J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 4-6).
II.  ►


PREMIÈRE PARTIE.

I.

Par une soirée d’automne pluvieuse et fraîche, trois personnes rêveuses étaient gravement occupées, au fond d’un petit castel de la Brie, à regarder brûler les tisons du foyer et cheminer lentement l’aiguille de la pendule. Deux de ces hôtes silencieux semblaient s’abandonner en toute soumission au vague ennui qui pesait sur eux ; mais le troisième donnait des marques de rébellion ouverte : il s’agitait sur son siège, étouffait à demi haut quelques bâillements mélancoliques, et frappait la pincette sur les bûches pétillantes, avec l’intention marquée de lutter contre l’ennemi commun.

Ce personnage, beaucoup plus âgé que les deux autres, était le maître de la maison, le colonel Delmare, vieille bravoure en demi-solde, homme jadis beau, maintenant épais, au front chauve, à la moustache grise, à l’œil terrible ; excellent maître devant qui tout tremblait, femme, serviteurs, chevaux et chiens.

Il quitta enfin sa chaise, évidemment impatienté de ne savoir comment rompre le silence, et se prit à marcher pesamment dans toute la longueur du salon, sans perdre un instant la raideur convenable à tous les mouvements d’un ancien militaire, s’appuyant sur les reins et se tournant tout d’une pièce, avec ce contentement perpétuel de soi-même qui caractérise l’homme de parade et l’officier-modèle.

Mais ils étaient passés, ces jours d’éclat où le lieutenant Delmare respirait le triomphe avec l’air des camps ; l’officier supérieur en retraite, oublié maintenant de la patrie ingrate, se voyait condamné à subir toutes les conséquences du mariage. Il était l’époux d’une jeune et jolie femme, le propriétaire d’un commode manoir avec ses dépendances, et, de plus, un industriel heureux dans ses spéculations ; en conséquence de quoi, le colonel avait de l’humeur, et ce soir-là surtout ; car le temps était humide, et le colonel avait des rhumatismes.

Il arpentait avec gravité son vieux salon meublé dans le goût de Louis xv, s’arrêtant parfois devant une porte surmontée d’Amours nus, peints à fresque, qui enchaînaient de fleurs des biches fort bien élevées et des sangliers de bonne volonté, parfois devant un panneau surchargé de sculptures maigres et tourmentées, dont l’œil se fût vainement fatigué à suivre les caprices tortueux et les enlacements sans fin. Mais ces vagues et passagères distractions n’empêchaient pas que le colonel, à chaque tour de sa promenade, ne jetât un regard lucide et profond sur les deux compagnons de sa veillée silencieuse, reportant de l’un à l’autre cet œil attentif qui couvait depuis trois ans un trésor fragile et précieux, sa femme.

Car sa femme avait dix-neuf ans, et si vous l’eussiez vue enfoncée sous le manteau de cette vaste cheminée de marbre blanc incrusté de cuivre doré ; si vous l’eussiez vue, toute fluette, toute pâle, toute triste, le coude appuyé sur son genou, elle toute jeune, au milieu de ce vieux ménage, à côté de ce vieux mari, semblable à une fleur née d’hier qu’on fait éclore dans un vase gothique, vous eussiez plaint la femme du colonel Delmare, et peut-être le colonel plus encore que sa femme.

Le troisième occupant de cette maison isolée était assis sous le même enfoncement de la cheminée, à l’autre extrémité de la bûche incandescente. C’était un homme dans toute la force et dans toute la fleur de la jeunesse, et dont les joues brillantes, la riche chevelure d’un blond vif, les favoris bien fournis, juraient avec les cheveux grisonnants, le teint flétri et la rude physionomie du patron ; mais le moins artiste des hommes eût encore préféré l’expression rude et austère de M. Delmare aux traits régulièrement fades du jeune homme. La figure bouffie, gravée en relief sur la plaque de tôle qui occupait le fond de la cheminée, était peut-être moins monotone, avec son regard incessamment fixé sur les tisons ardents, que ne l’était dans la même contemplation le personnage vermeil et blond de cette histoire. Du reste, la vigueur assez dégagée de ses formes, la netteté de ses sourcils bruns, la blancheur polie de son front, le calme de ses yeux limpides, la beauté de ses mains, et jusqu’à la rigoureuse élégance de son costume de chasse, l’eussent fait passer pour un fort beau cavalier aux yeux de toute femme qui eût porté en amour les goûts dits philosophiques d’un autre siècle. Mais peut-être la jeune et timide femme de M. Delmare n’avait-elle jamais encore examiné un homme avec les yeux ; peut-être y avait-il, entre cette femme frêle et souffreteuse et cet homme dormeur et bien mangeant, absence de toute sympathie. Il est certain que l’argus conjugal fatigua son œil de vautour sans surprendre un regard, un souffle, une palpitation entre ces deux êtres si dissemblables. Alors, bien certain de n’avoir pas même un sujet de jalousie pour s’occuper, il retomba dans une tristesse plus profonde qu’auparavant, et enfonça ses mains brusquement jusqu’au fond de ses poches.

