J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 69-74).
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XXVIII.

Trois jours après le départ de la lettre pour l’île Bourbon, Raymon avait complètement oublié et cette lettre et son objet. Il s’était senti mieux portant, et il avait hasardé une visite dans son voisinage. La terre du Lagny, que M. Delmare avait laissée en payement à ses créanciers, venait d’être acquise par un riche industriel, M. Hubert, homme habile et estimable, non pas comme tous les riches industriels, mais comme un petit nombre d’hommes enrichis. Raymon trouva le nouveau propriétaire installé dans cette maison qui lui rappelait tant de choses. Il se plut d’abord à laisser un libre cours à son émotion en parcourant ce jardin où les pas légers de Noun semblaient encore empreints sur le sable, et ces vastes appartements qui semblaient retentir encore du son des douces paroles d’Indiana, mais bientôt la présence d’un nouvel hôte changea la direction de ses idées.

Dans le grand salon, à la place où madame Delmare se tenait d’ordinaire pour travailler, une jeune personne grande et svelte, au long regard à la fois doux et malicieux, caressant et moqueur, était assise devant un chevalet, et s’amusait à copier à l’aquarelle les bizarres lambris de la muraille. C’était une chose charmante que cette copie, une fine moquerie tout empreinte du caractère railleur et poli de l’artiste. Elle s’était plu à outrer la prétentieuse gentillesse de ces vieilles fresques ; elle avait saisi l’esprit faux et chatoyant du siècle de Louis xv sur ces figurines guindées. En rafraîchissant les couleurs fanées par le temps, elle leur avait rendu leurs grâces maniérées, leur parfum de courtisanerie, leurs atours de boudoir et de bergerie si singulièrement identiques. À côté de cette œuvre de raillerie historique, elle avait écrit le mot pastiche.

Elle leva lentement sur Raymon ses longs yeux empreints d’une cajolerie caustique, attractive et perfide, qui lui rappela je ne sais pourquoi l’Anna Page de Shakspeare. Il n’y avait dans son maintien ni timidité, ni hardiesse, ni affectation d’usage, ni méfiance d’elle-même. Leur entretien roula sur l’influence de la mode dans les arts.

« N’est-ce pas, Monsieur, que la couleur morale de l’époque était dans ce pinceau ? lui dit-elle en lui montrant la boiserie chargée d’amours champêtres, à la manière de Boucher. N’est-il pas vrai que ces moutons ne marchent pas, ne dorment pas, ne broutent pas comme des moutons d’aujourd’hui ? Et cette jolie nature fausse et peignée, ces buissons de roses à cent feuilles au milieu des bois, où de nos jours ne croissent plus que des haies d’églantiers, ces oiseaux apprivoisés dont l’espèce a disparu apparemment, ces robes de satin rose que le soleil ne ternissait pas ; n’est-ce pas qu’il y avait dans tout cela de la poésie, des idées de mollesse et de bonheur, et le sentiment de toute une vie douce, inutile et inoffensive ? Sans doute, ces ridicules fictions valaient bien nos sombres élucubrations politiques ! Que ne suis-je née en ces jours-là ! ajouta-t-elle en souriant ; j’eusse été bien plus propre (femme frivole et bornée que je suis) à faire des peintures d’éventail et des chefs-d’œuvre de parfilage qu’à commenter les journaux et à comprendre la discussion des Chambres ! »

M. Hubert laissa les deux jeunes gens ensemble ; et peu à peu leur conversation dévia au point de tomber sur madame Delmare.

« Vous étiez très lié avec nos prédécesseurs dans cette maison, dit la jeune fille, et sans doute il y a de la générosité de votre part à venir voir de nouveaux visages. Madame Delmare, ajouta-t-elle en attachant sur lui un regard pénétrant, était une personne remarquable, dit-on ; elle a dû laisser ici pour vous des souvenirs qui ne sont pas à notre avantage.

