IMPRESSIONS DE VOYAGE
ET D’ART.

III.

SOUVENIRS DE FLANDRE ET DE HOLLANDE.[1].



I. — JORDAENS.

Bien souvent dans mes lectures il m’est arrivé de me révolter contre la justice sommaire des jugemens de la postérité. Que de jolis livres oubliés ! que de pages éloquentes perdues ! que d’œuvres originales, d’une pensée souvent plus stimulante, plus fécondante pour la méditation studieuse que les œuvres mêmes du génie, restées inconnues ou dédaignées ! Mais quand on sort de son domaine propre et qu’on promène ses regards sur les œuvres d’une autre province du génie humain, alors on comprend la raison d’être de ces choix exclusifs de la postérité qu’on avait taxés de partialité. Ces réclamations qu’il m’est si souvent arrivé dans mes lectures d’élever en faveur des œuvres de la plume, certainement bien des artistes, les ont élevées en faveur des œuvres du pinceau. Comme moi, ils auront pensé que la justice qu’on rendait aux maîtres entraînait trop souvent l’injustice pour une foule de talens détaillé plus qu’ordinaire. La vérité est que la postérité, si elle pouvait parler, aurait le droit de répondre à ces réclamations : « Je ne me nomme point maître Josse, et toutes vos finesses de métier, toutes vos différences de procédés, toutes vos nuances d’exécution, ne me touchent pas et ne me toucheront jamais ; toutes ces choses sont choses de votre profession, instructives seulement pour vous, estimables seulement pour vous. Moi, je ne m’attache qu’aux œuvres exceptionnellement originales, qui ont une signification tranchée, irrécusable, à celles qui ont exprimé en une fois et pour toujours un certain ordre de pensées, qui sont ainsi entrées dans mon éducation morale, et qui ont accru la richesse du bagage avec lequel mon âme se présentera dans l’éternité. Afin de bien vous assurer que mes jugemens sont au fond l’équité même, transportez-vous pendant quelque temps dans la province qui n’est pas la vôtre ; vous, Josse du pinceau, ayez le courage de vous enfermer quatre mois dans une bibliothèque et d’y parcourir n’importe quel canton littéraire, par exemple ce théâtre français qui passe pour si riche et qui est si riche en effet, et dites-moi si vous ne jugerez pas que tout cela se résume en cinq noms et en vingt-cinq drames dignes de souvenir. Vous, Josse de l’écritoire, allez visiter n’importe quelle école de peinture, cette école flamande si féconde, si vous voulez, et vous verrez que, pour vous comme pour moi, il ne restera que six noms gravés dans votre mémoire, dont quatre très grands : Jean Yan Eyck, Hemling, Quentin Matsys, Rubens, Van Dyck, Jordaens. Quatre trônes pour les quatre premiers, un fauteuil d’honneur pour le cinquième, et un simple tabouret pour le dernier ! Cela fait, accordez, si vous tenez à être strictement juste, une mention d’estime au bon Gaspard de Crayer. Tout le reste est affaire de pure curiosité, d’érudition, d’archéologie, et les quelques atomes que cela pourrait ajouter à votre richesse morale ne compenseront jamais les biens solides et réels que vous auriez acquis dans une autre province de l’esprit pendant le même temps que vous passerez à extraire ces maigres parcelles. »

La postérité a raison ; c’est nous qui sommes des juges partiaux. Il n’y a réellement d’important dans un art que ce qui intéresse les hommes qui appartiennent à un autre art. Que d’œuvres éclatantes et charmantes contiennent les musées et les églises des Flandres, et dont le spectateur peut dire : Après tout, je pouvais m’en passer, ou, mot plus cruel encore, cela a été un régal pour mes yeux ; mais il n’y a aucun inconvénient à ce que je l’oublie. L’église de Saint-Jacques d’Anvers contient une Assomption de Boyermans d’un coloris doux et suave ; mais le charme dure peu, car la signification morale de l’œuvre est nulle. Que de fois aussi les couchers de soleil d’automne m’ont offert les enchantemens de leur ciel bleu pâle rayé de traînées vaporeuses de couleur violette ! et cependant ces enchantemens n’ont laissé aucun souvenir dans ma mémoire. Si vous entrez jamais à Notre-Dame de Bruges, arrêtez-vous cinq minutes, — pas davantage, — devant l’Adoration des Mages de Seghers. Oh ! que cela est plaisant à l’œil, agréable à voir ! mais c’est votre œil seul qui regarde cette jolie chose ; votre âme, qui est d’essence plus dédaigneuse, ne prend pas la peine de se mettre à sa fenêtre. Et puis, lorsque les choses sont trop abondantes, il faut choisir entre elles, même quand celles sur lesquelles on se tait auraient une signification morale. Il nous serait agréable, par exemple, de parler de la table de communion sculptée par Kerckx qui se voit à l’église de Saint-Jacques d’Anvers. Rarement les sentimens particuliers à la dévotion, l’onction ecclésiastique, la douceur des pratiques religieuses, cette certaine pureté voluptueuse qui est l’âme des habitudes de piété, et qui pour la finesse du plaisir moral dépasse, et de beaucoup, les plus pénétrantes émotions des sens, ont été mieux rendus que dans ces délicates sculptures. Les divins préparateurs de cette hostie sainte qui dans le langage mystique s’appelle le pain des anges sont figurés là par d’adorables enfans portant qui les gerbes d’où le pain sera tué, qui le panier qui les renferme. Le ciseau du sculpteur a rivalisé de mollesse avec les pinceaux de l’école de Rubens et de mignardise mystique avec les artistes de n’importe quel art dans n’importe quel pays. C’est, dis-je, l’expression de la dévotion même dans ce qu’elle a de plus précieux et de plus aimable ; mais l’examen attentif de cette table de communion mènerait loin, car, en la regardant et en se rappelant les innombrables œuvres où ces sentimens propres à la dévotion catholique ont été exprimés en Belgique, on se dit que le rôle de l’Espagne vis-à-vis de la Flandre a été plus grand peut-être qu’un rôle d’influence ; on découvre une certaine analogie entre la manière de sentir des deux peuples, et l’on s’écrie intérieurement, comme cela nous est arrivé un jour devant je ne sais laquelle de ces expressions d’un mysticisme à la fois charnel et pur, galant et pieux : « Vraiment cette Flandre est l’Espagne du nord. »

