Impressions d’un bourgeois de Paris pendant le siège et la commune, Charles Aubert-Hix/02

Impressions d’un bourgeois de Paris pendant le siège et la commune, Charles Aubert-Hix
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 846-874).
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IMPRESSIONS
D’UN
BOURGEOIS DE PARIS
PENDANT LE SIÈGE ET LA COMMUNE[1]

CHARLES AUBERT-HIX


IX

Le 18 novembre, Aubert a une joie infinie : il reçoit des nouvelles ! C’est le soulagement de la pire douleur, l’absence, torture de tant de cœurs tendres dans la clôture du cercle de fer ! On la souffre en silence, mais peu à peu elle use les nerfs. Chaque lettre, par un mot, un trait, en laisse échapper le secret. Il y en a bien peu qui ne fassent mention du départ des ballons, avec tous leurs incidens. Aubert, après avoir porté lui-même ses lettres à la poste centrale, allait le plus souvent voir partir les ballons qui les emportaient, et qui prenaient leur vol soit de la gare d’Orléans, soit de la place Saint-Pierre, à Montmartre. C’est là, je m’en souviens, que je l’ai rencontré avec mon père, et plus d’une fois. Il s’imposait, pour ne point manquer à ces départs, des fatigues qui n’étaient guère dans ses goûts. « Le ballon doit partir ce matin, à sept heures, et je n’ai que le temps de vous donner en hâte quelques nouvelles. Il faut que je sois à six heures un quart rue Jean-Jacques-Rousseau. »

On s’enquérait ensuite de la destinée des ballons ; on observait les girouettes pour suivre le vent ; on savait les accidens qui avaient abimé certains ballons dans les lignes ennemies ; on apprenait l’heureux passage de quelques autres par le retour des pigeons.

On rêvait, à chaque fois, que ces bienheureux pigeons porteraient avec eux une ligne, un mot, en échange des longues lettres qu’on avait écrites. Bien rares étaient les privilégiés, à qui l’assurance était donnée que les chers êtres du dehors étaient toujours en vie, — assurance toute sèche, mais où tant de joie était déjà contenue ! Nul n’était prêt à goûter cette joie mieux qu’Aubert. Il a comme une fringale de cordialités de famille. Dans la suite de ses jours solitaires, les dates qui passent lui ramènent les anniversaires, tristes ou joyeux, un deuil ou bien une fête. Le 4 novembre, il écrit en post-scriptum : « Et c’est pourtant ma fête ! » Un autre jour, il voit passer l’échéance de ses cinquante ans. Mélancolique pensée. Un jour, il est de garde ; c’est le 23 octobre, et c’est la date du mariage de sa fille, béni quelques années plus tôt par cet être angélique qui fut son élève, l’abbé Henri Pereyve. Cette fois, tant bien que mal, il a fallu qu’il en fit une fête, et, muni de deux bouteilles de Corton, tirées de sa cave et apportées à la barrière d’Italie, il a organisé une petite bombance, avec trois camarades, dans une guinguette près des remparts. On a bu, la larme à l’œil, aux époux lointains !

Et les petits-enfans ! Un jour, place de la Bastille, il a vu, hésitant à passer la rue, une dame, avec une petite fille, grande comme une des siennes. Il dit : « Je me suis offert à porter la fillette, pour tenir un instant dans mes bras un être qui me rappelât mes petits chéris. »

Voilà où il en était, quand les nouvelles lui sont venues. La lettre que voici, la scène qu’elle évêque me semblent faire partie du tableau du Siège, de la psychologie du Bourgeois de Paris dans sa sinistre séquestration :

« Que vous êtes de bons et aimables enfans, mes chers amis ! Quelle joie vous m’avez donnée au milieu de tant d’amertumes ! Dans la soirée de mardi, j’étais blotti chez moi, bien tristement, et je m’étais endormi sur mon divan ; à onze heures, deux gros coups de sonnette me réveillent. Je cours à ma porte, et j’y trouve un employé du télégraphe, qui m’annonce une dépêche d’Angers. C’était à n’y pas croire ! Vous dire avec quel singulier mélange de joie et d’angoisse j’ai brisé l’enveloppe, c’est bien inutile ; j’avais tant à espérer et tant à craindre ! Votre phrase si bien rédigée m’a ravi. J’ai remercié Dieu, qui m’envoyait ce soulagement ; la soirée s’est continuée assez longtemps, dans un bien-être moral que j’étais heureux de vous devoir. Lorsque, le lendemain, j’ai fait part de ma joie à Girard et à mes collègues, leurs complimens m’ont touché. En sortant de classe, il a fallu prendre son fusil et partir pour vingt-quatre heures aux remparts ; là encore, j’ai reçu bien des félicitations et fait bien des envieux ; en une heure, de bouche en bouche, la nouvelle a circulé, et on est venu me regarder rien que pour voir un homme qui avait reçu une lettre. Je n’exagère rien, ce que je vous dis là est la vérité pure. Souffrir au point de vue matériel est certainement douloureux, quoique, en somme, jusqu’ici, j’aie à peine éprouvé les tiraillemens d’une nourriture médiocre ; mais souffrir dans ses affections les plus vives et les plus profondes, ne pas oser penser même à ses enfans, de peur que le découragement et presque le désespoir ne vous prenne, c’est le supplice que je n’oserais pas souhaiter à mon plus cruel ennemi. Ce pauvre X… est venu, comme beaucoup d’autres, me complimenter ; lui aussi il a sa femme et sa fille en Touraine, son fils dans l’armée de la Loire. « Vous avez du calme pour deux mois, » me disait-il ; et en parlant ainsi, ses yeux étaient pleins de larmes ! Songez que, depuis le siège, c’est-à-dire en deux mois, cinquante personnes à peine avaient reçu des lettres, et que M. Thiers n’avait consenti à se charger que d’une vingtaine de billets. Vous pouvez donc vous dire, mes chers enfans, que vous avez fait un heureux, bien heureux. Comme toujours, vous avez été pour moi d’une affection attentive et fidèle dont je vous remercie bien profondément. » (18 novembre.) Il avait « du calme pour deux moisi ».


X

Dès le milieu de novembre, s’effacent les lugubres souvenirs de l’émeute, du passage de Thiers, des espérances évanouies. On discute encore sur la capitulation de Metz, et l’on pèse les responsabilités possibles :

« Vous savez, sans doute, quels bruits circulent à propos de la capitulation de Metz ; l’honneur des généraux en serait fort maltraité ; on parle de marché misérable, de trahison. Dans ces malheurs que nous traversons, il ne faut pas s’étonner de ces agitations. Qu’y a-t-il de vrai ? Je ne sais qu’en penser. On se refuse à croire de pareilles monstruosités. Cependant, le passé du maréchal Bazaine n’est pas parfaitement net. Quant à moi, j’estime que les gens honnêtes doivent suspendre leur décision. On finirait par n’oser plus croire à la probité et à l’honneur. »

On travaille à la défense avec acharnement ; on prépare la Garde nationale à un rôle plus actif. D’heureux bruits sont venus de province. Les âmes des braves gens sont solides. On s’attend à de graves événemens. Aubert profite de ses quinzaines de liberté pour continuer avec audace ses explorations de banlieue. Nous le retrouvons à Aubervilliers, où il couche chez un ami, aux Hautes-Bruyères, une autre fois à Nogent.

« Hier, j’étais aux Hautes-Bruyères et regardais tirer le moulin Saquet. Le tir est déjà bon, mais les pièces m’ont paru d’une portée faible. Pendant une heure au moins, il a défilé devant nous un convoi prussien, passant un peu au-delà de Choisy-le-Roi par Rungis et Fresnes pour rejoindre Versailles. Il y avait quatre à cinq cents fourgons. Quelques pelotons de uhlans escortaient le convoi. On aurait pu tirer des Hautes-Bruyères, mais à cette distance le tir manque de précision et de réelle utilité.

« Lundi, j’avais pris la route de Champigny ; on peut aller maintenant en chemin de fer jusqu’à Nogent, sur la route de Vincennes. Après une visite au fort de Nogent, je suis revenu à Joinville, pour voir où avait eu lieu l’engagement de Champigny. C’est la Faisanderie qui a attaqué le village et délogé les Prussiens. Une manœuvre de mitrailleuses bien dirigée a jeté bas bon nombre de fuyards. Quelques maisons incendiées attestent que la lutte a été rude. Pendant que je fouillais avec ma lunette tous les recoins du village et des environs, je voyais à travers la prairie les manœuvres des francs-tireurs, courant deux à deux et allant débusquer les sentinelles ennemies. cette guerre est la seule qui soit possible encore autour de nos murs. » (18 novembre.)