— C’était, répondit Raymon avec indifférence, une excellente femme, et son mari était un digne homme…

— Mais, reprit l’insouciante jeune fille, c’était, ce me semble, quelque chose de plus qu’une excellente femme. Si je m’en souviens bien, il y avait dans sa personne un charme qui mériterait une épithète plus vive et plus poétique. Je la vis, il y a deux ans, à un bal chez l’ambassadeur d’Espagne. Elle était ravissante ce jour-là ; vous en souvenez-vous ? »

Raymon tressaillit au souvenir de cette soirée, où il avait parlé à Indiana pour la première fois. Il se rappela en même temps qu’il avait remarqué à ce bal la figure distinguée et les yeux spirituels de la jeune personne avec laquelle il parlait en ce moment ; mais il n’avait pas demandé alors qui elle était.

Ce ne fut qu’en sortant, et lorsqu’il félicitait M. Hubert des grâces de sa fille, qu’il apprit son nom.

« Je n’ai pas le bonheur d’être son père, répondit l’industriel ; mais je m’en suis dédommagé en l’adoptant. Vous ne savez donc pas mon histoire ?

— Malade depuis plusieurs mois, répondit Raymon, je ne sais de vous que le bien que vous avez déjà fait dans ce pays.

— Il est des gens, répondit M. Hubert en souriant, qui me font un grand mérite de l’adoption de mademoiselle de Nangy ; mais vous, monsieur, qui avez l’âme élevée, vous allez voir si j’ai fait autre chose que ce que la délicatesse me prescrivait. Veuf, sans enfants, je me trouvai il y a dix ans à la tête de fonds assez considérables, fruits de mon travail, que je cherchais à placer. Je trouvai à acheter en Bourgogne la terre et le château de Nangy, qui étaient des biens nationaux fort à ma convenance. J’en étais propriétaire depuis quelque temps, lorsque j’appris que l’ancien seigneur de ce domaine vivait retiré dans une chaumière avec sa petite-fille, âgée de sept ans, et que leur existence était misérable. Ce vieillard avait bien reçu des indemnités, mais il les avait consacrées à payer religieusement les dettes contractées dans l’émigration. Je voulus adoucir son sort, et lui offrir un asile chez moi ; mais il avait conservé dans son infortune tout l’orgueil de son rang. Il refusa de rentrer comme par charité dans le manoir de ses pères, et mourut peu de temps après mon arrivée, sans vouloir accepter de moi aucun service. Alors je recueillis son enfant. Déjà fière, la petite patricienne agréa mes soins malgré elle ; mais à cet âge les préjugés ont peu de racine, et les résolutions peu de durée. Elle s’accoutuma bientôt à me regarder comme son père, et je l’ai élevée comme ma propre fille. Elle m’en a bien récompensé par le bonheur qu’elle répand sur mes vieux jours. Aussi, pour me l’assurer, ce bonheur, j’ai adopté mademoiselle de Nangy, et je n’aspire maintenant qu’à lui trouver un mari digne d’elle et capable de gérer habilement les biens que je lui laisserai. »