Malgré cette nécessité où nous sommes de choisir, nous voulons nous arrêter un instant devant Jordaens, parce que cet artiste nous permet de constater la différence qui sépare un esprit populaire d’un esprit plébéien, différence qui est importante dans toutes les branches de l’activité intellectuelle, et qui est aussi considérable que celle qui existe entre le mot nation et le mot province, ou entre le mot société et le mot caste ou classe. Certes Jordaens est un remarquable artiste ; il a de la force, de la fougue, de la bonhomie, de l’éclat, un coloris qui parfois rivalise avec celui du grand maître d’envers ; mais que la chute est grande lorsqu’on l’aborde en quittant Rubens ! Où sont les larges sentimens que vous ressentiez tout à l’heure, où est cette force pathétique qui vous faisait frissonner de la tête aux pieds de douleur ou de ravissement ? Que tout cela est étroit, mesquin, chétif, en dépit de sa force, et antipathique en dépit de sa bonhomie ! L’impression que l’on éprouve en passant de Rubens à Jordaens est à peu près celle que devaient ressentir certains spectateurs de notre révolution française lorsqu’au sortir d’une conversation avec Mirabeau ils se trouvaient obligés de subir les opinions d’un Pétion quelconque, ou bien d’écouter les discours de quelque orateur au langage violemment imagé du club des cordeliers. Certes la chute devait être grande, et l’esprit devait ressentir comme une sensation de meurtrissure. Cette sensation de meurtrissure, Jordaens vous l’inflige d’autant plus douloureuse que son talent est plus robuste. C’est que Rubens a le génie populaire, tandis que Jordaens n’a que l’esprit d’un plébéien. Qu’est-ce donc que le génie populaire, et en quoi diffère-t-il de l’esprit plébéien ? Lorsque vous verrez une grande âme d’une substance complexe et en même temps d’une parfaite unité, qui sous une forme individuelle présente l’image abrégée des élémens moraux les plus disparates ramenés à la simplicité par une loi mystérieuse de combinaison et de fusion, une grande âme bien spacieuse, dont la sonorité soit telle qu’elle puisse s’arranger également de toutes les voix, des plus aiguës comme des plus graves, et les répercuter au dehors d’elle fondues dans le son de sa propre voix, vous vous trouverez en présence d’un de ces génies qui méritent cette épithète de populaire. Toutes les classes d’une société donnée se reconnaissent en eux, et cependant il n’en est aucune qui puisse le tenir pour un des siens. Ils réalisent ce miracle qu’étrangers à chacun de leurs compatriotes en particulier, tous cependant retrouvent en lui leur image véritable. C’est qu’ils n’expriment de chaque classe que ce qu’elle a d’essentiel et non d’éphémère, de permanent et non d’accidentel, d’harmonique et non de discordant, c’est-à-dire les forces d’amour et de sympathie. De nature trop lumineuse pour se plaire aux ombres sous lesquelles les autres hommes consentent à vivre, ils ne connaissent pas cette ignorance volontaire que les diverses classes de la société ont les unes des autres ; de nature trop musicale pour ne pas être blessés de tout ce qui trouble leur harmonie intime, ils ne connaissent pas ces discordances morales qui se nomment dans chaque classe préjugés et superstitions. Si parfaite est la symétrie de leur âme qu’ils ne pourraient la déranger, même s’ils le voulaient, et que l’équilibre de leur être ne peut être détruit même par leurs propres choix. Il s’ensuit cet autre miracle plus extraordinaire que le premier, c’est qu’ils restent la représentation populaire de leur pays en dépit du système qu’ils adoptent. Un Dante peut être aristocrate forcené, il n’en sera pas moins le miroir vivant de l’Italie tant qu’il y aura une Italie au monde, et les plébéiens des plus basses classes reconnaîtront en lui leurs instincts comme ils ne les reconnaîtront jamais chez les démocrates les plus fougueux. Un Rabelais peut à son plaisir endosser la casaque d’un plébéien et se rouler dans la fange de la pire canaille ; il n’en sera pas moins, selon le mot aussi ingénieux que juste de La Bruyère, un mets des plus délicats, et les Français de toutes les classes retrouveront en lui la gamme entière de leurs sentimens, depuis la note basse de leur joviale trivialité jusqu’à la note haute de ce spiritualisme qui a été l’âme de leur civilisation.

Mais un homme de caste ne connaît rien de cette vaste harmonie d’où naît le génie populaire. Les seules forces actives en lui, ce sont précisément celles que repousse l’homme de génie, les forces de séparation, d’exclusion, d’antagonisme. Il ne rend d’autre musique que celle que rendent les cœurs de sa race, et il ignore le mode de transition par lequel cette musique rejoint celle des cœurs des autres classes. Sa pensée, enfermée dans le moule de l’habitude, cherche instinctivement ce qui sépare plutôt que ce qui unit ; les sentimens qui lui sont chers avant tous, ce sont précisément ceux qui le rendent étranger à ses semblables, et sa condition l’a tellement pétri à sa guise que l’homme accidentel que le hasard a façonné a fini par remplacer l’homme éternel que la nature avait créé.

Tel est Jordaens. Grand artiste dès qu’on ne considère en lui que le métier, il devient artiste secondaire dès qu’on interroge sa pensée. Il pense comme un plébéien, il sent comme un plébéien. Il rapetisse jusqu’à la trivialité tous les sujets dont il s’empare. Entre ses mains, l’Évangile devient une histoire telle qu’aurait pu la raconter une commère de Nazareth ou un artisan de Béthanie. Voici une Adoration des bergers par exemple. Que voyez-vous ? Oh ! un ménage de bien braves gens à qui le bon Dieu a donné un enfant qu’ils adorent avec idolâtrie, et sur la gentillesse duquel de bons voisins se récrient avec extase. La grandeur, la profondeur, la sublimité des scènes du Nouveau-Testament lui échappent absolument, et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’on ne peut pas mettre cette infériorité sur le compte de l’interprétation démocratique qu’il en a faite. Rubens, Van Dyck, ont traité les mêmes scènes avec le sentiment le plus populaire sans leur rien faire perdre de leur grandeur. On pourrait, il est vrai, avancer que Rubens et Van Dyck ont échappé à cette erreur de Jordaens parce qu’ils sont restés scrupuleusement fidèles au catholicisme national de la Flandre, et faire peser sur l’hétérodoxie de Jordaens, qui finit par se faire calviniste, cette façon par trop plébéienne de traduire les scènes religieuses du Nouveau-Testament ; mais cette explication serait aussi injuste qu’insuffisante, car un seul exemple suffit pour la renverser, celui de Rembrandt. Rembrandt a fait plus qu’exprimer les scènes du Nouveau-Testament selon les sentimens propres au protestantisme ; il les a exprimés d’une manière nettement, franchement démocratique. Son Christ est en toute réalité le fils de l’homme qui n’a pas eu où reposer sa tête, et qui, faible, pauvre et nu, a été mis à mort par de superbes officiers et de riches bourgmestres porteurs de costumes bordés de fourrures et coiffés de somptueux bonnets surmontés d’un panache. Le radicalisme le plus excessif ne peut aller au-delà de l’interprétation de Rembrandt, et cependant sous son pinceau ces scènes ne perdent rien de la grandeur qui leur est inhérente ; elles sont restées sublimes en devenant familières. C’est que Rembrandt est un homme de génie populaire en qui vit l’âme de toute une communion et de toute une société, tandis que Jordaens est un génie plébéien en qui vivent seulement les sentimens étroits propres aux hommes d’une certaine caste et d’une certaine condition.

Une fois son infériorité bien constatée, cet esprit de caste a son génie propre qu’il faut savoir reconnaître. Nos préjugés ont aussi leur poésie, puisqu’ils affectent notre manière de sentir, et impriment à nos mœurs une forme particulière. De la démangeaison de dénigrement et du prurit de défiance qui sont propres au tempérament plébéien naissent de réelles qualités dont la littérature et les arts trouvent aussi à faire leur profit, entre autres l’esprit de satire et la verve comique. Jordaens représente à merveille ce tour d’esprit. La caricature, qui dans les arts est l’arme plébéienne par excellence, n’a jamais été maniée par personne avec autant de puissance et de force. Toutes les fois qu’il lui faut représenter quelque dépositaire de l’autorité ou quelque instrument de la tyrannie sociale, il produit un vrai chef-d’œuvre de satire. Ses juges et ses docteurs ne sont pas odieux, ils sont ridicules ; ses persécuteurs sont encore plus laids que féroces. Là où cette verve bouffonne triomphe à son aise, c’est dans le Jésus enfant parmi les docteurs, qui nous paraît le chef-d’œuvre du maître. Ce tableau n’est pas en Flandre, et nous l’avons autrefois possédé à Paris, d’où le tira l’empereur Napoléon Ier pour en faire don à la ville de Mayence, cadeau vraiment royal, si l’on ne tient compte que de l’œuvre d’art, mais peu fait pour répandre les sentimens d’ordre et d’autorité, car c’est bien la peinture la plus irrespectueuse que j’aie vue[2]. Jamais on ne s’est moqué avec une verve pareille du savoir officiel et de la sagacité des pouvoirs traditionnels. Au centre de cette vaste toile se tient debout un robuste enfant, Hercule à l’entrée de l’adolescence, qui n’a rien de précisément divin, mais qui en revanche possède les plus enviables attributs de l’humanité, l’intelligence, la force, la santé, la beauté du corps, de manière à plonger dans la plus profonde humilité tous ces cacochymes et tous ces catarrheux qui l’entourent. Si cet enfant n’est pas un dieu, c’est bien un roi, car c’est un fils libre de la vie, et en cette qualité il a vraiment droit d’imposer le respect à ses prétendus maîtres, esclaves et otages de la mort. De tels docteurs interrogeant un tel enfant présentent un spectacle aussi ridicule que celui des habitans d’un hôpital assemblés en conseil pour juger du degré de santé de leurs médecins, ou celui d’un congrès de bossus et de béquillards assemblés pour décider des qualités qui constituent chez les gens droits l’excellence de la taille et la perfection de la démarche. Ces docteurs composent bien la plus remarquable collection de vieilles bêtes qu’il soit possible d’imaginer : je demande pardon de cette expression ; mais la trivialité du langage plébéien est seule capable de bien rendre l’énergie de ce chef-d’œuvre du génie plébéien. Bridoye, Géronte, Bridoison, Janotus de Bragmardo, Diafoirus, Macroton, toute la tribu en un mot des mémorables pédans et des illustres imbéciles créés par l’art comique, semblent s’être donné rendez-vous dans cette toile, dont l’éclat et le coloris magnifiques font encore mieux ressortir leur sottise, car ils sont là exposés au grand jour, en pleine lumière, et pris pour ainsi dire en flagrant délit d’ineptie. Celui-ci, figure de vieille femme chafouine et procédurière, a mis ses lunettes, et, le nez fourré dans ses bouquins, il en tourne les pages avec avidité pour chercher quelque texte capable d’embarrasser l’enfant. Celui-là, visiblement un finaud, souriant du sourire de Jocrisse, se dispose à énoncer un argument invincible qui vient d’éclore dans son remarquable intellect. Un troisième, assez bon homme au fond, est partagé entre l’étonnement et l’admiration, et toute son attitude veut dire : « Ah bah ! qui l’aurait jamais cru ? » Mais c’est la fureur la plus redoutable qui agite le grand-prêtre président de cette assemblée. Debout sur une estrade au fond de la salle, coiffé d’une tiare dont les pointes se rejoignent comme les pinces de l’écrevisse, il se penche en avant comme pour prendre un grand vol, et s’en aller tomber avec la rapidité de la foudre sur cet enfant qui est à deux pas de lui. Quiconque a vu l’effort comique des gros oiseaux au vol lourd et difficile, l’oie ou le dindon, quand ils agitent vigoureusement leurs ailes pour s’élever à un mètre de terre, peut avoir une idée de l’attitude de ce grand-prêtre, Sylla grotesque qui devine en cet enfant plusieurs Marius. Il s’écrie visiblement : « Tout est perdu, le saint des saints est menacé, la sagesse de cet enfant est blasphème ! » Vingt ans plus tard, ce joli synode se souviendra de la prédiction de son grand-prêtre. Cette toile, dis-je, est le chef-d’œuvre de Jordaens, mais c’est aussi un des chefs-d’œuvre de l’art comique dans tous les pays ; en tout cas, c’est la plus parfaite expression du génie plébéien réduit à ses propres ressources et pur de tout mélange.

