J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 35-38).
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XIV.

Lorsque les limiers furent lancés, Raymon s’étonna de ce qui semblait se passer dans l’âme d’Indiana. Ses yeux et ses joues s’animèrent ; le gonflement de ses narines trahit je ne sais quel sentiment de terreur ou de plaisir, et tout à coup, quittant son côté et pressant avec ardeur les flancs de son cheval, elle s’élança sur les traces de Ralph. Raymon ignorait que la chasse était la seule passion que Ralph et Indiana eussent en commun. Il ne se doutait pas non plus que, dans cette femme si frêle et en apparence si timide, résidât un courage plus que masculin, cette sorte d’intrépidité délirante qui se manifeste parfois comme une crise nerveuse chez les êtres les plus faibles. Les femmes ont rarement le courage physique qui consiste à lutter d’inertie contre la douleur ou le danger ; mais elles ont souvent le courage moral qui s’exalte avec le péril ou la souffrance. Les fibres délicates d’Indiana appelaient surtout les bruits, le mouvement rapide et l’émotion de la chasse, cette image abrégée de la guerre avec ses fatigues, ses ruses, ses calculs, ses combats et ses chances. Sa vie morne et rongée d’ennuis avait besoin de ces excitations ; alors elle semblait se réveiller d’une léthargie et dépenser en un jour toute l’énergie inutile qu’elle avait depuis un an laissée fermenter dans son sang.

Raymon fut effrayé de la voir courir ainsi, se livrant sans peur à la fougue de ce cheval qu’elle connaissait à peine, le lancer hardiment dans le taillis, éviter avec une adresse étonnante les branches dont la vigueur élastique fouettait son visage, franchir les fossés sans hésitation, se hasarder avec confiance dans les terrains glaiseux et mouvants, ne s’inquiétant pas de briser ses membres fluets, mais jalouse d’arriver la première sur la piste fumante du sanglier. Tant de résolution l’effraya et faillit le dégoûter de madame Delmare. Les hommes, et les amants surtout, ont la fatuité innocente de vouloir protéger la faiblesse plutôt que d’admirer le courage chez les femmes. L’avouerai-je ? Raymon se sentit épouvanté de tout ce qu’un esprit si intrépide promettait de hardiesse et de ténacité en amour. Ce n’était pas le cœur résigné de la pauvre Noun, qui aimait mieux se noyer que de lutter contre son malheur.

« Qu’il y ait autant de fougue et d’emportement dans sa tendresse qu’il y en a dans ses goûts, pensa-t-il ; que sa volonté s’attache à moi, âpre et palpitante, comme son caprice aux flancs de ce sanglier, et pour elle la société n’aura point d’entraves, les lois pas de force ; il faudra que ma destinée succombe, et que je sacrifie mon avenir à son présent. »

Des cris d’épouvante et de détresse, parmi lesquels on pouvait distinguer la voix de madame Delmare, arrachèrent Raymon à ces réflexions. Il poussa son cheval avec inquiétude, et fut rejoint aussitôt par Ralph, qui lui demanda s’il avait entendu ces cris d’alarme.

Aussitôt des piqueurs effarés arrivèrent à eux en criant confusément que le sanglier avait fait tête et renversé madame Delmare. D’autres chasseurs, plus épouvantés encore, arrivèrent en appelant sir Ralph, dont les secours étaient nécessaires à la personne blessée.

« C’est inutile, dit un dernier arrivant. Il n’y a plus d’espérance, vos soins viendraient trop tard. »

Dans cet instant d’effroi les yeux de Raymon rencontrèrent le visage pâle et morne de M. Brown. Il ne criait pas, il n’écumait point, il ne se tordait pas les mains ; seulement il prit son couteau de chasse, et, avec un sang-froid vraiment britannique, il s’apprêtait à se couper la gorge, lorsque Raymon lui arracha son arme et l’entraîna vers le lieu d’où partaient les cris.

Ralph parut sortir d’un rêve en voyant madame Delmare s’élancer vers lui et l’aider à voler au secours du colonel, qui était étendu par terre et semblait privé de vie. Il s’empressa de le saigner ; car il se fut bientôt assuré qu’il n’était point mort ; mais il avait la cuisse cassée, et on le transporta au château.

