Hymne à la nuit (Monavon)
HYMNE À LA NUIT
Ce soir, sur les sommets des lointaines collines
Parmi les voiles d’or de l’horizon vermeil,
A l’Occident baigné de flammes purpurines,
Dans un lit de splendeurs, s’est couché le soleil…
Les arbres des forêts, les roseaux et les plantes,
Saluant l’astre-roi d’un adieu triomphal,
Ont lentement courbé leurs têtes nonchalantes,
Comme des courtisans autour d’un dais royal…
Les brises ont mêlé les parfums de leurs urnes
Aux longs soupirs des bois ; les fleurs ont palpité,
Et d’extase ravis, dans leurs nids taciturnes,
Une dernière fois les oiseaux ont chanté…
Puis, par degré, ces voix d’amour ont fait silence…
Le calme universel sur la terre est tombé ;
Aux champs plus de rumeurs, et, dans le ciel immense,
Sur son trône d’argent, s’est assise Phœbé !…
Déesse des songeurs, ô nuit tiède et sereine !
Pâle sœur du soleil, mères des longs repos,
Sur ton char emporté par les Heures d’ébène,
Tu sèmes en ton vol tes bienfaisants pavots…
Le laboureur lassé t’adore en sa chaumière,
Auprès de ses grands bœufs, artisans des sillons ;
L’ouvrier te bénit en fermant sa paupière,
Et le pauvre oublieux s’endort dans ses haillons.
En tous lieux tu répands la force avec la joie :
Des heureux les plaisirs, par toi, sont immortels,
Et les amants rêveurs sur leur couche de soie,
Comme à la volupté, t’ont dressé des autels !…
Pour moi seul, nuit cruelle, ô nuit impitoyable !
Tu n’as pas la douceur des paisibles sommeils.
Et mon cœur reste en proie au tourment qui l’accable,
Soit que meurent les soirs ou naissent les soleils…
Et cependant, je t’aime, ô nuit silencieuse !…
Loin des hommes jaloux et des bruits importuns,
O nuit ! j’écoute en moi ta voix harmonieuse,
Et de tes vents sacrés j’aspire les parfums…
Ma vie est comme un vase empli de lie amère ;
Les tumultes humains en ont troublé les flots ;
Mais, la nuit, tout s’épure, et la fange grossière,
Redescendue au fond, ne souille plus les eaux.
O nuit, m’affranchissant du sillon mercenaire
Où le penseur se courbe au dur labeur du jour,
Tu délivres enfin mon âme prisonnière…
Dis, n’es-tu pas la Muse, et n’es-tu pas l’amour ?…
Vivre en toi, c’est aimer, c’est espérer, c’est croire,
C’est prier, c’est ouvrir son vol vers le vrai beau…
Pendant qu’autour de nous s’épaissit l’ombre noire,
L’âme, œil intérieur, voit le divin flambeau !…
Combien de fois, o nuit ! sous un pan de ta robe,
Qui caressait mon front par le doute abattu,
A travers les lueurs que le jour nous dérobe,
J’ai cru voir Dieu surgir, et compris la vertu !…
Quand tu mènes au ciel le chœur de tes étoiles,
Dont les rayons d’argent neigent sur les prés verts,
O reines des songeur ! dans les plis de tes voiles.
Le poète inspiré cueille ses plus beaux vers…
Tous mes chants te sont dus, vierge aux cheveux d’ébène !
Mon âme est une lyre endormie et sans voix…
Ses cordes n’ont jamais frémi qu’à ton haleine,
Ses accords n’ont vibré, Muse ! que sous tes doigts…
Mes aspirations, mes angoisses secrètes,
Mes désespoirs, mes vœux, mes larmes, mes tourments,
Je te les ai contés… Tu calmes mes tempêtes,
En y mêlant tes pleurs et tes apaisements…
O nuit, que maintenant je bénis et j’appelle,
Comme un cri de douleur cet hymne commencé
T’accusait de mes maux et te nommait cruelle,
Pardonne… je souffrais, et j’étais insensé !…
Qu’importe l’insomnie au cœur qui se sent vivre ?…
Pour le vulgaire, ô nuit ! réserve tes pavots :
C’est aux pâles clartés de sa lampe de cuivre
Que le fécond penseur accomplit ses travaux…
C’est là, devant sa table et les yeux aux étoiles,
Tandis qu’à ses rideaux joue et tremble le vent,
Qu’audacieux Colomb, il déchire les voiles
De ces mondes cachés qu’il a vus en rêvant…
C’est là qu’il aperçoit, vainqueur de la matière,
Se lever les splendeurs du soleil idéal ;
Là que le pur amour éblouit sa paupière,
Et qu’il sent palpiter son rêve virginal !…
Pauvre amante inconnue, ô Béatrice ! ô Laure !
Francesca, Juliette ! ô beau songe incarné !
C’est là que je vous vois, là que je vous adore,
Dans l’ombre et le silence à vos pieds prosterné.
Mais ma lampe pâlit et l’Orient s’allume ;
Déjà j’entends hennir les coursiers du soleil…
Le marteau matinal résonne sur l’enclume…
O nuit sacrée, adieu ! C’est l’heure du réveil !…
Comme un essaim craintif, ô mes blanches pensées !
Colombes de mon cœur rentrez dans votre nid…
Sous les flèches du jour vous tomberiez blessées,
Et nul ne vous plaindrait, car l’homme est de granit…
Le jour, c’est l’action, et la nuit, c’est le rêve ;
A la Muse, à l’Amour, rêveur ! dis donc adieu :
Laboureur, cours aux champs, et soldat, ceins ton glaive ;
Qui que tu sois, agis !… — C’est une loi de Dieu…
Poète ! souffre aussi : que ta sueur ruisselle
Sur les sillons ouverts où les blés jauniront ;
Prends ta part de travail dans l’œuvre universelle,
Et qu’on ne lise pas tes douleurs sur ton front…
Pour songer, pour pleurer, attends la nuit immense :
Les hommes t’enverraient leur sourire moqueur…
Bois, orgueilleux et seul, tes larmes en silence,
L’amour viendra dans l’ombre en soulager ton cœur !
1887