à l’université est de 108,8. On pourrait logiquement se dire (quels que soient l’environnement, l’hérédité et toutes hypothèses confondues sur l’acquis ou l’inné quant à l’aptitude à suivre des études) que les enfants d’ouvriers qui dépassent eux aussi ce seuil de 108,8 se retrouvent à l’université. Or, 19 % le franchissent et on a vu que seuls 5 % d’entre eux faisaient des études (2 % si on s’en tient aux enfants d’ouvriers qualifiés et spécialisés à l’exclusion donc des contremaîtres ou assimilés).

En d’autres termes, s’il était vrai que l’intelligence supposée mesurable par le Q.I. était la condition pour faire des études, il faudrait d’ores et déjà faire entrer quatre fois plus d’enfants d’ouvriers à l’université.

Mais reste à savoir si ce fameux Q.I. est effectivement héréditaire. Michel Schiff a réalisé une autre expérience[10]. Ses collaborateurs et lui-même ont constitué un échantillon d’une trentaine d’enfants de six à treize ans abandonnés à la naissance par des parents travailleurs manuels et adoptés par des cadres avant l’âge de six mois. On a retrouvé aussi les frères et sœurs qui, eux, étaient restés dans le milieu d’origine. Et — miracle — les enfants adoptés avaient le même taux de réussite scolaire que tous les enfants de cadres, alors que leurs frères et sœurs restés pauvres avaient des résultats de « pauvres ». Les psychologues de droite à la mode qui défendent ardemment l’idée d’une sélection « naturelle » entre crétins et doués, les uns bons pour l’usine, les autres faits pour les travaux mieux payés et moins crevants, ne s’avoueront pas vaincus pour si peu : droite, extrême droite, gauche, tout cela est de l’ordre de la foi. Il n’y a plus que les utopistes pour se référer à la raison.


Ce qu’on appelle « démocratisation » ne me fait même pas rire ; je trouve la plaisanterie de très mauvais goût.

Après une ordonnance de 1959, les filières ségrégatives se sont multipliées et Fouchet a même créé en 1963 des sections d’éducation spécialisée destinées à accueillir le rebut des classes de rebut. Tous les cinq ans, le Plan fixe les objectifs de l’Éducation nationale et utilise pour ce faire les statistiques du ministère de l’Éducation nationale sur l’origine sociale des élèves. C’est alors bien sûr qu’on parle de démocratisation. Quoi de plus démocratique que la réforme Haby de 1975 ? Collège unique jusqu’en troisième et redoublements supprimés dans le primaire. À partir de 1978, on entre en sixième dans les classes « indifférenciées » avec, éventuellement, des « programmes allégés » ou une « pédagogie de soutien ». C’est une cruelle parodie de justice que de donner à manger la même chose à un lapin et à un cheval. Car assurément il ne sert à personne de nier l’évidence de l’inégalité scolaire et les besoins ne sont pas les mêmes. Mais si on fait des classes de rattrapage, on recrée des classes-impasses… Non, je te dis, on ne peut pas en sortir ; il n’y a vraiment plus rien à espérer de cette histoire de fou.

Regarde par exemple ce qui se passe depuis la réforme du collège unique[11] : les favorisés ont au moins deux moyens simples de supplanter les autres à l’entrée en seconde. Le passage vers le second cycle lent (c’est le seul qui ouvre sur l’enseignement supérieur) fonctionne toujours aussi bien depuis la réforme Haby comme un très efficace instrument de sélection sociale. D’abord parce que ceux qui ont de l’argent ont accès à l’information. Ils savent fort bien, par exemple, comme je te disais plus haut, que la précocité dans les études est un facteur essentiel de l’orientation des élèves. Ils s’arrangent pour faire rentrer un an plus tôt l’enfant en cours préparatoire. Les règlements ? Ils s’en arrangent, je te dis. Il ferait beau voir qu’un petit directeur d’école primaire s’y oppose ! Les dérogations sont justement prévues pour ces cas-là et puis, quand on a dans ses relations un psychologue ou un médecin, ça facilite les choses. Sans compter qu’on ne se laisse pas intimider facilement lorsqu’on a un compte en banque ; devant un premier refus toujours possible, on ne perd pas ses moyens quand on a les moyens. Le résultat est là, je t’ai donné les chiffres plus haut : même après la suppression des redoublements du primaire, on entre plus tôt dans le secondaire quand on a des parents riches.

