Tahin Party (p. 41-56).

CONTRE LES CANONS DE LA PENSÉE


Allons enfants… !

Vous entrerez dans la carriè-ère quand vos aînés n’y seront plus…

Vous y trouverez leurs poussières et l’exemple de leurs vertus. Et l’exem-emple de leurs vertus. Bien moins jaloux de leur survivre que de partager leur cercueil, vous aurez le sublime orgueil… etc., etc.

Poussières et vertus. Exemples. On ne saurait trop insister sur les facultés de mimétisme des grands singes.

Faire pareil. Telle est la loi. David Riesman a très bien décortiqué les mécanismes par lesquels « la société s’assure un certain degré de conformité de la part des individus qui la composent.[1] » Car si, comme je te le disais plus haut, le premier but de l’école est de donner l’habitude de la discipline, son deuxième est bien d’investir à bon escient le capital humain que l’État lui confie. C’est qu’elle s’y connaît en investissements et investitures. Et elle place chacun de telle façon qu’il rapporte. Par étapes et suivant un long rituel, l’enfant est initié à ce qu’on attend de lui. Il est question ici d’apprentissages divers qui marqueront son appartenance à tel ou tel clan. C’est l’abc de la sociologie et Durkheim le dit sans détour : « L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné[2]. »

Qui dit mieux ?

L’école sait se plier et sait faire plier à toutes les exigences de qui gouverne. Faut-il former des aristocrates ? On forme des aristocrates. Des patriotes ? Va pour les patriotes. Des humanistes ? En voici. Des communistes ? Comment donc. Ces buts répondent à la demande d’un groupe social possédant momentanément le pouvoir politique. Ils ont en commun d’être des buts.

C’est sans doute ce qu’on nous pardonne le moins à nous qui tentons de vivre d’une autre manière auprès des enfants : nous n’avons pas pour eux de buts.

On nous vilipende aujourd’hui comme il y a quatre-vingts ans. Écoute Jakob Robert Schmid qui fait la critique des « maîtres-camarades » si proches de nous. Il parle de ces enfants des communautés scolaires libertaires, entre les deux guerres, sur lesquelles j’aurai encore bien des choses à te dire : « Ce ne sont peut-être pas avant tout les lacunes dans leurs connaissances qui ont dû plus tard les gêner mais surtout leur incapacité à travailler en vue d’un but à atteindre et par devoir […]. Le principe qui consiste à orienter l’éducation scolaire uniquement d’après les besoins présents nous paraît inacceptable, non seulement sous l’angle des besoins de l’enfant, mais aussi du point de vue de la mission de l’école. Au risque d’être traité de réactionnaire, nous estimons que l’école n’a pas comme unique but d’être au service de l’enfant ! La société, qui a créé l’école et qui fait des sacrifices pour elle, a aussi des droits sur elle […]. Elle a le droit d’exiger que l’école collabore à la tâche spirituelle qui incombe à l’humanité ; qu’elle transmette à la jeunesse les valeurs religieuses, morales, esthétiques, scientifiques et sociales que la société s’efforce de réaliser à tout moment de son existence ; qu’elle l’éduque dans le respect de ces valeurs et qu’elle lui communique la volonté de participer à leur réalisation. Il s’agit là non seulement d’un droit, mais d’un devoir de l’école[3]. »

Ah les tristes sires… ! Comme ils se sont bien perpétués jusqu’à nous ! J’ai entendu trop souvent, vraiment trop souvent exactement les mêmes choses. « Comment fera Marie, plus tard, pour faire ce qui lui sera pénible ? » Mais elle ne saura pas ! répondais-je. On me regardait, consterné. Eux savent.

Ce sont les bien-pensants. D’une classe à l’autre, ils connaissent les convenances, toutes.

Dans une classe maternelle d’Auchy-les-Mines, on apprend à ranger ses affaires, à être propre, à se lever quand entre la directrice ; au Vésinet, la maîtresse, dans la même classe de maternelle, dit qu’il est « mal poli » de ne pas entrer dans la ronde et que « pleurer donne du chagrin à Maman ». Les bonnes manières peuvent ainsi changer d’une classe à l’autre, l’essentiel étant qu’elles restent « manières » et « bonnes ».