La seule figure heureuse et caressante de ce groupe, c’était celle d’un beau chien de chasse de la grande espèce des griffons, qui avait allongé sa tête sur les genoux de l’homme assis. Il était remarquable par sa longue taille, ses larges jarrets velus, son museau effilé comme celui d’un renard, et sa spirituelle physionomie toute hérissée de poils en désordre, au travers desquels deux grands yeux fauves brillaient comme deux topazes. Ces yeux de chien courant, si sanglants et si sombres dans l’ardeur de la chasse, avaient alors un sentiment de mélancolie et de tendresse indéfinissable ; et, lorsque le maître, objet de tout cet amour d’instinct, si supérieur parfois aux affections raisonnées de l’homme, promenait ses doigts dans les soies argentées du beau griffon, les yeux de l’animal étincelaient de plaisir, tandis que sa longue queue balayait l’âtre en cadence, et en éparpillait la cendre sur la marqueterie du parquet.

Il y avait peut-être le sujet d’un tableau à la Rembrandt dans cette scène d’intérieur à demi éclairée par la flamme du foyer. Des lueurs blanches et fugitives inondaient par intervalles l’appartement et les figures, puis, passant au ton rouge de la braise, s’éteignaient par degrés ; la vaste salle s’assombrissait alors dans la même proportion. À chaque tour de sa promenade, M. Delmare, en passant devant le feu, apparaissait comme une ombre et se perdait aussitôt dans les mystérieuses profondeurs du salon. Quelques lames de dorure s’enlevaient çà et là en lumière sur les cadres ovales chargés de couronnes, de médaillons et de rubans de bois, sur les meubles plaqués d’ébène et de cuivre, et jusque sur les corniches déchiquetées de la boiserie. Mais lorsqu’un tison, venant à s’éteindre, cédait son éclat à un autre point embrasé de l’âtre, les objets, lumineux tout à l’heure, rentraient dans l’ombre, et d’autres aspérités brillantes se détachaient de l’obscurité. Ainsi l’on eût pu saisir tour à tour tous les détails du tableau, tantôt la console portée sur trois grands Tritons dorés, tantôt le plafond peint qui représentait un ciel parsemé de nuages et d’étoiles, tantôt les lourdes tentures de damas cramoisi à longues crépines qui se moiraient de reflets satinés, et dont les larges plis semblaient s’agiter en se renvoyant la clarté inconstante.

On eût dit, à voir l’immobilité des deux personnages en relief devant le foyer, qu’ils craignaient de déranger l’immobilité de la scène ; fixes et pétrifiés comme les héros d’un conte de fées, on eût dit que la moindre parole, le plus léger mouvement allait faire écrouler sur eux les murs d’une cité fantastique ; et le maître au front rembruni, qui d’un pas égal coupait seul l’ombre et le silence, ressemblait assez à un sorcier qui les eût tenus sous le charme.

Enfin le griffon, ayant obtenu de son maître un regard de complaisance, céda à la puissance magnétique que la prunelle de l’homme exerce sur celle des animaux intelligents. Il laissa échapper un léger aboiement de tendresse craintive, et jeta ses deux pattes sur les épaules de son bien-aimé avec une souplesse et une grâce inimitables.

« À bas, Ophélia ! à bas ! »

Et le jeune homme adressa en anglais une grave réprimande au docile animal, qui, honteux et repentant, se traîna en rampant vers madame Delmare comme pour lui demander protection. Mais madame Delmare ne sortit point de sa rêverie, et laissa la tête d’Ophélia s’appuyer sur ses deux blanches mains, qu’elle tenait croisées sur son genou, sans lui accorder une caresse.

« Cette chienne est donc tout à fait installée au salon ? dit le colonel, secrètement satisfait de trouver un motif d’humeur pour passer le temps. Au chenil, Ophélia ! allons, dehors, sotte bête ! »

Si quelqu’un alors eût observé de près madame Delmare, il eût pu deviner, dans cette circonstance minime et vulgaire de sa vie privée, le secret douloureux de sa vie entière. Un frisson imperceptible parcourut son corps, et ses mains, qui soutenaient sans y penser la tête de l’animal favori, se crispèrent vivement autour de son cou rude et velu, comme pour le retenir et le préserver. M. Delmare, tirant alors son fouet de chasse de la poche de sa veste, s’avança d’un air menaçant vers la pauvre Ophélia, qui se coucha à ses pieds en fermant les yeux et laissant échapper d’avance des cris de douleur et de crainte. Madame Delmare devint plus pâle encore que de coutume ; son sein se gonfla convulsivement, et, tournant ses grands yeux bleus vers son mari avec une expression d’effroi indéfinissable :

« De grâce, Monsieur, lui dit-elle, ne la tuez pas ! »

Ce peu de mots firent tressaillir le colonel. Un sentiment de chagrin prit la place de ses velléités de colère.