Insensiblement, cet excellent homme, encouragé par l’intérêt que Raymon accordait à ses confidences, le mit bourgeoisement, dès la première entrevue, dans le secret de toutes ses affaires. Son auditeur attentif comprit qu’il y avait là une belle et large fortune établie avec l’ordre le plus minutieux, et qui n’attendait pour paraître dans tout son lustre qu’un consommateur plus jeune et de mœurs plus élégantes que le bon Hubert. Il sentit qu’il pouvait être l’homme appelé à cette tâche agréable, et il remercia la destinée ingénieuse qui conciliait tous ses intérêts en lui offrant, à l’aide d’incidents romanesques, une femme de son rang à la tête d’une belle fortune plébéienne. C’était un coup du sort à ne pas laisser échapper, et il y mit toute son habileté. Par-dessus le marché, l’héritière était charmante ; Raymon se réconcilia un peu avec sa providence. Quant à madame Delmare, il ne voulut pas y penser. Il chassa les craintes que lui inspirait de temps en temps sa lettre ; il chercha à se persuader que la pauvre Indiana n’en saisirait pas les intentions ou n’aurait pas le courage d’y répondre ; enfin il réussit à s’abuser lui-même et à ne se pas croire coupable, car Raymon eût eu en horreur de se trouver égoïste. Il n’était pas de ces scélérats ingénus qui viennent sur la scène faire à leur propre cœur la naïve confession de leurs vices. Le vice ne se mire pas dans sa propre laideur, car il se ferait peur à lui-même, et le Yago de Shakspeare, personnage si vrai dans ses actions, est faux dans ses paroles, forcé qu’il est par nos conventions dramatiques de venir dévoiler lui-même les replis secrets de son cœur tortueux et profond. L’homme met rarement ainsi de sang-froid sa conscience sous ses pieds. Il la retourne, il la presse, il la tiraille, il la déforme ; et quand il l’a faussée, avachie et usée, il la porte avec lui comme un gouverneur indulgent et facile qui se plie à ses passions et à ses intérêts, mais qu’il feint toujours de consulter et de craindre.

Il retourna donc souvent au Lagny, et ses visites furent agréables à M. Hubert ; car, vous le savez, Raymon avait l’art de se faire aimer, et bientôt tout le désir du riche plébéien fut de l’appeler son gendre. Mais il voulait que sa fille adoptive le choisît elle-même, et que toute liberté leur fût laissée pour se connaître et se juger.

Laure de Nangy ne se pressait pas de décider le bonheur de Raymon ; elle le tenait dans un équilibre parfait entre la crainte et l’espérance. Moins généreuse que madame Delmare, mais plus adroite, froide et flatteuse, orgueilleuse et prévenante, c’était la femme qui devait subjuguer Raymon ; car elle lui était aussi supérieure en habileté qu’il l’avait été lui-même à Indiana. Elle eut bientôt compris que les convoitises de son admirateur étaient bien autant pour sa fortune que pour elle. Sa raisonnable imagination n’avait rien espéré de mieux en fait d’hommages ; elle avait trop de bon sens, trop de connaissance du monde actuel pour avoir rêvé l’amour à côté de deux millions. Calme et philosophe, elle en avait pris son parti, et ne trouvait point Raymon coupable ; elle ne le haïssait point d’être calculateur et positif comme son siècle ; seulement elle le connaissait trop pour l’aimer. Elle mettait tout son orgueil à n’être point au-dessous de ce siècle froid et raisonneur ; son amour-propre eût souffert d’y porter les niaises illusions d’une pensionnaire ignorante, elle eût rougi d’une déception comme d’une sottise ; elle faisait, en un mot, consister son héroïsme à échapper à l’amour, comme madame Delmare mettait le sien à s’y livrer.

Mademoiselle de Nangy était donc bien résolue à subir le mariage comme une nécessité sociale ; mais elle se faisait un malin plaisir d’user de cette liberté qui lui appartenait encore, et de faire sentir quelque temps son autorité à l’homme qui aspirait à la lui ôter. Point de jeunesse, point de doux rêves, point d’avenir brillant et menteur pour cette jeune fille condamnée à subir toutes les misères de la fortune. Pour elle la vie était un calcul stoïque, et le bonheur une illusion puérile, dont il fallait se défendre comme d’une faiblesse et d’un ridicule.

