Imitation de Jésus-Christ/Livre 1/Chapitre 2

Traduction par Pierre Corneille.
Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachette (p. 34-38).


CHAPITRE II. [1]

du peu d’estime de soi-même.


Le desir de savoir est naturel aux hommes :
Il naît dans leur berceau sans mourir qu’avec eux ;
Mais, ô Dieu, dont la main nous fait ce que nous sommes,
Que peut-il sans ta crainte avoir de fructueux ?

Un paysan stupide et sans expérience,
Qui ne sait que t’aimer et n’a que de la foi,
Vaut mieux qu’un philosophe enflé de sa science,
Qui pénètre les cieux, sans réfléchir sur soi.

Qui se connoît soi-même en a l’âme peu vaine,
Sa propre connoissance en met bien bas le prix ;
Et tout le faux éclat de la louange humaine
N’est pour lui que l’objet d’un généreux mépris.


Au grand jour du Seigneur sera-ce un grand refuge
D’avoir connu de tout et la cause et l’effet ?
Et ce qu’on aura su fléchira-t-il un juge
Qui ne regardera que ce qu’on aura fait ?

Borne tous tes desirs à ce qu’il te faut faire ;
Ne les porte plus trop vers l’amas du savoir ;
Les soins de l’acquérir ne font que te distraire,
Et quand tu l’as acquis, il peut te décevoir.

Les savants d’ordinaire aiment qu’on les regarde,
Qu’on murmure autour d’eux : « Voilà ces grands esprits ! »
Et s’ils ne font du cœur une soigneuse garde,
De cet orgueil secret ils sont toujours surpris.

Qu’on ne s’y trompe point : s’il est quelques sciences
Qui puissent d’un savant faire un homme de bien,
Il en est beaucoup plus de qui les connoissances
Ne servent guère à l’âme, ou ne servent de rien.


Par là tu peux juger à quels périls s’expose
Celui qui du savoir fait son unique but,
Et combien se méprend qui songe à quelque chose
Qu’à ce qui peut conduire au chemin du salut.

Le plus profond savoir n’assouvit point une âme ;
Mais une bonne vie a de quoi la calmer,
Et jette dans le cœur qu’un saint desir enflamme
La pleine confiance au Dieu qu’il doit aimer.

Au reste, plus tu sais, et plus a de lumière
Le jour qui se répand sur ton entendement,
Plus tu seras coupable à ton heure dernière,
si tu n’en as vécu d’autant plus saintement.

La vanité par là ne te doit point surprendre :
Le savoir t’est donné pour guide à moins faillir ;
Il te donne lui-même un plus grand compte à rendre,

Et plus lieu de trembler que de t’enorgueillir.

Trouve à t’humilier même dans ta doctrine :
Quiconque en sait beaucoup en ignore encor plus,
Et qui sans se flatter en secret s’examine
Est de son ignorance heureusement confus.

Quand pour quelques clartés dont ton esprit abonde
Ton orgueil à quelque autre ose te préférer,
Vois qu’il en est encor de plus savants au monde,
Qu’il en est que le ciel daigne mieux éclairer.

Fuis la haute science, et cours après la bonne :
Apprends celle de vivre ici-bas sans éclat ;
Aime à n’être connu, s’il se peut, de personne,
Ou du moins aime à voir qu’aucun n’en fasse état.

Cette unique leçon, dont le parfait usage
Consiste à se bien voir et n’en rien présumer,
Est la plus digne étude où s’occupe le sage

Pour estimer tout autre, et se mésestimer.

Si tu vois donc un homme abîmé dans l’offense,
Ne te tiens pas plus juste ou moins pécheur que lui :
Tu peux en un moment perdre ton innocence,
Et n’être pas demain le même qu’aujourd’hui.

Souvent l’esprit est foible et les sens indociles,
L’amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi ;
Mais bien qu’en général nous soyons tous fragiles,
Tu n’en dois croire aucun si fragile que toi.

  1. Corps ou sujet de l’emblème : « Saint Alexis meurt en habit de mendiant dans la maison de son père, sans se faire connaître. » Ama nesciri. (Chapitre II, 14.)