« Ceci, Madame, est un reproche que je comprends fort bien, dit-il, et que vous ne m’avez pas épargné depuis le jour où j’ai eu la vivacité de tuer votre épagneul à la chasse. N’est-ce pas une grande perte ? Un chien qui forçait toujours l’arrêt, et qui s’emportait sur le gibier ! Quelle patience n’eût-il pas lassée ? Au reste, vous ne l’avez tant aimé que depuis sa mort ; auparavant vous n’y preniez pas garde ; mais maintenant que c’est pour vous l’occasion de me blâmer…

— Vous ai-je jamais fait un reproche ? dit madame Delmare avec cette douceur qu’on a par générosité avec les gens qu’on aime, et par égard pour soi-même avec ceux qu’on n’aime pas.

— Je ne dis pas cela, reprit le colonel sur un ton moitié père, moitié mari ; mais il y a dans les larmes de certaines femmes des reproches plus sanglants que dans toutes les imprécations des autres. Morbleu ! Madame, vous savez bien que je n’aime pas à voir pleurer autour de moi…

— Vous ne me voyez jamais pleurer, je pense.

— Eh ! ne vous vois-je pas sans cesse les yeux rouges ! C’est encore pis, ma foi ! »

Pendant cette conversation conjugale, le jeune homme s’était levé et avait fait sortir Ophélia avec le plus grand calme ; puis il revint s’asseoir vis-à-vis de madame Delmare, après avoir allumé une bougie et l’avoir placée sur le manteau de la cheminée.

Il y eut dans cet acte de pur hasard une influence subite sur les dispositions de M. Delmare. Dès que la bougie eut jeté sur sa femme une clarté plus égale et moins vacillante que celle du foyer, il remarqua l’air de souffrance et d’abattement qui, ce soir-là, était répandue sur toute sa personne, son attitude fatiguée, ses longs cheveux bruns pendants sur ses joues amaigries, et une teinte violacée sous ses yeux ternis et échauffés. Il fit quelques tours dans l’appartement ; puis, revenant à sa femme par une transition assez brusque :

« Comment vous trouvez-vous aujourd’hui, Indiana ? lui dit-il avec la maladresse d’un homme dont le cœur et le caractère sont rarement d’accord.

— Comme à l’ordinaire ; je vous remercie, répondit-elle sans témoigner ni surprise ni rancune.

— Comme à l’ordinaire, ce n’est pas une réponse, ou plutôt c’est une réponse de femme, une réponse normande, qui ne signifie ni oui ni non, ni bien ni mal.

— Soit, je ne me porte ni bien ni mal.

— Eh bien ! reprit-il avec une nouvelle rudesse, vous mentez ; je sais que vous ne vous portez pas bien ; vous l’avez dit à sir Ralph ici présent. Voyons, en ai-je menti, moi ? Parlez, monsieur Ralph, vous l’a-t-elle dit ?

— Elle me l’a dit, » répondit le flegmatique personnage interpellé, sans faire attention au regard de reproche que lui adressait Indiana.

En ce moment, un quatrième personnage entra : c’était le factotum de la maison, ancien sergent du régiment de M. Delmare.

Il expliqua en peu de mots à M. Delmare qu’il avait ses raisons pour croire que des voleurs de charbon s’étaient introduits les nuits précédentes, à pareille heure dans le parc, et qu’il venait demander un fusil pour faire sa ronde avant de fermer les portes. M. Delmare, qui vit à cette aventure une tournure guerrière, prit aussitôt son fusil de chasse, en donna un autre à Lelièvre, et se disposa à sortir de l’appartement.

« Eh quoi ! dit madame Delmare avec effroi, vous tueriez un pauvre paysan pour quelques sacs de charbon ?

— Je tuerai comme un chien, répondit Delmare irrité de cette objection, tout homme que je trouverai la nuit à rôder dans mon enclos. Si vous connaissiez la loi, Madame, vous sauriez qu’elle m’y autorise.

— C’est une affreuse loi, reprit Indiana avec feu ; puis, réprimant aussitôt ce mouvement : Mais vos rhumatismes ? ajouta-t-elle d’un ton plus bas. Vous oubliez qu’il pleut et que vous souffrirez demain si vous sortez ce soir.

— Vous avez bien peur d’être obligée de soigner le vieux mari ! » répondit Delmare en poussant la porte brusquement ; et il sortit en continuant de murmurer contre son âge et contre sa femme.