Gérard d’Houville
Impressions et fantaisies
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 398-407).
IMPRESSIONS ET FANTAISIES


LE JOUR DE VENT

Le vent galope, irrésistible, dans la bonne rue de Rivoli ; il joue à colin-maillard autour des arcades, il décoiffe les femmes mécontentes et ravit aux vieilles dames leur dignité ; le vent fait le diable, le vent est fou ; il s’acharne sur ce bourgeois paisible, qui marche, rageur, col levé, tête baissée ; il feuillette les livres du libraire, et parcourt indiscrètement les revues ; il ternit les vitres des devantures comme un gros joufflu qui s’ennuie ; il gambade au bras de cet esprit qui, comme vous le savez, à Paris, court quelquefois les rues ; il égrène les derniers mimosas, il effeuille les roses de Nice et veut prendre les œillets pour jouer au volant ; et les grosses marchandes qui poussent avec sollicitude les petites voitures pleines de fleurs, comme les nurses celles des enfants en bourgeons, les grosses marchandes inquiètes cherchent un abri dans des coins favorables, et renoncent presque à la vente : ces passants trop époussetés n’auront plus de tentations... Il semble que tout soit prêt à se disperser sous ce grand souffle, choses et gens ; le désir s’enfle de cet air libre, vif et tumultueux, et nous contemplons tout d’un cœur plein de souhaits de voyages, comme au bord des mers, sur une plage tourmentée par l’équinoxe, on tend les bras vers la voile ou la fumée des bateaux. Le vent s’amuse dans les Tuileries, enfant d’autant plus terrible qu’il est invisible ; les statues même ont froid et sont effarouchées, les bancs ne semblent plus très surs de leur immobilité et le petit Arc de Triomphe du Carrousel, rose de pudeur, a subitement l’air de montrer ses jambes.

Le Louvre rébarbatif lui dit, au vent fou : « Tu n’entreras pas... » Mais on devine qu’il ondule à tous les balcons et fait le clown sur les toits, hurle des « hou ! hou ! » très moqueurs dans les vieilles cheminées ; les fantômes sont pourchassés, les rêveries déchiquetées, les espoirs filent comme des cerfs-volants sans ficelles ; les tristesses momentanément s’envolent... L’âme est vide et sonore comme le ciel, d’où les nuages houspillés décampent à qui mieux mieux.

L’atmosphère toute claire, toute froide, toute réconfortante est pure. Grand vent d’avril ! vent qui a passé sur la mer, sur les forêts travaillées de sève, sur les terres qui germent et sur les eaux des rivières où s’est déjà miré le printemps, ô bourrasque, ô tempête, ô cher ouragan ! quelle joie de tituber sous ton ivresse, de te respirer d’un visage hardi, de te remercier d’avoir pris cette peine de venir pour nous jusqu’à Paris, nous tourmenter et nous ravir, vent de l’océan et des campagnes dont j’ai la nostalgie, mais dont le plus souvent le citadin chétif a toujours l’effroi. Eh bien, oui ! arrache quelques volets, fais voler quelques ardoises, laisse choir négligemment sur le trottoir indigné le pot de fleur de Mimi Pinson, casse quelques branches et quelques nez, mais aère toutes les vieilles cervelles, turlupine les chapeaux ridicules, pousse sournoisement les hommes dignes de ce nom, afin qu’ils marchent de travers, dissipe les idées « arrêtées » et fais-les partir comme un vol de chauves-souris apeurées dans la netteté du jour neuf que tu nettoyas ; si tu le peux fais en autant de nos peines et laisse nous, après ton passage, tout frais, tout allégés, tout délivrés, n’ayant vraiment gardé de nous que l’essentiel.