Pendant que Raymon travaillait à établir sa fortune, Indiana approchait des rives de la France. Mais quels furent sa surprise et son effroi, en débarquant, de voir le drapeau tricolore flotter sur les murs de Bordeaux ! Une violente agitation bouleversait la ville ; le préfet avait été presque massacré la veille ; le peuple se soulevait de toutes parts ; la garnison semblait s’apprêter à une lutte sanglante, et l’on ignorait encore l’issue de la révolution de Paris. « J’arrive trop tard ! » fut la pensée qui tomba sur madame Delmare comme un coup de foudre. Dans son effroi, elle laissa le peu d’argent et de hardes qu’elle possédait sur le navire, et se mit à parcourir la ville dans une sorte d’égarement. Elle chercha une diligence pour Paris, mais les voitures publiques étaient encombrées de gens qui fuyaient ou qui allaient profiter de la dépouille des vaincus. Ce ne fut que vers le soir qu’elle trouva une place. Au moment où elle montait en voiture, un piquet de garde nationale improvisée vint s’opposer au départ des voyageurs et demanda à voir leurs papiers. Indiana n’en avait point. Tandis qu’elle se débattait contre les soupçons assez absurdes des triomphateurs, elle entendit assurer autour d’elle que la royauté était tombée, que le roi était en fuite et que les ministres avaient été massacrés avec tous leurs partisans. Ces nouvelles, proclamées avec des rires, des trépignements, des cris de joie, portèrent un coup mortel à madame Delmare. Dans toute cette révolution, un seul fait l’intéressait personnellement : dans toute la France, elle ne connaissait qu’un seul homme. Elle tomba évanouie sur le pavé, et ne recouvra la connaissance que dans un hôpital… au bout de plusieurs jours.

Sans argent, sans linge, sans effets, elle en sortit, deux mois après, faible, chancelante, épuisée par une fièvre inflammatoire cérébrale qui avait fait plusieurs fois désespérer de sa vie. Quand elle se trouva dans la rue, seule, se soutenant à peine, privée d’appui, de ressources et de forces ; quand elle fit un effort pour se rappeler sa situation, et qu’elle se vit perdue et isolée dans cette grande ville, elle éprouva un indicible sentiment de terreur et de désespoir en songeant que le sort de Raymon était décidé depuis longtemps, et qu’il n’y avait pas autour d’elle un seul être qui pût faire cesser l’affreuse incertitude où elle se trouvait. L’horreur de l’abandon pesa de toute sa puissance sur son âme brisée, et l’apathique désespoir qu’inspire la misère vint peu à peu amortir toutes ses facultés. Dans cet engourdissement moral où elle se sentait tomber, elle se traîna sur le port, et, toute tremblante de fièvre, elle s’assit sur une borne pour se réchauffer au soleil, en regardant avec une indolente fixité l’eau qui coulait à ses pieds. Elle resta là plusieurs heures, sans énergie, sans espoir, sans volonté ; puis elle se rappela enfin ses effets, son argent, qu’elle avait laissés sur le brick l’Eugène, et qu’il serait possible peut-être de retrouver ; mais la nuit était venue, et elle n’osa pas s’introduire au milieu de ces matelots qui abandonnaient les travaux avec une rude gaieté, et leur demander des informations sur ce navire. Désirant, au contraire, échapper à l’attention qui commençait à se fixer sur elle, elle quitta le port et s’alla cacher dans les décombres d’une maison abattue, derrière la vaste esplanade des Quinconces. Elle y passa la nuit, blottie dans un coin, une froide nuit d’octobre, amère de pensers et pleine de frayeurs. Enfin le jour vint, la faim se fit sentir poignante et implacable. Elle se décida à demander l’aumône. Ses vêtements, quoique en assez mauvais état, annonçaient encore plus d’aisance qu’il ne convient à une mendiante ; on la regarda avec curiosité, avec méfiance, avec ironie, et on ne lui donna rien. Elle se traîna de nouveau sur le port, demanda des nouvelles du brick l’Eugène, et apprit du premier batelier qu’elle rencontra que ce bâtiment était toujours en rade de Bordeaux. Elle s’y fit conduire en canot, et trouva Random en train de déjeuner.

