Imitation de Jésus-Christ/Livre 4/Chapitre 14


CHAPITRE XIV.

de l’ardent desir de quelques dévots pour le sacré corps de jésus-christ.


Que de charmes, Seigneur, ta bonté juste et sainte
réserve pour les cœurs qui vivent sous ta crainte !
Qu’immense en est l’excès !
Et qu’il porte une douce atteinte
dans l’âme qui par là s’ouvre chez toi l’accès !

Quand j’ai devant les yeux ce zèle inépuisable
dont tant de vrais dévots s’approchent de ta table,
j’en deviens tout confus,
et sous la honte qui m’accable,
à force d’en rougir, je ne me connois plus.

Soit que j’aille à l’autel, soit que je me présente
à ce banquet sacré dont ton amour ardente

daigne nous régaler,
j’y vais l’âme si languissante
que je ne trouve point par où m’en consoler.

J’y porte une tiédeur qui dégénère en glace ;
mes élans les plus doux y font aussitôt place
à mon aridité,
et me laissent devant ta face
stupide aux saints attraits de ta bénignité.

Je n’y sens point comme eux ces ardeurs empressées ;
je n’y vois point régner sur toutes mes pensées
ces divines chaleurs,
dont leurs âmes comme forcées
distillent leur tendresse en des torrents de pleurs.

De la bouche et du cœur je les vois tous avides,
tous gros des bons desirs qui leur servent de guides,
courir à ces appas,
et voler à ces mets solides
que ta main leur prodigue en ces divins repas.

S’ils n’ont ton corps pour viande et ton sang pour breuvage,
leur faim en ces bas lieux n’a rien qui la soulage,
qui puisse l’assouvir ;
et de ton amour ce saint gage

a seul de quoi leur plaire et de quoi les ravir.

Que leurs ravissements, que leur impatience,
que leurs ardents transports marquent bien ta présence !
Et que leur vive foi
fait une pleine expérience
des célestes douceurs qu’on ne goûte qu’en toi !

Ces disciples aimés font hautement paroître
la véritable ardeur qu’ils sentent pour leur maître
durant tout le chemin,
et comme ils savent le connoître
à cette fraction de ce pain tout divin.

C’est ce qui me confond alors que je compare
aux sublimes ferveurs d’une vertu si rare
mon lâche égarement,
et la froideur dont je prépare
mon âme vagabonde à ce grand sacrement.

Daigne, Sauveur bénin, daigne m’être propice ;
fais que souvent je sente en ce grand sacrifice
un peu de cet amour ;

fais que souvent il me ravisse,
que souvent il m’éclaire, et m’embrase à mon tour.

Fais que par là ma foi d’autant mieux s’illumine,
que par là mon espoir d’autant mieux s’enracine
en ta haute bonté,
et que cette manne divine
fortifie en mon cœur l’esprit de charité.

Que cette charité vivement allumée
ne s’éteigne jamais, jamais sous la fumée
ne se laisse étouffer ;
jamais par le temps désarmée
ne cède aux vanités que suggère l’enfer.

Tu peux bien, ô mon Dieu, me faire cette grâce ;
tu peux m’en accorder l’abondante efficace
que cherche mon desir :
ta pitié jamais ne se lasse,
et pour prendre ton temps tu n’as qu’à le choisir.

En ces bienheureux jours dont je te sollicite,
tu sauras abaisser vers mon peu de mérite
ton immense grandeur,
et par une douce visite
m’inspirer cet esprit d’union et d’ardeur.

Si je n’ai pas encor cette ferveur puissante

que de tes grands dévots l’âme reconnoissante
mêle dans tous ses vœux,
la mienne, quoique languissante,
du moins, Seigneur, aspire à de semblables feux.

Fais que je participe à toutes leurs extases,
et rends si digne enfin l’ardeur dont tu m’embrases
d’avoir place en leur rang,
qu’appuyé sur les mêmes bases
j’atteigne aussi bien qu’eux au vrai prix de ton sang.