J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 20-23).
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VIII.

« Il me semble que je connais ces traits-là ? dit-il à Noun en s’efforçant de prendre un air indifférent.

— Fi ! monsieur, dit la jeune fille en posant sur la table le déjeuner qu’elle apportait ; ce n’est pas bien de vouloir pénétrer les secrets de ma maîtresse. »

Cette réflexion fit pâlir Raymon.

« Des secrets ! dit-il. Si c’est là un secret, tu en es la confidente, Noun, et tu es doublement coupable de m’avoir amené dans cette chambre.

— Oh ! non, ce n’est pas un secret, dit Noun en souriant ; car c’est M. Delmare lui-même qui a aidé à suspendre le portrait de sir Ralph à ce panneau. Est-ce que madame pourrait avoir des secrets avec un mari si jaloux ?

— Sir Ralph, dis-tu ; qu’est-ce que sir Ralph ?

— Sir Rodolphe Brown, le cousin de madame, son ami d’enfance, je pourrais dire le mien aussi ; il est si bon ! »

Raymon examinait le tableau avec surprise et inquiétude.

Nous avons dit que sir Ralph, à la physionomie près, était un fort beau garçon, blanc et vermeil, riche de stature et de cheveux, toujours parfaitement mis, et capable, sinon de faire tourner une tête romanesque, du moins de satisfaire la vanité d’une tête positive. Le pacifique baronnet était représenté en costume de chasse, à peu près tel que nous l’avons vu au premier chapitre de cette histoire, et entouré de ses chiens, en tête desquels la belle griffonne Ophélia avait posé, pour le beau ton gris-argent de ses soies et la pureté de sa race écossaise. Sir Ralph tenait un cor de chasse d’une main, et de l’autre la bride d’un magnifique cheval anglais, gris-pommelé, qui remplissait presque tout le fond du tableau. C’était une peinture admirablement exécutée, un vrai tableau de famille avec toutes ses perfections de détails, toutes ses puérilités de ressemblance, toutes ses minuties bourgeoises ; un portrait à faire pleurer une nourrice, aboyer des chiens et pâmer d’aise un tailleur. Il n’y avait qu’une chose au monde qui fût plus insignifiant que ce portrait, c’était l’original.

Cependant il excita chez Raymon un violent sentiment de colère.

« Eh quoi ! se dit-il, cet Anglais, jeune et carré, a le privilège d’être admis dans l’appartement le plus secret de madame Delmare ! Son insipide image est toujours là qui regarde froidement les actes les plus intimes de sa vie ! Il la surveille, il la garde, il suit tous ses mouvements ; il la possède à toute heure ! La nuit, il la voit dormir et surprend le secret de ses rêves ; le matin, quand elle sort toute blanche et toute frémissante de son lit, il aperçoit son pied délicat qui se pose nu sur le tapis ; et quand elle s’habille avec précaution, quand elle ferme les rideaux de sa fenêtre, et qu’elle interdit même au jour de pénétrer trop indiscrètement jusqu’à elle ; quand elle se croit bien seule, bien cachée, cette insolente figure est là qui se repaît de ses charmes ! Cet homme tout botté préside à sa toilette. »

« Cette gaze couvre-t-elle ordinairement le tableau que voici ? dit-il à la femme de chambre.

— Toujours, répondit-elle, quand madame est absente. Mais ne vous donnez pas la peine de la replacer ; madame arrive dans quelques jours.

— En ce cas, Noun, vous feriez bien de lui dire que cette figure a l’air impertinent… À la place de M. Delmare, je n’aurais consenti à la laisser ici qu’après lui avoir crevé les deux yeux… Mais voilà bien la grossière jalousie des maris ! ils imaginent tout et ne comprennent rien.