Le lendemain il part pour le fort d’Aubervilliers et y reste deux jours. Tout va bien, en somme. La nouvelle de la victoire d’Orléans a ragaillardi les Parisiens. Car tout l’espoir raisonné est dans l’action commune des assiégés et de l’armée de secours.

Mais la première lettre que nous ayons de décembre marque le premier coup de déceptions cruelles[2]. Cette lettre commencée le 4 et finie le 8 est comme un écho vivant des événemens. Le 4, le Parisien est sous le coup des batailles sanglantes de la Marne, un peu déçu par les résultats, confiant encore ; mais entre la première et la seconde partie de la lettre, sont tombées les mauvaises nouvelles. La victoire d’Orléans n’a pas eu de lendemain : dans une note d’une ironique courtoisie, Moltke a appris à Trochu la défaite. Voici, dans quelques lignes, la sensation de ces cruels événemens. Entre le premier et le second fragment de la lettre, l’écriture même est changée. Elle devient lâchée, hâtive, comme haletante :

« Depuis la lettre que je vous ai envoyée hier, rien de nouveau n’est survenu, et le Journal officiel, dont on attend le rapport avec impatience, ne s’est pas encore expliqué. Nous restons donc sur cette impression de deux bonnes journées, dans l’attente de celles qui suivront. L’opinion n’est ici ni exaltée, ni découragée ; on est résolu, on a confiance ; on sait cependant que de mauvais jours peuvent reparaître, et que l’heure de la délivrance n’est pas encore arrivée. Les combats du 30 novembre et du 2 décembre ont coûté cher, quoique les pertes de l’ennemi soient énormes en comparaison des nôtres. Le temps s’est subitement refroidi ; il gèle fortement, et l’armée du général Ducrot est redescendue à Vincennes pour bivouaquer dans le bois. Nos braves amis devaient souffrir beaucoup, sur les hauteurs, d’une température aussi rigoureuse. Toute la question est dans l’arrivée plus ou moins prompte, plus ou moins opportune des armées de secours. Où est l’armée de la Loire ? Où sont les troupes de Bourbaki ? Quelles forces se sont détachées d’ici pour les arrêter dans leur marche ? Quant à nous, il résulte de l’expérience tentée que l’armée du général Ducrot est bonne, que notre artillerie est notablement supérieure à l’armée prussienne ; dans une situation où nous pouvions les atteindre, leurs boulets tombaient à deux cents mètres des lignes françaises, ce qui n’empêche pas que la lutte ne nous ait coûté des pertes sensibles. Nos soldats ont montré tout le courage, toute la solidité des vieilles troupes, elles ont soutenu le feu avec autant de sang-froid qu’elles montraient d’élan et d’ardeur dans l’attaque à la baïonnette. Non seulement le gouvernement leur rend cette justice, mais les blessés eux-mêmes reviennent aux ambulances avec une fermeté et une satisfaction vraiment touchantes. Vous n’imaginez pas quel luxe de secours on a organisé pour les recueillir et les ramener ; on ne rencontrait dans Paris que des voitures consacrées à ce service ; d’abord les voitures des ambulances, très bien organisées ; ensuite des omnibus, des voitures de déménagement, des voitures de maître, des fiacres, où le drapeau de la Convention de Genève, blanc avec une croix rouge, ou une simple croix rouge peinte sur les panneaux, devaient faire respecter aux belligérans le service des blessés. Hier encore ces transports continuaient. On a surtout apprécié le service des mouches, mises en réquisition pour transporter nos braves amis. Tous les médecins sont consignés et à leur poste ; les sœurs de charité vont du champ de bataille aux hôpitaux ; deux cents frères des écoles chrétiennes, sous la conduite du frère Philippe, accompagnent les… »

Le texte s’arrête brusquement et reprend après un blanc : « . Cette lettre était commencée dimanche et je comptais vous l’envoyer lundi ; l’attente de nouvelles plus complètes m’a fait retarder mon envoi. Mardi et mercredi, j’ai passé ma journée aux remparts. Mais quelle triste soirée mardi, à l’annonce qu’Orléans était repris et notre armée battue ! Une sorte de stupeur a accueilli cette communication ; mais Paris s’est promptement remis de cet émoi. On s’est dit qu’en fait de nouvelles, la loyauté des Prussiens pouvait paraître suspecte ; on a pensé ensuite qu’une armée comme celle de la Loire ne pouvait pas disparaître en quelques heures, que la perte d’Orléans n’entraînait que des conséquences limitées. Enfin, deux heures après, l’esprit public s’associait pleinement n la réponse du gouvernement. Vous savez mieux que nous, mes bons amis, ce qu’il y a de vrai dans ces communications. Depuis bientôt cinq jours, pas un pigeon n’est arrivé ici ; on attend avec calme et courage ; mais cette ignorance presque absolue est une épreuve dont vous ne pouvez pas mesurer l’amertume. »

Après cela, la correspondance est plus brève, moins fournie de détails ; il parait clairement que l’optimisme, désormais, représente à l’esprit un devoir plus qu’une opinion. La formule en revient brève, nette, très noble : « Personne ici ne songe à désarmer. Cette résolution inébranlable de Paris est-elle d’accord avec vos désirs, et voulez-vous la paix ou la guerre, c’est ce que nous ne voulons pas démêler. Dans les épreuves morales, alors qu’on ne peut pas s’entendre et se concerter à son aise, il suffit qu’à distance chacun fasse son devoir. Marcher devant soi est toujours la vraie route : on y retrouve ses vrais amis. »

C’est le ton de toutes les lettres.

Autour de la Noël, les combats furent très douloureux : un froid sibérien sévit pendant quinze jours. Il n’empêche pas notre curieux Parisien d’aller jeter un coup d’œil en banlieue :

« J’ai assisté à la bataille de mercredi des hauteurs de Belleville. Notre artillerie a fort malmené les Prussiens. C’était un feu roulant. Vous auriez été émerveillés comme moi du dévouement de tous. Malheureusement, l’attaque du Bourget n’a pas réussi, et quelques compagnies, entre autres un corps de marins, ont été fort éprouvées. Le lendemain jeudi, rien à signaler. La journée de vendredi s’est passée par un froid glacial. Pas un coup de canon du côté des Prussiens. On les voyait massés au Blanc-Ménil, deux grandes lignes noires, et en avant une série de pelotons échelonnés sur la côte, tout cela immobile comme des soldats de bois. De notre côté, on s’évertuait à travailler la terre pour ménager contre le Bourget une attaque moins périlleuse couverte par des tranchées profondes ; mais le sol est si dur que nos braves amis n’avançaient guère. Cependant, le fort d’Aubervilliers, le fort de l’Est et la batterie de la Courneuve tiraient sur les Prussiens, et au mouvement de leurs lignes qui, de temps en temps reculaient, il était facile de penser que notre tir les inquiétait.

« Le lendemain samedi, j’ai pu sortir de Paris, et je suis allé coucher à Aubervilliers. J’ai visité nos batteries établies dans la plaine et je me suis approché à cent mètres des travailleurs à cinq cents mètres du Bourget. Nos travailleurs avançaient lentement, mais sans être inquiétés. A la Courneuve, j’ai vu les fameuses locomotives blindées et nos batteries de marine. Mais tout sentiment de curiosité cédait à la profonde tristesse de voir nos soldats soutenir une si effroyable température. Des accidens graves se sont produits en assez grand nombre ; on a dû évacuer des hommes dont les pieds s’étaient congelés dans la tranchée. On a beau les couvrir, leur donner du bois et une nourriture solide ; il serait impossible de prolonger la lutte active, si le temps ne devenait plus clément. Hier déjà il faisait moins froid ; aujourd’hui, il y a une amélioration sensible. » (Lundi 26 décembre.)

