J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 52-55).
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XXI.

Il la trouva éveillée ; elle avait coutume de se lever de bonne heure, par suite des habitudes d’activité laborieuse qu’elle avait contractées dans l’émigration, et qu’elle n’avait point perdues en recouvrant son opulence.

En voyant Raymon pâle, agité, entrer si tard chez elle en costume de bal, elle comprit qu’il se débattait contre une des crises fréquentes de sa vie orageuse. Elle avait toujours été sa ressource et son salut dans ces agitations, dont la trace n’était restée douloureuse et profonde que dans son cœur de mère. Sa vie s’était flétrie et usée de tout ce que la vie de Raymon avait acquis et recouvré. Le caractère de ce fils impétueux et froid, raisonneur et passionné, était une conséquence de son inépuisable amour et de sa tendresse généreuse pour lui. Il eût été meilleur avec une mère moins bonne ; mais elle l’avait habitué à profiter de tous les sacrifices qu’elle consentait à lui faire ; elle lui avait appris à établir et à vouloir son propre bien-être aussi ardemment, aussi fortement qu’elle le voulait. Parce qu’elle se croyait faite pour le préserver de tout chagrin et pour lui immoler tous ses intérêts, il s’était accoutumé à croire que le monde entier était fait pour lui, et devait venir se placer dans sa main à un mot de sa mère. À force de générosité, elle n’avait réussi qu’à former un cœur égoïste.

Elle pâlit, cette pauvre mère, et, se soulevant sur son lit, elle le regarda avec anxiété. Son regard lui disait déjà : « Que puis-je faire pour toi ? où faut-il que je coure ? »

— Ma mère, lui dit-il en saisissant la main sèche et diaphane qu’elle lui tendait, je suis horriblement malheureux, j’ai besoin de vous. Délivrez-moi des maux qui m’assiègent. J’aime madame Delmare, vous le savez…

— Je ne le savais pas, dit madame de Ramière d’un ton de tendre reproche.

— Ne cherchez pas à le nier, ma bonne mère, dit Raymon, qui n’avait pas de temps à perdre ; vous le saviez, et votre admirable délicatesse vous empêchait de m’en parler la première. Eh bien ! cette femme me met au désespoir, et ma tête se perd.

— Parle donc, dit madame de Ramière avec la vivacité juvénile que lui donnait l’ardeur de son amour maternel.

— Je ne veux rien vous cacher, d’autant plus que cette fois je ne suis pas coupable. Depuis plusieurs mois je cherche à calmer sa tête romanesque et à la ramener à ses devoirs ; mais tous mes soins ne servent qu’à irriter cette soif de dangers, ce besoin d’aventures qui fermente dans le cerveau des femmes de son pays. À l’heure où je vous parle, elle est ici, dans ma chambre, malgré moi, et je ne sais comment la décider à en sortir.

— Malheureuse enfant ! dit madame de Ramière en s’habillant à la hâte. Elle est si timide et si douce ! je vais la voir, lui parler ! c’est bien cela que tu viens me demander, n’est-ce pas ?

— Oui ! Oui ! dit Raymon, que la tendresse de sa mère attendrissait lui-même ; allez lui faire entendre le langage de la raison et de la bonté. Elle aimera sans doute la vertu dans votre bouche ; elle se rendra peut-être à vos caresses ; elle reprendra de l’empire sur elle-même, l’infortunée ! elle souffre tant ! »

Raymon se jeta dans un fauteuil et se mit à pleurer, tant les émotions diverses de cette matinée avaient agité ses nerfs. Sa mère pleura avec lui, et ne se décida à descendre qu’après l’avoir forcé de prendre quelques gouttes d’éther.

Elle trouva Indiana qui ne pleurait pas, et qui se leva d’un air calme et digne en la reconnaissant. Elle s’attendait si peu à cette contenance noble et forte, qu’elle se sentit embarrassée devant cette jeune femme, comme si elle lui eût manqué d’égards en venant la surprendre dans la chambre de son fils.

Alors elle céda à la sensibilité profonde et vraie de son cœur, et elle lui tendit les bras avec effusion. Madame Delmare s’y jeta ; son désespoir se brisa en sanglots amers, et ces deux femmes pleurèrent longtemps dans le sein l’une de l’autre.