« Eh bien ! s’écria-t-il, ma belle passagère, vous voici déjà revenue de Paris ? Vous faites bien d’arriver, car je repars demain. Faudra-t-il vous reconduire à Bourbon ? »

Il apprit à madame Delmare qu’il l’avait fait chercher partout, afin de lui remettre ce qui lui appartenait. Mais Indiana n’avait sur elle, au moment où on l’avait portée à l’hôpital, aucun papier qui pût faire connaître son nom. Elle avait été inscrite sous la désignation d’inconnue sur les registres de l’administration et sur ceux de la police ; le capitaine n’avait donc pu trouver aucun renseignement.

Le lendemain, malgré son état de faiblesse et de fatigue, Indiana partit pour Paris. Ses inquiétudes eussent dû se calmer en voyant la tournure que les affaires politiques avaient prise ; mais l’inquiétude ne raisonne pas, et l’amour est fécond en craintes puériles.

Le soir même de son arrivée à Paris, elle courut chez Raymon ; elle interrogea le concierge avec angoisse.

« Monsieur se porte bien, répondit celui-ci ; il est au Lagny.

— Au Lagny ! Vous voulez dire à Cercy ?

— Non, Madame, au Lagny, dont il est actuellement propriétaire. »

« Bon Raymon ! pensa Indiana, il a racheté cette terre pour m’y donner un asile où la méchanceté publique ne puisse m’atteindre. Il savait bien que je viendrais !… »

Ivre de bonheur, elle courut, légère et animée d’une vie nouvelle, s’installer dans un hôtel garni ; elle donna la nuit et une partie du lendemain au repos. Il y avait si longtemps que l’infortunée n’avait dormi d’un sommeil paisible ! Ses rêves furent gracieux et décevants, et, quand elle s’éveilla, elle ne regretta point l’illusion des songes, car elle retrouva l’espérance à son chevet. Elle s’habilla avec soin ; elle savait que Raymon tenait à toutes les minuties de la toilette, et dès le soir précédent elle avait commandé une robe fraîche et jolie qu’on lui apporta à son réveil. Mais quand elle voulut se coiffer, elle chercha en vain sa longue et magnifique chevelure ; durant sa maladie elle était tombée sous les ciseaux de l’infirmière. Elle s’en aperçut alors pour la première fois, tant ses fortes préoccupations l’avaient distraite des petites choses.

Néanmoins, quand elle eut bouclé ses courts cheveux noirs sur son front blanc et mélancolique, quand elle eut enveloppé sa jolie tête sous un petit chapeau de forme anglaise, appelé alors, par allusion à l’échec porté aux fortunes, un trois pour cent, quand elle eut attaché à sa ceinture un bouquet des fleurs dont Raymon aimait le parfum, elle espéra qu’elle lui plairait encore ; car elle était redevenue pâle et frêle comme aux premiers jours où il l’avait connue, et l’effet de la maladie avait effacé ceux du soleil des tropiques.

Elle prit un remise dans l’après-midi et arriva vers neuf heures du soir à un village sur la lisière de la forêt de Fontainebleau. Là elle fit dételer, donna ordre au cocher de l’attendre jusqu’au lendemain, et prit seule, à pied, un sentier dans le bois qui la conduisit au parc du Lagny en moins d’un quart d’heure. Elle chercha à pousser la petite porte, mais elle était fermée en dedans. Indiana voulait entrer furtivement, échapper à l’œil des domestiques, surprendre Raymon. Elle longea le mur du parc. Il était vieux ; elle se rappelait qu’il s’y faisait des brèches fréquentes, et par bonheur elle en trouva une qu’elle escalada sans trop de peine.

En mettant le pied sur une terre qui appartenait à Raymon et qui allait devenir désormais son asile, son sanctuaire, sa forteresse et sa patrie, elle sentit son cœur bondir de joie. Elle franchit, légère et triomphante, les allées sinueuses qu’elle connaissait si bien. Elle gagna le jardin anglais, si sombre et si solitaire de ce côté-là. Rien n’était changé dans les plantations ; mais le pont dont elle redoutait l’aspect douloureux avait disparu, le cours même de la rivière était déplacé ; les lieux qui eussent rappelé la mort de Noun avaient seuls changé de face.