Un autre très remarquable exemple de cette verve bouffonne et de ce génie de la caricature, d’une portée vraiment redoutable lorsqu’il possède la vigueur que nous lui voyons chez Jordaens, est une certaine Femme adultère, puissante ébauche qui se voit au musée de Gand. Cette œuvre, qui semble avoir été endommagée et altérée, n’a pas le beau coloris de Jordaens ; mais en revanche ce qu’on pourrait appeler la philosophie sociale du peintre ne s’est jamais exprimée avec plus de franchise. La jeune femme vient d’être amenée sur la place publique pour être lapidée par une bande de farouches vengeurs de la morale et de stricts observateurs de la loi. Oh ! la hideuse vertu que celle de ces hommes justes, et l’immoral triomphe que celui qu’ils vont remporter ! C’est le triomphe de la laideur sur la beauté et de la basse férocité sur la tendresse. Ce n’est pas un acte de justice qu’ils s’apprêtent à accomplir, c’est un acte de révolte et de vengeance. Chez ces gens de bien, il n’y a d’irréprochable que leur laideur, qui est aussi parfaite que possible. Toutes les larves qui servent Tisiphone ou qui ont été mises bas par la chienne compagne de Cerbère au triple aboiement se pressent autour de la jolie femme avec une expression de joie féroce. Comme cette canaille est heureuse ! « Ah ! ah ! disent-ils, tu vas payer ton nez droit et tes jolis yeux, insolente qui te permets d’avoir de beaux cheveux quand nous sommes chauves, effrontée qui te permets d’avoir la taille droite quand nous sommes contrefaits ! Ah ! il fallait des parfums et des caresses à ta chair délicate ! nous allons lui faire tâter des cailloux. » En contemplant cette toile, une sorte d’indignation ridiculement immorale s’empare de vous, et l’on trouve que don Quichotte n’était pas si fou lorsqu’il tomba l’épée à la main sur les marionnettes de maître Pierre. L’article Adultère du Dictionnaire philosophique de Voltaire, un des plus spirituels, des plus sensés et des plus humains de ce livre trop souvent léger, vous revient au souvenir, et l’on regrette que les féroces magots de Jordaens ne soient pas vivans pour leur dire avec fureur : « Eh ! vraiment, si l’homme envers lequel elle est coupable vous ressemble, son action est non pas péché, mais venu. »

Voilà la véritable portée d’esprit de Jordaens, la corde qu’il fait vibrer en maître ; dans toutes les autres expressions de l’âme humaine, il reste inférieur. L’église des Augustins d’Anvers contient un de ses chefs-d’œuvre, le Martyre de sainte Apolline, toile d’un coloris ravissant. Les curieux y trouveront toute la noblesse dont Jordaens était susceptible ; le compte n’en est pas lourd à faire. Les bourreaux sont traités avec cette énergie qui est propre à Jordaens ; mais que cette sainte est vulgaire en dépit de l’effort visible qu’a fait le peintre pour écrire sur son visage la résignation et la ferveur ! Une héroïne du christianisme, cette personne gentiment insignifiante, qui souffre visiblement de la chlorose ? Eh ! non, c’est une petite bourgeoise flamande bien pieuse, à qui Dieu veuille épargner la persécution, car la fibre de ces chairs trop molles ne supporterait pas la souffrance ; mais la couleur du tableau est à la fois éclatante et douce comme la lumière d’un jour de printemps de la Flandre, et compose pour la vue cet appétissant spectacle dont Jordaens a si souvent régalé les yeux avides de succulentes friandises pittoresques.


II. — QUENTIN MATSYS.

On connaît la légende de Quentin Matsys. C’était un pauvre artisan qui exerçait dans Anvers la profession de maréchal-ferrant. Il s’éprit de la fille d’un peintre, et, désespérant de l’obtenir jamais, s’il ne s’élevait pas jusqu’à la profession du père de sa bien-aimée, il devint à force d’amour le grand artiste, encore assez mal jugé, qui résume à lui seul toute une période de l’art flamand, et qui accomplit la plus importante des révolutions de cet art. Boccace a raconté une histoire pareille dans Cimon et Ephygénie ; mais que la nouvelle de Boccace est loin de la légende flamande ! Qu’un lourdaud piqué au vif par l’amour devienne un héros, certes c’est là un fait digne d’attention ; mais qu’un pauvre ouvrier, sous l’influence du même sentiment, s’élève non-seulement jusqu’à l’intelligence des plus nobles pensées de notre race, mais jusqu’à la difficile réalisation de ces pensées sous une forme entièrement originale et faite pour traverser les siècles, voilà un triomphe de l’amour bien autrement grand que celui du héros de Boccace. Que la légende soit vraie ou non cependant, Matsys.est bien l’âme ta plus remarquable d’artisan qui ait jamais pris chair. Celui que sa nation, par une familiarité touchante, désigne encore aujourd’hui sous le nom du forgeron d’Anvers appartient à l’élite la plus triée de l’humanité.

Que Quentin Matsys soit un grand artiste, tout le monde s’accorde là-dessus ; mais là où on ne s’accorde plus, c’est sur le caractère de cette grandeur. Quentin Matsys a, dit-on, fait échouer l’art flamand dans le réalisme, qu’il aurait évité, s’il avait suivi les voies tracées par Jean Van Eyck et Hemling ; il a corrompu l’art flamand tout en l’agrandissant, et il n’a obtenu l’expression dramatique qu’aux dépens de la naïveté et de la sincérité des maîtres primitifs. Pour nous, nous oserons renverser ces deux propositions, et nous dirons : Quentin Matsys, loin de faire échouer l’art flamand dans le réalisme, l’en a préservé au contraire ; loin de corrompre l’art flamand, il l’a sauvé au contraire, car c’est en rendant populaire en Flandre cet agrandissement de la peinture qu’il a rendu possibles Rubens et à sa suite la grande école d’Anvers.

