Indiana/Préface 1842

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 3-4).
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PRÉFACE DE L’ÉDITION DE 1842

Si j’ai laissé réimprimer les pages qu’on vient de lire, ce n’est pas qu’elles résument d’une manière claire et complète la croyance à laquelle je suis arrivé aujourd’hui relativement au droit de la société sur les individus. C’est seulement parce que je regarde les opinions librement émises dans le passé comme quelque chose de sacré, que nous ne devons ni reprendre, ni atténuer, ni essayer d’interpréter à notre guise. Mais aujourd’hui qu’après avoir marché dans la vie, j’ai vu l’horizon s’élargir autour de moi, je crois devoir dire au lecteur ce que je pense de mon œuvre.

Lorsque j’écrivis le roman d’Indiana, j’étais jeune, j’obéissais à des sentiments pleins de force et de sincérité, qui débordèrent de là dans une série de romans basés à peu près tous sur la même donnée : le rapport mal établi entre les sexes, par le fait de la société. Ces romans furent tous plus ou moins incriminés par la critique, comme portant d’imprudentes atteintes à l’institution du mariage. Indiana, malgré le peu d’ampleur des aperçus et la naïveté des incertitudes, n’échappa point à cette indignation de plusieurs esprits soi-disant sérieux, que j’étais fort disposé alors à croire sur parole et à écouter docilement. Mais quoique ma raison fût à peine suffisamment développée pour écrire sur un sujet aussi sérieux, je n’étais pas assez enfant pour ne pas juger à mon tour la pensée de ceux qui jugeaient la mienne. Quelque simple que soit un accusé, quelque habile que soit un magistrat, cet accusé a bien assez de sa conscience pour savoir si la sentence de ce magistrat est équitable ou perverse, sage ou absurde.

Certains journalistes qui s’érigent de nos jours en représentants et en gardiens de la morale publique (je ne sais pas en vertu de quelle mission, puisque je ne sais pas au nom de quelle foi), se prononcèrent avec rigueur contre les tendances de mon pauvre conte, et lui donnèrent, en le présentant comme un plaidoyer contre l’ordre social, une importance et une sorte de retentissement auxquels il ne serait point arrivé sans cela. C’était investir d’un rôle bien grave et bien lourd un jeune auteur à peine initié aux premières idées sociales, et qui n’avait pour tout bagage littéraire et philosophique qu’un peu d’imagination, du courage et l’amour de la vérité. Sensible aux reproches, et presque reconnaissant des leçons qu’on voulait bien lui donner, il examina les réquisitoires qui traduisaient devant l’opinion publique la moralité de ses pensées, et, grâce à cet examen où il ne porta aucun orgueil, il a peu à peu acquis des convictions qui n’étaient encore que des sentiments au début de sa carrière, et qui sont aujourd’hui des principes.

Pendant dix années de recherches, de scrupules et d’irrésolutions souvent douloureuses, mais toujours sincères, fuyant le rôle de pédagogue que m’attribuaient les uns pour me rendre ridicule, détestant l’imputation d’orgueil et de colère dont me poursuivaient les autres pour me rendre odieux ; procédant, suivant mes facultés d’artiste, par l’analyse de la vie pour en chercher la synthèse, j’ai donc raconté des faits qu’on a reconnus parfois vraisemblables, et peint des caractères qu’on m’a souvent accordé d’avoir su étudier avec soin. Je me suis borné à ce travail, cherchant à établir ma propre conviction bien plutôt qu’à ébranler celle des autres, et me disant que, si je me trompais, la société saurait bien faire entendre des voix puissantes pour renverser mes arguments, et réparer par de sages réponses le mal qu’auraient pu faire mes imprudentes questions. Des voix nombreuses se sont élevées, en effet, pour mettre le public en garde contre l’écrivain dangereux ; mais, quant à de sages réponses, le public et l’auteur attendent encore.

Longtemps après avoir écrit la préface d’Indiana sous l’empire d’un reste de respect pour la société constituée, je cherchais encore à résoudre cet insoluble problème : le moyen de concilier le bonheur et la dignité des individus opprimés par cette même société, sans modifier la société elle-même. Penché sur les victimes, et mêlant ses larmes aux leurs, se faisant leur interprète auprès de ses lecteurs, mais, comme un défenseur prudent, ne cherchant point trop à pallier la faute de ses clients, et s’adressant bien plus à la clémence des juges qu’à leur austérité, le romancier est le véritable avocat des êtres abstraits qui représentent nos passions et nos souffrances devant le tribunal de la force et le jury de l’opinion. C’est une tâche qui a sa gravité sous une apparence frivole, et qu’il est assez difficile de maintenir dans sa véritable voie, troublé qu’on est à chaque pas par ceux qui vous veulent trop sérieux dans la forme, et par ceux qui vous veulent trop léger dans le fond.

Je ne me flatte pas d’avoir rempli habilement cette tâche ; mais je suis sûr de l’avoir tentée sérieusement, au milieu des fluctuations intérieures où ma conscience, tantôt effrayée par l’ignorance de ses droits, tantôt stimulée par un cœur épris de justice et de vérité, marchait pourtant à son but sans trop s’en écarter et sans faire trop de pas en arrière.