Et le Parisien se soutient. Pourtant, on s’aperçoit que sa santé finit par souffrir, et que ses forces baissent. C’est de quoi il parle peu. Il ne s’attarde pas à gémir sur le jeûne forcé. Nous n’y pensions guère ! Il s’amuse çà et là à noter le prix fantastique des denrées, à titre de curiosité, et voilà tout. Dès septembre, le beurre vaut 6 francs la livre. En octobre, un poulet 18 francs et une oie 30 francs. (La même oie valait 100 francs à Noël.) Le charcutier du coin n’a plus en montre que quelques morues ; Aubert s’en paie une. Un jour, il achète un chou, un autre jour un pied de céleri. Il faut bien s’ingénier : dès le 13 octobre, on n’a plus que 100 grammes de viande par jour : « A peine pour sa dent creuse ! »

Qu’importe ? « On se serrera un peu le ventre, et vous nous trouverez un peu maigris. » Vers la fin, il dit : « Bah ! nous n’avons pas encore mangé nos semelles de bottes ! » — et il fait cette réflexion philosophique : « Manger mal et mal dormir, on s’y fait, et pour mon compte, je suis confondu du peu qui est nécessaire à la vie ! »

Où est le gourmet d’autrefois ? — Est-ce bien lui qui pousse vers les absens ce cri du cœur : « Je mangerais bien dix ans du cheval pour avoir un mot de vous ! »


XI

A la fin de décembre, la population ne doutait pas que Paris serait bombardé. Dans les grandes crises, le peuple a vite fait de deviner sans erreur la volonté des maîtres de l’heure. Ainsi voyait-il approcher ce que nos pédans et barbares ennemis appelaient le « moment psychologique. » Pourtant, Aubert croit devoir rassurer sa famille : il ne juge pas, jusqu’à nouvel ordre, le bombardement direct de la ville possible, « sauf du côté de Neuilly. » — Ce qui peut y faire croire, c’est que l’artillerie ennemie bombarde les forts : « Plus de 3 000 bombes ont été lancées sans résultat appréciable ; les obus portaient mal et tombaient le plus souvent en avant des forts. Nous avons eu huit morts et cinquante blessés, dont quatre officiers de marine. C’est à recommencer. Mais je vous défie d’imaginer une pareille musique ! De huit à dix heures, le bruit était formidable. C’est seulement à cinq heures qu’on a su le résultat. Paris ne s’est ému en aucune façon de ces menaces. On veille et on est sur ses gardes. » On se plaint bien plus du froid. La misère du peuple est digne d’une grande pitié. Le 31 décembre, Aubert est de garde : il a devant lui la plaine morne et glacée : « C’est là, dit-il, que je verrai finir cette sinistre année. »

Pourtant le 5 janvier 1871, la douce âme poétique de l’empereur Guillaume s’était épanouie en ce billet fameux adressé à sa pieuse épouse : « Le bombardement de Paris a commencé aujourd’hui, par un splendide soleil d’hiver. »

Le bombardement fut accepté par la ville avec un calme et une gaieté que tous les historiens ont constatés. Le temps était beau, le froid beaucoup moins vif, et chacun voulait voir le nouveau spectacle inédit que l’ennemi nous donnait. Je me rappelle moi-même avoir fait des patrouilles pour empêcher les curieux de s’approcher des lieux où les obus tombaient le plus dru. Aubert écrit :


« Mes bons amis,

« Nous venons de traverser une rude journée ; le bombardement direct de Paris est commencé ; dans la nuit de mercredi, vers onze heures, les Prussiens ont ouvert le feu et jusqu’au lendemain six heures du soir, ils l’ont entretenu avec une régularité édifiante. C’est notre quartier qu’ils ont honoré particulièrement de leur attention ; par-dessus les forts de Montrouge, de Vanves et d’Issy, ils faisaient pleuvoir des obus sur la rue Mouffetard, Montrouge, le cimetière Montparnasse, et une partie de Grenelle. Quelques projectiles sont tombés sur le boulevard Saint-Michel, à la hauteur de l’Ecole des mines, et sur le Luxembourg. Comme tapage, c’était effrayant. Comme résultat, sur les édifices et sur les maisons particulières, il en reste à peine une trace ; quant à la population, trois ou quatre personnes ont été atteintes, malgré la curiosité qui attirait à ce spectacle une foule innombrable de curieux. Ces obus sont de proportion énorme : 55 centimètres de hauteur, 33 de diamètre ; vous voyez que nos chers ennemis ne nous traitent pas légèrement.

« Aujourd’hui, tout est rentré dans le calme ; c’est à peine si, de loin en loin, un coup de canon se fait entendre. Pour avoir été bombardés, nous ne nous en portons pas plus mal. Décidément, c’est à recommencer. Un de mes élèves montrait ce matin en classe à ses camarades l’éclat d’obus qui était tombé dans son jardin ; l’épaisseur de ces projectiles est considérable ; mais quand on n’est pas surpris, il est facile de s’en garer, et un long sifflement avertit les promeneurs. En somme, à tout cela, rien de grave ; si l’incendie ne se met pas de la partie, nous en rirons tout à notre aise. Mais hier, avec nos fontaines gelées, une pluie de pétrole nous aurait beaucoup gênés. » (6 janvier 1871.)

Aubert s’inquiète bien plus des nouvelles menaces d’émeutes : « Quelques agitateurs ont voulu profiter de cette démonstration pour afficher leur éternelle Commune ; partout on a arraché leurs placards rouges, et si l’envie leur prenait d’aller plus loin, quelques coups de fusil régleraient le compte de ces misérables. » — Ce n’était pas encore le dernier mot de ses tourmens ! — « Voilà le dégel arrivé. Les pigeons se décideront-ils à reprendre leur vol vers Paris ? Ces chers petits oiseaux sont frileux, et dès qu’ils ont froid aux pattes, ils se remisent. C’est pourtant notre plus cruelle souffrance. » Après ces longs mois passés dans l’ignorance, l’angoisse se complique ; on n’ose même plus désirer savoir : « L’inquiétude me fait reculer à la seule pensée d’un nom. Où êtes-vous ? Qu’un mot me rendrait heureux ! Et encore, qui sait ? »

Le quartier Latin continua les jours suivans a recevoir un grand nombre d’obus. La Sorbonne, l’Ecole normale, le lycée Henri-IV furent atteints, et nombre d’édifices des environs. Le lycée Louis-le-Grand fut épargné, ou à peu près[3]. Mais l’École Sainte-Barbe qui lui est contiguë avait eu plus que sa part. Le 9 janvier, M. Girard avait dû installer un dortoir, pour ce qui restait d’internes, dans une des caves, et s’était installé lui-même avec sa famille dans la cave voisine.

Le mercredi matin 11 janvier, sur ordre du Ministre, tous les lycées de la rive gauche durent fermer leurs portes. A huit heures, comme de coutume, ce jour-là (que je ne puis oublier), Aubert était venu faire sa classe. J’ai raconté ailleurs cette dernière classe[4], — comment Aubert, quand nous fûmes assis sur nos bancs, — nous étions six en tout, si j’ai bonne mémoire, — prit un livre, et, ainsi qu’il faisait souvent, se mit à lire et à commenter. Le livre était un Thucydide, et le passage choisi, le discours de Périclès sur les jeunes Athéniens morts pour la patrie. Jamais Aubert ne fut plus éloquent. Après qu’il eut fini cette magnifique leçon de patriotisme, il nous annonça sans phrases que le lycée, jusqu’à nouvel ordre, fermait ses portes, — et il nous embrassa tous les six.

Quant à lui, à peine libre, il reprit ses explorations. Voici, je pense, la dernière :

« J’arrive à l’instant d’Aubervilliers où j’ai passé deux jours, et j’apprends que l’ennemi a continué sur nos quartiers son œuvre de bombardement. Ma rue n’a pas été visitée de nouveau, mais à partir du boulevard Saint-Michel, et de la rue des Ecoles, c’est toujours la même pluie de projectiles. Je vous écris en toute hâte pour vous rassurer à mon égard. Demain, c’est-à-dire dimanche 15, je vous écrirai plus longuement. Les dommages matériels, quoique sérieux, ne mettent pas en danger le quartier. Malheureusement, il y a eu quelques victimes. C’est une œuvre de sauvages, qui ne restera pas impunie. Ma lettre de demain sera remise lundi à la poste, pour que son départ soit plus assuré. Ne vous inquiétez pas, et soyez certains que je prendrai pour moi toutes les précautions nécessaires.

« J’ai assisté cette nuit, dans la plaine Saint-Denis, à un engagement qui a duré trois heures. Les Prussiens ont attaqué la Courneuve et Drancy, avec force artillerie. Ils en ont été pour leurs frais. Ces combats de nuit ont un aspect terrible ; mais l’obscurité rend le tir moins sûr et moins meurtrier. On s’attend toujours à une grosse affaire ; mais tout est subordonné aux nouvelles que nous recevrons de vous. »

Enfin, il y a une dernière lettre écrite pendant le Siège. Il faut la lire tout entière pour se figurer au vrai la force d’âme incroyable des assiégés de Paris, exténués de faim et de froid, séparés du monde depuis quatre mois, bombardés à mort depuis trois semaines, — leur résolution inébranlable, et qui durait encore après la bataille de Buzenval, après l’émeute du 22 janvier. Il faut la lire avec fierté, avec respect :


« Mes chers enfans,

« Deux mots seulement. Nous venons de passer une triste semaine. A la journée du 19, le pauvre Trochu a perdu la tête, et sa dépêche désolée était une inconcevable exagération. Nos pertes sont peu sensibles ; on les évalue à 1 500 hommes ; c’est beaucoup, si l’on compte le deuil et les larmes ; ce n’est rien en comparaison du sacrifice qu’il faut accepter. Quant à l’émeute de dimanche, elle a duré vingt minutes, deux décharges, quelques victimes, tout a été fini. La question des vivres seule est grave. — Je ne vous parle pas de Chanzy ; vous en savez plus que moi… Le général Vinoy remplace Trochu. Il ne me paraît pas possible que ce brave général ait accepté seulement le triste devoir de signer la capitulation de Paris. On va donc se battre à outrance, Nous jouons notre dernière carte. S’il faut un miracle, d’honnêtes gens peuvent le demander à Dieu. La ville de Paris se doit à elle-même de ne pas offrir seulement à la patrie la résignation de son appétit aux abois. Ne nous dissimulons pas la gravité du péril ; chacun de nous peut y tomber. — Vous savez si je pense à vous ; pensez à moi, et priez Dieu pour la France… » (23 janvier 1871.)