Quentin Matsys a fait échouer, dit-on, l’art flamand dans le réalisme, et on en donne pour raison ses Peseurs d’or et autres tableaux de genre. Vraiment ceux qui avancent une pareille accusation y ont-ils bien songé ? Ce serait plutôt le contraire qui serait vrai. Et quel effort le maître avait-il à faire, s’il vous plaît, pour faire pencher l’art de son pays vers le réalisme ? A toutes les époques, l’art flamand a contenu une dose très forte de réalité, et à l’époque qu’on appelle mystique, qui a précédé immédiatement la grande période de transition de Quentin Matsys, il en a été peut-être plus empreint que jamais. Ce sentiment de la réalité est au plus haut point chez Jean Van Eyck et Hemling, et il y est même à un degré où ne le portèrent jamais un Rubens et un Van Dyck. Mais vous n’avez donc pas remarqué le caractère de ces petites figurines de Van Eyck et d’Heinling, toutes prises dans le souvenir immédiat d’une réalité présente et locale, et le soin minutieux avec lequel sont traités les moindres détails de costume, d’ameublement, de paysage ? La révolution qu’accomplit Quentin Matsys consista précisément à opérer une large coupe dans ce taillis touffu de détails réalistes, de manière à ménager des clairières où pussent se mouvoir à l’aise les acteurs du drame divin et humain. Supposons que Quentin Matsys n’eût pas accompli la révolution pittoresque qui transforma l’art de la Flandre, que la tradition de Jean Van Eyck et d’Hemling eût persisté, à quoi pensez-vous que l’art flamand eût abouti à la longue ? Tout simplement à l’art hollandais, qui était sa fin naturelle et définitive. Parti de l’Agneau mystique de Jean Van Eyck et de la Châsse de sainte Ursule d’Hemling, l’art flamand, au lieu d’aboutir à la Descente de Croix de Rubens, à la Mise au Tombeau de Van Dyck, aboutissait tout doucement au tableau de genre hollandais avec ses servantes éclairées par une chandelle et ses magots fumant leur pipe. Ce n’est point un paradoxe de dire que Jean Van Eyck et Hemling contenaient en germe Van Ostade et Gérard Dow, c’est une vérité absolue et irréfutable. Quentin Matsys décida par un coup d’état de son génie que les continuateurs de ces grands maîtres seraient les Rubens et les Van Dyck encore à naître. Il fut le saint Jean-Baptiste de la grande période de la peinture flamande.

Quentin Matsys a empêché l’art flamand de devenir l’art hollandais, voilà la formule à retenir, et qui ne souffre pas plus d’exceptions et de critiques qu’un axiome de mathématiques. Quand vous entendrez les accusations que nous avons signalées et autres pareilles, souriez sans répondre. Quentin Matsys est un géant. Ce mot n’est point une exagération, car Matsys est un de ces êtres privilégiés, nés d’eux-mêmes, et qui réalisent à la lettre ce que la fable racontait des géans qui n’avaient eu d’autre mère que la terre. On l’a quelquefois comparé à cet autre géant, fils de l’Italie, Giotto ; mais, malgré certaines analogies, ni la situation, ni le génie, ni l’œuvre accomplie, ne furent les mêmes. Giotto créa d’un coup et pour jamais non-seulement la peinture italienne, mais la peinture moderne tout entière ; une gloire pareille n’est pas échue au forgeron d’Anvers. Il n’eut pas à créer la peinture flamande, il la transforma seulement, et lui fit faire le pas décisif qui l’engagea dans la route où elle devait aboutir, à Rubens. Quentin est semblable à un de ces poteaux indicateurs qui marquent aux voyageurs les directions différentes à prendre ; c’est le point de bifurcation où l’art commun dans l’origine aux deux pays se sépare pour former deux arts distincts, dont l’un s’appelle l’art flamand et l’autre l’art hollandais. Il porte encore les deux arts en lui, mais comme un carrefour contient deux routes, et non plus profondément et inconsciemment enveloppés comme chez Van Eyck et Hemling. D’un côté, par sa précision, sa minutie, son vif gentiment de la réalité, il prédit la Hollande ; de l’autre, par son art de composition, sa préoccupation du sérieux et du grand, son génie dramatique, il est le précurseur du grand Flamand. C’est à Léonard de Vinci qu’il ressemble plutôt qu’à Giotto. Cette ressemblance surprendra peut-être, et très probablement sera contestée ; elle est cependant, selon nous, singulièrement étroite et profonde. Deux traits surtout plus particulièrement marqués leur sont communs, l’un très connu et sur lequel tout le monde pourra s’accorder sans peine, l’autre très dissimulé, et qui, je crois, n’a pas été observé encore. Au fond, la révolution que ces deux grands artistes accomplirent est la même. Leur innovation à l’un et à l’autre a consisté à faire exprimer la passion par leurs figures. Pour obtenir ce résultat, l’un et l’autre furent obligés de sacrifier cette fleur précieuse de la naïveté qui embaume les toiles des maîtres primitifs comme d’un parfum venu du ciel ; seulement ce sacrifice ne fut pas aussi complet chez Matsys que chez Léonard. Léonard à la plupart du temps obtenu la passion au détriment de la pureté ; mais, si Quentin Matsys a fait perdre aux laides et saintes figures de Van Eyck, aux laides et adorables figures d’Hemling, leur candeur édénique et leur sérénité d’anges, il n’a pas détruit leur pureté et leur innocence. Les passions de ses personnages restent graves, honnêtes, populaires, aussi près de la nature que possible ; la science de la vie ne les a pas souillées de son limon, n’a point altéré leur franchise. Ils aiment, souffrent, se désespèrent comme de simples enfans d’Adam qui suivent la loi de leurs instincts naturels, et crient parce qu’on les a blessés et que leur chair est sensible. Admirables sont sous ce rapport les expressions de douleur de la Vierge et des femmes dans le fameux triptyque de l’Ensevelissement du Christ. Cette douleur ne vise point à être sainte, elle est humaine, et par là singulièrement déchirante. Cette mère ignore ou oublie que son fils est Dieu ; elle ne se souvient que d’une chose, c’est qu’elle est mère et qu’elle a perdu à jamais un fils bien-aimé. Cela ne vise pas davantage à être noble : nulle réserve, nulle contrainte, nuls de ces visibles efforts de l’âme qui sont particuliers à ceux qui, ayant acquis la science du bien et du mal, ont pour ainsi dire honte de leur douleur, comme Adam eut honte de sa nudité quand il eut été éclairé par sa faute ; mais là s’arrête la différence entre Léonard et Matsys. Instinctive chez Matsys, savante et expérimentée chez Léonard, la passion, une passion franchement humaine, domine en maîtresse souveraine chez l’un et chez l’autre. Par cet empire absolu de la passion, Matsys a été le véritable créateur de ce pathétique que nous indiquions en parlant de Rubens comme le caractère propre de l’école flamande. Quand on accuse Quentin Matsys d’avoir fait verser l’art flamand dans le réalisme, est-ce à ce rôle donné à la passion qu’on fait allusion ? En ce cas, il ne s’agit que de définir les termes, et, considérée à ce point de vue, cette opinion est acceptable ; mais si l’on entend par réalisme l’observation minutieuse et exagérée de la réalité, elle est de toute fausseté, car Matsys fut le premier qui, tout en respectant scrupuleusement la réalité, enseigna à ses compatriotes que les détails devaient être subordonnés à l’ensemble, de manière qu’il n’y en eût aucun qui ne convergeât vers le sujet principal, et qui contrariât l’impression générale que l’œuvre devait produire.