« Il a voulu m’ôter ce cruel souvenir, pensa Indiana. Il a eu tort ; j’aurais pu le supporter. N’est-ce pas pour moi qu’il avait mis ce remords dans sa vie ? Désormais nous sommes quittes, car j’ai commis un crime aussi. J’ai peut-être causé la mort de mon mari. Raymon peut m’ouvrir ses bras, nous nous tiendrons lieu l’un à l’autre d’innocence et de vertu. »

Elle traversa la rivière sur des planches qui attendaient un pont projeté, et franchit le parterre. Elle fut forcée de s’arrêter, car son cœur battait à se rompre ; elle leva les yeux vers la fenêtre de son ancienne chambre. Bonheur ! les rideaux bleus resplendissaient de lumière, Raymon était là. Pouvait-il habiter une autre pièce ? La porte de l’escalier dérobé était ouverte.

« Il m’attend à toute heure, pensa-t-elle ; il va être heureux, mais non surpris. »

Au bout de l’escalier elle s’arrêta encore pour respirer : elle se sentait moins de force pour la joie que pour la douleur. Elle se pencha et regarda par la serrure. Raymon était seul, il lisait. C’était bien lui, c’était Raymon plein de force et de vie ; les chagrins ne l’avaient pas vieilli, les orages politiques n’avaient pas enlevé un cheveu de sa tête ; il était là, paisible et beau, le front appuyé sur sa blanche main qui se perdait dans ses cheveux noirs.

Indiana poussa vivement la porte, qui s’ouvrit sans résistance.


En même temps, il levait son aviron. (Page 68.)

« Tu m’attendais ! s’écria-t-elle en tombant sur ses genoux et en appuyant sa tête défaillante sur le sein de Raymon ; tu avais compté les mois, les jours ! Tu savais que le temps était passé, mais tu savais aussi que je ne pouvais pas manquer à ton appel… C’est toi qui m’as appelée, me voilà, me voilà ; je me meurs ! »

Ses idées se confondirent dans son cerveau ; elle resta quelque temps silencieuse, haletante, incapable de parler, de penser.

Et puis elle rouvrit les yeux, reconnut Raymon comme au sortir d’un rêve, fit un cri de joie et de frénésie, et se colla à ses lèvres, folle, ardente et heureuse. Il était pâle, muet, immobile, frappé de la foudre.

— Reconnais-moi donc, s’écria-t-elle ; c’est moi, c’est ton Indiana, c’est ton esclave que tu as rappelée de l’exil et qui est venue de trois mille lieues pour t’aimer et te servir ; c’est la compagne de ton choix qui a tout quitté, tout risqué, tout bravé pour t’apporter cet instant de joie ! tu es heureux, tu es content d’elle, dis ? J’attends ma récompense ; un mot, un baiser, je serai payée au centuple. »

Mais Raymon ne répondait rien ; son admirable présence d’esprit l’avait abandonné. Il était écrasé de surprise, de remords et de terreur en voyant cette femme à ses pieds ; il cacha sa tête dans ses mains et désira la mort.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! tu ne me parles pas, tu ne m’embrasses pas, tu ne me dis rien ! s’écria madame Delmare en étreignant les genoux de Raymon contre sa poitrine ; tu ne peux donc pas ? Le bonheur fait mal ; il tue, je le sais bien ! Ah ! tu souffres, tu étouffes, je t’ai surpris trop brusquement ! Essaie donc de me regarder ; vois comme je suis pâle, comme j’ai vieilli, comme j’ai souffert ! Mais c’est pour toi, et tu ne m’en aimeras que mieux ! Dis-moi un mot, un seul, Raymon.

— Je voudrais pleurer, dit Raymon d’une voix étouffée.