Une semaine de plus. Toute cette fièvre, tout cet héroïsme s’éteint, et ne laisse plus vivant qu’un seul désir angoissé : avoir des nouvelles, — savoir : « Je n’ose penser. J’attends avec un sentiment d’angoisse que je n’ose exprimer. Je recueillerai tout mon courage pour ouvrir la première lettre. » (2 février.)

Cette première lettre arriva le 7 Aucune douleur personnelle ne s’ajoutait aux malheurs de la patrie. Tout allait bien. Les cœurs restaient brisés, les espérances confondues, l’avenir noir. Mais enfin on pouvait se reprendre à vivre, et la tragédie semblait finir.

Il restait le lugubre épilogue.


XII

Le 13 février, Aubert reprend ses classes par quinzaines, à la façon du Siège. La correspondance avec la province met longtemps à se rétablir régulièrement ; mais on se contente de peu, après de telles privations. On est au courant des faits et gestes des êtres chers, et c’est le principal. L’entretien se renoue, doux, familier, intime entre le père, les enfans, les amis, sur les santés, les projets, les détails sérieux ou plaisans de la vie de chaque jour. Il y a un tel ressort dans l’homme qu’il se reprend à sourire au sortir des ombres de la mort. La belle humeur d’Aubert reparaît et même son bel appétit. Il ne craint pas de corser sa lettre de quelques détails gastronomiques, pot-au-feu, rôtis, — une certaine dinde dont l’eau nous vient à la bouche. Cela se rencontre, dans ses lettres, avec les tristes souvenirs, et aussi avec les graves et doux conseils de travail, d’économie, d’amour du devoir.

Enfin, il retourne à Angers à la fin de février, et tous les liens de la vie de famille sont renoués. C’est un peu de joie. Pourtant, l’image des malheurs publics n’est pas loin. En revenant de son voyage, Aubert la retrouve péniblement sur sa route.

« D’Orléans à Paris, vous ne pouvez rien concevoir de plus triste. Aux Aubrais, les Prussiens sont encore occupés à déménager ; mais des Aubrais à Paris, la ligne est encore sous leur surveillance. A Artenay, on nous a fait reculer d’un kilomètre pour rentrer en gare et laisser passer un général prussien. » — A Paris, l’encombrement est extrême : « Cinq fiacres pour trois cents personnes ; on loue une voiture à bras, et on suit à pattes son commissionnaire. » — Mais c’est Paris, vivant et renaissant. Quoi ? Il y a même des théâtres et des concerts : « Pour moi, dit Aubert, cette idée ne m’est pas encore entrée dans la tête. Je ne blâme pas ceux qui s’amusent ; je les laisse faire et ne leur porte pas envie. »

Mais il retrouve la vie qu’il aime, sa maison, son travail : « J’ai défait ma caisse, planté mes fleurs, déballé mes pommes. » — Et voilà que reprend la bonne et salutaire routine des devoirs professionnels, non plus à la volée comme pendant tant de mois, mais régulièrement. On a chanté la messe du Saint-Esprit, et les classes régulières vont rentrer officiellement. Et comment rêver à de nouvelles misères ?

Cette lettre est du 14 mars 1871. La même semaine, les nouvelles misères ont commencé leur lamentable cours, et combien plus lamentable que celui des jours du Siège ! Aubert va continuer à écrire pour informer sa famille des événemens ; mais combien son ton est changé ! « On vit tristement, et ce mélange de douleur et de honte est doublement pénible. » Mais sa sensibilité et son observation pittoresque ont vraiment de quoi s’exercer :

« Rien de nouveau, rien de plus que ce qui était, hier. La nuit s’est passée en fanfares pour tenir le peuple éveillé. J’ai peu dormi et ma bougie a beaucoup brûlé. On ne sait à Paris rien du dehors. Où est l’Assemblée ? Où est le gouvernement ? On les dit à Versailles, on les dit à Tours. Vous en savez beaucoup plus que moi. Nos ouvriers ont recommencé leurs promenades qui, bientôt, les lasseront. A quel exercice passeront-ils ? Contre une résistance qui ne se montre nulle part, ces barricades leur paraîtront insensées, je l’espère. Il y en a place du Panthéon, place Vendôme, place de la Bastille, rue Saint-Martin, tout autour de l’Hôtel de Ville. Ce matin, une longue proclamation expose la vertu et l’innocence du Comité central ; une affiche convoque pour demain aux élections ; vous comprenez que je n’y paraîtrai pas. Le bruit court que vingt bataillons s’étaient dirigés sur Versailles. J’en doute, la perspective d’y rencontrer quelques Prussiens les aura fait réfléchir. Nous sommes toujours dans la même disposition, attendant les ordres de l’Assemblée. Qu’elle agisse, qu’elle décide, nous obéirons. Mieux vaut prendre son temps et ne pas venir chercher ici une défaite qui aggraverait les choses. Que vont faire les Prussiens ? J’espère qu’ils ne se réengageront pas dans la lutte qui, il est vrai, sera sans danger. Vous imaginez que toutes ces pensées sont bien noires. Ah ! ma bonne quinzaine d’Anjou ! » (20 mars.)

Il espère un instant que la population saine de Paris va résister, ainsi qu’elle l’avait fait au 31 octobre. C’est le jour où la Commune a versé le sang de braves citoyens sans défense : « On vient de tirer, place Vendôme, sur une manifestation sans armes, composée de bourgeois, et les plus tristes bruits circulent. Assurément, le sang a coulé. Les boutiques se ferment. Les gardes nationaux prennent les armes. On va se défendre. » (22 mars.) — Il y eut, en effet, des tentatives de résistance, avec bravoure, mais sans direction. Aubert endossa son uniforme, négligé depuis deux mois.

« J’aurais voulu vous écrire hier, mais il m’a fallu endosser mon uniforme et passer la journée entière sous les armes. Grâce aux efforts d’honnêtes citoyens, nous nous sommes réunis dans notre quartier même, et nous avons occupé en force l’Ecole polytechnique. Le 21e et le 59e étaient massés là, au nombre de mille hommes environ. Vers cinq heures, deux bataillons dissidens ont demandé à se joindre à nous, et nous les avons accueillis. Notre quartier est désormais à l’abri d’un coup de main. A Saint-Germain-l’Auxerrois, treize bataillons du Comité central se sont présentés rue de Rivoli, en face du jardin ; imaginez un pêle-mêle de fous, de coquins et d’imbéciles. Ils ont braqué et chargé deux canons en face de nos amis qui n’ont pas bougé ; une heure après, de braves gens étaient intervenus. Le Comité central abandonné par sa troupe restait impuissant à engager le combat ; d’un commun accord, on convenait de faire les élections jeudi, dans les termes prescrits ou acceptés par l’Assemblée nationale ; c’était la proclamation de l’amiral Saisset qui avait enfin gain de cause. Le Comité maintient ses élections pour dimanche ; on le laissera s’agiter. Ils vont se dissolvant chaque jour. La question semble donc se résoudre ; la soirée a bien fini ; la matinée est bonne. Nous éviterons une bataille, mais quel métier ! » (25 mars.)