— Qu’avez-vous donc contre la figure de ce bon M. Brown ? dit Noun en refaisant le lit de sa maîtresse ; c’est un si excellent maître ! Je ne l’aimais pas beaucoup autrefois, parce que j’entendais toujours dire à madame qu’il était égoïste ; mais, depuis le jour où il a pris tant de soin de vous…

— En effet, interrompit Raymon, c’est lui qui m’a secouru, je le reconnais bien à présent… Mais je ne dois son intérêt qu’aux prières de madame Delmare…

— C’est qu’elle est si bonne, ma maîtresse ! dit la pauvre Noun. Qui est-ce qui ne deviendrait pas bon auprès d’elle ? »

Lorsque Noun parlait de madame Delmare, Raymon l’écoutait avec un intérêt dont elle ne se méfiait pas.

La journée se passa donc assez paisiblement sans que Noun osât amener la conversation à son véritable but. Enfin, vers le soir, elle fit un effort, et le força de lui déclarer ses intentions.

Raymon n’en avait pas d’autre que de se débarrasser d’un témoin dangereux et d’une femme qu’il n’aimait plus. Mais il voulait assurer son sort, et il lui fit en tremblant les offres les plus libérales…

Cet affront fut amer à la pauvre fille ; elle s’arracha les cheveux, et se fût brisé la tête si Raymon n’eût employé la force pour la retenir. Alors, faisant usage de toutes les ressources de langage et d’esprit que la nature lui avait données, il lui fit comprendre que ce n’était pas à elle, mais à l’enfant dont elle allait être mère, qu’il voulait offrir ses secours.

« C’est mon devoir, lui dit-il ; c’est à titre d’héritage pour lui que je vous les transmets, et vous seriez coupable envers lui si une fausse délicatesse vous les faisait repousser. »

Noun se calma, elle s’essuya les yeux.

« Eh bien, dit-elle, je les accepterai si vous voulez me promettre de m’aimer encore ; car, pour vous être acquitté envers l’enfant, vous ne le serez point envers la mère. Lui, vos dons le feront vivre ; mais moi, votre indifférence me tuera. Ne pouvez-vous me prendre auprès de vous pour vous servir ? Voyez, je ne suis pas exigeante ; je n’ambitionne point ce qu’une autre à ma place aurait peut-être eu l’art d’obtenir. Mais permettez-moi d’être votre servante. Faites-moi entrer chez votre mère. Elle sera contente de moi, je vous le jure, et, si vous ne m’aimez plus, du moins je vous verrai.

— Ce que vous me demandez est impossible, ma chère Noun. Dans l’état où vous êtes, vous ne pouvez songer à entrer au service de personne ; et tromper ma mère, me jouer de sa confiance, serait une bassesse à laquelle je ne consentirai jamais. Allez à Lyon ou à Bordeaux ; je me charge de ne vous laisser manquer de rien jusqu’au moment où vous pourrez vous montrer. Alors je vous placerai chez quelque personne de ma connaissance, à Paris même si vous le désirez… si vous tenez à vous rapprocher de moi… ; mais sous le même toit, cela est impossible…

— Impossible ! dit Noun en joignant les mains avec douleur ; je vois bien que vous me méprisez, vous rougissez de moi… Eh bien, non, je ne m’éloignerai pas, je ne m’en irai pas, seule et humiliée, mourir abandonnée dans quelque ville lointaine où vous m’oublierez. Que m’importe ma réputation ! c’est votre amour que je voulais conserver !…

— Noun, si vous craignez que je vous trompe, venez avec moi. La même voiture nous conduira au lieu que vous choisirez ; partout, excepté à Paris ou chez ma mère, je vous suivrai, je vous prodiguerai les soins que je vous dois…