Tu es roi : n’empêche donc pas ces femmes éperdues de se précipiter chez Rumpelmayer, par le tambour bombé et vitré dont tu contraries le mouvement ; songe qu’elles vont se lester de gâteaux, afin de résister mieux à ta force et à ta farce. Ne convoite pas non plus les chapeaux des modistes, si fiers d’être solides en leurs boutiques, sur des champignons de bois, bien à l’abri de tes malices, qu’ils en sont tous rouges de satisfaction, et se disent sans doute que tout est plus sûr que de couvrir une tête humaine ; ne force plus tous les colliers de marchands turcs à grelotter des chapelets en entrechoquant leurs grains frivoles ; permets que je passe le pont. Et, en revanche, si tu veux, enlève le cadran de l’horloge pour en faire un astre morose et force cet homme compassé à courir derrière son « melon » avec autant de précipitation que s’il avait perdu toute sa tête...

La Seine houleuse et fauve est limoneuse comme le Meschacébé... elle a des vagues... elle écume ; sur ses rives, les tramways paraissent avoir perdu leur aplomb de joujoux solides... les voitures ronchonnent, furieuses ; le vieux mendiant habituel, au lieu d’être figé, immobile, paraît prêt à courir derrière une aumône ailée ; toute pierre s’allège ; au loin, Notre-Dame s’envole grise et rose ; l’île va rompre ses amarres ; les arbres, encore sans feuillage se dressent comme des mâts ; un chaland vogue avec un grand bruit maritime et, dans la limpidité cassante du froid après-midi d’avril, s’élève, appelle et se lamente le cri si beau d’un remorqueur.


L’EXPOSITION DE MAXIME DETHOMAS AUX ARTS DÉCORATIFS

Puisque, au gré de ce grand vent, nous avons erré dans ce quartier, arrêtons-nous au musée des Arts décoratifs ; nous ne le regretterons pas.

C’est un musée que j’aime : tout y est mis parfaitement en valeur avec le goût le plus sûr ; et, par les hautes fenêtres claires, l’on peut contempler un des plus jolis jardins de Paris, dont l’harmonie est un repos, dont l’ordonnance est un charme.

Dans ces belles salles, Maxime Dethomas expose toute une nombreuse et importante série de dessins et de tableaux, d’une variété, d’une solidité, d’une puissance d’expression et de dessin, d’une simplicité de couleurs, enfin d’une vie si forte qu’on les salue comme les œuvres d’un maitre.

Ce n’est pas à moi d’en dégager tout le sens plastique, et d’expliquer le « pourquoi » et le « parce que » de ces mérites évidents. Les artistes, les « gens du métier, » le sauront faire avec les épithètes justes et les phrases savantes. Mais, peut-être est-il permis au profane, qui a ressenti, en face de ces œuvres, une impression très vive et très durable, de décrire quelques-unes d’entre celles-là qui lui ont donné le plaisir le plus direct.

Je veux parler de vous, Voyageuse grise, blanche et noire, et déjà toute aux couleurs du voyage, du charbon, de la mouette et de l’inconnu ; sur un quai, au milieu de tous vos sacs amoncelés, vous attendez avec une résolution têtue le bateau qui va vous entrainer... où ? très loin ? très près ? ailleurs, en tout cas ! Ailleurs... Ailleurs... Et pourtant, votre visage, votre silhouette, votre attitude, votre esprit et votre âme, eux aussi, noirs, blancs et gris, tout en vous sait déjà que ce n’est pas la peine et que, ailleurs, ce ne sera pas mieux qu’ici ou là ; que « cela » n’est mieux nulle part.

Aussi, voyagez-vous avec de nombreux bagages. N’oubliez-vous rien ? Vous avez bien, n’est-ce pas, votre sac à malices, votre valise bourrée d’illusions, votre mallette remplie jusqu’au bord de plaisirs imaginaires et votre panier de rêves ? Oui ? — Oui. Tout est là — Donc, partez. Si vous pouvez, jetez par-dessus bord vos vieilles désespérances, et vous ferez un gentil voyage ; qui sait ?