Dans le « collège unique », on a encore une possibilité de se distinguer d’emblée comme « meilleur », c’est par le choix de la première langue vivante, puis surtout des options à l’entrée de la quatrième. Ainsi, dans ces classes dites « indifférenciées », on regroupe les élèves selon des niveaux scolaires bien différents suivant qu’ils font du grec ou de l’arabe, de l’espagnol ou de l’allemand. Choisir l’allemand en sixième permet d’être dans une classe de « bon niveau » (et à recrutement social plus élevé). La ségrégation sociale et scolaire est sauve. Ah ! quand même !

On pourrait allonger indéfiniment la liste de toutes les passes possibles. Il y en a qui sont marrantes : pour un enfant de parents sans le sou, redoubler une classe, c’est à court terme perdre toutes ses moindres « chances » ; au contraire, le pharmacien demandera que son fils redouble ou pour lui éviter d’être relégué dans une filière technique ou pour lui permettre de faire une bonne seconde C. Ce que c’est que d’être malin !

« C’est ainsi que les mécanismes qui assurent l’élimination des enfants des classes inférieures et moyennes agiraient presque aussi efficacement (mais plus discrètement) dans le cas où une politique systématique de bourses ou d’allocations d’études rendrait formellement égaux devant l’École les sujets de toutes les classes sociales : on pourrait alors, avec plus de justifications que jamais, imputer à l’inégalité des dons ou à l’aspiration inégale à la culture la représentation inégale des différentes couches sociales aux différents niveaux de l’enseignement[12]. »

Dix ans avant la réforme Haby, Bourdieu et Passeron avaient dressé d’avance le constat d’échec de toute tentative de « démocratisation », car l’école ne peut être indépendante de l’ensemble. La déperdition scolaire est la résultante de forces qui échappent à l’Éducation nationale. L’enfant de prolos adopté par des cadres, comme tous les autres « héritiers », bénéficie de la culture du milieu dans lequel il vit, s’exprime facilement, a des connaissances étendues dans le domaine musical, ses lectures sont variées, il a vu toutes sortes de films. Plus le milieu social est élevé, plus les savoirs sont étendus et diversifiés. Tu sais bien que je parle ici de quantité et non de qualité, et que je suis souvent atterrée par la superficialité des gens dits cultivés. Mais l’éclectisme est une méthode et la bonne quand on veut « briller » à l’école ; d’où l’apparent paradoxe de la réussite optimale de ceux qui justement contestent l’enseignement scolaire si étriqué. Ils cherchent (et trouvent) ailleurs les aliments nécessaires à leurs succès, méprisant le Canigou ou « Mac Donald » qu’on leur sert au lycée. Plus ils rejettent la pâtée et mieux ils sont en forme pour gagner les concours. Ça va de soi.


La pseudo-démocratisation n’est pas qu’inutile et je ne perdrais pas mon temps à t’en parler si je ne la jugeais profondément vicieuse. Avant les efforts pour une démocratisation — efforts tout à fait réels, n’en doute pas, car on est démocrate de père en fils dans les rouages de l’Éducation nationale, à droite comme à gauche —, quand on était « enfant du peuple », on savait être bon perdant, on tenait sur le ring autant qu’on pouvait, sachant que les chances entre le poids lourd et le poids mouche étaient inégales ; quand on avait résisté quelque temps, on était fier, on mettait le certificat d’études dans un beau cadre et on pouvait s’estimer très heureux de ne s’être pas fait étaler sur le tapis avant d’avoir commencé. Il arrivait bien que l’un fît des études, des vraies, mais c’était infiniment rare et, a priori, on n’y prétendait pas.

Avec le collège unique, « tout le monde peut en faire, des études » et il n’y a plus d’excuse à l’échec. Non seulement l’école est triste parce qu’elle oblige des gens à s’ennuyer mortellement (je dis bien mortellement) pendant toute leur jeunesse, mais elle produit de la pourriture au moins sous deux formes : les classes « laborieuses » ( !) retournent au labeur avec des diplômes qui ne servent à rien sur le marché du travail ou bien perdent leur valeur en un ou deux ans de temps. Or cela est incontestablement plus lamentable qu’avant l’obligation scolaire. Mais, surtout, la fameuse démocratisation prouve aux plus défavorisés qu’on a tout fait pour eux et que s’ils ratent le passage dans le second cycle, c’est qu’il n’y avait rien à tirer de leur minable cerveau. Ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Le système éducatif d’aujourd’hui vise à ce que l’échec scolaire soit intériorisé. On ne cesse de seriner aux jeunes qu’ils ne sont pas dignes d’être à l’école. On les humilie tellement, chaque heure et pendant tant d’années ! Qu’on ne vienne pas pleurer sur leur dite agressivité.