L’Éducation nationale se choisit bien sûr les instruments nécessaires à la formation des citoyens. Ceux-ci se doivent d’être le mieux adaptés possible aux besoins des gouvernements en place. Dans un pays démocrate ou pseudo-démocrate, il est évident que les options philosophiques ou politiques auxquelles il faut complaire sont celles du plus grand nombre. Aucun rapport d’un quelconque « savoir » avec les sciences, les arts ni la culture, encore moins avec les goûts des uns et des autres. Les programmes scolaires, c’est un fait, peuvent sembler parfaitement hétéroclites. Va-t’en savoir pourquoi on a tenté de m’enseigner la trigonométrie et pas la médecine, pourquoi j’ai su par cœur le nom de tous les fleuves de Chine sans jamais avoir entendu prononcer le nom du canal près duquel j’étais née, pourquoi on s’est évertué, bien en vain, à m’enseigner trente-six points de tricot mais pas à sculpter le bois. Je voudrais maintenant connaître le nom de tous les fleuves de Chine et aussi le nom des outils des hommes. Je ne dis pas — oh non — qu’il est sans intérêt de savoir tricoter ou peindre. Je dis que ce qu’on apprend en classe ne répond à rien de rationnel mais surtout — et c’est pire — à rien de volontairement irrationnel. C’est le bric-à-brac des bibelots et quelques livres qui « ornent » la bibliothèque du Français moyen.

Et tu sais comme je m’amuse quand on m’assure que ce n’est plus « comme de mon temps », qu’au lieu des brassières on fait faire aux filles de la mécanique et que l’informatique remplace le grec. La belle avance !

Ce qui n’a pas changé et ne risque pas de changer, c’est qu’on a choisi pour moi non ce qui me serait agréable donc utile, mais ce qui est utile à la société. (L’école, de par ses structures d’une invraisemblable lourdeur, est toujours, dans ses programmes, en retard d’une génération, mais cela ne change rien au fond.) Quelques-uns convainquent même les gens que ce qui leur sera utile à eux, c’est justement ce qui sera utile à la machine appelée « société ». Le plus fort, c’est que l’école inculque l’idée de je ne sais quel « bien commun », persuadant certains qu’ils choisissent leur alvéole par « altruisme » !

« La société, c’est vous. » Si je veux. J’en prends, j’en laisse.

Ce qui est bon pour moi n’est pas bon pour lui, elle ou toi. En revanche, je ne crois guère m’avancer en disant qu’il est bon pour toi, elle ou lui que moi je sois bien dans mes petites bottines. Que nous avons tous intérêt à ce que chacun soit lui-même dans son harmonie, singulier et profond dans son être.

L’enseignement est une affaire personnelle. Tu as le droit le plus absolu d’apprendre ce que tu veux. Plus varié et inattendu sera le savoir des autres et plus fantastique sera toute rencontre. J’ai quelque chose à défendre dans ce qui circule entre les gens, dans cet obscur rapport qui me lie aux hommes vivants et morts.

Certains connaissent de près le prix de la scolarité ; ceux-là m’assurent de leur soutien ; ce sont souvent des éducateurs d’enfants dits caractériels ou déficients, ou encore cette femme qui travaille dans le service de réanimation d’un grand hôpital de la région parisienne et qui est « spécialisée » dans le suicide des enfants : elle sait combien de compositions ratées, de « mots à faire signer par les parents », d’amitiés trop surveillées par des maîtres sadiques mènent des enfants de sept ou dix ans à se jeter par la fenêtre ou du pont des autoroutes, « modalité typique de leur âge » ; à partir de treize ans, on est grand, alors on se suicide comme les grands en se pendant ou en se faisant un petit cocktail pharmaceutique[4]. Ces « accidents regrettables » ne sauraient remettre en cause, etc.

Mais j’en reviens à ces gens qui tous les jours reçoivent les fruits du massacre dans leurs institutions ou anti-institutions.

À Bonneuil, Maud Mannoni accueille des enfants psychotiques. Quand se pose pour un enfant le problème de la scolarité, elle ne saisit pas l’occasion comme d’autres pour « normaliser » : « On peut à ce moment-là, dit-elle, l’inscrire au télé-enseignement et lui procurer l’aide d’un aîné, qui souvent n’a pas vingt ans — car ce qui importe c’est de pouvoir critiquer l’absurdité du programme et des énoncés : c’est bien plus utile que n’importe quelle technique de réadaptation qui ne vient là que comme garant du savoir de l’adulte, savoir (livresque) qu’il s’agit justement de contester[5]. »

Les journalistes croient (je fus de ces niais) que les mass media peuvent aider les gens à prendre conscience de « ce qui se passe » et donc à critiquer la vie en transmettant des informations d’ordre culturel. Bourdieu et Passeron[6] ont fait au scalpel le tour de l’école comme appareil premier d’oppression idéologique. Ils ont établi avec l’implacable rigueur de leur enquête que les jeux étaient faits à l’école.