— Oui, pour m’abandonner le lendemain du jour où vous m’aurez déposée, inutile fardeau, sur une terre étrangère ! dit-elle en souriant amèrement. Non, Monsieur, non ; je reste : je ne veux pas tout perdre à la fois. J’aurais sacrifié, pour vous suivre, la personne que j’aimais le mieux au monde avant de vous connaître ; mais je ne suis pas assez jalouse de cacher mon déshonneur pour sacrifier et mon amour et mon amitié. J’irai me jeter aux pieds de madame Delmare, je lui dirai tout, et elle me pardonnera, je le sais ; car elle est bonne, et elle m’aime. Nous sommes nées presque le même jour, elle est ma sœur de lait. Nous ne nous sommes jamais quittées, elle ne voudra pas que je la quitte, elle pleurera avec moi, elle me soignera, elle aimera mon enfant, mon pauvre enfant ! Qui sait ? elle qui n’a pas le bonheur d’être mère, elle l’élèvera peut-être comme le sien !… Ah ! j’étais folle de vouloir la quitter ; car c’est la seule personne au monde qui prendra pitié de moi !… »

Cette résolution jetait Raymon dans une affreuse perplexité, quand tout à coup le roulement d’une voiture se fit entendre dans la cour. Noun, épouvantée, courut à la fenêtre.

« C’est madame Delmare ! s’écria-t-elle ; fuyez ! »

La clef de l’escalier dérobé fut introuvable dans ce moment de désordre. Noun prit le bras de Raymon et l’entraîna précipitamment dans le corridor ; mais ils n’en avaient pas atteint la moitié, qu’ils entendirent marcher dans ce même passage ; la voix de madame Delmare se fit entendre à dix pas devant eux, et déjà une bougie, portée par un domestique qui l’accompagnait jetait sa lueur vacillante sur leurs figures effrayées. Noun n’eut que le temps de revenir sur ses pas, entraînant toujours Raymon, et de rentrer avec lui dans la chambre à coucher.

Un cabinet de toilette, fermé par une porte vitrée, pouvait offrir un refuge pour quelques instants ; mais il n’y avait aucun moyen de s’y enfermer, et madame Delmare pouvait y entrer en arrivant. Pour n’être donc pas surpris sur-le-champ, Raymon fut obligé de se jeter dans l’alcôve et de se cacher derrière les rideaux. Il n’était pas probable que madame Delmare se coucherait tout de suite, et jusque-là Noun pouvait trouver un moment pour le faire évader.

Indiana entra vivement, jeta son chapeau sur le lit et embrassa Noun avec la familiarité d’une sœur. Il y avait si peu de clarté dans l’appartement, qu’elle ne remarqua pas l’émotion de sa compagne.

« Tu m’attendais donc ? lui dit-elle en approchant du feu ; comment savais-tu mon arrivée ? »

Et, sans attendre sa réponse :

« M. Delmare, ajouta-t-elle, sera ici demain. En recevant sa lettre, je suis partie sur-le-champ. J’ai des raisons pour le recevoir ici et non à Paris. Je te les dirai. Mais parle-moi donc ; tu n’as pas l’air heureuse de me voir comme à ton ordinaire.

— Je suis triste, dit Noun en s’agenouillant auprès de sa maîtresse pour la déchausser. Moi aussi, j’ai à vous parler, mais plus tard ; maintenant, venez au salon.

— Dieu m’en garde ! quelle idée ! il y fait un froid mortel.

— Non, il y a un bon feu.

— Tu rêves ! je viens de le traverser.

— Mais votre souper vous attend.

— Je ne veux pas souper ; d’ailleurs, il n’y a rien de prêt. Va chercher mon boa, que j’ai laissé dans la voiture.

— Tout à l’heure.

— Pourquoi pas tout de suite ? Va donc, va donc ! »

En parlant ainsi, elle poussait Noun d’un air folâtre, et celle-ci, voyant qu’il fallait de la hardiesse et du sang-froid, sortit quelques instants. Mais à peine fut-elle hors de l’appartement que madame Delmare poussa le verrou, et, détachant son vitchoura, le posa sur le lit à côté de son chapeau. Dans cet instant, elle approcha Raymon de si près, qu’il fit un mouvement pour se reculer ; mais le lit, posé sur des roulettes apparemment très-mobiles, céda avec un léger bruit. Madame Delmare étonnée, mais non effrayée, car elle pouvait croire que le lit avait été poussé par elle-même, avança néanmoins la tête, écarta un peu le rideau, et découvrit, dans la demi-clarté que jetait le feu de la cheminée, la tête d’un homme qui se dessinait sur la muraille.