Ce beau mouvement tournait en désordre et confusion. « En quelques heures, revirement complet. Les élections qui pouvaient avoir lieu jeudi, avec assentiment de l’Assemblée, étaient maintenues à dimanche par ordre du Comité central. Bon nombre d’hommes d’ordre ont voulu tenir leur parole et se sont décidés à voter quand même, pour éviter l’effusion du sang. » Aubert n’en voulut rien faire : « Je me suis abstenu, décidé à me maintenir sur le terrain légal, d’accord avec l’Assemblée. D’ailleurs, ce n’est déjà plus un Conseil municipal que l’on prétend avoir élu, c’est une Assemblée commune. Toutes ces folies sont déplorables et honteuses. »

Après ces dérisoires élections, la tyrannie de l’émeute s’établit avec tous ses excès puérils et violens. Pendant les premiers jours, Aubert n’ose plus écrire, ou n’écrit que quelques mots, et recommande qu’on lui réponde seulement : « Nous allons bien, ou mal. »


XIII

Bientôt il trouva moyen de recommencer sa correspondance, et nous le suivons jour par jour. Le vieux lycée s’est ressenti, dès le début, du désordre public. C’est le grand souci d’Aubert. Ici, j’ai la bonne fortune de pouvoir recourir, en même temps qu’à ses lettres, à celles de M. Julien Girard : elles sont belles, vaillantes et touchantes. Il y est sans cesse question d’Aubert. C’est une noble chose de voir comme ces bons citoyens ont jusqu’au bout poursuivi sans trembler l’accomplissement de leur devoir. Le gouvernement légal ne leur avait pas ordonné de cesser les classes ; il leur restait encore des élèves assez nombreux, « la valeur, dit M. Girard, d’un bon petit lycée de province. » A ceux-ci s’ajoutaient bientôt les élèves fugitifs du petit lycée de Vanves, chassés par la brutalité des fédérés.

Et les maîtres ? Il en restait fort peu. Persévéreraient-ils jusqu’au bout ? M. Girard s’efforçait de les retenir, sans savoir s’il y réussirait. Ils avaient leurs défauts naturels, que les circonstances n’avaient pas adoucis. Celui-ci se blesse de tout : « C’est un crin. » Un autre trouve difficile de faire une classe avec le tapage que font les fédérés logés dans une des cours du lycée ; et peu à peu ils reprenaient leur liberté les uns après les autres. Aubert fut, jusqu’en mai, le plus ferme soutien de son proviseur.

Le lycée n’a guère un jour de calme. Ce sont sans cesse les visites des officiers fédérés, de la municipalité, d’autorités improvisées, de personnalités mal définies. Dès le 30 mars, la mairie réquisitionnait les grandes salles dont peut disposer le lycée pour tenir des réunions publiques. D’ailleurs, on n’en tint pas. Mais la crainte pesait, et devait s’aggraver encore.

Aubert n’eût pas été lui-même, s’il n’eût repris, malgré tout, ses habitudes du Siège, les sorties plus ou moins subreptices, les tournées de banlieue. Il eut la chance de trouver à Joinville-le-Pont une brave buraliste « fort polie, fort complaisante, » et quelque peu héroïque, qui lui fit passer ses lettres, et à laquelle nous devons de connaître ses beaux récits. Et l’on verra que sa bonne plume n’épargnera pas les membres de la Commune, « les uns violens, les autres faibles, tous réunis par le fait qu’ils sont compromis, et qu’une transaction ne pourrait avoir lieu sans qu’ils fussent soumis à l’action des lois. »

Voici le début de leur règne :

« L’entrée de Paris est interdite à toute troupe régulière ; tous les citoyens valides sont enrôlés dans la Garde nationale. Ils ont nommé à tous les ministères ; les scellés sont apposés sur la caisse des Compagnies d’assurances ; les entrepôts de tabac saisis sont au pillage ; la monnaie requise et frappée ; les postes arrêtées, même pour Paris. Déjà des réquisitions frappent les marchands de denrées alimentaires, charcutiers, épiciers, cabaretiers. Corazza, au Palais-Royal, nourrit par jour cent frères et amis. Ils prennent partout où ils peuvent prendre, mais ce grattage ne saurait durer longtemps ; l’administration de Versailles, en suspendant tous les services, leur a partout coupé les vivres ; l’octroi, sur lequel ils comptaient, ne fournit que des sommes relativement insignifiantes. Ce n’est pas cent ou deux cent mille francs qu’il leur faut par jour, c’est cinq ou six millions par semaine, pour payer le courant… De gré ou de force, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent pas, le pillage leur est imposé comme une nécessité absolue. En auront-ils le temps ? Là est toute la question.

« Quelle est au fond la situation vraie ? ceci est plus difficile à déterminer. Moi qui ne suis pas dans les coulisses, je ne peux vous donner qu’une appréciation toute personnelle. Il n’est pas douteux que Paris ne soit las de cette servitude, et ne se sente profondément humilié ; cette impression de la bourgeoisie commence à s’étendre au peuple ; on rencontre plus de blouses et d’ouvriers en journée ; les femmes d’ouvriers poussent leurs maris à rentrer dans les ateliers ; les processions de gardes nationaux armés sont regardées par tous avec un mépris évident. Mais de cette désapprobation tacite à une résistance ferme, énergique au besoin, la distance est encore considérable. C’est toujours le danger qui retient : « Ils ont des canons, » voilà le grand mot, et cet épouvantail retient beaucoup d’honnêtes gens. On souffre, mais on ne veut pas courir le risque de mourir. — En attendant, le Comité arrête ceux-ci, ceux-là, sous les prétextes les plus futiles ; il veut des otages qui garantissent la sécurité des plus compromis. Du reste, il faut bien le dire, la division commence à se mettre parmi ces malfaiteurs, et déjà on peut distinguer chez eux trois partis tranchés, qui, par la force des choses, s’attaqueront et se détruiront. La question de temps seule est grave, et il importe que cette extermination mutuelle ne soit pas achetée par de grands malheurs publics. Quoi qu’il en soit, on compte parmi eux trois opinions tranchées : les partisans de la Commune, qui exagèrent les franchises municipales ; ceux-là ne sont que des imprudens ; les socialistes, dont la doctrine va droit à bouleverser la société en attaquant les seuls principes qui la soutiennent ; enfin, une véritable horde de misérables qui n’ont des anciens Jacobins que la paresse et les vices. C’est à eux que la société devra son salut par l’imminence du péril qu’ils lui feront courir. Déjà, ils sont les plus forts ; la terreur qu’ils inspirent au Comité central commence à se faire sentir ; on les reconnaît à ces visages sinistres dont l’aspect ne frappe les regards qu’à certaines époques de trouble profond et de commotion violente. Un peu de patience encore, et la population ne les confondra plus avec personne ; l’action des lois pourra s’exercer sur eux sans que personne se sente menacé. Voilà, autant que j’en puis juger, l’état réel de Paris, état grave, qui semble appeler la guerre civile et rendre une collision armée inévitable. Mais à côté du mal, on commence à voir et à pressentir le remède ; entre les égarés et les méchans, la distance s’élargit. Vienne l’engagement matériel, et ceux qu’on croit si forts seront livrés par leurs excès mêmes.

« Hier, une démonstration violente a eu lieu dans mon quartier, sous mes fenêtres. De midi à trois heures, les clairons, les tambours appelaient aux armes la garde du Comité ; il faut bien le reconnaître, leur nombre était encore considérable, mais il ne s’agissait pas d’une bataille. Par un beau soleil, tout honteux, j’imagine, d’éclairer ces turpitudes, une trentaine, une quarantaine de bataillons se rassemblaient pour célébrer, autour du Panthéon, le triomphe de la Commune. Le drapeau rouge flottait déjà sur trois pavillons de l’Hôtel de Ville, aux Tuileries, au Palais de Justice, au Tribunal de Commerce, à tous les ministères ; Notre-Dame n’avait pas même été épargnée. On a voulu l’arborer sur le dôme du Panthéon ; à trois heures et demie, la croix a été sciée, une salve d’artillerie a annoncé la grande joie, l’heureuse nouvelle, et les bataillons ont défilé autour du monument. Beaucoup de fracas et de politique déclamatoire ; au fond, un gros désordre, une pensée de sang, l’excitation à la guerre civile. » (1er avril.)

Le 4 avril, une troupe de fédérés envahit le lycée. Un délégué de la Commune somma le proviseur de livrer les armes qu’il tenait cachées. On fit une perquisition minutieuse, et l’on ne trouva rien. Les bataillons de la Garde nationale qui ne voulaient pas servir l’émeute s’étaient dispersés : les hommes et les fusils avaient disparu. La Commune prétendait les retrouver. Elle avait décrété la « levée en masse, » et tous les hommes de dix-sept à cinquante ans devaient par force prendre part à la guerre civile. Un fédéré ivre vociférait dans la figure du proviseur et des professeurs : « Je vous tiens pour responsables ! »

M. Girard savait fort bien que, du lycée, les serviteurs, les maîtres, les élèves que leur âge exposait à la levée étaient partis, — et parmi eux son fils. Il sut rester calme, ferme, courtois. La perquisition se renouvela deux fois. Entre temps, aux portes du pacifique lycée, des factionnaires montaient la garde. Et ce n’étaient pas là des plaisanteries ! La chasse aux réfractaires se faisait dans le quartier. Ceux qui ne voulaient pas obéir assez vite étaient poussés à coups de baïonnette dans le dos. M. Girard l’a vu de ses yeux.