Mais, quand madame de Ramière voulut parler, Indiana l’arrêta.

« Ne me dites rien, Madame, lui dit-elle en essuyant ses larmes ; vous ne trouveriez aucune parole qui ne me fît du mal. Votre intérêt et vos caresses suffisent à me prouver votre généreuse affection ; mon cœur est soulagé autant qu’il peut l’être. Maintenant, je me retire ; je n’ai pas besoin de vos instances pour comprendre ce que j’ai à faire.

— Aussi ne suis-je pas venue pour vous renvoyer, mais pour vous consoler, dit madame de Ramière.

— Je ne puis être consolée, répondit-elle en l’embrassant ; aimez-moi, cela me fera un peu de bien ; mais ne me parlez pas. Adieu, Madame ; vous croyez en Dieu, priez-le pour moi.

— Vous ne vous en irez pas seule ! s’écria madame de Ramière : je veux vous reconduire moi-même chez votre mari, vous justifier, vous défendre et vous protéger.

— Généreuse femme ! dit Indiana en la pressant sur son cœur, vous ne le pouvez pas. Vous ignorez seule le secret de Raymon ; tout Paris en parlera ce soir, et vous joueriez un rôle déplacé dans cette histoire. Laissez-moi en supporter seule le scandale, je n’en souffrirai pas longtemps.

— Que voulez-vous dire ? Commettriez-vous le crime d’attenter à votre vie ? Chère enfant ! vous aussi, vous croyez en Dieu.

— Aussi, Madame, je pars pour l’île Bourbon dans trois jours.

— Viens dans mes bras, ma fille chérie, viens, que je te bénisse. Dieu récompensera ton courage…

— Je l’espère, » dit Indiana en regardant le ciel.

Madame de Ramière voulut au moins envoyer chercher une voiture ; mais Indiana s’y opposa. Elle voulait rentrer seule et sans bruit. En vain la mère de Raymon s’effraya de la voir, si affaiblie et si bouleversée, entreprendre à pied cette longue course.

« J’ai de la force, lui répondit-elle ; une parole de Raymon a suffi pour m’en donner. »

Elle s’enveloppa dans son manteau, baissa son voile de dentelle noire, et sortit de l’hôtel par une issue dérobée dont madame de Ramière lui montra le chemin. Aux premiers pas qu’elle fit dans la rue, elle sentit ses jambes tremblantes prêtes à lui refuser le service ; il lui semblait à chaque instant sentir la rude main de son mari furieux la saisir, la renverser et la traîner dans le ruisseau. Bientôt le bruit du dehors, l’insouciance des figures qui se croisaient autour d’elle, et le froid pénétrant du matin, lui rendirent la force et la tranquillité, mais une force douloureuse, et une tranquillité morne, semblable à celle qui s’étend sur les eaux de la mer, et dont le matelot clairvoyant s’effraie plus que des soulèvements de la tempête. Elle descendit le quai depuis l’Institut jusqu’au Corps-Législatif ; mais elle oublia de traverser le pont, et continua à longer la rivière, absorbée dans une rêverie stupide, dans une méditation sans idées, et poursuivant l’action sans but de marcher devant elle.

Insensiblement elle se trouva au bord de l’eau, qui charriait des glaçons à ses pieds et les brisait avec un bruit sec et froid sur les pierres de la rive. Cette eau verdâtre exerçait une force attractive sur les sens d’Indiana. On s’accoutume aux idées terribles ; à force de les admettre, on s’y plaît. Il y avait si longtemps que l’exemple du suicide de Noun apaisait les heures de son désespoir, qu’elle s’était fait du suicide une sorte de volupté tentatrice. Une seule pensée, une pensée religieuse, l’avait empêchée de s’y arrêter définitivement ; mais dans cet instant aucune pensée complète ne gouvernait plus son cerveau épuisé. Elle se rappelait à peine que Dieu existât, que Raymon eût existé, et elle marchait, se rapprochant toujours de la rive, obéissant à l’instinct du malheur et au magnétisme de la souffrance.