Épouvantée, elle fit un cri, s’élança vers la cheminée pour s’emparer de la sonnette et appeler du secours. Raymon eût mieux aimé passer encore une fois pour un voleur que d’être reconnu dans cette situation. Mais, s’il ne prenait ce dernier parti, madame Delmare allait appeler ses gens et se compromettre elle-même. Il espéra en l’amour qu’il lui avait inspiré, et, s’élançant sur elle, il essaya d’arrêter ses cris et de l’éloigner de la sonnette en lui disant à demi-voix, de peur d’être entendu de Noun, qui sans doute n’était pas loin :

« C’est moi, Indiana, reconnais-moi, et pardonne-moi. Indiana ! pardonnez à un malheureux dont vous avez égaré la raison, et qui n’a pu se résoudre à vous rendre à votre mari avant de vous avoir vue encore une fois. »

Et comme il pressait Indiana dans ses bras, autant pour l’attendrir que pour l’empêcher de sonner, Noun frappa à la porte avec angoisse. Madame Delmare, se dégageant alors des bras de Raymon, courut ouvrir et revint tomber sur un fauteuil.

Pâle et près de mourir, Noun se jeta contre la porte du corridor pour empêcher les domestiques, qui allaient et venaient, de troubler cette scène étrange ; plus pâle encore que sa maîtresse, les genoux tremblants, le dos collé à la porte, elle attendait son sort.

Raymon sentit qu’avec de l’adresse il pouvait encore tromper ces deux femmes à la fois.

« Madame, dit-il en se mettant à genoux devant Indiana, ma présence ici doit vous sembler un outrage ; me voici à vos pieds pour en implorer le pardon. Accordez-moi un tête-à-tête de quelques instants, et je vous expliquerai…

— Taisez-vous, monsieur, et sortez d’ici, s’écria madame Delmare en reprenant toute la dignité de son rôle ; sortez-en publiquement. Noun, ouvrez cette porte et laissez passer monsieur, afin que tous mes domestiques le voient et que la honte d’un tel procédé retombe sur lui seul. »

Noun, se croyant découverte, vint se jeter à genoux à côté de Raymon. Madame Delmare, gardant le silence, la contemplait avec surprise.

Raymon voulut s’emparer de sa main ; mais elle la lui retira avec indignation. Rouge de colère, elle se leva, et lui montrant la porte :

« Sortez, vous dis-je ! répéta-t-elle ; sortez, car votre conduite est infâme. Ce sont donc là les moyens que vous vouliez employer ! vous, Monsieur, caché dans ma chambre comme un voleur ! C’est donc une habitude chez vous que de vous introduire ainsi dans les familles ! c’est là l’attachement si pur que vous me juriez hier soir ! C’est ainsi que vous deviez me protéger, me respecter et me défendre ! Voilà le culte que vous me rendez ! Vous voyez une femme qui vous a secouru de ses mains, qui, pour vous rendre la vie, a bravé la colère de son mari ; vous l’abusez par une feinte reconnaissance, vous lui jurez un amour digne d’elle, et pour prix de ses soins, pour prix de sa crédulité, vous voulez surprendre son sommeil et hâter votre succès par je ne sais quelle infamie ! Vous gagnez sa femme de chambre, vous vous glissez presque dans son lit, comme un amant déjà heureux ; vous ne craignez pas de mettre ses gens dans la confidence d’une intimité qui n’existe pas… Allez, Monsieur, vous avez pris soin de me désabuser bien vite !… Sortez, vous dis-je, ne restez pas un instant de plus chez moi !… Et vous, misérable fille, qui respectez si peu l’honneur de votre maîtresse, vous méritez que je vous chasse. Ôtez-vous de cette porte, vous dis-je !… »

Noun, à demi morte de surprise et de désespoir, avait les yeux fixés sur Raymon comme pour lui demander l’explication de ce mystère inouï. Puis, l’air égaré, tremblante, elle se traîna vers Indiana, et, lui saisissant le bras avec force :

« Qu’est-ce que vous avez dit ? s’écria-t-elle, les dents contractées par la colère ; cet homme avait de l’amour pour vous ?