Initier le public à cette lutte intérieure par une suite de préfaces et de discussions eût été un moyen puéril, où la vanité de parler de soi eût pris trop de place, à mon gré. J’ai dû m’en abstenir, ainsi que de toucher trop vite aux points restés obscurs dans mon intelligence. Les conservateurs m’ont trouvé trop audacieux, les novateurs trop timide. J’avoue que j’avais du respect et de la sympathie pour le passé et pour l’avenir, et, dans le combat, je n’ai trouvé de calme pour mon esprit que le jour où j’ai bien compris que l’un ne devait pas être la violation et l’anéantissement, mais la continuation et le développement de l’autre.

Après ces dix années de noviciat, initié enfin à des idées plus larges, que j’ai puisées non en moi, mais dans les progrès philosophiques qui se sont opérés autour de moi (en particulier dans quelques vastes intelligences que j’ai religieusement interrogées, et en général dans le spectacle des souffrances de mes semblables), j’ai enfin compris que si j’avais bien fait de douter de moi et d’hésiter à me prononcer à l’époque d’ignorance et d’inexpérience où j’écrivais Indiana, mon devoir actuel est de me féliciter des hardiesses auxquelles je me suis cependant laissé emporter alors et depuis ; hardiesses qu’on m’a tant reprochées, et qui eussent été plus grandes encore si j’avais su combien elles étaient légitimes, honnêtes et sacrées.

Aujourd’hui donc que je viens de relire le premier roman de ma jeunesse avec autant de sévérité et de détachement que si c’était l’œuvre d’un autre, au moment de le livrer à une publicité que l’édition populaire ne lui a pas encore donnée, résolu d’avance, non pas à me rétracter (on ne doit jamais rétracter ce qui a été fait et dit de bonne foi), mais à me condamner si j’eusse reconnu mon ancienne tendance erronée ou dangereuse, je me suis trouvé tellement d’accord avec moi-même dans le sentiment qui me dicta Indiana, et qui me le dicterait encore si j’avais à raconter cette histoire aujourd’hui pour la première fois, que je n’ai voulu y rien changer, sauf quelques phrases incorrectes et quelques mots impropres. Sans doute, il en reste encore beaucoup, et le mérite littéraire de mes écrits, je le soumets entièrement aux leçons de la critique ; je lui reconnais à cet égard toute la compétence qui me manque. Qu’il y ait aujourd’hui dans la presse quotidienne une incontestable masse de talent, je ne le nie pas, et j’aime à le reconnaître. Mais qu’il y ait dans cet ordre d’élégants écrivains beaucoup de philosophes et de moralistes, je le nie positivement, n’en déplaise à ceux qui m’ont condamné, et qui me condamneront encore à la première occasion, du haut de leur morale et de leur philosophie.

Ainsi, je le répète, j’ai écrit Indiana, et j’ai dû l’écrire ; j’ai cédé à un instinct puissant de plainte et de reproche que Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d’inutile, pas même les plus chétifs êtres, et qui intervient dans les plus petites causes aussi bien que dans les grandes. Mais quoi ! celle que je défendais est-elle donc si petite ? C’est celle de la moitié du genre humain, c’est celle du genre humain tout entier ; car le malheur de la femme entraîne celui de l’homme, comme celui de l’esclave entraîne celui du maître, et j’ai cherché à le montrer dans Indiana. On a dit que c’était une cause individuelle que je plaidais ; comme si, à supposer qu’un sentiment personnel m’eût animé, j’eusse été le seul être infortuné dans cette humanité paisible et radieuse ! Assez de cris de douleur et de sympathie ont répondu au mien pour que je sache maintenant à quoi m’en tenir sur la suprême félicité d’autrui.

Je ne crois pas avoir jamais rien écrit sous l’influence d’une passion égoïste ; je n’ai même jamais songé à m’en défendre. Ceux qui m’ont lu sans prévention comprennent que j’ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l’existence de la femme dans le mariage, dans la famille et la société. Je n’avais point à faire un traité de jurisprudence, mais à guerroyer contre l’opinion ; car c’est elle qui retarde ou prépare les améliorations sociales. La guerre sera longue et rude ; mais je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d’une si belle cause, et je la défendrai tant qu’il me restera un souffle de vie.

Ce sentiment qui m’animait au commencement, je l’ai donc raisonné et développé à mesure qu’on l’a combattu et blâmé en moi. Des critiques injustes ou malveillantes m’en ont appris plus long que ne m’en eût fait découvrir le calme de l’impunité. Sous ce rapport, je rends donc grâces aux juges maladroits qui m’ont éclairé. Les motifs de leurs arrêts ont jeté dans ma pensée une vive lumière, et fait passer dans ma conscience une profonde sécurité. Un esprit sincère fait son profit de tout, et ce qui découragerait la vanité redouble l’ardeur du dévouement.

Qu’on ne voie pas dans les reproches que, du fond d’un cœur aujourd’hui sérieux et calme, je viens d’adresser à la plupart des journalistes de mon temps une protestation quelconque contre le droit de contrôle dont la moralité publique investit la presse française. Que la critique remplisse souvent mal et comprenne mal encore sa mission dans la société actuelle, ceci est évident pour tout le monde ; mais que la mission en elle-même soit providentielle et sacrée, nul ne peut le nier, à moins d’être athée en fait de progrès, à moins d’être l’ennemi de la vérité, le blasphémateur de l’avenir, et l’indigne enfant de la France. Liberté de la pensée, liberté d’écrire et de parler, sainte conquête de l’esprit humain ! que sont les petites souffrances et les soucis éphémères engendrés par tes erreurs ou tes abus, au prix des bienfaits infinis que tu prépares au monde ?