Quand elle sentit le froid cuisant de l’eau qui baignait déjà sa chaussure, elle s’éveilla comme d’un état de somnambulisme, et, cherchant des yeux où elle était, elle vit Paris derrière elle, et la Seine qui fuyait sous ses pieds, emportant dans sa masse huileuse le reflet blanc des maisons et le bleu grisâtre du ciel. Ce mouvement continu de l’eau et l’immobilité du sol se confondirent dans ses perceptions troublées, et il lui sembla que l’eau dormait et que la terre fuyait. Dans ce moment de vertige, elle s’appuya contre un mur, et se pencha, fascinée, vers ce qu’elle prenait pour une masse solide… Mais les aboiements d’un chien, qui bondissait autour d’elle, vinrent la distraire et apporter quelques instants de retard à l’accomplissement de son dessein. Alors un homme qui accourait, guidé par la voix du chien, la saisit par le corps, l’entraîna, et la déposa sur les débris d’un bateau abandonné à la rive. Elle le regarda en face et ne le reconnut pas. Il se mit à ses pieds, détacha son manteau dont il l’enveloppa, prit ses mains dans les siennes pour les réchauffer, et l’appela par son nom. Mais son cerveau était trop faible pour faire un effort : depuis quarante-huit heures, elle avait oublié de manger.

Cependant, lorsque la chaleur revint un peu dans ses membres engourdis, elle vit Ralph à genoux devant elle, qui tenait ses mains et épiait le retour de sa raison

« Avez-vous rencontré Noun ? » lui dit-elle.

Puis elle ajouta, égarée par son idée fixe :

« Je l’ai vue passer sur ce chemin (et elle montrait la rivière). J’ai voulu la suivre, mais elle allait trop vite, et je n’ai pas la force de marcher. C’était comme un cauchemar. »

Ralph la regardait avec douleur. Lui aussi sentait sa tête se briser et son cerveau se fendre.

« Allons-nous-en, lui dit-il.

« Allons-nous-en, répondit-elle ; mais, auparavant, cherchez mes pieds, que j’ai égarés là sur ces cailloux. »

Ralph s’aperçut qu’elle avait les pieds mouillés et paralysés par le froid. Il l’emporta dans ses bras jusqu’à une maison hospitalière, où les soins d’une bonne femme lui rendirent la connaissance. Pendant ce temps, Ralph envoya prévenir M. Delmare que sa femme était retrouvée ; mais le colonel n’était point rentré chez lui lorsque cette nouvelle y arriva. Il continuait ses recherches avec une rage d’inquiétude et de colère. Ralph, mieux avisé, s’était rendu déjà chez M. de Ramière ; mais il avait trouvé Raymon ironique et froid qui venait de se mettre au lit. Alors il avait pensé à Noun, et il avait suivi la rivière dans un sens, tandis que son domestique l’explorait dans l’autre. Ophélia avait saisi aussitôt la trace de sa maîtresse, et elle avait guidé rapidement sir Ralph au lieu où il l’avait trouvée.

Lorsque Indiana ressaisit la mémoire de ce qui s’était passé pendant cette nuit misérable, elle chercha vainement à retrouver celle des instants de son délire. Elle n’aurait donc pu expliquer à son cousin quelles pensées la dominaient une heure auparavant ; mais il les devina, et comprit l’état de son cœur sans l’interroger. Seulement, il lui prit la main et lui dit d’un ton doux, mais solennel :

« Ma cousine, j’exige de vous une promesse : c’est le dernier témoignage d’amitié dont je vous importunerai.

— Parlez, répondit-elle ; vous obliger est le dernier bonheur qui me reste.

— Eh bien, jurez-moi, reprit Ralph, de ne plus avoir recours au suicide sans m’en prévenir. Je vous jure sur l’honneur de ne m’y opposer en aucune manière. Je ne tiens qu’à être averti ; quant au reste, je m’en soucie aussi peu que vous, et vous savez que j’ai eu souvent la même idée…

— Pourquoi me parlez-vous de suicide ? dit madame Delmare. Je n’ai jamais voulu attenter à ma vie. Je crains Dieu ; sans cela !…

— Tout à l’heure, Indiana, quand je vous ai saisie dans mes bras, quand cette pauvre bête (et il caressait Ophélia) vous a retenue par votre robe, vous aviez oublié Dieu et tout l’univers, votre cousin Ralph comme les autres… »

Une larme vint au bord de la paupière d’Indiana. Elle pressa la main de sir Ralph.