— Eh ! vous le saviez bien, sans doute ! dit madame Delmare en la poussant avec force et dédain ; vous saviez bien quels motifs un homme peut avoir pour se cacher derrière les rideaux d’une femme. Ah ! Noun ! ajouta-t-elle en voyant le désespoir de cette fille, c’est une lâcheté insigne et dont je ne t’aurais jamais crue capable ; tu as voulu vendre l’honneur de celle qui avait tant de foi au tien !… »

Madame Delmare pleurait, mais de colère en même temps que de douleur. Jamais Raymon ne l’avait vue si belle ; mais il osait à peine la regarder, car sa fierté de femme outragée le forçait à baisser les yeux. Il était là consterné, pétrifié par la présence de Noun. S’il eût été seul avec madame Delmare, il aurait eu peut-être la puissance de l’adoucir. Mais l’expression de Noun était terrible ; la fureur et la haine avaient décomposé ses traits.

Un coup frappé à la porte les fit tressaillir tous trois. Noun s’élança de nouveau pour défendre l’entrée de la chambre ; mais madame Delmare, la repoussant avec autorité, fit à Raymon le geste impératif de se retirer vers l’angle de l’appartement. Alors, avec ce sang-froid qui la rendait si remarquable dans les moments de crise, elle s’enveloppa d’un châle, entr’ouvrit elle-même la porte, et demanda au domestique qui avait frappé ce qu’il avait à lui dire :

« M. Rodolphe Brown vient d’arriver, répondit-il ; il demande si madame veut le recevoir.

— Dites à M. Rodolphe que je suis charmée de sa visite et que je vais aller le trouver. Faites du feu au salon, et qu’on prépare à souper. Un instant ! Allez me chercher la clef du petit parc. »

Le domestique s’éloigna. Madame Delmare resta debout, tenant toujours la porte entr’ouverte, ne daignant pas écouter Noun, et commandant impérieusement le silence à Raymon.

Le domestique revint trois minutes après. Madame Delmare, tenant toujours le battant de la porte entre lui et M. de Ramière, reçut la clef, lui ordonna d’aller hâter le souper, et, dès qu’il fut parti, s’adressant à Raymon :

« L’arrivée de mon cousin sir Brown, lui dit-elle, vous sauve du scandale auquel je voulais vous livrer ; c’est un homme d’honneur et qui prendrait chaudement ma défense ; mais comme je serais fâchée d’exposer la vie d’un homme comme lui contre celle d’un homme comme vous, je vous permets de vous retirer sans éclat. Noun, qui vous a fait entrer ici, saura vous en faire sortir. Allez !

— Nous nous reverrons, madame, répondit Raymon avec un effort d’assurance ; et, quoique je sois bien coupable, vous regretterez peut-être la sévérité avec laquelle vous me traitez maintenant.

— J’espère, monsieur, que nous ne nous reverrons jamais, » répondit-elle.

Et, toujours debout, tenant la porte, et sans daigner s’incliner, elle le vit sortir avec sa tremblante et misérable complice.

Seul dans l’obscurité du parc avec elle, Raymon s’attendait à des reproches ; Noun ne lui adressa pas une parole. Elle le conduisit jusqu’à la grille du parc de réserve, et lorsqu’il voulut lui prendre la main, elle avait déjà disparu. Il l’appela à voix basse, car il voulait savoir son sort ; mais elle ne lui répondit pas, et le jardinier paraissant lui dit :

« Allons, Monsieur, retirez-vous ; madame est arrivée, et l’on pourrait vous découvrir. »

Raymon s’éloigna la mort dans l’âme ; mais, dans sa douleur d’avoir offensé madame Delmare, il oubliait presque Noun et ne songeait qu’aux moyens d’apaiser la première ; car il était dans sa nature de s’irriter des obstacles et de ne jamais s’attacher passionnément qu’aux choses presque désespérées.