la grande loi de l’unité, sans laquelle il n’y a que tâtonnemens et essais dans les arts, c’est Matsys qui le premier l’a enseignée et mise en pratique en Flandre. Le triptyque de l’Ensevelissement du Christ resterait, ne fût-ce que sous ce rapport, une page à jamais mémorable. Toutes les parties du tableau sont ordonnées, tous les personnages sont groupés de façon à produire une unité de scène capable de produire à son tour une unité d’impression d’autant plus puissante que la scène elle-même est plus étroite. Ces douleurs n’éclatent pas, comme elles auraient éclaté chez les maîtres primitifs, en mélodies distinctes et individuelles ; elles se fondent en une vaste symphonie qui, servant d’accompagnement à la douleur de la Vierge, la rend ainsi plus déchirante. La peinture flamande eut dès son origine un caractère fort dramatique, il suffit de jeter les yeux sur les peintures d’Hemling pour faire cette remarque ; mais le drame dans Hemling a un caractère pour ainsi dire anecdotique. Chaque personnage, même le plus petit, vit, nous intéresse pour son compte personnel, et avec une sorte de naïve indiscipline. Les acteurs de la scène sont juxtaposés, non groupés ; leur action est isolée, non commune. Il en résulte que très souvent il y a dans ses tableaux des acteurs et pas de scène, ou plusieurs scènes et pas de drame. Son tableau central du triptyque de la Descente de croix, où la Vierge pleure comme une Niobé populaire qui, au lieu d’être figée en pierre, aurait été fondue en eau, est peut-être le seul qui fasse une exception éclatante à ce caractère général. Les élémens dramatiques de la peinture flamande existaient donc avant Matsys, et, si l’on veut chicaner encore, on peut dire que Matsys ne fut pas un créateur ; mais dans les arts le vrai créateur est celui qui donne aux choses la forme réclamée par leur substance, et qui les met en harmonie avec leur loi propre. Tout grand artiste n’est qu’un arrangeur, et, si l’on pouvait supposer la coexistence de deux divinités, la divinité supérieure serait non celle qui aurait créé la matière des mondes, mais celle qui aurait organisé cette matière selon les lois de Kepler et de Newton.

Le second trait de ressemblance entre Matsys et Léonard, c’est le sentiment de la beauté, qui a chez l’un et chez l’autre mêmes préférences et même recherche. Chose étrange, un des reproches que l’on adresse à Quentin Matsys, c’est de méconnaître la beauté et d’avoir une inclination pour la vulgarité. Non-seulement il n’a pas méconnu la beauté, mais il en possède le sentiment au plus haut point, et il est si loin d’être vulgaire que la beauté pure ne lui suffit pas, et qu’il la lui faut alliée à ce que nous appelons de nos jours la distinction. Dans le culte de la forme, religion des artistes, Quentin Matsys doit être rangé parmi les animistes, mot par lequel je désigne, faute d’un meilleur, les artistes qui préfèrent la beauté qui embarque l’âme du contemplateur sur l’océan de la rêverie à celle qui la fixe immobile dans l’admiration. Comme le peintre de la Joconde et du Saint Jean, il aime la beauté rare, subtile, pénétrante, singulière, exquise. Qui donc pourrait oublier jamais après l’avoir vue cette tête de Vierge du musée d’Anvers, si blonde, si pâle, d’une maigreur si gracieuse, aux traits effilés en quelque sorte, irrésistible de suavité et exprimant l’angélique fascination de la pureté, comme jamais magicienne n’exprima la fascination de la chair ? Si intense et si subtile à la fois est la pureté empreinte sur ce visage, qu’elle l’anime comme une passion, et qu’elle peut porter le nom de passion ; cette tête est d’une originalité suprême, et donne ce sentiment que laissent les choses précieuses entre toutes, dont l’exemplaire ne sera plus recommencé. C’est exactement la même nature d’impressions que nous éprouvons devant les figures de Léonard, en tenant compte seulement de la même nuance que nous avons indiquée lorsque nous avons constaté que la passion était l’élément nouveau que tous deux avaient apporté dans la peinture. Rares et captivantes comme les figures, de Léonard, les figures de Matsys ne doivent pas leur originalité à ce je ne sais quoi d’équivoque qui fait replier l’âme sur elle-même et la force à s’interroger devant la Joconde et le Saint Jean. Elles restent inaltérablement limpides dans leur singularité. A la Trippenhuys d’Amsterdam, dans les salles d’en haut, se trouve relégué dans un coin un tableau de Matsys représentant la Vierge et l’Enfant. Il est peu regardé des visiteurs, car ce n’est point pour voir Matsys que l’on vient à Amsterdam, et j’ai pensé bien souvent que le sort de ce tableau était en parfaite analogie avec les caractères du sujet et des personnages qu’il représente, violettes cachées dans l’ombre et exhalant leurs parfums dans la solitude. Cela est beau comme un Léonard avec la candeur en plus, et lorsque j’étais bien fatigué de contempler les très terrestres merveilles que l’on va admirer à la Trippenhuys, que j’étais las du tapage coloré du Banquet de la milice de Van der Helst, de la magie lumineuse de la Ronde de nuit de Rembrandt, comme après une longue course au milieu des poudreuses magnificences du soleil on va chercher l’ombre verdoyante, j’allais rafraîchir mes yeux dans une longue et immobile contemplation de la Vierge inaperçue de Matsys.

Tel est ce très grand artiste qui pour la plupart des Français ne représente guère encore aujourd’hui qu’un nom auquel on n’attache pas sa véritable importance, et dont M. Viardot, un des seuls critiques qui lui aient rendu justice, a pu dire avec vérité que l’idée qu’on en avait généralement était aussi fausse qu’incomplète. Solitaire fut sa grandeur durant sa vie, solitaire elle est encore aujourd’hui devant la postérité après plus de trois siècles. Les services qu’il rendit à l’art de son pays furent aussi nombreux que variés, et je veux les résumer une dernière fois. Au scrupule minutieux de la réalité qui aurait fini par dégénérer en puérilité, il substitua un sentiment plus général qui faisait porter cette fidélité à la nature sur les ensembles et non sur les détails ; il enseigna et mit en pratique la loi de l’unité, il frappa ses figures de l’empreinte de la passion, et par ces deux innovations, l’observation de la loi d’unité et l’expression passionnée, il créa la peinture dramatique, et rendit Rubens possible. Il eut à un haut degré le sentiment de la beauté dont les peintres antérieurs n’avaient jamais senti beaucoup le besoin, et ce ne fut point sa faute, si l’exemple qu’il donna à cet égard ne fut pas plus souvent suivi. Trois arts distincts vivent en lui : il est réaliste comme un Hollandais, bien qu’il ait préservé l’art de son pays de persévérer dans la voie qui le poussait de ce côté, il est dramatique comme cette école d’Anvers dont il fut le prophète et le vrai créateur, et par son sentiment exquis de la beauté il fut italien, au moins par le désir. Est-il beaucoup d’artistes dont on pourrait résumer ainsi les titres de gloire ?


III. — JEAN VAN EYCK ET HEMLING.

Parler longuement de Jean Van Eyck et d’Hemling dans cette Revue, où il en a été parlé jadis si éloquemment et avec un sentiment aussi juste que fort par M. Vitet, ce serait une grande audace. Ni l’un ni l’autre n’ont d’ailleurs besoin d’être vengés d’un jugement injuste et incomplet comme Quentin Matsys ; leurs vrais caractères sont depuis longtemps reconnus, leur génie parfaitement classé, et la seule injustice qu’ils aient à craindre est d’être loués non pas au-dessus de leur mérite, mais au détriment de leurs successeurs. Je veux donc me borner à leur égard à quelques observations toutes personnelles.