En tout cas, je vous souhaite de rencontrer, sur une rive quelconque, ce ravissant jeune homme en manteau violet. Il est du temps passé, mais cela n’a pas d’importance et rendra même votre réunion plus piquante. Il vient sans doute de repousser du pied sa gondole. Il tient son masque à la main ; son visage est printanier et son corps élégant sied à son manteau couleur de jacinthe ; son port est avenant, sa taille souple, sa jambe bien faite, son teint frais. Tâchez de le rencontrer, madame, sur cette rive d’autrefois, à cet instant précis où il est sincèrement lui-même, ayant repoussé du pied la vieille gondole noire pleine de principes séculaires, ayant dépouillé ses faux airs, ses naissantes vanités, ses petits prestiges et ses grands mensonges, avec son masque à la main...


Ce dessin : cette effrayante et romanesque locomotive, est-ce celle que fit parler Kipling ou celle qui délivra de son noir amour Anna Karénine ? Machine vivante où l’esprit d’un démon semble haleter, dans le souffle d’un animal asservi mais redoutable, elle m’hallucine. N’est-ce pas elle aussi qui peut nous conduire à Venise ?

Car voici des Venise, d’une sorcellerie véridique et cruelle, alors qu’on l’aime et qu’on en est si loin !... L’attente de la gondole... Un palais rouge... Une eau verte où se reflètent les pali rayés... Et la voilà tout entière, magiquement évoquée, l’inoubliable !

Voici des jardins multicolores ; des personnages de théâtre dans des costumes amusants, charmants ou beaux que le peintre inventa pour eux avec une nouveauté sûre et hardie ; des portraits de quelques têtes illustres ; un grand tableau d’une ferveur d’aurore, une Annonciation dans un cloitre rose ; des illustrations, d’une fantaisie définitive dans son exactitude, pour quelques livres fameux et en particulier pour Molière ; des dessins de femmes laides et belles, et toujours si vivantes ; des scènes de bar et de café ; et des gens du temps passé aussi fortement dessinés, dans les tons plaisants à l’œil de leurs vêtements et de leurs modes, que si Dethomas les avait fait « poser » et « portraicturés » d’après nature.

Cette chaise à porteurs verte, vivement menée par des laquais aux belles basques et aux belles jambes, m’intrigue longuement ; on voit par la portière s’agiter un éventail jaune, et voilà tout ; mais cet éventail semble me faire signe... Et c’est peut-être une amie aimée, connue dans une existence antérieure et que j’aurais bien grand bonheur à revoir, que ces diables de laquais m’enlèvent au nez, et de si prompte et preste allure, que mon souvenir essoufflé ne peut plus les suivre.

Je ne m’en irai pas. sans regarder encore avec beaucoup d’émotion ce tableau gris qui n’est peut-être qu’un très grand fusain, mais si intense qu’il a l’importance de la toile et de la couleur : une maison vague et lointaine, des arbres sombres, le crépuscule ; un couple vu de dos revient vers le logis ; la femme est plus petite que l’homme dont la haute stature s’incline un peu et il passe son grand bras autour des épaules tendres et lassées ; on ne voit pas leurs visages, on ne sait pas si la femme est jeune ou vieille, la mère ou l’amante ; on ne sait même pas s’ils sont beaux ; mais on les regarde passer bien unis contre le soir triste ; et c’est toute la tendresse humaine.

Et comme Decœur, le maître céramiste, expose dans ces mêmes salles, en maintes vitrines, les vases les plus harmonieux, on a le désir de prendre et de soulever une de ses plus belles coupes, et d’y boire en l’honneur et à la santé du grand artiste qu’est Maxime Dethomas.


LA MODE

Oui, ma chère amie ; fais coudre des manches longues et larges à celles de tes robes qui n’en avaient plus et tu pourras les mettre encore et seras à la mode, puisque ce souci en est un pour toi. D’ailleurs je ne veux pas dire de mal de la mode ; elle me divertit et souvent me plaît ; et puis ne prouve-t-elle pas à quel point il est doux de s’unir dans la déraison ? Folle, elle est la puissance que nul ne conteste, à laquelle on se soumet en chœur et sans protester jamais ; c’est un pape grave et frivole.

