J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 67-69).
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XXVII.

Cette journée du départ s’écoula comme un rêve. Indiana avait craint de la trouver longue et pénible, elle passa comme un instant. Le silence de la campagne, la tranquillité de l’habitation, contrastaient avec les agitations intérieures qui dévoraient madame Delmare. Elle s’enfermait dans sa chambre pour y préparer le peu de hardes qu’elle voulait emporter, puis elle les cachait sous ses vêtements et les portait une à une dans les rochers de l’anse aux Lataniers, où elle les mettait dans un panier d’écorce enseveli sous le sable. La mer était rude, et le vent grossissait d’heure en heure. Par précaution, le navire l’Eugène était sorti du port, et madame Delmare apercevait au loin ses voiles blanches que la bise enflait, tandis que l’équipage, pour se maintenir dans sa station, lui faisait courir des bordées. Son cœur s’élançait alors avec de vives palpitations vers ce bâtiment qui semblait piaffer d’impatience, comme un coursier plein d’ardeur au moment de partir. Mais lorsqu’elle regagnait l’intérieur de l’île, elle retrouvait dans les gorges de la montagne un air calme et doux, un soleil pur, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes, et l’activité des travaux qui avait son cours comme la veille, indifférents aux émotions violentes qui la torturaient. Alors elle doutait de la réalité de sa situation, et se demandait si ce départ prochain n’était pas l’illusion d’un songe.

Vers le soir le vent tomba. L’Eugène se rapprocha de la côte, et au coucher du soleil madame Delmare entendit du haut de son rocher le canon bondir sur les échos de l’île. C’était le signal du départ pour le jour suivant, au retour de l’astre qui se plongeait alors dans les flots.

Après le repas, M. Delmare se trouva incommodé. Sa femme crut que tout était désespéré, qu’il tiendrait la maison éveillée toute la nuit, que son projet allait échouer ; et puis il souffrait, il avait besoin d’elle ; ce n’était pas le moment de le quitter. C’est alors que le remords entra dans son âme et qu’elle se demanda qui aurait pitié de ce vieillard quand elle l’aurait abandonné. Elle frémit de penser qu’elle allait consommer un crime à ses propres yeux, et que la voix de la conscience s’élèverait plus haut peut-être que celle de la société pour la condamner. Si, comme à l’ordinaire, Delmare eût réclamé ses soins avec dureté, s’il se fût montré impérieux et fantasque dans ses souffrances, la résistance eût semblé douce et légitime à l’esclave opprimée ; mais, pour la première fois de sa vie, il supporta son mal avec douceur et témoigna à sa femme de la reconnaissance et de l’affection. À dix heures il déclara qu’il se sentait tout à fait bien, exigea qu’elle se retirât chez elle, et défendit qu’on s’inquiétât de lui davantage. Ralph assura, en effet, que tout symptôme de maladie avait disparu et qu’un sommeil tranquille était désormais le seul remède nécessaire. Quand onze heures sonnèrent, tout était tranquille et silencieux dans l’habitation. Madame Delmare se jeta à genoux et pria en pleurant avec amertume ; car elle allait charger son cœur d’une grande faute, et de Dieu lui viendrait désormais le seul pardon qu’elle pût espérer. Elle entra doucement dans la chambre de son mari. Il dormait profondément ; son visage était calme, sa respiration égale. Au moment où elle allait se retirer, elle aperçut dans l’ombre une autre personne endormie sur un fauteuil. C’était Ralph, qui s’était relevé sans bruit, et qui était venu garder, en cas de nouvel accident, le sommeil de son mari.

« Pauvre Ralph ! pensa Indiana ; quel éloquent et cruel reproche pour moi ! »

Elle eut envie de le réveiller, de lui tout avouer, de le supplier de la préserver d’elle-même, et puis elle pensa à Raymon. « Encore un sacrifice, se dit-elle, et le plus cruel de tous, celui de mon devoir. »

L’amour, c’est la vertu de la femme ; c’est pour lui qu’elle se fait une gloire de ses fautes, c’est de lui qu’elle reçoit l’héroïsme de braver ses remords. Plus le crime lui coûte à commettre, plus elle aura mérité de celui qu’elle aime. C’est le fanatisme qui met le poignard aux mains du religieux.

Elle ôta de son cou une chaîne d’or qui lui venait de sa mère et qu’elle avait toujours portée ; elle la passa doucement au cou de Ralph, comme le dernier gage d’une amitié fraternelle, et pencha encore une fois sa lampe sur le visage de son vieil époux pour s’assurer qu’il n’était plus malade. Il rêvait en ce moment, et dit d’une voix faible et triste : Prends garde à cet homme, il te perdra… Indiana frémit de la tête aux pieds et s’enfuit dans sa chambre. Elle se tordit les mains dans une douloureuse incertitude ; puis tout d’un coup elle s’empara de cette pensée, qu’elle n’agissait point en vue d’elle-même, mais de Raymon ; qu’elle n’allait point à lui pour chercher du bonheur, mais pour lui en porter, et que, dût-elle être maudite dans l’éternité, elle en serait assez dédommagée si elle embellissait la vie de son amant. Elle s’élança hors de l’habitation et gagna l’anse aux Lataniers d’un pas rapide, n’osant se retourner pour regarder ce qu’elle laissait derrière elle.