Quant à madame Delmare, c’était par erreur qu’on l’avait nommée à la place de son mari dans le désordre de l’événement, ou plutôt Ralph et Raymon avaient cru entendre le nom qui les intéressait le plus.

Indiana n’avait éprouvé aucun accident, mais son effroi et sa consternation lui ôtaient presque la force de marcher. Raymon la soutint dans ses bras, et se réconcilia avec son cœur de femme en la voyant si profondément affectée du malheur de ce mari à qui elle avait beaucoup à pardonner avant de le plaindre.

Sir Ralph avait déjà repris son calme accoutumé ; seulement, une pâleur extraordinaire révélait la forte commotion qu’il avait éprouvée ; il avait failli perdre une des deux seules personnes qu’il aimât.

Raymon, qui dans cet instant de trouble et de délire, avait seul conservé assez de raison pour comprendre ce qu’il voyait, avait pu juger quelle était l’affection de Ralph pour sa cousine, et combien peu elle était balancée par celle qu’il éprouvait pour le colonel. Cette remarque, qui démentait positivement l’opinion d’Indiana, n’échappa point à la mémoire de Raymon comme à celle des autres témoins de cette scène.

Pourtant Raymon ne parla jamais à madame Delmare de la tentative de suicide dont il avait été témoin. Il y eut dans cette discrétion désobligeante quelque chose d’égoïste et de haineux que vous pardonnerez peut-être au sentiment de jalousie amoureuse qui l’inspira.

Ce fut avec beaucoup de peine qu’on transporta le colonel au Lagny au bout de six semaines ; mais plus de six mois s’écoulèrent ensuite sans qu’il pût marcher ; car à la rupture à peine ressoudée du fémur vint se joindre un rhumatisme aigu dans la partie malade, qui le condamna à d’atroces douleurs et à une immobilité complète. Sa femme lui prodigua les soins les plus doux ; elle ne quitta pas son chevet, et supporta sans se plaindre son humeur âcre et chagrine, ses colères de soldat et ses injustices de malade.

Malgré les ennuis d’une si triste existence, sa santé refleurit fraîche et brillante, et le bonheur vint habiter son cœur. Raymon l’aimait, il l’aimait réellement. Il venait tous les jours ; il ne se rebutait d’aucune difficulté pour la voir, il supportait les infirmités du mari, la froideur du cousin, la contrainte des entrevues. Un regard de lui mettait de la joie pour tout un jour dans le cœur d’Indiana. Elle ne songeait plus à se plaindre de la vie ; son âme était remplie, sa jeunesse était occupée, sa force morale avait un aliment.

Insensiblement le colonel prit de l’amitié pour Raymon. Il eut la simplicité de croire que cette assiduité était une preuve de l’intérêt que son voisin prenait à sa santé. Madame de Ramière vint aussi quelquefois sanctionner cette liaison par sa présence, et Indiana s’attacha à la mère de Raymon avec enthousiasme et passion. Enfin l’amant de la femme devint l’ami du mari.

Dans ce rapprochement continuel, Raymon et Ralph arrivèrent forcément à une sorte d’intimité ; ils s’appelaient « mon cher ami ». Ils se donnaient la main soir et matin. Avaient-ils un léger service à se demander réciproquement, leur phrase accoutumée était celle-ci :

« Je compte assez sur votre bonne amitié, » etc.

Enfin, lorsqu’ils parlaient l’un de l’autre, ils disaient :

« C’est mon ami. »

Et, quoique ce fussent deux hommes aussi francs qu’il soit possible de l’être dans le monde, ils ne s’aimaient pas du tout. Ils différaient essentiellement d’avis sur tout ; aucune sympathie ne leur était commune ; et si tous deux aimaient madame Delmare, c’était d’une manière si différente, que ce sentiment les divisait au lieu de les rapprocher. Ils goûtaient un singulier plaisir à se contredire, et à troubler autant que possible l’humeur l’un de l’autre par des reproches qui, pour être lancés comme des généralités dans la conversation, n’en avaient pas moins d’aigreur et d’amertume.