« Le gâchis augmente, dit Aubert, et se tourne en violences. La Commune, furieuse de ne pouvoir réussir dans ses attaques contre Versailles, essaie d’organiser à Paris une sorte de terreur. On a arrêté l’archevêque de Paris mardi dernier ; le matin, on arrêtait, rue de Sèvres, les PP. Olivaint et Caubert. Hier, c’est au curé de Saint-Sulpice qu’on s’en est pris ; il a été arrêté dans la sacristie. Notre curé de Saint-Séverin est aussi à la Conciergerie, ainsi que plusieurs chanoines. Des perquisitions ont été faites, aux Dominicains, sous mes fenêtres, chez les Jésuites de la rue des Postes et de la rue de Sèvres. Ce sont des gages que l’on cherche, et les personnes arrêtées doivent servir d’otages. » (7 avril.)

Au milieu d’avril, il reste deux cent cinquante élèves rue Saint-Jacques, presque tous externes. Le soir venu, « le lycée est triste, et ce vide est sinistre avec les bruits de fusillade et de canonnade. » — « Pourtant, dit M. Girard, nous faisons toujours la classe ! »

Aubert est resté seul des quatre professeurs de rhétorique. Il a réuni les deux divisions en une, et cela lui fait une quinzaine d’élèves. Il passe le meilleur de son temps avec son cher Girard, dont la sérénité souriante lui inspire une haute admiration. Leur parti est pris de garder et d’occuper, jusqu’à la dernière limite, les pauvres enfans qui leur restaient confiés. Ils sont résignés pour cela à accepter des insurgés tout ce qu’il est impossible de refuser, mais de n’avoir avec le soi-disant gouvernement que les rapports strictement nécessaires ; ils ne consentiront jamais à reconnaître son autorité.

On reçoit toujours des visites ; c’est un « colonel » chamarré de galons, un problématique « ingénieur » qui pue l’eau-de-vie à dix pas. On leur fait l’accueil le plus poli et le plus calme. On s’en tire. Au départ, l’ « ingénieur » prend Girard par le bouton et l’appelle : « Mon cher ami. »

Il faut bien aller à la mairie, pour débattre les intérêts du lycée. On y voit s’étaler, magnifique et familier, le citoyen Régère, tout à fait bon prince. Il dit au proviseur : « Vous ne connaissez pas le citoyen Vaillant ? Vous avez tort. Allez le voir de ma part. C’est mon ami ! » En rentrant, M. Girard écrit à son fils : « Je n’irai pas. S’il m’invite, je n’irai pas. S’il me somme, je lui exprimerai mon refus. Ce sera ma retraite, celle des professeurs, la fin des classes. » Telle était la ligne que s’étaient tracée, au péril de leurs jours, ces maîtres si sages, si braves, l’honneur de l’enseignement français.

Ils n’allèrent pas jusqu’à l’extrémité qu’ils avaient prévue. La Commune sans doute les oublia. Girard tiendra bon jusqu’au bout. Aubert hésitait un peu.

« N’étant utile à rien ici, je suis quelquefois tenté d’aller vous rejoindre ; mais, à moins qu’une nécessité plus grande me chasse, il me semble que mon devoir est de rester. Toujours mêmes rigueurs contre les prêtres, sans que jusqu’ici elles aillent au-delà de l’emprisonnement, accompagné d’une nourriture misérable et du système cellulaire. On arrête ces malheureux, on les détient et on les relâche, quitte à les reprendre.

« Hier, la Commune a supprimé quatre journaux : le Soir, la Cloche, l’Opinion nationale et le Bien public. Vous comprenez qu’ils n’ont pas pour cela cessé d’exister. Quelques gamins les colportent dans la rue en criant : l’Avant-Garde ou le Cri du Peuple, et on a encore quelques nouvelles. D’ici deux à trois jours, la mesure qui atteint ces feuilles sera sans doute étendue à tout ce qui n’est pas communeux.

« C’est l’affaire d’Asnières qui a exaspéré la Commune : les Fédérés y ont subi un rude échec, tant tués que blessés et noyés ; si le Dombrowsky n’avait pas couru au grand galop de son cheval pour faire fermer les portes, tous ses bataillons rentraient à Paris. Hier, on a enlevé Bécon, qui domine la Seine entre Courbevoie et Asnières, et cette position bien fortifiée gênera étrangement les insurgés. les Ternes, Levallois, Asnières deviendront inhabitables, et, comme les troupes occupent toute la presqu’île de Gennevilliers, de ce côté Paris sera sans défense. Le voisinage des Prussiens qui tiennent Saint-Denis ne permet au-delà aucun mouvement de troupes à la Commune.

« Quant à la vérité sur les pertes des Fédérés, elle commence à transpirer : Neuilly est encombré de blessés et de morts. Pour les blessés, on les ramène quand on peut, et, comme les chirurgiens même de troisième ou de quatrième ordre sont écartés des ambulances avec le plus grand soin, vous pouvez juger quelle assistance ils rencontrent. Les morts sont cachés dans les caves et dans les écuries, où on les entasse ; et, sous prétexte de rendre la défense plus rapide et plus sommaire, comme dit Cluseret, on brûle les habitations, afin de faire disparaître ces traces compromettantes. On fait, cependant, quelques enterremens à Paris : hier, c’était le convoi d’un pauvre garde national ; des immortelles à toutes les boutonnières et même au sein des femmes (c’est l’expression fédérale) ; quatre drapeaux rouges flanquant le corbillard ; dans la bière, un malheureux qui s’est fait tuer sans savoir pourquoi. Triste temps, passions bien aveugles ; en haut, des coquins capables de tout ; en bas, un peuple de moutons qui a entrepris de faire savoir au monde jusqu’où peut aller la patience, pour ne pas dire la lâcheté, qui est le vrai mot !

« Quel rôle jouons-nous ici ? En réalité, arrêtés ou non, nous sommes les otages de ces gens-là. Il va falloir subir un nouveau siège et achever le peu qui reste de pain noir. Que faire ? Mon ami Girard ne songe pas à fermer la maison. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous ne serons pas payés ce mois-ci. J’ai prévu ce cas, et vous n’avez pas à vous inquiéter. Mais beaucoup n’auront pas eu la même prévoyance et pourront être embarrassés.

« Je vous écrirai encore samedi, mes bons amis, et je porterai ma lettre à Clichy pour qu’elle vous arrive plus tôt. Adressez-moi toujours mon courrier à Joinville ; dans cette direction, je suis toujours sûr de pouvoir sortir. Allons, de la patience et du courage ; tenons ferme contre l’orage ; ce qui arrive était inévitable. Quant à cet insensé de Jules Favre, qui stipulait que la Garde nationale resterait armée, il organisait d’avance la guerre civile. Du reste, quelle que soit la part de Paris dans ce crime national, souvenez-vous que nos murs sont le théâtre du combat, mais qu’en réalité, tout ce qu’il y a de taré et de perdu en France s’est donné rendez-vous ici ; sans compter ces bandits italiens et ces misérables Polonais qui sont venus faire ici la chasse à l’homme. Dire qu’une population n’a pas honte de ce servage, qu’elle n’en voit pas l’odieuse évidence ! Comme je souffrais mardi, à Joinville, quand je voyais, du fort de Gravelle, les Badois armés de longues-vues, et contemplant la bataille ! Où sera la fin ? Où est le remède ? Que faire pour le présent ? Comment préserver l’avenir ? On s’y perd, et la raison n’est pas moins troublée que le cœur. » (20 avril.)

A la fin d’avril, nouvelle descente des Fédérés au lycée. Le 30, ils sont venus arracher de la porte cochère le drapeau tricolore qui avait continué d’y flotter, et ils ont ordonné au proviseur de le remplacer par le drapeau rouge. Girard est bien décidé, et Aubert l’approuve, il le laissera mettre par force, comme il a été fait au lycée Saint-Louis. Mais il ne le fera pas placer lui-même, quoi qu’il arrive. L’ordre ne se renouvela pas.

Ces dangers retiennent Aubert auprès de son ami, encore qu’il ait été fort souffrant. Il poursuit ses observations en banlieue, assiste à des combats, voit s’accumuler des ruines : « Les progrès de nos amis, dit-il, sont sensibles, mais lents. Ils prennent un village, un pâté de maisons, un pli de terrain. Leurs ouvrages se dessinent autour des remparts. Deux pensées les dominent : épargner leurs troupes et ménager Paris. » Et cependant, quel est, dans la ville, l’état des esprits ?