Quels que soient les contenus des programmes, l’enseignement donné répond à des besoins précis qui n’ont rien à voir avec ce qui semble à première vue « de notre temps » ou non. On peut bien supprimer un peu plus tôt ou un peu plus tard l’enseignement de la philosophie, pour ce qu’on en fait ! Car la seule chose qui importe, c’est ce qui passe à travers n’importe quel programme. Illich dit que le meilleur enseignant du monde ne peut protéger efficacement ses élèves contre ce qu’il appelle le « programme occulte de la scolarité ». Ce qui est en cause dans l’école, c’est ce qu’il y a par exemple de commun entre un cours de physique en première, et une leçon de gymnastique en classe de C.P. Par ses quatre caractéristiques (l’enseignement est obligatoire et prend un maximum de temps ; il est donné par des enseignants patentés ; à une classe d’âge spécifique ; il suit un programme établi), l’école remplit sa fonction qui est de « conserver », par la sélection, les normes sociales en vigueur grâce à la transmission d’une culture elle-même « conservée ». L’inculcation du savoir, quel qu’il soit, permet le dressage et l’entraînement à la soumission. Le programme occulte ne transmet telle ou telle qualification (qui pourrait bien mieux se trouver dans la vie et auprès des praticiens) que d’une manière autoritaire qui vise à « socialiser » l’individu dans un certain sens : la société pour laquelle on le taille est forcément dirigiste, inégalitaire. Le programme de l’école n’est pas d’enseigner la théorie des quanta ou les Géorgiques, mais de persuader qu’il existe des savants ou plutôt des savistes, que ces savistes ont droit à des privilèges tels qu’exercer un métier moins tuant que d’autres. Je ne fais que répéter ce que tout le monde a dit avant moi. Les plus éclairés des esprits, Stirner dès 1842, Nietzsche en 1872, ont vu qu’on jouait sa tête dans l’école qui ne peut être que conformiste. Les écrits de Bakounine de 1869 sur « l’éducation intégrale » sont plus connus encore : on y trouve cette démonstration jamais réfutée que ceux qui possèdent le savoir assoient leur pouvoir sur le non-savoir des autres[7].

Cette transmission d’une « façon de penser et d’être », c’est très exactement la transmission d’une morale. En 1913, c’était la patrie, aujourd’hui, la rentabilité ; c’est pareil. Aussi meurtrier.

Je n’ai pas éprouvé le besoin de te dire que l’idéologie dominante, pour reprendre le vocabulaire marxiste, n’était pas forcément l’idéologie de la classe dominante. Les mécanismes sont bien plus subtils que ça et les rouages ne tournent qu’avec l’huile de tous les compromis nécessaires aux armistices réitératifs entre les classes. Par exemple, à l’école il est mal vu de « tricher » alors que la tricherie constitue un art fort prisé dans la bourgeoisie qui y voit une preuve d’intelligence, voire d’élégance. Même chose pour la bonté ou la générosité qui sont chantées avec accompagnement d’harmonium de siècle en siècle, alors que l’examen et à plus forte raison le concours te montrent de façon bien plus réaliste quelles autres « vertus » la société exige en fait de toi. Ces décalages ne peuvent être uniquement dûs au fameux retard institutionnel de l’école mais servent à ménager certaines petites gens qui restent attachés aux valeurs chrétiennes ou marxistes. Hochets insignifiants (comme l’enseignement bien ridicule de la poésie) qui ne trompent que les vraiment pas bien malins.

On a vite fait le tour des valeurs réelles « objectives » que transmettent la crèche et l’école : l’esprit prévaut sur le corps, le devoir sur le plaisir, l’adulte sur l’enfant, le conformisme sur l’originalité, l’obéissance sur la responsabilité, la répétition sur la créativité. Et le tout baignant en eaux troubles, car toute morale doit bien sûr sa fermeté à la souplesse dont elle sait user. L’élite des élèves s’oblige par exemple (c’est Bourdieu et Passeron qui le font remarquer) à ne pas rédiger de devoirs « trop scolaires ». Ce qui importe seul, c’est la conformité aux schémas exigés, non l’uniformité, comme il a été dit plus haut, car l’école ne peut vouloir qu’une société en pièces. La professionnalisation est indispensable aux pouvoirs ; n’est-on pas allé jusqu’à créer des diplômes réservés aux « métiers de la communication » que la spécialisation outrancière rend « nécessaires » aux échanges[8] ?

Au fur et à mesure que l’enfant prend de l’âge, son champ de possibilités lui est rogné en même temps qu’on le fait passer au fil des ans du jardin d’enfants, où il jouit d’une relative « autonomie », en terminale où il se soumet totalement au programme d’abord, puis — apogée ! — à la divination de ce qui peut bien plaire à un examinateur inconnu.

