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IdyllesCharpentier (p. 11-13).


LES ROSES


L’air était pur, la nuit régnait sans voiles ;
Elle riait du dépit de l’Amour ;
Il aime l’ombre, et le feu des étoiles,
En scintillant, formait un nouveau jour :
Tout s’y trompait. L’oiseau, dans le bocage,
Prenait minuit pour l’heure des concerts ;
Et les zéphyrs, surpris de ce ramage,
Plus mollement le portaient dans les airs.
Tandis qu’aux champs quelques jeunes abeilles
Volaient encore en tourbillons légers,
Le printemps en silence épanchait ses corbeilles,
Et de ses doux présents embaumait nos vergers.
Ô ma mère ! on eût dit qu’une fête aux campagnes,
Dans cette belle nuit, se célébrait tout bas ;
On eût dit que de loin mes plus chères compagnes
Murmuraient des chansons pour attirer mes pas.
J’écoutais, j’entendais couler, parmi les roses,
Le ruisseau qui, baignant leurs couronnes écloses,

Oppose un voile humide aux brûlantes chaleurs ;
Et moi, cherchant le frais sur la mousse et les fleurs,
Je m’endormis. Ne grondez pas, ma mère !
Dans notre enclos qui pouvait pénétrer ?
Moutons et chiens, tout venait de rentrer,
Et j’avais vu Daphnis passer avec son père.
Au bruit de l’eau, je sentis le sommeil
Envelopper mon âme et mes yeux d’un nuage,
Et lentement s’évanouir l’image
Que je tremblais de revoir au réveil :
Je m’endormis. Mais l’image enhardie
Au bruit de l’eau se glissa dans mon cœur.
Le chant des bois, leur vague mélodie,
En la berçant, fait rêver la pudeur.
En vain, pour m’éveiller, mes compagnes chéries
Auraient fait de mon nom retentir les prairies
En me tendant leurs bras entrelacés ;
J’aurais dit : « Non, je dors, je veux dormir ; dansez ! »

Mille songes couraient ; c’étaient les seuls nuages
Que la lune teignît de ses vagues lueurs,
Comme les papillons sur leurs ailes volages
De l’air qui les balance empruntent les couleurs.

Calme, les yeux fermés, je me sentais sourire ;
Des songes prêts à fuir je retenais l’essor ;
Mais, las de voltiger (ma mère, j’en soupire),
Ils disparurent tous ; un seul me trouble encor ;
Un seul. Je vis Daphnis franchissant la clairière ;
Son ombre s’approcha de mon sein palpitant ;
C’était une ombre, et j’avais peur pourtant ;
Mais le sommeil enchaînait ma paupière.

Doucement, doucement il m’appela deux fois.
J’allais crier, j’étais tremblante ;
Je sentis sur ma bouche une rose brûlante,
Et la frayeur m’ôta la voix.
Depuis ce temps, ne grondez pas, ma mère,
Daphnis, qui chaque soir passait avec son père,
Daphnis me suit partout, pensif et curieux.
Ô ma mère ! il a vu mon rêve dans mes yeux !