Quitte donc ton air de ballerine et ta jupe écourtée ; revêts-toi d’un froc et prends l’air papelard ; décollette-toi « en bateau, » descends ta ceinture sur tes hanches, défais tes ourlets ; mélange avec art la forme des tuniques que tu vois sur les miniatures de Perse aux droites simarres, aux manches ailées des dames du moyen âge, réalise une sorte de Shéhérazade dans un couvent de moines très chrétiens ; ceins tes reins d’un rosaire de fantaisie ; et à la mode te voilà

Puis délaissant momentanément Shéhérazade pour Simbad le marin, revêts-toi d’un manteau de moire cirée, échappé tout neuf au naufrage et garni de toutes les plumes que l’on peut arracher, pour se tenir chaud, à toutes sortes de volatiles, habitant les rivages ou les îles. Ainsi tu seras charmante, sauvage, imprévue, et tu continueras à te sentir à la mode.

Pour en être plus sûre d’ailleurs, quitte un peu le manoir tranquille où tu fais des économies ; viens ici ; cours les couturiers, ébahis-toi du prix de la moindre robe et quand tu te sentiras aussi ruinée que bien attifée, commence la tournée des endroits où, dit-on, l’on s’amuse. Ayant aiguisé tes souliers avec un taille-crayon le soir, laisse de nouveau traîner derrière toi des loques majestueuses, adorne-toi d’étoffes chatoyantes et vives, de couleurs crues et violentes, rappelant le bariolage printanier des jardins. Ainsi vêtue, le dimanche, tu dîneras et danseras au Ritz, car c’est la mode et c’est le soir des gens du monde (les autres jours de la semaine, un peu moins « triés sur le volet, » plus mêlés, sont ceux dits de « la poule au Ritz »). Tu dîneras entre deux hommes vêtus de noir et de blanc comme truffes sous la serviette ; du bout de ta fourchette tu picoreras la réputation des uns et des autres et tu parleras sans conviction des bouquins à succès ; car les gens qui s’amusent, vois-tu, n’aiment pas la littérature. Tu n’oublieras pas non plus de t’exhiber vers une heure du matin à The so Different pour y boire du Champagne et y frémir quelque schimmy, dans la clarté très douce des lampes voilées par le vélum orangé, pendant que les deux nègres et les trois mulâtres de l’orchestre te chanteront des chansons charmantes, ou bien uniront dans un bruit savant le piano, le saxophone, le violon, le tambour et le banjo. Beaucoup d’Américains et beaucoup d’Anglais viennent là se divertir, ainsi que des beautés professionnelles et françaises... et l’on ne fait pas de politique.

Tu iras aussi diner chez Ciros et danser chez Maurice, lequel s’exhibe lui-même sur un tapis noir en compagnie d’une délicieuse Léonora Hughes, avec laquelle il danse « un numéro. » De là tu passeras au Garron ; tu t’arrêteras à l’Abbaye, et quand tes camarades et toi aurez vraiment bu trop de Champagne, et serez suffisamment gris comme tous les fêtards qui se respectent, si j’ose dire, vous pourrez vous présenter au Capitole, où vous attendrez l’aube, les coudes sur une table sale, en mangeant de la soupe à l’oignon et du rumsteack, en face de tous les musiciens des jazz-bands et des orchestres qui viennent souper là exténués de musique et de bruit, de tous les nègres et les mulâtres, convives bizarres et sombres comme la nuit qui s’en va.