Que le prof soit intelligent ou non, socialiste ou national-socialiste, féministe ou obtus ne peut rien changer à ce qu’on cherche à former dans l’esprit des « futurs adultes ». L’enfant doit être enfantin, le vieillard sénile, la femme féminine[9], le penseur intellectuel. Amères calembredaines, douce Amie. Laissons les adultes s’adultérer.

Tu connais la parade particulièrement excitante qui consiste à seriner : « La famille impose à l’enfant des structures mentales aussi conformistes que l’école ; na ! » En regardant autour de moi, je m’aperçois, quoi qu’on en dise, qu’on se sort apparemment plus facilement de l’emprise de la famille. Sans doute est-il moins ardu de rejeter père et mère que l’ensemble polymorphe de l’institution scolaire, justement parce qu’il s’y trouve des gens qui semblent de votre bord (professeurs ou élèves), ce qui permet à l’école toutes les feintes dans ce jeu d’escrime auquel certains se livrent pour l’amour de l’art.

Je suis toujours aussi effarée de constater la candeur avec laquelle on ose me rétorquer : « Mais qu’allez-vous chercher là ! L’école permet l’acquisition du savoir, c’est tout ! »

Il s’agit bien en effet d’acquérir, d’avoir. Et donc, dans la logique du marché, de produire, de se vendre. Les maîtres modernes insistent d’ailleurs de plus en plus souvent « au nom de l’autonomie de l’enfant » sur une pédagogie qui doit amener l’élève à « vendre sa production »[10] !

Il est d’ailleurs notable que l’escroquerie commence au berceau. Ne dit-on pas qu’on construit des crèches pour le « développement des petits », alors que chacun sait pertinemment qu’on ne construit des crèches que lorsqu’on a besoin de « libérer » des femmes pour le travail ? Il n’y a pas, il n’y aura jamais de raisons autres qu’économiques à l’élevage en série des enfants.

Toute l’économie du monde est fondée sur la prostitution : on loue notre intelligence ou notre musculature au mois (avec le sexe en sus par des voies à peine détournées). On s’évertue à faire croire que la putain vend un ersatz d’amour et que ce n’est pas joli. Les professeurs, les chercheurs ne vendent-ils pas un ersatz de pensée ? Et il y a des véroles mentales plus infectes que certains chancres.

Acquérir le savoir… Non seulement le môme sait très vite que celui qui est en face de lui est en effet payé pour vendre son savoir, mais très vite on lui apprend à faire la pute : vingt billets s’il baise à la perfection, quinze quand ce n’est vraiment pas mal, onze cinquante quand c’est triste mais honorable, trois billets si c’est minable. Il sait ainsi ce que vaut chaque devoir et, par une supercherie élémentaire, on lui fait gober que c’est ce qu’il vaut, lui.

Cette négation de l’être, Michelet l’a bien vue qui conseille aux élèves de se méfier de la prétendue culture qu’on les engage à acquérir et de se faire une contre-éducation à partir de leur propre vie. Quand je te dis que l’École exalte l’avoir au détriment de l’être, je dis bien que seules les apparences auront une valeur pour elle. On sait à quel point la « présentation » compte dans l’institution scolaire (tant chez les enseignants que chez les élèves). C’est pourquoi les magasins de vêtements font des affaires en septembre, surtout dans les quartiers les plus populaires.

Et ils ont bien raison, les malheureux ! Un gosse miteux ne plaira pas, ne réussira pas, veux-je dire.

Mais j’entends déjà les voix outrées de certains instits : « Ce n’est pas vrai ! J’ai dans ma classe un petit Arabe loqueteux mais qui a l’air si intelligent ! »

Ah oui ? Parlons-en de l’air intelligent des enfants ! Une grande enquête menée par le magazine américain Psychology Today a révélé des résultats pour une fois intéressants. On demandait au tout-venant de juger d’après des photos un certain nombre d’inconnu(e)s selon leur aspect sympathique et intelligent. Les tests dépassèrent de loin ce à quoi on pouvait s’attendre : ont été classés « sympathiques et intelligents » les visages correspondant exactement aux canons « habituellement reconnus » de la beauté : l’échelle des « notes » suivait même rigoureusement la notation imaginée par les chercheurs pour estimer « beauté » et « laideur ». Soyons clairs : on ne dira pas d’une enfant laide qu’elle a l’air intelligent. Au mieux on admettra que « pourtant elle est intelligente ». Quand on dit d’un gosse : « Il a tout pour plaire, il est beau et intelligent », on exprime la plus vieille vérité du monde : que ses attraits lui ont valu qu’on s’intéressât à lui.