Leurs principales contestations et les plus fréquentes commençaient par la politique et finissaient par la morale. C’était le soir, lorsqu’ils se réunissaient autour du fauteuil de M. Delmare, que la dispute s’élevait sur le plus mince prétexte. On gardait toujours les égards apparents que la philosophie imposait à l’un, que l’usage du monde inspirait à l’autre ; mais on se disait pourtant, sous le voile de l’allusion, des choses dures qui amusaient le colonel ; car il était de nature guerrière et querelleuse, et, à défaut de batailles, il aimait les disputes.

Moi, je crois que l’opinion politique d’un homme, c’est l’homme tout entier. Dites-moi votre cœur et votre tête, et je vous dirai vos opinions politiques. Dans quelque rang ou quelque parti que le hasard nous ait fait naître, notre caractère l’emporte tôt ou tard sur les préjugés ou les croyances de l’éducation. Vous me trouverez peut-être absolu ; mais comment pourrais-je me décider à augurer bien d’un esprit qui s’attache à de certains systèmes que la générosité repousse ? Montrez-moi un homme qui soutienne l’utilité de la peine de mort, et, quelque consciencieux et éclairé qu’il soit, je vous défie d’établir jamais aucune sympathie entre lui et moi. Si cet homme veut m’enseigner des vérités que j’ignore, il n’y réussira point ; car il ne dépendra pas de moi de lui accorder ma confiance.

Ralph et Raymon différaient sur tous les points, et pourtant ils n’avaient pas, avant de se connaître, d’opinions exclusivement arrêtées. Mais du moment qu’ils furent aux prises, chacun saisissant le contre-pied de ce qu’avançait l’autre, ils se firent chacun une conviction complète, inébranlable. Raymon fut en toute occasion le champion de la société existante, Ralph en attaqua l’édifice sur tous les points.

Cela était simple : Raymon était heureux et parfaitement traité, Ralph n’avait connu de la vie que ses maux et ses dégoûts ; l’un trouvait tout fort bien, l’autre était mécontent de tout. Les hommes et les choses avaient maltraité Ralph et comblé Raymon ; et, comme deux enfants, Ralph et Raymon rapportaient tout à eux-mêmes, s’établissant juges en dernier ressort des grandes questions de l’ordre social, eux qui n’étaient compétents ni l’un ni l’autre.

Ralph allait donc toujours soutenant son rêve de république d’où il voulait exclure tous les abus, tous les préjugés, toutes les injustices ; projet fondé tout entier sur l’espoir d’une nouvelle race d’hommes. Raymon soutenait sa doctrine de monarchie héréditaire, aimant mieux, disait-il, supporter les abus, les préjugés et les injustices, que de voir relever les échafauds et couler le sang innocent.

Le colonel était presque toujours du parti de Ralph en commençant la discussion. Il haïssait les Bourbons, et mettait dans ses opinions toute l’animosité de ses sentiments. Mais bientôt Raymon le rattachait avec adresse à son parti en lui prouvant que la monarchie était, comme principe, bien plus près de l’empire que de la république. Ralph avait si peu le talent de la persuasion, il était si candide, si maladroit, le pauvre baronnet ! Sa franchise était si raboteuse, sa logique si aride, ses principes si absolus ! Il ne ménageait personne, il n’adoucissait aucune vérité.

« Parbleu, disait-il au colonel lorsque celui-ci maudissait l’intervention de l’Angleterre, que vous a donc fait, à vous, homme de bon sens et de raisonnement, je suppose, toute une nation qui a combattu loyalement contre vous ?

— Loyalement ! répétait Delmare en serrant les dents et en brandissant sa béquille.

— Laissons les questions de cabinet se résoudre de puissance à puissance, reprenait sir Ralph, puisque nous avons adopté un mode de gouvernement qui nous interdit de discuter nous-mêmes nos intérêts. Si une nation est responsable des fautes de sa législature, laquelle trouverez-vous plus coupable que la vôtre ?

— Aussi, Monsieur, s’écriait le colonel, honte à la France qui a abandonné Napoléon, et qui a subi un roi proclamé par les baïonnettes étrangères.