Je dois à la contemplation du fameux triptyque de Jean Van Eyck, à Saint-Bavon de Gand, d’avoir pour la première fois bien compris l’opinion professée de nos jours par les artistes et les critiques dits préraphaélites, et de l’avoir partagée pendant toute une longue journée. Voici une peinture qui date de nos guerres anglaises, composée et exécutée pendant les années où Bedford nous foulait aux pieds, où Jeanne la Pucelle nous vengeait. Le temps lui aurait fait subir quelque injure que nous ne saurions en faire reproche à l’expérience technique du maître, à sa science des couleurs et des procédés de métier. Tant de belles œuvres venues bien plus tard sont en train de disparaître. La Cène de Léonard de Vinci n’existe plus ; dans cinquante ans, la moitié des œuvres de ce grand artiste auront disparu ; peu à peu les Rembrandt poussent au noir : ont-ils encore un siècle d’existence ? Dès le premier regard jeté sur l’œuvre de Van Eyck au contraire, nous pouvons constater que le coloris en est aussi frais, aussi éclatant que le soir du jour de l’année 1432 où le pieux et sincère artiste l’acheva : ce tableau a l’air d’avoir été trempé dans la fontaine de Jouvence, et Dieu sait pourtant si ses vicissitudes ont été grandes ; nettoyé, retouché, brocanté, démembré, il ne lui a manqué aucune mésaventure. Le second regard est pour le paysage merveilleux de ce tableau, pour ce gazon sur lequel pose l’agneau mystique de l’Apocalypse, et ces bosquets en fleur d’où débouchent les groupes des saints et des docteurs. Quel original sentiment de la nature ! Depuis Van Eyck, on ne l’a jamais connu sous cette forme. C’est la nature dans sa beauté la plus réelle, et cependant transformée par la lumière de l’extase et la tendresse du rêve. Chaque brin d’herbe a été peint avec une minutie amoureuse, chaque fleurette plantée à l’endroit voulu pour faire admirer sa grâce virginale ; c’est notre nature dans toute son exactitude, mais, dirait-on, purifiée, spiritualisée, de manière à mériter de devenir la nature du monde surnaturel : ce paysage est une féerie céleste. Comme ce décor est en merveilleuse harmonie avec la douce et touchante grandeur de la scène apocalyptique que le peintre s’était donné pour tâche d’exprimer, et quelles tendres aspirations vers la Jérusalem mystique se trahissent ingénument dans ce gazon et ces fleurs ! Quand enfin vous êtes las d’admirer ce sentiment si original et si unique de la nature, — car tout sentiment de la nature est toujours plus ou moins païen, ou du ressort de la poésie des esprits élémentaires, ce qui revient au même, et ici il est moral et religieux comme un sentiment de l’âme, — vous tournez votre attention vers la conception de l’œuvre : elle est d’une profondeur et d’une grandeur étonnantes. Elle ne comprend rien moins que la tradition de l’histoire métaphysique de l’âme dans le temps et au-delà du temps, telle qu’elle a été établie par le christianisme, et va de l’Adam si cher aux théologiens, type de l’homme déchu et digne de rachat, à l’agneau par lequel s’accomplit ce rachat, en passant par toutes les légions de saints qui ont aidé à l’œuvre divine. Cette grande scène offerte éternellement à l’adoration des bienheureux est présidée par Dieu le père, entouré de la Vierge et de saint Jean, figures admirables d’Hubert Van Eyck, le frère aîné de Jean, que le plus grand art des époques postérieures n’a pas surpassées. Toute cette grande histoire est là racontée dans cet espace restreint avec une modestie dans la profondeur, un respect dans l’expression, une simplicité dans l’ampleur, qui sont vraiment admirables. Mais que la scène centrale est belle ! Sur cette pelouse, dont nous avons essayé de faire comprendre la réalité mystique, trône sur un piédestal l’agneau divin, la gorge ouverte, tel que le vit le prophète, et de cette blessure féconde coule dans un calice éternellement rempli, éternellement vidé, ce sang rachat du monde. Le nom du malencontreux chanoine qui eut l’idée, vers la fin de l’empire, de remettre entre les mains d’un brocanteur une partie de cette œuvre vraiment sainte mériterait d’être accolé à quelque injurieuse épithète tant qu’il y aura un diocèse de Gand, car il commit un vrai crime contre la dignité de la science que représente le sacerdoce. Jamais en effet la théologie pure, non mêlée au drame historique et humain du christianisme, n’a produit rien d’aussi grand : c’est même la seule peinture que l’on puisse appeler théologique ; toutes les autres qui représentent des sujets empruntés au monde spirituel, tels que les mariages mystiques, les couronnemens de la Vierge, touchent à un ordre d’idées et d’affections qui ont déjà quelque chose d’humain.

Ainsi le coloris de cette œuvre est éblouissant, le paysage en est d’une originalité unique, la conception en est d’une grandeur et d’une profondeur admirables. Est-ce tout ? Oh que non pas ! Approchez maintenant pour contempler ces groupes de saints, de prophètes et de docteurs qui débouchent aux quatre côtés du paysage, allées couvertes par des bosquets qui semblent fleurir sur leur passage, tant les roses en sont d’une fraîcheur éclatante. Vous restez confondu de la perfection patiente de cette peinture ; cela est rendu avec la minutie des Hollandais les plus renommés. Un Van Ostade, un Gérard Dow, un Miéris, n’ont jamais achevé une des petites figurines de leurs tableautins avec une patience plus amoureuse. Aucun de ces détails infimes qui peuvent caractériser une physionomie individuelle n’a été omis ; ces personnages sont autant de portraits pris dans la plus vivante réalité. Approchez encore, une dernière surprise, la plus admirable de toutes, vous attend. La conscience de l’artiste l’emporte en scrupules sur les consciences de tous les artistes passés et probablement à venir. Vous vous apercevez que les figures placées dans ces groupes sur les derniers plans ont été peintes avec autant d’amour que les figures des premiers plans, et non-seulement l’artiste amis le même, soin à rendre leurs physionomies, mais chacune d’elles est sortie d’une méditation particulière, chacune d’elles exprime une variété, une nuance des sentimens d’amour et de piété. Voilà certes, pensez-vous, une dépense de travail et de méditation bien inutile, car le tableau ne serait pas moins beau, si l’artiste s’était borné aux figures des premiers plans et n’avait compté les autres que pour faire groupe. Un artiste des âges postérieurs n’y aurait pas manqué, et se serait épargné une peine dont pas un spectateur sur cent ne sait gré à Van Eyck. Eh bien ! concluez maintenant que nous avons admiré successivement tous les mérites de cette œuvre : les préraphaélites n’ont-ils pas raison ? Puisque cette œuvre n’a rien perdu de l’éclat de son coloris, que le sentiment de la nature qui s’y révèle est aussi original qu’exact, que sa conception ne laisse rien à désirer ni pour la grandeur ni pour la profondeur, que sa perfection minutieuse égale le faire le plus patient des maîtres hollandais les plus admirés ; et que par-dessus le marché elle dépasse en conscience toutes les œuvres qui ont éclos depuis, qu’est-ce donc que les artistes postérieurs ont ajouté à Van Eyck, et où sont les progrès de l’art ? N’est-on pas en droit de dire que ce qu’ils ont ajouté, c’est le charlatanisme de la mise en scène, les effets dramatiques combinés en vue de surprendre et d’enlever l’admiration d’emblée au lieu de la conquérir doucement, insensiblement, comme le bon Van Eyck ?

Il est certain que, si des œuvres pareilles étaient nombreuses, et si le sentiment qui donna naissance à celle-là avait pu durer longtemps sans s’altérer, l’opinion des préraphaélites serait à peu près irréfutable ; mais cette œuvre est unique au monde, et l’esprit mystique qui l’anime né se rencontre plus à ce degré même chez Hemling, qui est pourtant si sérieux et si fervent. Eh bien ! supposons les traditions de cet art primitif s’immobilisant pendant que le sentiment qui l’avait soutenu serait allé au contraire en s’attiédissant ; à quoi eût abouti cet art si saint à l’origine, sinon à la représentation très profane d’une réalité extérieure que chaque jour aurait dépouillée d’un de ses rayons ? Enlevez des personnages de Van Eyck l’expression de ferveur et de piété, et faites-les copier par un peintre avec la même minutieuse exactitude que Van Eyck, et vous allez obtenir sur-le-champ les personnages du tableau de genre hollandais. C’est un résultat inévitable ; était-ce donc là une fin digne des aspirations avec lesquelles cet art avait commencé ? Lorsque Quentin Matsys créa la peinture dramatique, ne pouvait-il pas dire que c’était lui qui était le véritable continuateur de Van Eyck, plutôt que ceux qui avivaient voulu s’acharner à maintenir ses traditions quand même, puisqu’il se proposait le même but que lui, dans d’autres conditions, il est vrai, mais dont il n’était pas responsable, car le temps les lui imposait ? On n’a pas assez remarqué qu’il faut absolument une âme aux modèles humains que la vie offrait aux peintres dans les Flandres. Un peintre italien peut, sans être soupçonné de réalisme ou même sans tomber dans le réalisme, copier le modèle vivant qu’il a sous les yeux : la race est belle, et sa beauté peut lui tenir lieu d’âme et conserver à l’œuvre du peintre une certaine idéalité ; mais la race qu’ont peinte Jean Van Eyck et Hemling est sans beauté, et si les sentimens moraux ne se lisent pas sur les visages, la représentation en va confiner à la plus extrême vulgarité. C’est même cette laideur physique qui rend si touchante l’expression de Van Eyck et d’Hemling, car, la vie morale n’ayant point à entrer en lutte sur ces visages avec la beauté, l’âme y joue d’autant plus à l’aise et s’y remarque d’autant plus, de même que la lumière rayonne mieux et montre mieux son charme propre sur une plaine aride que dans un paysage richement accidenté. C’est encore là ce que comprit à merveille Quentin Matsys. Il y a différens degrés dans la vie morale, et la passion peut tenir lieu de la ferveur au moins pour éviter l’écueil de la sécheresse réaliste. Enfin le système de composition de Jean Van Eyck, qui ne consent à sacrifier aucun personnage, et qui donne la même importance à toutes les parties du tableau, se prête surtout à l’expression des sentimens lyriques de l’âme, mais nullement à l’expression des sentimens dramatiques, qui exigent forcément le sacrifice de telle partie à telle autre, la subordination de tel personnage à tel autre. Ces nombreuses figures du tableau de l’Agneau mystique sont autant d’odes et de prières vivantes, elles ont pu être toutes traitées avec le même soin, parce qu’elles expriment toutes un même sentiment d’essence lyrique, l’adoration ; mais il est plus difficile d’appliquer le même système de composition à un sujet de nature dramatique, la Passion par exemple. De là, chez tous les maîtres primitifs, la supériorité des tableaux dont le sujet est mystique sur ceux dont le sujet est pathétique. Lors donc que les préraphaélites accusent l’art qui a succédé à Van Eyck d’être moins chrétien que le précédent, ils se trompent : il y a toute une partie du christianisme que cet art primitif ne peut rendre avec supériorité, la partie humaine, historique, dont se sont emparés comme d’un champ nouveau les artistes de la renaissance.