Le soir, lorsque madame Delmare, après avoir soupé silencieusement avec sir Ralph, se retira dans son appartement, Noun ne vint pas, comme à l’ordinaire, pour la déshabiller ; elle la sonna vainement, et, quand elle pensa que c’était une résistance marquée, elle ferma sa porte et se coucha : mais elle passa une nuit affreuse, et dès que le jour fut levé, elle descendit dans le parc. Elle avait la fièvre ; elle avait besoin de sentir le froid la pénétrer et calmer le feu qui dévorait sa poitrine. La veille encore, à pareille heure, elle était heureuse, en s’abandonnant à la nouveauté de cet amour enivrant ; en vingt-quatre heures quelles affreuses déceptions ! D’abord la nouvelle du retour de son mari plusieurs jours plus tôt qu’elle n’y comptait ; ces quatre ou cinq jours qu’elle avait espéré passer à Paris, c’était pour elle toute une vie de bonheur qui ne devait pas finir, tout un rêve d’amour que le réveil ne devait jamais interrompre ; mais dès le matin il avait fallu y renoncer, reprendre le joug, et revenir au-devant du maître, afin qu’il ne rencontrât pas Raymon chez madame de Carvajal ; car Indiana croyait qu’il lui serait impossible de tromper son mari s’il la voyait en présence de Raymon. Et puis ce Raymon qu’elle aimait comme un Dieu, c’était par lui qu’elle se voyait outragée bassement ! Enfin la compagne de sa vie, cette jeune créole qu’elle chérissait, se trouvait tout à coup indigne de sa confiance et de son estime !

Madame Delmare avait pleuré toute la nuit ; elle se laissa tomber sur le gazon, encore blanchi par la gelée du matin, au bord de la petite rivière qui traversait le parc. On était à la fin de mars, la nature commençait à se réveiller ; la matinée quoique froide, n’était pas sans charme ; des flocons de brouillard dormaient encore sur l’eau comme une écharpe flottante, et les oiseaux essayaient leurs premiers chants d’amour et de printemps.

Indiana se sentit soulagée, et un sentiment religieux s’empara de son âme.

« C’est Dieu qui l’a voulu ainsi, dit-elle ; sa providence m’a rudement éclairée, mais c’est un bonheur pour moi. Cet homme m’eût peut-être entraînée dans le vice, il m’eût perdue ; au lieu qu’à présent la bassesse de ses sentiments m’est dévoilée, et je serai en garde contre cette passion orageuse et funeste qui fermentait dans son sein… J’aimerai mon mari… Je tâcherai ! Du moins je lui serai soumise, je le rendrai heureux en ne le contrariant jamais ; tout ce qui peut exciter sa jalousie, je l’éviterai ; car maintenant je sais ce qu’il faut croire de cette éloquence menteuse que les hommes savent dépenser avec nous. Je serai heureuse, peut-être, si Dieu prend pitié de mes douleurs, et s’il m’envoie bientôt la mort… »

Le bruit du moulin qui mettait en mouvement la fabrique de M. Delmare commençait à se faire entendre derrière les saules de l’autre rive. La rivière, s’élançant dans les écluses que l’on venait d’ouvrir, s’agitait déjà à sa surface ; et comme madame Delmare suivait d’un œil mélancolique le cours plus rapide de l’eau, elle vit flotter, entre les roseaux, comme un monceau d’étoffes que le courant s’efforçait d’entraîner. Elle se leva, se pencha sur l’eau, et vit distinctement les vêtements d’une femme, des vêtements qu’elle connaissait trop bien. L’épouvante la rendait immobile ; mais l’eau marchait toujours, tirant lentement un cadavre hors des joncs où il s’était arrêté, et l’amenant vers madame Delmare…

Un cri déchirant attira en ce lieu les ouvriers de la fabrique ; madame Delmare était évanouie sur la rive, et le cadavre de Noun flottait sur l’eau, devant elle.