— Moi, je ne dis pas honte à la France, reprenait Ralph, je dis malheur à elle ! Je la plains de s’être trouvée si faible et si malade, le jour où elle fut purgée de son tyran, qu’elle fut obligée d’accepter votre lambeau de Charte constitutionnelle ; haillon de liberté que vous commencez à respecter, aujourd’hui qu’il faudrait le jeter et reconquérir votre liberté tout entière… »

Alors Raymon relevait le gant que lui jetait sir Ralph. Chevalier de la Charte, il voulait être aussi celui de la liberté, et il prouvait merveilleusement à Ralph que l’une était l’expression de l’autre ; que, s’il brisait la Charte, il renversait lui-même son idole. En vain le baronnet se débattait dans les arguments vicieux dont l’enlaçait M. de Ramière ; celui-ci démontrait admirablement qu’un système plus large de franchises menait infailliblement aux excès de 93, et que la nation n’était pas encore mûre pour la liberté qui n’était pas la licence. Et lorsque sir Ralph prétendait qu’il était absurde de vouloir emprisonner une constitution dans un nombre donné d’articles, que ce qui suffisait d’abord devenait insuffisant plus tard, s’appuyant de l’exemple du convalescent dont les besoins augmentent chaque jour, à tous ces lieux communs que ressassait lourdement M. Brown, Raymon répondait que la Charte n’était pas un cercle inflexible, qu’il s’étendrait avec les besoins de la France, lui donnant une élasticité qui, disait-il, se prêterait plus tard aux exigences nationales, mais qui ne se prêtait réellement qu’à celles de la couronne.

Pour Delmare, il n’avait pas fait un pas depuis 1815. C’était un stationnaire aussi encroûté, aussi opiniâtre que les émigrés de Coblentz, éternelles victimes de son ironie haineuse. Vieil enfant, il n’avait rien compris dans le grand drame de la chute de Napoléon. Il n’avait vu qu’une chance de la guerre là où la puissance de l’opinion avait triomphé. Il parlait toujours de trahison et de patrie vendue, comme si une nation entière pouvait trahir un seul homme, comme si la France se fût laissée vendre par quelques généraux. Il accusait les Bourbons de tyrannie et regrettait les beaux jours de l’empire, où les bras manquaient à la terre et le pain aux familles. Il déclamait contre la police de Franchet, et vantait celle de Fouché. Cet homme était toujours au lendemain de Waterloo.

C’était vraiment chose curieuse que d’entendre les niaiseries sentimentales de Delmare et de M. de Ramière, tous les deux philanthropes rêveurs, l’un sous l’épée de Napoléon, l’autre sous le sceptre de saint Louis ; M. Delmare, planté au pied des Pyramides ; Raymon, assis sous le monarchique ombrage du chêne de Vincennes. Leurs utopies, qui se heurtaient d’abord, finissaient par se comprendre : Raymon engluait le colonel avec ses phrases chevaleresques ; pour une concession il en exigeait dix, et il l’habituait insensiblement à voir vingt-cinq ans de victoires monter en spirale sous les plis du drapeau blanc. Si Ralph n’avait pas jeté sans cesse sa brusquerie et sa rudesse dans la rhétorique fleurie de M. de Ramière, celui-ci eût infailliblement conquis Delmare au trône de 1815 ; mais Ralph froissait son amour-propre, et la maladroite franchise qu’il mettait à ébranler son opinion ne faisait que l’ancrer dans ses convictions impériales. Alors tous les efforts de M. de Ramière étaient perdus ; Ralph marchait lourdement sur les fleurs de son éloquence, et le colonel revenait avec acharnement à ses trois couleurs. Il jurait d’en secouer un beau jour la poussière, il crachait sur les lis, il ramenait le duc de Reichstadt sur le trône de ses pères ; il recommençait la conquête du monde, et finissait toujours par se plaindre de la honte qui pesait sur la France, des rhumatismes qui le clouaient sur son fauteuil, et de l’ingratitude des Bourbons pour les vieilles moustaches qu’avait brûlées le soleil du désert, et qui s’étaient hérissées des glaçons de la Moscowa.