Les professeurs s’insurgent : « Ils nous font perdre notre temps ! » (Et le leur ?) Vos enfants ne les intéressent plus… Ceux d’hier étaient plus « doués », mieux élevés en tout cas. On sent bien que les républicains s’énervent ; les démocrates bredouillent qu’ils regrettent, qu’ils n’avaient pas prévu les conséquences, qu’ils feront mieux la prochaine fois.

Les syndicats ouvriers manquent pour le moins d’inspiration. Non seulement ils n’ont jamais fait grève contre l’école, mais encore ils ne proposent même pas leurs services aux familles qui porteraient plainte contre l’Éducation nationale. C’est pourtant assez simple à envisager : imagine qu’un gosse d’ouvrière ait envie d’être chirurgien et qu’il se retrouve bêtement à dix-sept ans en usine. Ça peut arriver, hein ? Imagine que sa mère, ou lui-même, ou sa municipalité ou un syndicat fasse un recours en responsabilité… Ce recours légal permet d’obtenir réparation des dommages causés par l’administration. Le Conseil d’État fonde le droit à la réparation sur le « dommage anormal » et la « rupture de l’égalité devant les charges publiques » que représente ce dommage. Il faut prouver qu’il y a faute et ça, vraiment, ça me semble à la portée du premier venu.

Et puis, avant d’aller aux écoles, on pourrait peut-être apprendre à parler. Ce n’est pas très difficile : il suffit de dire « je ne comprends pas, qu’entendez-vous par là ? » quand quelqu’un utilise devant soi un mot qu’on ne connaît pas. Qu’est-ce qu’on apprendrait de choses et vite si tout le monde faisait ça ! Pour ma part, si on me joue encore l’air de la démocratisation de l’enseignement, je demanderai qu’on m’explique d’abord un peu ce qu’est une démocratie (libérale, populaire, etc. ; les adjectifs pas plus que les noms n’ont ici le moindre soupçon de sens). Gouvernement du peuple par le peuple. D’accord, mais qu’est-ce que le peuple ? Les « masses », comme n’osent plus dire les marxistes ? « Masse : quantité relativement grande de substance solide ou pâteuse, qui n’a pas de forme définie, ou dont on ne considère pas la forme » (Petit Robert). Ce n’est que le premier sens mais j’ai toujours trouvé grand intérêt à la considération de l’origine des mots. En Chine comme aux États-Unis, le peuple est roi et nous voilà bien avancés. Je ne suis pas tout à fait sûre que le mot démocratie veuille dire quoi que ce soit. Je ne serai heureuse que dans un monde où chacun pourra parler, écouter, comprendre, discuter, agir. Règle de grammaire : remplacer tout conditionnel optatif par le futur de l’indicatif permet de donner un sens à l’action.

Car je ne me satisfais pas de constater l’injustice de l’école et l’impossibilité d’y remédier, j’en déduis logiquement la conduite à tenir : on peut individuellement, seul ou à plusieurs, s’organiser pour empêcher les enfants d’aller se faire bouffer par l’Éducation nationale. Je rêve ? Je rêve que tu as quatorze ans et que tu n’es jamais allée à l’école ? Je rêve que Lola passe ses journées à jouir de la vie ? Je rêve de toutes celles et de ceux que nous avons rencontrés au long de ces années et qui grandissent tranquillement, loin de ces cours barbelés ? Je rêve ?




École républicaine et égalité des chances en 2006.
par le collectif éditorial :


Une étude de la Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP) du ministère de l’Éducation nationale publiée en janvier 2006, visant à établir ce que sont devenu/es quinze ans plus tard des élèves entré/es en classe de sixième en 1989, révèle que 63 % d’entre eux et elles ont obtenu le bac, 55 % ont entamé des études supérieures et 43 % ont acquis un diplôme universitaire, dont 27,3 % un diplôme équivalent au moins à la licence (bac + 3).


Les filles sont 32,5 % à avoir obtenu le niveau bac + 3 ou plus, contre 22,3 % des garçons.


Les enfants qui avaient l’âge « normal » de 11 ans au moment de l’entrée en sixième ont été 75,7 % à avoir le bac et 34,8 % à obtenir au moins bac + 3. Ceux et celles qui avaient 10 ans seulement ont été 93,2 % à avoir le bac et 62,7 % sont parvenu/es à bac + 3. En revanche, celles et ceux qui avaient 12 ans ou plus n’ont été que 26,4 % à avoir le bac et 4 % à atteindre bac + 3.