Avant de quitter le chef-d’œuvre de Van Eyck, je dois consigner une observation qui se rapporte à la riche pelouse de gazon que foulent ses docteurs et ses saints. Une des plus vives satisfactions que j’aie éprouvées durant ce voyage de Flandre, c’est le nouveau témoignage qu’il m’a donné de la sincérité des grands artistes. Une foule de détails qui semblent s’écarter de la nature et que de loin on est disposé à attribuer, selon les cas, soit à une gaucherie archaïque, soit à une vicieuse disposition de l’œil, soit à un caprice d’imagination du peintre, vous révèlent tout à coup leur parfaite exactitude. Certes, s’il est un paysagiste qui paraisse capricieux, c’est bien Breughel de Velours ; cependant un soir, à l’Harmonia d’Anvers, j’ai vu tout à coup s’étendre sur les allées du jardin cette brume bleue pareille à du petit lait réduit en vapeurs dont il enveloppe ses paysages, et qui se marie d’une manière si étrange avec le vert si vif de ses feuillages. De même pour le gazon du triptyque de Gand ; tous l’admireront, mais tous n’oseraient pas en garantir l’exactitude. Observez cependant la campagne en allant de Gand à Bruges ; vous découvrirez à votre grande surprise que ce gazon si poétique, piqué de marguerites blanches, et dont chaque aiguille verte se sépare de l’ensemble, existe en toute réalité en l’an 1868, et n’est pas du tout une exagération minutieuse de l’artiste. Le feuillage que l’on voit dans les fonds de paysage d’Hemling, ce feuillage court, mince, grêle, rare, qui nulle part ne fait écran et éventail à la lumière, qui laisse le jour transpercer de tous côtés comme une dentelle, et ressemble à des découpures finement collées sur un fond de ciel, ce paysage qui, vu loin de la Flandre, paraît une gaucherie enfantine charmante, eh bien ! c’est celui des arbres de la campagne de Bruges. Quant aux effets de lumière des Hollandais, j’ai pu constater maintes fois que les plus singuliers étaient phénomènes d’occurrence ordinaire.

Faut-il donner le nom de grand à Hemling ? En vérité je crois qu’on peut hésiter ; mais il est mieux que grand, car il est adorable, le plus adorable des peintres. Sa grâce, qui est extrême, est unique, car elle ne vient ni de la beauté physique, ni de l’ingéniosité de l’esprit. En dépit de l’ancienne réputation de beauté des dames de Bruges, les figures d’Hemling sont laides, quoi qu’on en veuille dire, et ce n’est pas non plus par ce charme artificiel et rusé qui tient souvent lieu de beauté qu’elles nous captivent, car elles sont étonnamment modestes d’aspect, pudiques jusqu’à la gaucherie, décentes jusqu’à la raideur. Cependant elles nous séduisent par un attrait moral plus grand que celui qui peut naître de la beauté de la chair et des arts de l’attitude. Devant ces figures, notre cœur n’éclate pas tumultueusement en cris d’admiration, mais il demande comme le psalmiste les ailes de la colombe pour aller d’un vol doux là où ces créatures respirent et prient ; il s’arrête dans une immobilité respectueuse à contempler leurs sérieuses physionomies également éclairées par la lumière sans ombres de l’innocence. Leur âme est comme un beau soleil qui jamais ne connaîtra durant leur vie ni l’aube des désirs, ni les crépuscules des passions, comme un soleil dont le lever apparent a été la naissance, dont le coucher apparent sera la mort, mais qui en réalité n’a pas eu d’aurore et n’aura pas de déclin, venant du ciel et y retournant. La grâce incomparable qui émane d’elles comme un parfum rayonne hors d’une fleur, c’est la grâce de la vertu naïve. Ces créatures sont vertueuses non par effort de l’âme, mais instinctivement, parce que la nature a voulu qu’elles le fussent, comme elle a voulu que les marguerites fussent blanches, le ciel bleu, l’air transparent. On ne pourrait comparer l’émotion par laquelle ces virginales figures s’emparent du spectateur qu’à la double sensation de la neige, dont le premier contact si froid se transforme en une douce chaleur. Elles sont aisément pieuses, aisément chastes, et c’est de cette aisance que naît leur charme ; elles ne connaissent ni les pénibles grimaces de la vertu acquise, ni la sécheresse et l’air revêche de la vertu contrainte, ni les douloureuses contorsions de la vertu volontaire. Jamais l’ombre d’une pensée coupable n’a traversé même furtivement leurs cœurs. Jamais la curiosité ne les a fait approcher de l’arbre du bien et du mal, jamais l’expérience ne leur a fait soupçonner que l’antique serpent glissait sous les fleurs des belles pelouses qu’elles foulent. J’ai souvent pensé que la vertu était fort calomniée en ce monde ; on la considère d’ordinaire simplement comme l’opposé des passions, tandis qu’elle est elle-même une passion, la plus belle, la plus indéracinable de toutes, la seule éternelle. Il est des âmes pour qui la vertu est une nécessité de nature comme la propreté pour les Hollandais, le comfort pour les Anglais et le caviar pour les Russes. C’est une passion, et Hemling s’est chargé de montrer, que c’était la grâce souveraine. Mais quelle âme honnête ce dut être que celle de ce bon Hemling ! A mesure qu’on regarde ses œuvres, on sent s’élever dans son cœur l’étrange regret de ne pas l’avoir connu, et le désir de le voir un jour, s’il est vrai que les esprits peuvent se rencontrer dans l’éternité. Il donne la nostalgie de ce ciel vers lequel ses saintes élèvent leurs prières, ne fût-ce que pour l’y voir, tant est intime la sympathie qu’il inspire. Si l’on jugeait de la sainteté des hommes d’après leurs œuvres, et si l’on canonisait des artistes, personne ne mériterait mieux l’auréole qu’Hemling. En tout cas, il est un emploi moral de ses œuvres auquel on n’a pas encore pensé, et qui leur convient à merveille ; ce serait d’en faire de jolis albums, pas plus grands qu’un livre de dévotion, et de les donner aux jeunes artistes avec injonction de les parcourir une fois par semaine en leur disant : « La carrière de l’art est sujette à bien des égaremens, l’imagination à bien des témérités qui, même heureuses et couronnées. de succès, sont quelquefois peu avouables ; le talent n’est pas toujours uni à la conscience et n’a pas toujours des scrupules sur les voies et moyens par lesquels il peut frapper la foule, le but qu’il cherche est souvent plus éclatant que haut, et, s’il faut traîner l’art dans une voie impure pour se faire applaudir, on ne résiste pas toujours à la tentation : eh bien ! au milieu des folies de la mode, des paradoxes de l’atelier, des entraînemens de la jeunesse et des ardeurs du sang, jetez régulièrement les yeux sur ces images, et vous sortirez de cette contemplation protégés, purifiés, fortifiés. » Pour l’expression de la ferveur, Hemling peut lutter avec Van Eyck : qui pourrait jamais oublier les figures du Mariage mystique de sainte Catherine ? Cependant il s’en faut de beaucoup qu’il ait au même degré que Van Eyck l’élévation mystique. Bien souvent nous avons entendu citer à son sujet les noms de Dante et d’Ange de Fiésole, et nous avons même lu l’épithète d’ascétique employée pour caractériser l’expression de ses figures. Il y a là, croyons-nous, un léger oubli des nuances. Hemling n’ouvre pas d’aussi hautes portes du ciel que les grands mystiques italiens, et ses personnages ne nous conduisent pas plus loin que ce ciel de la lune, le premier des cercles paradisiaques de Dante, où vivent dans une chaste béatitude, à l’état de reflets et d’images sans corps, les âmes virginales ; c’est là que se rencontrent sainte Ursule et ses compagnes eu société de Piccarda et de Constance de Souabe. Ces figures d’autre part ne sont point ascétiques, elles sont sérieuses et pieuses. La candeur et la pureté naïve, voilà les sentimens qui respirent dans Hemling, sentimens qui chez lui sont d’une telle perfection, qu’ils donnent l’illusion de vertus d’essence plus haute. Les personnages d’Hemling sont des anges ; mais ils n’ont rien de commun avec les chérubins justiciers à l’épée de feu ou les enthousiastes séraphins qui se fondent dans l’extase de l’amour divin.