Elle s’occupa aussitôt de déterrer sa valise d’écorce, et elle s’assit dessus, silencieuse, tremblante, écoutant le vent qui sifflait, la vague qui râlait en mourant à ses pieds, et la satanite qui gémissait d’une voix aigre dans les grandes algues marines pendues aux parois des rochers ; mais tous ces bruits étaient dominés par les battements de son cœur, qui résonnaient dans ses oreilles comme le son d’une cloche funèbre.

Elle attendit longtemps ; elle fit sonner sa montre, et vit que l’heure était passée. La mer était si mauvaise, et en tout temps la navigation est si difficile sur les côtes de l’île, qu’elle commençait à désespérer de la bonne volonté des rameurs chargés de l’emmener, lorsqu’elle aperçut sur les flots brillants l’ombre noire d’une pirogue, qui essayait d’approcher. Mais la houle était si forte, la mer se creusait tellement, que la frêle embarcation disparaissait à chaque instant, et s’ensevelissait comme dans les sombres plis d’un linceul étoilé d’argent. Elle se leva et répondit plusieurs fois au signal qui l’appelait par des cris que le vent emportait avant de les transmettre aux rameurs. Enfin, lorsqu’ils furent assez près pour l’entendre, ils se dirigèrent vers elle avec beaucoup de peine ; puis ils s’arrêtèrent pour attendre une lame. Dès qu’ils la sentirent soulever l’esquif, ils redoublèrent d’efforts, et la vague, en déferlant, les jeta avec le canot sur un tas de galets.

Le terrain sur lequel Saint-Paul est bâti doit son origine aux sables de la mer et à ceux des montagnes que la rivière des Galets a charriés à de grandes distances de son embouchure, au moyen des remous de son courant. Ces amas de cailloux arrondis forment autour du rivage des montagnes sous-marines que la houle entraîne, renverse et reconstruit à son gré. Leur mobilité en rend le choc inévitable, et l’habileté du pilote devient inutile pour se diriger parmi ces écueils sans cesse renaissants. Les gros navires, stationnés dans le port de Saint-Denis, sont souvent arrachés de leurs ancres et brisés sur la côte par la violence des courants ; ils n’ont d’autre ressource, lorsque le vent de terre commence à souffler et à rendre dangereux le retrait brusque des vagues, que de gagner la pleine mer au plus vite ; et c’est ce que faisait le brick l’Eugène.

Le canot emporta Indiana et sa fortune au milieu des lames furieuses, des hurlements de la tempête et des imprécations des deux rameurs, qui ne se gênaient pas pour maudire tout haut le danger auquel ils s’exposaient pour elle. Il y avait deux heures, disaient-ils, que le navire eût dû lever l’ancre, et c’était à cause d’elle que le capitaine avait refusé obstinément d’en donner l’ordre. Ils ajoutaient à cet égard des réflexions insultantes et cruelles, dont la malheureuse fugitive dévorait la honte en silence ; et comme l’un de ces deux hommes faisait observer à l’autre qu’ils pourraient être punis s’ils manquaient aux égards qu’on leur avait prescrits pour la maîtresse du capitaine :

« Laisse-moi tranquille ! répondit-il en jurant ; c’est avec les requins que nous avons des comptes à régler cette nuit. Si jamais nous revoyons le capitaine Random, il ne sera pas plus méchant qu’eux, j’espère.

— À propos de requin, dit le premier, je ne sais pas si c’en est un qui nous flaire déjà, mais je vois dans notre sillage une face qui n’est pas chrétienne.

— Imbécile ! qui prend la figure d’un chien pour celle d’un loup de mer ! Holà ! mon passager à quatre pattes, l’on vous a oublié à la côte ; mais, mille sabords ! vous ne mangerez pas le biscuit de l’équipage. Notre consigne ne porte qu’une demoiselle, il n’est pas question du bichon… »