— Et moi aussi, dit-elle en couvrant ses mains de baisers. Ah ! oui, cela ferait du bien. Pleure, pleure donc dans mon sein, j’essuierai tes larmes avec mes baisers ; je viens pour te donner du bonheur, pour être tout ce que tu voudras, ta compagne, ta servante ou ta maîtresse. Jadis j’ai été bien cruelle, bien folle, bien égoïste ; je t’ai fait bien souffrir, et je n’ai pas voulu comprendre que j’exigeais au delà de tes forces. Mais depuis j’ai réfléchi, et, puisque tu ne crains pas de braver l’opinion avec moi, je n’ai plus le droit de te refuser aucun sacrifice. Dispose de moi, de mon sang, de ma vie ; je suis à toi corps et âme. J’ai fait trois mille lieues pour t’appartenir, pour te dire cela ; prends-moi, je suis ton bien, tu es mon maître. »



… Et Laure de Nangy entra… (Page 73.)

Je ne sais quelle infernale idée traversa brusquement le cerveau de Raymon. Il tira son visage de ses mains contractées, et regarda Indiana avec un sang-froid diabolique ; puis un sourire terrible erra sur ses lèvres et fit étinceler ses yeux, car Indiana était encore belle.

« D’abord il faut te cacher, lui dit-il en se levant.

— Pourquoi me cacher ici ? dit-elle ; n’es-tu pas le maître de m’accueillir et de me protéger, moi qui n’ai plus que toi sur la terre, et qui sans toi serais réduite à mendier sur la voie publique ? Va, le monde même ne peut plus te faire un crime de m’aimer ; c’est moi qui ai tout pris sur mon compte… c’est moi !… Mais où vas-tu ? » s’écria-t-elle en le voyant marcher vers la porte.

Elle s’attacha à lui avec la terreur d’un enfant qui ne veut pas être laissé seul un instant, et se traîna sur ses genoux pour le suivre.

Il voulait aller fermer la porte à double tour ; mais il était trop tard. Elle s’ouvrit avant qu’il eût pu y porter la main, et Laure de Nangy entra, parut moins étonnée que choquée, ne laissa pas échapper une exclamation, se baissa un peu pour regarder en clignotant la femme qui était tombée à demi évanouie par terre ; puis, avec un sourire amer, froid et méprisant :

« Madame Delmare, dit-elle, vous vous plaisez, ce me semble, à mettre trois personnes dans une étrange situation ; mais je vous remercie de m’avoir donné le rôle le moins ridicule, et voici comme je m’en acquitte. Veuillez vous retirer. » L’indignation rendit la force à Indiana ; elle se leva haute et puissante.

« Quelle est donc cette femme ? dit-elle à Raymon et de quel droit me donne-t-elle des ordres chez vous ?

— Vous êtes ici chez moi, Madame, reprit Laure.

— Mais parlez donc, Monsieur ! s’écria Indiana en secouant avec rage le bras du malheureux ; dites-moi donc si c’est là votre maîtresse ou votre femme !

— C’est ma femme, répondit Raymon d’un air hébété.

— Je pardonne à votre incertitude, dit madame de Ramière avec un sourire cruel. Si vous fussiez restée où le devoir marquait votre place, vous auriez reçu un billet de faire part du mariage de monsieur. Allons, Raymon, ajouta-t-elle d’un ton d’aménité caustique, je prends pitié de votre embarras ; vous êtes un peu jeune ; vous sentirez, j’espère, qu’il faut plus de prudence dans la vie. Je vous laisse le soin de terminer cette scène absurde. J’en rirais si vous n’aviez pas l’air si malheureux. »

En parlant ainsi, elle se retira, assez satisfaite de la dignité qu’elle venait de déployer, et triomphant en secret de la position d’infériorité et de dépendance où cet incident venait de placer son mari vis-à-vis d’elle.

Quand Indiana retrouva l’usage de ses sens, elle était seule dans une voiture fermée, et roulait avec rapidité vers Paris.