« Pourquoi m’avez-vous arrêtée ? lui dit-elle tristement ; je serais maintenant dans le sein de Dieu, car je n’étais pas coupable, je n’avais pas la conscience de ce que je faisais…

— Je l’ai bien vu, et j’ai pensé qu’il valait mieux se donner la mort avec réflexion. Nous en reparlerons si vous voulez… »

Indiana tressaillit. La voiture qui les conduisait s’arrêta devant la maison où elle devait retrouver son mari. Elle n’eut pas la force de monter les escaliers ; Ralph la porta jusque dans sa chambre. Tout leur domestique était réduit à une femme de service, qui était allée commenter la fuite de madame Delmare dans le voisinage, et à Lelièvre, qui, en désespoir de cause, avait été s’informer à la Morgue des cadavres apportés dans la matinée. Ralph resta donc auprès de madame Delmare pour la soigner. Elle était en proie à de vives souffrances lorsque la sonnette, rudement ébranlée, annonça le retour du colonel. Un frisson de terreur et de haine parcourut tout son sang. Elle prit brusquement le bras de son cousin :

« Écoutez, Ralph, lui dit-elle, si vous avez un peu d’attachement pour moi, vous m’épargnerez la vue de cet homme dans l’état où je suis. Je ne veux pas lui faire pitié, j’aime mieux sa colère que sa compassion… N’ouvrez pas, ou renvoyez-le ; dites-lui que l’on ne m’a pas retrouvée… »

Ses lèvres tremblaient, ses bras se contractaient avec une énergie convulsive pour retenir Ralph. Partagé entre deux sentiments contraires, le pauvre baronnet ne savait quel parti prendre. Delmare secouait la sonnette à la briser, et sa femme était mourante sur son fauteuil.

« Vous ne songez qu’à sa colère, dit enfin Ralph, vous ne songez pas à ses tourments, à son inquiétude ; vous croyez toujours qu’il vous hait… Si vous aviez vu sa douleur ce matin !… »

Indiana laissa retomber son bras avec accablement, et Ralph alla ouvrir.

« Elle est ici ? cria le colonel en entrant. Mille sabords de Dieu ! j’ai assez couru pour la retrouver ; je lui suis fort obligé du joli métier qu’elle me fait faire ? Le ciel la confonde ! Je ne veux pas la voir, car je la tuerais.

— Vous ne songez pas qu’elle vous entend, répondit Ralph à voix basse. Elle est dans un état à ne pouvoir supporter aucune émotion pénible. Modérez-vous.

— Vingt-cinq mille malédictions ! hurla le colonel, j’en ai bien supporté d’autres, moi, depuis ce matin. Bien m’a pris d’avoir les nerfs comme des câbles. Où est, s’il vous plaît, le plus froissé, le plus fatigué, le plus justement malade d’elle ou de moi ? Et où l’avez-vous trouvée ? que faisait-elle ? Elle est cause que j’ai outrageusement traité cette vieille folle de Carvajal, qui me faisait des réponses ambiguës et s’en prenait à moi de cette belle équipée… Malheur ! je suis éreinté ! »

En parlant ainsi de sa voix rauque et dure, Delmare s’était jeté sur une chaise dans l’antichambre ; il essuyait son front baigné de sueur malgré le froid rigoureux de la saison ; il racontait en jurant ses fatigues, ses anxiétés, ses souffrances ; il faisait mille questions, et heureusement il n’écoutait pas les réponses, car le pauvre Ralph ne savait pas mentir, et il ne voyait rien dans ce qu’il avait à raconter qui pût apaiser le colonel. Il restait assis sur une table, impassible et muet comme s’il eût été absolument étranger aux angoisses de ces deux personnes, et cependant plus malheureux de leurs chagrins qu’elles-mêmes.

Madame Delmare, en entendant les imprécations de son mari, se sentit plus forte qu’elle ne s’y attendait. Elle aimait mieux ce courroux qui la réconciliait avec elle-même, qu’une générosité qui eût excité ses remords. Elle essuya la dernière trace de ses larmes, et rassembla un reste de force qu’elle ne s’inquiétait pas d’épuiser en un jour, tant la vie lui pesait. Quand son mari l’aborda d’un air impérieux et dur, il changea tout d’un coup de visage et de ton, et se trouva contraint devant elle, maté par la supériorité de son caractère. Il essaya alors d’être digne et froid comme elle ; mais il n’en put jamais venir à bout.