Avec Hemling, la peinture, exclusivement consacrée dans Van Eyck à l’expression des sentimens lyriques de l’âme, la piété, la ferveur, l’adoration, devient dramatique sans perdre son précédent caractère. Le plus frappant de ses tableaux sous le rapport dramatique est le triptyque de la Descente de croix, que j’ai déjà signalé en parlant de Rubens, et qui, je ne sais pourquoi, n’est pas estimé à l’égal de ses autres œuvres. En chicanant un peu, on pourrait, il est vrai, dire que cette peinture est plutôt lyrique que dramatique, que c’est une élégie plutôt qu’une scène ; en tout cas, elle est pathétique à l’excès. Là où ce dramatique se déploie avec son véritable caractère, que nous avons nommé anecdotique, c’est dans sa décoration de la Châsse de sainte Ursule, la plus charmante non-seulement des œuvres du maître, mais probablement de toutes les peintures existantes. C’est un véritable roman en peinture que cette légende de sainte Ursule et des onze mille vierges, car ces miniatures se distinguent par cette abondance de détails et cette lenteur d’action qui caractérisent la narration romanesque. Cette œuvre est attachante comme un récit, et il semble, à mesure qu’on la regarde, que les sens puissent être transposés, et qu’il soit possible d’entendre aussi bien que de voir par les yeux. Quelle exactitude minutieuse dès les premières scènes, j’allais dire dès les premiers chapitres ! La légion des vierges s’embarque avec Ursule ; Hemling n’a omis aucun des détails d’un départ. Les petites demoiselles allemandes et flamandes, bien costumées pour le voyage, marchent en troupe d’un pas grave, sans précipitation ni lenteur, leurs petits sacs et leurs petits nécessaires à la main, pendant que de robustes commissionnaires portent leurs petites malles et les déposent sur le vaisseau, et cette exactitude continue jusqu’à la scène suprême du martyre avec la garrulité touchante des vieux légendaires et des vieux poètes épiques qui n’omettent aucune circonstance ; mais de même qu’entre les parties d’un drame musical on place souvent une mélodie rêveuse pour reposer l’âme d’une émotion trop continue, Hemling a séparé en deux parties l’histoire de sainte Ursule par les deux miniatures qui décorent les deux bouts de la châsse. Dans la première, qui est comme l’ouverture chargée de mettre l’âme du spectateur au ton de la légende qu’il voulait peindre, il a placé la vierge, protectrice naturelle d’Ursule et de ses compagnes. Dans la seconde, introduction logique à la seconde partie de la légende, le martyre des vierges, il a montré Ursule debout et telle que la reine du royaume de la pudeur, abritant ses compagnes sous son manteau. J’ai dit qu’Hemling était plutôt adorable que grand ; pourtant il a touché à la grandeur au moins une fois, et c’est dans cette miniature qui, venant après les premières scènes de la légende, change brusquement les émotions du spectateur, et de gai qu’il était le dispose au sérieux et aux sentimens qui ne permettent pas le sourire.

Une chose touchante dans les tableaux d’Hemling, c’est d’y retrouver le vivant témoignage de l’antique magnificence de cette ville de Bruges, sorte de Venise flamande, pleine de mouvement et d’éclat, aujourd’hui morte aimable. Les costumes des personnages d’Hemling font foi des richesses de cette ville. Quelles superbes étoffes composaient les robes de ces dames de Bruges, célèbres pour leur beauté ! quel grand goût dans les dessins et les ramages qui les décorent, dans le choix des nuances pour les couleurs ! Une certaine robe feuille-morte à grands ramages du Mariage mystique de sainte Catherine m’est surtout restée dans le souvenir. Longtemps avant les Vénitiens, et sans songer à donner à ces accessoires du costume et du luxe l’importance pittoresque qu’ils leurs donnèrent, Hemling, en obéissant au seul sentiment de la réalité, qui n’a jamais abandonné les Flamands, et en copiant fidèlement les spectacles qui l’entouraient dans la plus riche des villes des Flandres, a présenté des échantillons de magnificences à faire envie à Titien, à Véronèse et à Rubens. Le roi nègre de l’Adoration des Mages, avec sa fière et pittoresque tournure, sa taille élégante, son riche costume, copie visible de quelque serviteur noir amené des pays d’Orient par un riche négociant de Bruges, serait à sa place dans le plus splendide décor de Véronèse. Une observation fort singulière à faire, c’est la prédilection marquée d’Hemling pour la couleur jaune, et les étranges effets pittoresque qu’il en tire. Il y a notamment dans le volet du triptyque de l’Adoration des Mages, où Hemling a peint la Présentation au temple, une certaine draperie jaune à nuance orangée de l’effet le plus bizarre, le plus heureux et le plus nouveau. Jamais, avant de voir les Hemling, nous n’avions supposé qu’il y eût de telles ressources dans cette couleur magnifique, mais qui, moins que toute autre, semble se prêter aux variétés des nuances et des teintes.

On connaît la légende probablement fausse sur les peintures d’Hemling. Soldat blessé, il les aurait exécutées pendant sa convalescence et laissées à l’hôpital Saint-Jean en remercîment des soins qu’il avait reçus ; mais, quelle que soit la cause qui en ait rendu l’hôpital Saint-Jean propriétaire, ces peintures sont bien à leur place naturelle dans un lieu où le christianisme abrite les malades et recueille les affligés, car elles ne présentent que des images de consolation et d’espérance. Dernier témoignage de l’antique magnificence de Bruges, elles sont bien aussi en harmonie avec le caractère de cette ville paisible, solitaire et d’une douceur mélancolique, où l’herbe pousse entre les pavés devant la statue de Van Eyck. On ne pouvait donc rêver pour elles un meilleur musée que l’édifice qui les possède et la ville dont elles sont aujourd’hui la plus sérieuse richesse.


EMILE MONTEGDT.


  1. Voyez les livraisons du 15 octobre et du 15 novembre.
  2. Nulle ville au monde n’a été l’objet de plus d’attentions flatteuses que cette ville de Mayence, véritable enfant gâté des maisons souveraines. Dans ce même palais des archevêques électeurs qui contient le don magnifique de Napoléon Ier, nous avons remarqué encore des modèles de machines de guerre romaines, présent de l’empereur Napoléon III, de nombreux moulages des sculptures du musée de Berlin, cadeau du roi de Prusse, et de magnifiques publications officielles du gouvernement russe, offertes par l’empereur de Russie.