Ceux-là même qui sont les victimes de l’institution scolaire la défendent. L’idée de la promotion par l’école est bien enracinée sur tous les méridiens, si bien que les pauvres se font flouer deux fois : ils se savaient miséreux, ils se savent maintenant « incapables ». Que l’appareil scolaire est un appareil de reproduction, personne n’a jamais pu démontrer le contraire ; en France, je n’ai pas entendu parler d’une réfutation de la fameuse enquête de Bourdieu et Passeron publiée en 1964[11], pas plus que de celle de 1970[12], et si certains ont critiqué l’analyse de L’École capitaliste en France faite par Christian Baudelot et Roger Establet[13], on n’en a pas contesté les irrécusables données. Les avantages sociaux permettent d’acquérir les avantages sociaux qui permettent etc.

Je ne vais pas t’enquiquiner avec les théories du P.C. Tu les connais aussi bien que moi ; nous étions souvent ensemble quand Clotilde nous assenait son catéchisme : lorsque les moyens de production seront aux mains de la classe ouvrière, la dictature du prolétariat — pardon, je retarde —, la volonté du prolétariat transformera les superstructures idéologiques. C’est simple à saisir. Le tout est de s’attaquer à l’infrastructure économique. Le reste nous sera donné par surcroît. Clotilde est institutrice. Dame ! il faut bien vivre…

Les intellectuels, qui se savent des privilégiés, nourrissent l’espoir d’une école où l’on respecterait mieux l’égalité des chances : ils veulent bien que tout le monde soit riche et instruit et tout ça. Ce qu’ils ne veulent pas — on comprend ça —, c’est avoir une part plus petite du gâteau[14]. Ils cherchent une solution (mais si !). En attendant, eh bien, ils ne vont quand même pas sacrifier leurs mômes à la Cause. Moi non plus d’ailleurs (puisque « je n’ai mis ma cause en rien »).

Phénomène qui ne manque jamais de m’amuser, ils assurent que l’enseignement scolaire est un peu bête et que la plupart des professeurs manquent singulièrement de culture, ils reconnaissent volontiers que l’école transmet l’ensemble des croyances nécessaires au maintien de l’État mais, tellement assurés de leur autorité aristocratique, ils concluent habituellement par : « Heureusement que les parents peuvent faire contrepoids à l’école ! » Vois-tu, Marie, moi je ne me sentais pas de taille.

Tu ris, tu penses à ces « marginaux contestataires » que tu connais, fiers de ce « milieu » qui préservera leurs bambins de la bêtise scolaire. Il me semble les entendre chanter « on ira pendre le linge sur la ligne Siegfried !… »

Tous ces gens de gauche, volontiers cyniques, savent très bien que les programmes politiques ne peuvent envisager un enseignement non obligatoire, car la gauche comme la droite a besoin de reproduire ses propres couches sociales, selon sa hiérarchie propre. Elle a ses croyances à elle qu’il lui faut bien transmettre aussi.

C’est entre autres raisons pourquoi je n’ai jamais espéré, même lorsque nous étions à la Barque, que « s’étende le mouvement ». Dans les plus belles années des « écoles parallèles », Jules Chancel[15] avait déjà fait remarquer avec son malicieux sourire que, pour une petite vingtaine d’enfants hors circuit, la presse s’était empressée de faire grand battage et qu’il s’agissait bien évidemment de spectacle. Car personne ne croit à une société sans école.

Nous pas davantage, franc-tireurs qui vivons le rêve non d’une société sans école mais de notre vie sans école, ce qui n’est déjà pas négligeable.

Qu’avons-nous donc en commun, nous qui nous méfions tant des « communautés de pensée » ? Seulement le goût, je crois, de cette méfiance-là.

C’est un peu vrai que beaucoup d’entre nous auraient pu se connaître ou reconnaître en 68 ; dans les beaux surgeons aussi des années 70. Certains avaient déjà fait alors la grève des examens, voire des concours. Au mois de mai, la contestation de l’école a été limpide, intelligente, menée avec sérieux. Une fête pour l’esprit dans les C.E.T.[16] comme à la Sorbonne. Une fête terriblement profonde dont on a beau jeu aujourd’hui d’oublier la présence de la mort. Car s’il est vrai que l’armée n’allait pas tirer, nous n’en savions rien alors. Et nous étions prêts à tout. Il est très impudique de te confier de telles choses, mais c’est que l’usage s’est décidément trop bien instauré de se goberger de ceux qui, à travers mai des années 68 à 74, ont cherché leur vérité par-delà la Vérité des autres. La plupart de ces rebelles ont rejoint les rangs. Paix à leurs cendres.