« Quant à l’intérieur de Paris, les nouvelles ne sont ni bonnes, ni mauvaises ; une lassitude générale se manifeste partout ; le commerce s’épuise en frais sans profit ; c’est pitié de voir les négocians sur le seuil de leurs maisons, regardant passer les acheteurs qui n’achètent pas… Les gardes nationaux montrent chaque jour moins d’ardeur pour le triste métier qu’on leur fait faire ; un bataillon presque tout entier, celui de Ménilmontant, a été détruit il y a deux jours ; c’est une désolation dans ce quartier ; chaque jour amène de nouvelles victimes ; il faut compter par jour un à deux cents morts.

« Les mesures soudaines ou violentes se multiplient. Avant-hier, la Commune a fait arrêter Cluseret. Les uns disent qu’il a réussi à s’échapper ; les autres prétendent qu’on a pu mettre la main sur ce drôle. Des bruits très divers circulent ; on parle de trahison ; on parle d’orgies honteuses faites au ministère de la Guerre. En attendant, on enlève les jeunes gens dans leurs maisons, dans la rue, pour les conduire aux forts où ils sont gardés à vue ; ceux surtout qui avaient servi sont saisis et emmenés sans pitié ; il est vrai qu’on les nomme officiers, mais pour peu qu’ils bronchent, on tire dessus. Ah ! ils voulaient nommer leur général en chef ! Aujourd’hui, on ne leur permet même plus de nommer un caporal. Il faut voir les figures des chefs, colonels, commandans, officiers ; au coin d’un bois, rien qu’à les voir, on cacherait sa bourse et on chercherait un revolver. Non ! non ! jamais pareille humiliation n’aura été infligée à une ville ; la seule pensée d’une servitude aussi complète et aussi patiemment subie fait horreur.

« Ce qui frappe surtout, c’est que le retour à des idées sensées ne s’annonce pas comme prochain. Hier, sur les buttes Montmartre, j’entendais les conversations de toute cette foule ; à chaque décharge d’artillerie, on entendait : « Ah ! c’est nous qui tirons ! » et quand le coup semblait bien tiré, on applaudissait. Je me disais en moi-même : « Non ce n’est pas nous, c’est un tas de coquins qui a réussi à armer des fous. » Tant que nous ne serons pas revenus au sentiment de la loi, Paris ne pourra être gouverné que par la force. Je ne vous parle pas du vertige d’idées irréligieuses qui s’est emparé de Paris ; tous n’en sont pas atteints, mais outre un certain nombre de bourgeois, depuis les petits boutiquiers jusqu’aux derniers de la classe ouvrière. cette fureur a tout entraîné. On a fermé les églises, on a fermé les ouvroirs, les maisons de secours, les écoles de sœurs ; ce sont les femmes de gardes nationaux qui fonctionnent à 1 fr. 50 par jour. Vous imaginez ce que doit être un pareil enseignement. Défense d’y parler du nommé : Dieu. » (2 mai.)

Une seule diversion à ces tristes observations, le spectacle étrange du grand cortège des francs-maçons :

« Un dernier détail : vous avez pu lire dans les journaux que la société des Francs-Maçons devait faire une grande démonstration. Dans quel sens ? Les uns prétendaient qu’il s’agissait d’adhérer à la Commune ; les autres n’y voyaient qu’une démarche pacifique. Ce qu’il y a de certain, c’est que les loges ont déclaré que le fait des individus n’engageait pas la société. J’ai assisté au défilé. Ce spectacle en tout autre temps eût paru curieux. Le cortège touchait déjà au Cirque, lorsque les dernières députations n’avaient pas dépassé la tour Saint-Jacques. De la Bastille, on voyait la tête et la queue ; jamais vos processions n’ont eu autant de bannières ; les hommes appartenant à toutes les conditions avaient fort bonne tenue ; la foule regardait, avec grande curiosité, les rubans bleus, rouges des maçons, ainsi que les emblèmes dont ils étaient chamarrés. On prétend que la Commune s’était servie d’un certain nombre d’individus dont elle avait grossi le cortège des vraies loges. Je n’en sais rien. »

Le 3 mai, Aubert se décide brusquement à partir. Il n’y tient plus. Le courage ne manque pas, mais les forces. Et d’ailleurs il n’a plus d’élèves. M. Girard le comprend, l’approuve et ne le retient pas. Aubert parti, il sera seul, car aucun professeur ne reste, — seul avec un employé, et un vieux maître d’étude, M. Toussaint, que les élèves ne connaissaient que sous ce nom : le père Flan. — Il réunira ce qui reste d’enfans d’âges divers dans une salle unique : « Je ferai une étude, dit-il, avec l’économe et le père Toussaint[5]. »

En tout cas, il donnait à ces enfans-là une belle leçon de stoïcisme.


XIV

Aubert avait écrit à Angers : « Je pense pouvoir m’échapper quelques jours, quitte à revenir pour l’assaut. » — Il tint parole et il revint « pour l’assaut. »

Le 24 mai, il était de retour à Versailles et remuait ciel et terre pour être autorisé à rentrer dans Paris en feu. Tout d’abord il essaie, sans y réussir, de s’adjoindre à M. Taschereau, que le gouvernement envoyait dans Paris pour tâcher de sauver la Bibliothèque nationale. Il va demander à M. Thiers lui-même une permission, et le poursuit pour cela jusqu’à l’Assemblée nationale ; M. Thiers vient de faire connaître les faits de la lutte abominable, les crimes, les incendies : « Chacun connaissait les nouvelles, dit Aubert ; mais quand M. Thiers les a communiquées officiellement, on eût dit que chaque détail était nouveau pour tous. On est consterné. »

Le jeudi 25 mai, à neuf heures et demie, il écrit de Versailles : « On entend encore le son du canon. » Ce soir-là même, ou le lendemain matin, il trouve moyen d’entrer dans Paris, et, le samedi 27, il fait passer deux lettres pour rassurer ses enfans sur lui et sur ses deux sœurs, qui étaient dans Paris et qui ont vu la mort de près.

Girard l’a vue d’aussi près, lui, avec quelques élèves, avec l’économe et le père Flan, qui sont restés dans le lycée, tandis que le quartier du Panthéon, muni de barricades, miné, était enlevé d’assaut par les chasseurs à pied[6]. Dans l’école voisine, Sainte-Barbe, quatre enfans, quelques surveillans étaient restés aussi, passant les nuits dans les caves, les jours sur les portes, dans les rues. L’angoisse de ces veillées, de ces furtives excursions entre les barricades, au sifflement des balles, tout cela a fait le sujet d’un admirable récit que tout le monde a lu : Dans la bataille. Car un des quatre enfans restés à Sainte-Barbe était Paul Bourget. Il était là, il a vu, il a souffert. Ce sont, dit-il, « les heures affreuses de ma jeunesse, où j’ai eu, adolescent, une trop précoce révélation de la férocité de la vie. »

Quoi de plus poignant que son tableau du quartier Latin, dans les « lumineuses, tièdes journées de douceur printanière, » de mai 1871 ? Ce sont ces sortes de vacances générales, les rues vides de voiture », mais pleines de promeneurs, — de filles qui chantent en se donnant le bras, — les cafés pleins à déborder, — et tout autour le canon, le sifflement des balles. Aubert est arrivé vers la fin de ces scènes et quand les saturnales avaient tourné en sombre et sanglante tragédie.

« Grâce à Dieu, mes sœurs sont en sûreté et j’ai trouvé ma maison debout. On s’est battu deux jours autour de la maison de Caroline et, pour échapper aux balles, la pauvre femme a dû rester tout le temps sur un fauteuil, dans le coin de la salle à manger ; on lui a passé du pain dans un sac. Une heure plus tard, on mettait le feu à sa maison, et l’incendie de la Croix-Rouge la menaçait, quand la ligne est arrivée. Ses fenêtres, son balcon et par derrière sa cuisine ont été criblés de balles. Vous voyez que mes craintes n’étaient que trop fondées. Quant à Elisa, elle a vécu un jour entier ayant, au pied de sa maison, une barricade sur la rue Godot-de-Mauroy, une autre sur la rue Caumartin, et entendant la fusillade et les obus qui partaient sous ses fenêtres. Ici encore, les troupes sont arrivées à temps. Quant à ma pauvre rue Thénard, on s’y est battu six heures ; une barricade fermait le boulevard Saint-Germain, une autre, ou plutôt deux autres, défendaient la rue Saint-Jacques au boulevard Saint-Germain et à la rue des Ecoles, sans compter quatre barricades du Collège de France au lycée. Du reste, hier depuis trois heures du matin, les obus ont commencé à pleuvoir sur notre quartier, et après trente heures nous les entendons encore ; cette nuit, il a été impossible de dormir. Comme notre pâté de maisons se trouvait dans la direction de plusieurs obusiers, c’était un véritable déluge. Les Fédérés tiraient à toute volée du Père-Lachaise. Hier, de trois heures à cinq heures nous en avons compté soixante-treize ; jugez du reste. Enfin la lutte touche à son terme ; on entend encore le canon dans la direction de la barrière du Trône ; c’est là que l’insurrection, acculée contre les remparts, succombera dans quelques heures.