« Mon pauvre ami ! disait Ralph, soyez donc juste : vous trouvez mauvais que la restauration n’ait pas payé les services rendus à l’empire et qu’elle salarie ses émigrés. Dites-moi, si Napoléon pouvait revivre demain dans toute sa puissance, trouveriez-vous bon qu’il vous repoussât de sa faveur et qu’il en fît jouir les partisans de la légitimité ? Chacun pour soi et pour les siens ; ce sont là des discussions d’affaires, des débats d’intérêt personnel, qui intéressent fort peu la France, aujourd’hui que vous êtes presque aussi invalide que les voltigeurs de l’émigration, et que tous, goutteux, mariés ou boudeurs, vous lui êtes également inutiles. Cependant, il faut qu’elle vous nourrisse tous, et c’est à qui de vous se plaindra d’elle. Quand viendra le jour de la république, elle s’affranchira de toutes vos exigences, et ce sera justice. »

Ces choses communes, mais évidentes, offensaient le colonel comme autant d’injures personnelles, et Ralph qui, avec tout son bon sens, ne comprenait pas que la petitesse d’esprit d’un homme qu’il estimait pût aller aussi loin, s’habituait à le choquer sans ménagement.

Avant l’arrivée de Raymon, entre ces deux hommes il y avait une convention tacite d’éviter tout sujet de contestation délicate, où des intérêts irritables eussent pu se froisser mutuellement. Mais Raymon apporta dans leur solitude toutes les subtilités de langage, toutes les petitesses perfides de la civilisation. Il leur apprit qu’on peut tout se dire, tout se reprocher, et se retrancher toujours derrière le prétexte de la discussion. Il introduisit chez eux l’usage de disputer, alors toléré dans les salons, parce que les passions haineuses des Cent-Jours avaient fini par s’amortir et se fondre en nuances diverses. Mais le colonel avait conservé toute la verdeur des siennes, et Ralph tomba dans une grande erreur en pensant qu’il pourrait entendre le langage de la raison. M. Delmare s’aigrit de jour en jour contre lui, et se rapprocha de Raymon, qui, sans faire de concessions trop larges, savait prendre des formes gracieuses pour ménager son amour-propre.

C’est une grande imprudence d’introduire la politique comme passe-temps dans l’intérieur des familles. S’il en existe encore aujourd’hui de paisibles et d’heureuses, je leur conseille de ne s’abonner à aucun journal, de ne pas lire le plus petit article du budget, de se retrancher au fond de leurs terres comme dans une oasis, et de tracer une ligne infranchissable entre elles et le reste de la société ; car si elles laissent le bruit de nos contestations arriver jusqu’à elles, c’en est fait de leur union et de leur repos. On n’imagine pas ce que les divisions d’opinions apportent d’aigreur et de fiel entre les proches ; ce n’est la plupart du temps qu’une occasion de se reprocher les défauts du caractère, les travers de l’esprit et les vices du cœur.

On n’eût pas osé se traiter de fourbe, d’imbécile, d’ambitieux et de poltron. On enferme les mêmes idées sous le nom de jésuite, de royaliste, de révolutionnaire et de juste-milieu. Ce sont d’autres mots, mais ce sont les mêmes injures, d’autant plus poignantes qu’on s’est permis réciproquement de se poursuivre et de s’attaquer sans relâche, sans indulgence, sans retenue. Alors plus de tolérance pour les fautes mutuelles, plus d’esprit de charité, plus de réserve généreuse et délicate ; on ne se passe plus rien, on rapporte tout à un sentiment politique, et sous ce masque on exhale sa haine et sa vengeance. Heureux habitants des campagnes, s’il est encore des campagnes en France, fuyez, fuyez la politique, et lisez Peau d’âne en famille ! Mais telle est la contagion, qu’il n’est plus de retraite assez obscure, de solitude assez profonde pour cacher et protéger l’homme qui veut soustraire son cœur débonnaire aux orages de nos discordes civiles.

Le petit château de la Brie s’était en vain défendu quelques années contre cet envahissement funeste ; il perdit enfin son insouciance, sa vie intérieure et active, ses longues soirées de silence et de méditation. Des disputes bruyantes réveillèrent ses échos endormis, des paroles d’amertume et de menace effrayèrent les chérubins fanés qui souriaient depuis cent ans dans la poussière des lambris. Les émotions de la vie actuelle pénétrèrent dans cette vieille demeure, et toutes ces recherches surannées, tous ces débris d’une époque de plaisir et de légèreté, virent, avec terreur, passer notre époque de doutes et de déclamations, représentée par trois personnes qui s’enfermaient ensemble chaque jour pour se quereller du matin au soir.