Cependant, d’autres vivent dans une espèce d’intégrité qui leur demande un courage invraisemblable. Des gens comme Maurice de l’A.P.L. ou Christine embellissent la vie. Ils n’ont pas attendu mai pour choisir le chemin d’être uniques, assurément, mais eux ne se permettraient pas de douter qu’il y a eu alors une chance pour l’être et comme une prophétie. Il est donc possible de se révolter ensemble. Je dis que c’est bon à savoir.

Pour l’heure, vivons vigilantes. Rien ne se perd. Même pas certaines naïvetés de « ces années-là », car j’ai changé sur plusieurs points et ne suis pas en accord toujours avec ce que mes amies et amis ont dit à l’époque, mais je sais, pour en avoir fait l’expérience, que la critique peut se vivre dans le respect et le plaisir. L’une des pierres d’angle de la contestation était par exemple l’idée que l’école devait se faire sous le contrôle des travailleurs (c’est à ma connaissance la Fédération unifiée des travailleurs de la métallurgie italienne qui, dans les années 70, a élaboré le plus finement ce que pourrait être la stratégie d’une transformation conjointe de l’école et de l’organisation du travail). Ainsi, certains pensent que l’« ouverture de l’école » doit permettre un contrôle sur les idées qu’on y transmet. Ce n’est pas tout à fait exclu, mais à condition que soit toujours claire la relativité des jugements. On ne luttera jamais contre les doctrines par des doctrines autres. L’enfant n’a pas besoin qu’on lui assure que l’esprit d’autorité est destructeur (il le sait très bien), il a besoin, comme chacun de nous, qu’on lui assure un peu moins de choses.

Qu’on ne me dise jamais que cette relativité des jugements conduit à l’angoisse, car ce qui rend dément, c’est de ne plus pouvoir parvenir à soi-même. C’est justement ce qu’on nous force à penser qui nous fait perdre la raison. C’est avec une morsure au cœur, Enfant, que j’évoque la folie ; je devine l’horreur de telles déchirures. Le pire, c’est que beaucoup de gens « dans la vie de tous les jours » sont des malades mentaux. Que pouvons-nous pour eux qui se sont perdus et jamais ne sauront qui ils étaient ? Elles et eux, apparences, images et réponses à ce qu’on a voulu faire d’eux.

Sois toi-même puisque quelqu’un a désiré te mettre au monde. Sois. C’est le seul impératif que je veuille sur toi jamais me permettre.

Et que ta solitude soit accueillante aux tendresses. Je sais moi-même ce que je dois à mes amies, à mes amis. Ce n’est pas les influences qu’il faut craindre ; celles qu’on se choisit ont la douceur des caresses. La vie ne doit-elle pas être vécue dans les grandes largeurs ? Elle est si généreuse, on peut bien l’être aussi.

Je suis commune, pas originale pour deux sous. Et tu n’as pas vécu dans le luxe de moire des pensées singulières, isolées et superbes.

Très ordinaires aussi, dans l’ensemble, mes complices qui ont refusé l’école. D’autant moins friqués que s’ils contestent l’obligation scolaire, c’est aussi parce qu’ils contestent les obligations salariales. Beaucoup travaillent à mi-temps et font fi de leurs diplômes, prenant n’importe quel boulot pourvu qu’il leur laisse un maximum de temps libre. La galère souvent ; ce n’est pas à toi que je dois faire un dessin.

Mais ceux-là que j’ai appelés insoumis ne se considèrent pas comme des marginaux ; s’ils n’ont ni voiture ni télévision c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’en acheter. Ce n’est pas une volonté de « faire autrement que les autres ». Ils sont conséquents, voilà tout. Je voudrais bien que tu saisisses que ce choix est aussi autre chose qu’un choix. Il y a une logique du refus comme il y a une logique de l’acceptation. Chaque être est un nombre entier.

Ce que nous défendons, c’est notre ordre propre. Nous voulons mourir vivants. Penser par nous-mêmes. Pas seulement par respect pour nous mais aussi par goût de l’amour. Parce qu’on ne peut aimer que des êtres pléniers. Si un groupe doit m’ôter quelque chose, je m’en retire. C’est un trop grand plaisir que de se donner. Que donnerai-je si l’on me vole ?


ANNEXE


Les canons de la pensée…

Ce texte « de lecture » est destiné aux enfants de cours élémentaire deuxième année. Je l’ai trouvé dans « Le sexisme dans les manuels scolaires » paru dans Les Temps Modernes[17] cité par l’auteur, May d’Alençon, qui n’a pas manqué de relever qu’il s’agit là d’un exemple de ce que Nathan appelle dans la préface « une tentative pour présenter des textes de qualité, éveilleurs de pensée et de sentiments[18] ».