« Tout ce que vous disent les journaux est vrai, et la réalité dépasse le récit qu’ils en donnent. C’est navrant et hideux., Les Tuileries n’existent plus ; l’Hôtel de Ville n’est plus qu’un monceau de ruines ; la partie du Palais-Royal qui donne sur la place est anéantie ; toutes les maisons de l’avenue Victoria, y compris le Théâtre-Lyrique, sont incendiées ; les magasins de Pygmalion s’écroulent ; les Finances ne sont qu’une fournaise ; la maison de la Société hygiénique, rue de Rivoli, n’a plus que les quatre murs ; celle qui fait face, rue de Rivoli, à la colonnade du Louvre, dans l’alignement de Saint-Germain-l’Auxerrois, est effondrée ; le Palais de justice et la Préfecture de police brûlaient encore hier soir ; il m’a paru que la Sainte-Chapelle avait échappé ; du moins la flèche et la charpente sont intactes. Une partie de la rue du Bac, la rue de Verneuil, une partie de la rue de Lille ne présentent plus qu’un monceau de pierres calcinées. Quant à la rue Royale, à l’endroit où la rue Saint-Honoré et le faubourg se rejoignent, c’est un spectacle abominable. Six ou sept maisons du côté du faubourg, deux en face se sont écroulées, et on essaie en vain d’y étouffer le feu.

« Je vous parle seulement de ce que j’ai vu. Vous n’avez pas l’idée de la désolation publique. Aussi les terribles représailles exercées contre ceux qu’on trouve les armes à la main semblent-elles toutes légitimes. On ne sort pas de Paris ; j’ignore si on expédie encore beaucoup de prisonniers à Versailles ; dans tous les cas, la troupe, au moment du combat, passe par les armes tout ce qu’elle trouve derrière une barricade ; bon nombre de membres de la Commune ont déjà subi cette redoutable justice.

« J’ai vu hier fusiller X… J’étais à déjeuner chez Foyot ; un sergent l’a amené ; le nom seul de cet homme prononcé dans la foule a été son arrêt de mort. Déjà, on l’avait placé sur le trottoir, au-dessous de l’horloge, et les spectateurs s’écartaient pour laisser passer le peloton ; un prêtre s’est approché, mais X… a refusé son assistance ; le général qui commande au Luxembourg est survenu ; il a donné l’ordre que le condamné fut conduit au Panthéon et fusillé sur les marches en présence de tout le quartier. J’ai suivi ce triste cortège ; on a fait monter le misérable jusqu’au haut des marches : là, il a dû se mettre à genoux et, en une seconde, justice était faite. Songez que cent barils de poudre avaient été, par son ordre, descendus dans les caves du Panthéon ; le colonel Lisbonne avait pour instruction formelle d’y faire mettre le feu, et si un coup de fusil n’avait couché à terre ce drôle, tout notre quartier sautait… Convenez du reste que, pour mon compte, je l’ai échappé belle ; les mêmes précautions et les mêmes ordres concernaient le théâtre Cluny ; on a pu arrêter le feu avant qu’il eût pénétré dans les caves où la poudre était amassée. Mon voisin Rigault a été fusillé au coin du café Soufflet, entre la rue Racine et la rue des Ecoles ; celui-là encore ne l’avait pas volé. » (27 mai 1871.)

Pour le moment, la colère domine tout. Mais, le mouvement d’indignation passé, Aubert retrouve son bon cœur natif ; ses yeux se troublent ; le spectacle désolant de la répression de l’émeute l’afflige profondément. Pourtant, il ne peut pas écarter la pensée du châtiment nécessaire des meurtriers et des incendiaires.

« Tout cela est horrible ! Mais si vous pouviez voir le spectacle de Paris, cette nappe de feu qui entoure la ville, les incendies qui éclatent partout, à chaque instant, vous comprendriez l’exaspération publique. Il n’y a pas de quartier où, dans une heure, on n’arrête dix femmes portant du pétrole dans une boite à lait, et jetant ce terrible liquide dans une cave ; aussi tous les soupiraux sont-ils murés, ou bouchés avec du bois et de la terre ; toutes ces misérables sont saisies accomplissant ces ordres sauvages…

« Encore le canon, toujours le canon ! Ces misérables ont fusillé vingt et un Dominicains à la barrière d’Italie. La plupart des otages ont eu le même sort. On ne sait rien de précis sur l’archevêque. Les bruits les plus sinistres circulent sur la Roquette où on avait évacué bon nombre de ces malheureux. Il n’y a pas de châtiment qui égale ces abominations !… »

Et par momens, la pitié entre encore dans son cœur, et, déchiré entre deux sentimens contraires, il reprend : « Cela est horrible ! »

Son esprit, cependant, ne trouve de refuge, de baume, de douceur que dans la pensée de ses enfans ; parmi les horreurs et les terreurs, il retrouve encore place pour les doux soucis domestiques. Le contraste est délicieux. Qu’est-ce qui le préoccupe ? Quand il a passé en Anjou, on parlait de chiens enragés : « C’est mon cauchemar, » dit-il, et il multiplie les prudentes recommandations. — Mais il supplie, en revanche, qu’on ne s’inquiète pas pour lui : « Soyez sans crainte ! » — On aurait certes pu en avoir. Le dimanche 23, le dernier jour de la lutte, l’intrépide garde national est allé se joindre aux troupes qui achèvent la répression. A trois heures et demie, à l’heure où les derniers rebelles font leur soumission, Aubert est rue Oberkampf auprès d’une batterie d’artillerie.


XV

Telle est l’œuvre de guerre de notre ardent maître ; il semblait assurément promis à des destinées plus pacifiques. Un des élèves qui ont vécu avec lui ces jours exceptionnels devait prendre la charge de faire connaître ses sincères et pathétiques récits.

Charles Aubert-Hix survécut dix ans à peine aux événemens de la guerre et de la Commune. Il devint en 1873 inspecteur de l’Académie de Paris, et ceux qui l’ont vu passer pendant ses tournées, dans les classes, un peu comme la foudre, ont gardé, comme ses élèves de Louis-le-Grand, le souvenir de son œil étincelant, de sa voix, de sa verve d’éloquence.

Mais il n’était plus tout à fait le même. Il avait reçu un coup. Il s’en aperçut peu à peu, quoi qu’il en eût. A la fin de l’année terrible 1871, comme on s’inquiétait pour lui d’un hiver aussi froid que celui du Siège : « Bah ! disait-il, le soleil viendra toujours assez tôt. Le froid sec est bon aux vieillards, et je m’en arrange parfaitement. Je crie mes douleurs. J’ai peine à lever le bras. Je tire l’aile. Mais je n’en respire pas moins à pleins poumons. »

Cependant, l’estomac avait faibli. Loin de lui, dindes, Corton, et même l’aimable vin d’Anjou qu’il trinquait à plein verre avec les gardes mobiles en septembre 1870. — « Je bois du lait. » — Ce mot est triste. Il ne remonta jamais tout à fait la côte. Quand il mourut le 29 décembre 1880, il avait tout juste soixante ans.

Il avait subi de trop fortes souffrances pendant les dix mois de son épreuve.

Oserions-nous bien y comparer les nôtres, celles des deux ans que nous venons de passer, où la honte n’a jamais eu place, et qui nous laissent inébranlés dans la confiance et dans l’espoir ?


HENRY COCHIN.

  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Aubert a joint à sa lettre deux numéros d’une petite feuille imprimée qui paraissait le mercredi et le samedi sons ce titre : LETTRE-JOURNAL DIS PARIS. Gazette des absens (imprimée par Jouaust et vendue au Figaro, rue Rossini). Plusieurs des lettres suivantes seront écrites sur les dernières pages de ces numéros, laissées libres pour la correspondance.
  3. La vieille supérieure de l’infirmerie, sœur Adrien, qu’ont connue tant de générations de lycéens, se rappelait nettement qu’un obus était tombé dans le jardin de l’infirmerie, après avoir ébréché seulement la corniche d’un bâtiment. On n’en parla pas. — Sur le bombardement de Sainte-Barbe, voir : Histoire de Sainte-Barbe, par Clovis Lamarre, 1900.
  4. Le Correspondant, 10 février 1915.
  5. Un souvenir à ce vieux brave, trente-cinq ans surveillant à Louis-le-Grand : Toussaint (Jules-Auguste), ne à Toul en 1816, mort en 1874.
  6. M. Girard a fait la classe jusqu’au 22 mai.