« Daignerez-vous m’apprendre, madame, lui dit-il, où vous avez passé la matinée et peut-être la nuit ? »

Ce peut-être apprit à madame Delmare que son absence avait été signalée assez tard. Son courage s’en augmenta.

« Non, Monsieur, répondit-elle, mon intention n’est pas de vous le dire. »

Delmare verdit de colère et de surprise.

« En vérité, dit-il d’une voix chevrotante, vous espérez me le cacher ?

— J’y tiens fort peu, répondit-elle d’un ton glacial. Si je refuse de vous répondre, c’est absolument pour la forme. Je veux vous convaincre que vous n’avez pas le droit de m’adresser cette question.

— Je n’en ai pas le droit, mille couleuvres ! Qui donc est le maître ici, de vous ou de moi ? qui donc porte une jupe et doit filer une quenouille ? Prétendez-vous m’ôter la barbe du menton ? Cela vous sied bien, femmelette !

— Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maître. Vous pouvez lier mon corps, garrotter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez le droit du plus fort, et la société vous le confirme ; mais sur ma volonté, Monsieur, vous ne pouvez rien, Dieu seul peut la courber et la réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un instrument de supplice qui vous donne prise sur elle ! c’est comme si vouliez manier l’air et saisir le vide !

— Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient.

— Vous pouvez m’imposer silence, mais non m’empêcher de penser.

— Orgueil imbécile, morgue de vermisseau ! vous abusez de la pitié qu’on a de vous ! Mais vous verrez bien qu’on peut dompter ce grand caractère sans se donner beaucoup de peine.

— Je ne vous conseille pas de le tenter, votre repos en souffrirait, votre dignité n’y gagnerait rien.

— Vous croyez ? dit-il en lui meurtrissant la main entre son index et son pouce.

— Je le crois, » dit-elle sans changer de visage.

Ralph fit deux pas, prit le bras du colonel dans sa main de fer, et le fit ployer comme un roseau en lui disant d’un ton pacifique :

« Je vous prie de ne pas toucher à un cheveu de cette femme. »

Delmare eut envie de se jeter sur lui ; mais il sentit qu’il avait tort, et il ne craignait rien tant au monde que de rougir de lui-même. Il le repoussa en se contentant de lui dire :

« Mêlez-vous de vos affaires. »

Puis, revenant à sa femme :

« Ainsi, Madame, lui dit-il en serrant ses bras contre sa poitrine pour résister à la tentation de la frapper, vous entrez en révolte ouverte contre moi, vous refusez de me suivre à l’île Bourbon, vous voulez vous séparer ? Eh bien ! mordieu ! moi aussi…

— Je ne le veux plus, répondit-elle. Je le voulais hier, c’était ma volonté ; ce ne l’est plus ce matin. Vous avez usé de violence en m’enfermant dans ma chambre : j’en suis sortie par la fenêtre pour vous prouver que ne pas régner sur la volonté d’une femme, c’est exercer un empire dérisoire. J’ai passé quelques heures hors de votre domination ; j’ai été respirer l’air de la liberté pour vous montrer que vous n’êtes pas moralement mon maître et que je ne dépends que de moi sur la terre. En me promenant, j’ai réfléchi que je devais à mon devoir et à ma conscience de revenir me placer sous votre patronage ; je l’ai fait de mon plein gré. Mon cousin m’a accompagnée ici, et non pas ramenée. Si je n’eusse pas voulu le suivre, il n’aurait pas su m’y contraindre, vous l’imaginez bien. Ainsi, Monsieur, ne perdez pas votre temps à discuter avec ma conviction ; vous ne l’influencerez jamais, vous en avez perdu le droit dès que vous avez voulu y prétendre par la force. Occupez-vous du départ ; je suis prête à vous aider et à vous suivre, non pas parce que telle est votre volonté, mais parce que telle est mon intention. Vous pouvez me condamner, mais je n’obéirai jamais qu’à moi-même.

— J’ai pitié du dérangement de votre esprit, » dit le colonel en haussant les épaules.

Et il se retira dans sa chambre pour mettre en ordre ses papiers, fort satisfait, au dedans de lui, de la résolution de madame Delmare, et ne redoutant plus d’obstacles ; car il respectait la parole de cette femme autant qu’il méprisait ses idées.