Bonne-Poulette et Chat-Sauvage


Comme elle était jolie la petite maison qu’habitait Bonne-Poulette !… De briques roses avec un toit de tuiles rousses, des roses-trémières sur le seuil et une guirlande de glycines d’une fenêtre à l’autre.

Pas un grain de poussière sur les meubles cirés, et des vitres si claires qu’on se demandait si elles existaient tant on y voyait bien au travers.

C’est que Bonne-Poulette était une excellente ménagère ; une fameuse cuisinière aussi. Elle faisait un si bon café que le parfum en embaumait les environs, et toutes les planches de sa grande armoire étaient garnies de pots de délicieuses confitures : poires, pommes, cerises, fraises, coings, mûres et de bien d’autres fruits encore.

Le soir, lorsque Bonne-Poulette, un peu lasse de sa longue journée de travail, se reposait au coin de son feu clair, dans sa jolie maison confortable, elle se disait avec un soupir de contentement qu’elle était une bien heureuse ménagère, la plus heureuse des ménagères… surtout quand elle entendait le vent mugir dans le bois voisin ou la pluie tomber sur les feuillages ou le Renard et le Chat-Sauvage en chasse crier dans le noir et dans le froid.

Pourtant, certains soirs, il arrivait à Bonne-Poulette de s’ennuyer, oui ! Le temps lui semblait long ; elle aurait aimé voir quelqu’un en face d’elle, de l’autre côté de l’âtre, pour lui tenir compagnie ; elle lui aurait servi le café, aurait ouvert un pot de confitures ; ils auraient bavardé tous les deux…

Voilà qu’une nuit, Bonne-Poulette entendit des gémissements et des appels qui semblaient venir de derrière la haie de son jardinet. Vite et vite, elle se leva, mit sa cape, enfila ses sabots et courut au dehors, sa lanterne à la main car il faisait très noir.

Elle découvrit Chat-Sauvage étendu dans l’herbe et gravement blessé : une patte démise, un œil fermé et sa belle fourrure était salie, écorchée, trempée.

Tout apitoyée, Bonne-Poulette se hâta de secourir la pauvre bête :

— Pauvre, pauvre Chat, qu’est-il donc arrivé ?… Pourquoi aussi t’en vas-tu courir les bois à cette heure ?

— C’est le Renard et le Putois, expliqua le Chat d’une voix essoufflée, je me suis battu à mort contre eux… Ils prétendaient que j’étais sur leur terrain de chasse…

Le blessé ne put en raconter plus long car il s’évanouit. Bonne-Poulette dut appeler les voisins qui l’aidèrent à le transporter jusque dans sa maison. Elle le coucha dans son propre lit sous l’édredon à fleurs, le lava, le pansa, banda ses blessures, lui fit boire beaucoup de tisane et le veilla jour et nuit jusqu’à ce qu’il fût guéri.

Oui ! Bonne-Poulette, sans pour cela négliger sa maison, soigna Chat-Sauvage des jours et des jours et elle n’avait plus du tout le temps de s’ennuyer, même le soir…

Et elle fut bien contente, lorsque le blessé se trouva assez fort pour s’asseoir en face d’elle, de l’autre côté de la cheminée.

— Comme vous êtes donc bonne, Dame Poulette miaulait gentiment le Chat, et comme on est bien dans votre maison ! Tout y est joli, confortable… Et si vous me gâtez ainsi, je vais finir par engraisser !

Mais plus ses forces revenaient, plus souvent Chat-Sauvage regardait par la fenêtre, celle qui donnait sur le bois : il regardait les branches qui s’agitaient dans le vent, les nuages qui passaient dans le ciel et il prêtait l’oreille aux cris des bêtes qui partaient en chasse… De temps en temps, il soupirait et il oubliait de répondre à Bonne-Poulette qui lui demandait s’il lui manquait quelque chose.

Un beau matin de printemps tout léger, tout bleu, comme les hirondelles revenues volaient avec des cris joyeux, Chat-Sauvage ne put y tenir ; il remercia Bonne-Poulette désolée, lui dit : « Au revoir ! » et retourna dans les bois pour y chasser.

Dame Poulette, de nouveau, s’ennuya jusqu’à ce que Chat-Sauvage revienne un soir de tempête ; il était épuisé, mouillé, crotté, affamé car il avait passé toute la semaine dans les bois, sans attraper le moindre gibier.