En même temps, il levait son aviron pour en décharger un coup sur la tête de l’animal, lorsque madame Delmare, jetant sur la mer ses yeux distraits et humides, reconnut sa belle chienne Ophélia, qui avait retrouvé sa trace dans les rochers de l’île et qui la suivait à la nage. Au moment où le marin allait la frapper, la vague, contre laquelle elle luttait péniblement, l’entraîna loin du canot, et sa maîtresse entendit ses gémissements de douleur et d’impatience. Elle supplia les rameurs de la prendre dans l’embarcation, et ils feignirent de s’y disposer ; mais, au moment où le fidèle animal se rapprochait d’eux, ils lui brisèrent le crâne, avec de grossiers éclats de rire, et Indiana vit flotter le cadavre de cet être qui l’avait aimée plus que Raymon. En même temps, une lame furieuse entraîna la pirogue comme au fond d’une cataracte, et les rires des matelots se changèrent en imprécations de détresse. Cependant, grâce à sa surface plate et légère, la pirogue bondit avec élasticité comme un plongeon sur les eaux, et remonta brusquement au faîte de la lame, pour se précipiter dans un autre ravin et remonter encore à la crête écumeuse du flot. À mesure que la côte s’éloignait, la mer devenait moins houleuse, et bientôt l’embarcation navigua rapidement et sans danger vers le navire. Alors la bonne humeur revint aux deux rameurs, et avec elle la réflexion. Ils s’efforcèrent de réparer leur grossièreté envers Indiana ; mais leurs cajoleries étaient plus insultantes que leur colère.

« Allons, ma jeune dame, disait l’un, prenez courage, vous voilà sauvée ; sans doute le capitaine nous fera boire le meilleur vin de la cambuse pour le joli ballot que nous lui avons repêché. »

L’autre affectait de s’apitoyer sur ce que les lames avaient mouillé les vêtements de la jeune dame ; mais, ajoutait-il, le capitaine l’attendait pour lui prodiguer ses soins. Immobile et muette, Indiana écoutait leurs propos avec épouvante ; elle comprenait l’horreur de sa situation, et ne voyait plus d’autre moyen de se soustraire aux affronts qui l’attendaient que de se jeter dans la mer. Deux ou trois fois elle faillit s’élancer hors de la pirogue ; puis elle reprit courage, un courage sublime, avec cette pensée :

« C’est pour lui, c’est pour Raymon que je souffre tous ces maux. Je dois vivre, fussé-je accablée d’ignominie ! »

Elle porta la main à son cœur oppressé, et trouva la lame d’un poignard qu’elle y avait caché le matin par une sorte de prévision instinctive. La possession de cette arme lui rendit toute sa confiance ; c’était un stylet court et effilé que son père avait coutume de porter, une vieille lame espagnole qui avait appartenu à un Médina-Sidonia, dont le nom était gravé à jour sur l’acier du coutelas, avec la date de 1300. Elle s’était sans doute rouillée dans du sang noble, cette bonne arme ; elle avait lavé probablement plus d’un affront, puni plus d’un insolent. Avec elle, Indiana se sentit redevenir Espagnole, et elle passa sur le navire avec résolution, en se disant qu’une femme ne courait aucun danger tant qu’elle avait un moyen de se donner la mort avant d’accepter le déshonneur. Elle ne se vengea de la dureté de ses guides qu’en les dédommageant avec magnificence de leur fatigue ; puis elle se retira dans la dunette, et attendit avec anxiété que l’heure du départ fût venue.

Enfin le jour se leva, et la mer se couvrit de pirogues qui amenaient à bord les passagers. Indiana, cachée derrière un sabord, regardait avec terreur les figures qui sortaient de ces embarcations ; elle tremblait d’y voir apparaître celle de son mari venant la réclamer. Enfin le canon du départ alla mourir sur les échos de cette île qui lui avait servi de prison. Le navire commença à soulever des torrents d’écume, et le soleil, en s’élevant dans les cieux, jeta ses reflets roses et joyeux sur les cimes blanches des Salazes, qui commençaient à s’abaisser à l’horizon.

À quelques lieues en mer, une sorte de comédie fut jouée à bord pour éluder l’aveu de supercherie. Le capitaine Random feignit de découvrir madame Delmare sur son bâtiment ; il joua la surprise, interrogea les matelots, fit semblant de s’emporter, puis de s’apaiser, et finit par dresser procès-verbal de la rencontre à bord d’un enfant trouvé ; c’est le terme technique en pareille circonstance.

Permettez-moi de terminer ici le récit de cette traversée. Il me suffira de vous dire, pour la justification du capitaine Random, qu’il eut, malgré sa rude éducation, assez de bon sens naturel pour comprendre vite le caractère de madame Delmare ; il hasarda peu de tentatives pour abuser de son isolement, et il finit par en être touché et lui servir d’ami et de protecteur. Mais la loyauté de ce brave homme et la dignité d’Indiana n’empêchèrent pas les propos de l’équipage, les regards moqueurs, les doutes insultants, et les plaisanteries lestes et incisives. Ce furent là les véritables tortures de cette infortunée durant le voyage, car, pour les fatigues, les privations, les dangers de la mer, les ennuis et le malaise de la navigation, je ne vous en parle pas ; elle-même les compta pour rien.