Tu iras aux courses sous la pluie voir triompher Harpocrate ; et à l’Opéra pour pester contre les courants d’air et les ouvreuses qui ne savent jamais où placer personne, et aussi pour entendre Boris Godounow et la ravissante Heure espagnole et voir Ida Rubinstein en Artémis. Tu fredonneras les air ? de Ta bouche, tu paraderas au Cercle interallié dans tous les dîners ou toutes les fêtes où l’on entend des chanteurs de l’Ukraine ou de la Patagonie. Tu verras au Casino de Paris Pearl White sans son ombre, — accaparée par l’écran, — et Dempsey aux poings ténébreux. Tu seras de tous les bals travestis : vénitiens, italiens ou créoles ; le dimanche tu joueras au golf après avoir entendu de la musique religieuse ou profane ; tu iras même à toute vitesse à la campagne pour fêter les premiers lilas ; et, enfin, morte de lassitude, tu permettras qu’on t’ensevelisse dans un châle espagnol, un de ces beaux châles aux fleurs éclatantes, qui furent cette année follement à la mode..., châles ondoyants qui tellement vous épousent et vous aiment que, lorsque vous êtes fatiguées, ils ont mal aux franges... On te roulera dans leurs plis, la joue sous un ananas brodé, les pieds entre un oiseau et une pivoine, et si fatiguée, si fatiguée que cela te sera bien indifférent... Car, d’ailleurs, tout ce que je t’écris, ne sera déjà plus, mais plus du tout à la mode...


LE CERISIER DOUBLE DE BAGATELLE

Je l’ai vu par hasard dans sa splendeur. On n’a pas toujours cette chance de rencontrer les êtres ou les choses à leur moment d’apogée, au plus beau de leur grâce ou de leur génie... Or, c’est ainsi que je le vis, par un jour d’avril froid et gris-perle, où le soleil, par moments brefs, nous jetait un rayon trop vif dans l’œil, mais ne daignait pas nous réchauffer.

Lui, le cerisier tout en fleurs et comme indifférent au chaud, au froid, au vent ou à la clarté, tout blotti dans une sorte de fourrure florale et rose, jaillissait, absolu, merveilleux, intact, pour faire croire au printemps, ainsi qu’un frais miracle, une immobile féerie, l’apparition d’une prière.

Tout en fleurs ! tout en fleurs ! tout en fleurs ! pas une feuille ne rompant par sa verdure la délicatesse de cette aube teintée d’aurore ; tout en fleurs, corolles sur corolles, pas une place où se puisse apercevoir la branche, non seulement le brun de l’écorce, mais la structure du rameau ; tout en fleurs comme une neige rose de paradis, mollement suspendue entre ciel et terre ; tout en fleurs comme la forme visible d’une âme que l’adolescence épanouit.

Tout en fleurs, ô beau cerisier ! Tout en joie, tout en promesses, tout en splendeur, tout en angélique illusion ; tout rose, cher arbre innocent, de volupté candide et de jeunesse parfaite.

O toi qui me fais un tel don, celui de ta beauté d’un jour et de ton souvenir durable, je m’en veux de ne pouvoir rien pour toi. Et pourtant, c’est si tendrement que je te contemple et que je te remercie d’être aussi pur !

Les promeneurs indifférents passent près de ta royauté, te regardent avec distraction, s’en vont et pensent à autre chose ; seuls les enfants, de bas en haut, t’admirent et te parlent dans ce rêve secret où, en eux-mêmes, ils jouent et méditent.

Et aussi ce vieux jardinier, qui fauchait la pelouse et oublieux de l’âge, appuyé sur sa faux, pour mieux te contempler, interrompant son travail, a pour toi les mêmes yeux que jadis il eut pour son amie au temps des noces, le vieux jardinier au cœur plein d’amour !


LA PREMIÈRE HIRONDELLE

Son cri... son cri si cher, si précieux à l’oreille humaine, perce un beau soir un crépuscule encore frais, et, jusqu’au cœur, celui qui l’entend tressaille. Il s’émeut comme au cri du printemps qui vient de naître, cri nouveau-né qui parcourt le ciel, déchirant, rapide, acide et frais. Si toutes les vertes vies qui sortent de terre en ce même moment, avaient une voix, elles crieraient ainsi, elles crieraient ainsi !