Oui ! dans quel état il était ! Ses poils emmêlés et pleins de boue, ses bottes déchirées et trempées, sa queue basse et presque sans poils… Lorsqu’il eut traversé la cuisine, avant de se laisser tomber dans le fauteuil près du feu, on aurait pu croire que la tempête était entrée avec lui dans la maison : feuilles mortes, brindilles, tas de boue et flaques d’eau…

Bonne-Poulette fit semblant de ne rien voir ; vite elle attisa le feu, mit le café à chauffer, prépara confitures et tartines, balaya, essuya, toute contente de voir son Chat revenu.

Il resta une bonne semaine dans la maison, se laissa soigner et dorloter, mais quand le temps fut redevenu beau, il quitta de nouveau Bonne-Poulette et retourna dans les bois pour y chasser.

Et dix fois, vingt fois, il revint puis repartit. Bonne-Poulette en avait grand-peine et bien du travail, quand il arrivait sale et crotté, à demi malade et fatigué ; Chat-Sauvage le savait mais c’était plus fort que lui ; il aimait la maison claire et sa gentille amie, mais il aimait encore plus la forêt, la chasse, le danger, la vie sauvage.

Pourtant, chaque fois, il restait un peu plus longtemps chez Bonne-Poulette, tant elle le gâtait, tant on était bien près du feu pétillant, tant étaient bons le café, les petits plats et les confitures…

Et les mois passaient et Chat-Sauvage se faisait fatigué, plus vieux, si bien qu’un beau jour, il ne partit plus.

Bonne-Poulette en fut joliment contente !

Et tout doucement, Chat-Sauvage devint plus doux, plus soigneux, plus patient : il ne renversait plus d’eau par terre, ne crottait plus ses bottes, s’essuyait les pattes sur le paillasson, n’arrachait plus les boutons de ses habits, ne perdait plus ses chaussettes sous le lit, ne claquait plus les portes pour les refermer.

Chat-Sauvage et Bonne-Poulette devenus deux bons petits vieux ne se quittent plus et ils s’entendent si bien que jamais les soirées qu’ils passent en tête à tête devant le feu ne leur semblent longues.

Chat-Sauvage fume pipe sur pipe en racontant ses histoires de chasse et ses batailles avec le Renard et le Putois. Bonne-Poulette l’écoute en lui tricotant des chaussettes chaudes pour l’hiver. Et le vent peut souffler dans la forêt qui mugit et la pluie battre les vitres tant qu’elle peut, c’est à peine si Chat-Sauvage et Bonne-Poulette les entendent.

  1. La Foule solitaire, David Riesman, Arthaud, 1978.
  2. Éducation et sociologie, Émile Durkheim, PUF, 2005.
  3. Le Maître-Camarade et la pédagogie libertaire, Jakob Robert Schmid, François Maspéro, 1979.
  4. Quelques suicides exemplaires causés par l’école dans Les Dossiers noirs du suicide, Denis Langlois, Seuil, 1976.
  5. Dans l’excellent numéro de novembre 1974 des Temps Modernes : « Normalisation de l’école – scolarisation de la société. »
  6. Cf. La Reproduction, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Éd. de Minuit, 1970, et Les Héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Éd. de Minuit, 1964.
  7. Articles de l’été 1869 parus dans le journal L’Égalité.
  8. Jacques Piveteau dans Attention, écoles, Seuil, 1972, relève ce pléonasme qui en dit long d’« université pluridisciplinaire ».
  9. Je mets en annexe de ce chapitre l’un des plus splendides exemples de bêtise qu’on puisse lire dans un manuel scolaire ; on aurait tout aussi bien pu trouver l’équivalence de pareille impudence dans un livre d’histoire. Mais c’eût été moins drôle.
  10. C’est ce qu’on appelle avoir les idées avancées. Un exemple : « Mais on n’est plus à la belle époque du troc, et il faut savoir se situer dans son temps. Si le “fric” est une donnée de notre société – j’attends qu’on me prouve le contraire – il ne faut pas avoir peur de s’y salir les mains, et l’esprit, même avec des enfants. » Écoute, maîtresse, op. cit.
  11. Les Héritiers, op. cit.
  12. La Reproduction, op. cit.
  13. L’École capitaliste en France, Christian Baudelot et Roger Establet, Maspéro, 1971.
  14. L’intelligentsia n’a pas fait grand écho par exemple du livre d’Everett Reimer, Mort de l’école (Fleurus, 1972), qui propose de faire voter des lois rendant obligatoire une égale répartition des ressources éducatives publiques « en raison inverse des privilèges actuels ».
  15. « Où il n’est plus question de cheveux blonds ni de sourires panoramiques… mais de politique » dans Autrement, n°13, avril 1978.
  16. * Les C.E.T., collèges d’enseignement techniques, sont les ancêtres des lycées professionnels.
  17. Novembre 1974, op. cit.
  18. Le goût de lire, C.E.2, Nathan.