Moins de un/e élève sur cinq entré/e en sixième à 12 ans accèdera à l’enseignement supérieur ; la moitié abandonnera son cursus sans avoir eu aucun diplôme.


Les jeunes dont les parents n’ont pas le bac ne sont que 16,4 % à avoir accédé au niveau le plus élevé contre 48,2 % de ceux et celles dont les parents étaient titulaires du bac.


Les enfants d’enseignant/es sont 74,8 % à avoir obtenu le bac, devant les enfants de cadres (69,2 %), celles et ceux de membres de professions intermédiaires (48 %), d’agriculteurs/trices (39,2 %), d’artisan/nes et commerçant/es (30,7 %), d’employé/es (29, 5 %), d’ouvrier/es qualifié/es (22, 9 %) et d’ouvrier/es non qualifié/es (15, 8 %). Les enfants d’ouvrier/es sont plus souvent orienté/es vers l’enseignement professionnel et technologique et leur présence tend à diminuer dans les filières les plus sélectives. Elles et ils ont sept fois moins de chances que les enfants de cadres d’obtenir le bac S (bac scientifique).


Quant aux études supérieures, les enfants d’enseignant/es sont 62,6% à avoir obtenu un diplôme universitaire à bac + 3 ou plus. Suivent les enfants de cadres (52,2 %), de membres de professions intermédiaires (35,7 %), d’agricultrices/teurs (28,3 %), d’employé/es (19,8 %) d’artisan/nes et commerçant/es (19,6 %), d’ouvrier/es qualifié/es (16,8 %) et d’ouvrier/es non qualifié/es (10,7 % seulement au niveau bac+3).

Les BTS et DUT, très minoritaires parmi les enfants d’enseignant/es ou de cadres supérieurs, représentent la moitié des diplômes obtenus par les étudiants d’origine ouvrière dans l’enseignement supérieur.


Pour ce qui est des grandes écoles, selon une étude de la Conférence des grandes écoles (CGE) publiée par Les Échos en juin 2005, 72 % des élèves des grandes écoles ont des parents exerçant des professions intermédiaires, libérales, ou cadres supérieurs, pour seulement 5 % d’enfants d’ouvrier/es.


« L’expansion scolaire contemporaine ne s’accompagne pas d’une réduction notable de l’inégalité des chances et cette inégalité est de plus en plus d’origine culturelle. La complexité du système scolaire semble privilégier les familles qui en ont une bonne connaissance. Aussi le niveau de diplôme des enfants est-il davantage lié, aujourd’hui qu’hier, à celui du père. »


In « Démocratisation de l’école et persistance des inégalités », Dominique GOUX et Eric MAURIN, INSEE, Économie et Statistique, n°306, juin 1997.
  1. Cf. Les Héritiers, op. cit.*
    * Ce chapitre contient de nombreuses données chiffrées. On trouvera à sa suite une mise au point, non pas de chacune de ces données, mais de la situation générale de l’ « égalité des chances » en 2006.
  2. Chiffres de 1975, mais ça m’étonnerait que ça ne se soit pas aggravé. (Source : Confédération syndicale du cadre de vie).
  3. Document 21, commission du travail no 2, préparation au neuvième plan, ministère de l’Éducation nationale.
  4. « L’entrée dans le second cycle long des élèves admis en sixième en 1972, 1973 et 1974 », service des études informatiques et statistiques, ministère de l’Éducation nationale, 1981.
  5. L’École capitaliste en France, op. cit., souligné dans le texte.
  6. « L’entrée dans le second cycle long des élèves admis en sixième en 1972, 1973 et 1974 », op. cit.
  7. « L’entrée dans le second cycle long des élèves admis en sixième en 1972, 1973 et 1974 », op. cit.
  8. Oui, statistiquement, les filles à l’école « réussissent » mieux que les garçons. J’ignore si des études ont été menées sur cette question. Je suppose qu’il y a des chercheurs qui se sont excités là-dessus.
  9. Rapportée dans Psychologie, décembre 1980.
  10. Enfants de travailleurs manuels adoptés par des cadres, M. Schiff, M. Duyme, A. Dumaret, S. Tomkiewicz, P.U.F., et « Travaux et documents de l’I.N.E.D. », cahier no 93.
  11. Cf. « “Démocratisation” ou élimination différée », Françoise Œuvrard, Actes de la recherche en sciences sociales, no 30, novembre 1979.
  12. Les Héritiers, op. cit.