C’est l’époque où le muguet perce le sol, première dent du petit printemps qui grandit, et que, avec attendrissement, l’on fête ; et cependant qu’il point tout blanc, elle arrive la noire et blanche étrangère ; elle arrive, ayant toujours l’air de venir non seulement de loin, mais aussi du fond du passé, avec son profil de reine d’Egypte.

Elle fait son nid au bord de nos toits, semble nous adopter et nous chérir ; patiente, à nos yeux charmés, elle éduque ses oisillons... mais c’est afin qu’ils nous quittent. Son aile agile et falquée. songe toujours au voyage.

Nous l’aimons avec une préférence mélancolique, parce qu’elle n’est pas tout à fait à nous ; parce qu’elle s’en va et revient, libre, lointaine, mystérieuse, comme un aigu et sombre amour, jamais fixé, jamais comblé.

Puis, au printemps, de nouveau, la voilà à la fois errante et fidèle, quand on échange le gai muguet qui refleurit pour son arrivée.

Et nul ne peut offrir à personne le cri, le premier cri de cette première hirondelle ; ce cri, à la fois familier et nostalgique, qui dans l’appel et le retour fait déjà tournoyer l’adieu.


LE FEU DE PRINTEMPS

Je vous salue, vieux sage, vous qui savez que tout est vain et qui, dans votre austérité souriante, êtes heureux de votre solitude, entre votre rêve et votre livre, un bouquet de tulipes déchiquetées, toutes jaunes, rouges et flamboyantes, et ce dernier feu printanier. Car le printemps est âpre ; les nuits sont glacées ; le travailleur y sent un gel subtil recouvrir peu à peu le champ de ses méditations ; combien alors la flamme est douce au corps engourdi et à l’esprit rétracté !

Ainsi, jusqu’à la saison des feuilles et des ombrages, les arbres amis t’auront encore aide à passer l’hiver dans la maison, depuis les poutres du toit jusqu’au bois de ta bergère, à ta table, à ta bibliothèque, et aux violons pleins d’harmonie dont tu aimes les concerts pendant les mois sombres. Tu songes que de tout ce qui n’est plus sort une beauté ou une utilité nouvelles, — aussi vaines d’ailleurs que ce qui n’était plus. Mais qu’importe, si le sage en tire un moment quelque plaisir ou quelque réconfort !

Une bûche dans l’âtre... Allons ! encore une bûche. Mais la souche humide se plaint et noircit ; une petite flammèche bleue l’attaque sans puissance ; évidemment, à la flamme capricieuse cette bûche ne plaît pas...

De même, ta fantaisie exténuée n’entamera pas la dure pensée, n’en saura plus faire une chaleur dansante, une clarté qui brûle et détruit en étincelant.

Et c’est en vain que tu tisonnes ; la braise expire ; aucun pétillement n’annonce un jaillissement imprévu d’ardeur nouvelle. Comment remettre en appétit cette rassasiée ? N’as-tu pas là quelque bouquin dont tu condamnes le style et les idées, quelques lettres insignifiantes, quelque stupide manuscrit gribouillé par toi-même ? Non, non ; tout cela est indigne de l’autodafé. On ne brûle que ce qu’on aime.

Donc tu grelottes et le feu s’éteint et la nuit est encore longue. Tout est dévoré ; tout n’est plus que cendre ; en toi même et dans l’âtre. La sagesse ne te tiendra pas chaud, ô philosophe. Crois-moi : va donc te coucher.

Mais, sans te plaindre ou t’obstiner contre ce qui ne veut pas être, tu délaisses le foyer sombre et tu te chauffes, oui, en vérité, tu te chauffes et d’un air, ma foi, fort content, ô vieux sage ! à ces tulipes perroquet...


GERARD D’HOUVILLE.