Hymne à Cybèle (Guaita)

Rosa MysticaAlphonse Lemerre, éditeur (p. 231-235).


Hymne à Cybèle


À Henry Beauclair.


Ô notre aïeule à tous, si robuste et si belle,
Ô toi, ma jeune Rhée ou ma vieille Cybèle,
Ou ma toute puissante et féconde Maîa !
Oh ! quel que soit ton nom, reine de l’Abondance !
Vénérable matrice où germe l’Existence !
Mère du peuplier et du camellia ;


Mère du puceron et du fleuve superbe ;
Mère de l’homme intelligent — et du brin d’herbe,
Mère de la Pensée et mère de l’Amour !…
Nourrice intarissable aux cent mamelles pleines,
Grâce à qui nous voyons les montagnes, les plaines
Se vêtir[1] de splendeur à la clarté du jour !

Toi que j’aime et vénère ainsi qu’une déesse,
Permets-moi d’exalter ton faste auguste ! — Laisse
Un de tes petits fils épandre tout son cœur
En stances de lumière, en poëmes mystiques,
Sur ton autel de roche où les peuples antiques
Faisaient tomber un bouc sous le couteau vainqueur !

Je n’immolerai pas, ô Nature sacrée,
De génisse au poil blanc : La Puissance qui crée

 
Ne se réjouit point d’un flot de sang versé ;
Mais artiste elle-même en vastes symphonies,
Se plaît au rhythme pur, aux grandes harmonies,
À l’hymne doux et fier, savamment cadencé…


Depuis que de mille ans, Terre génératrice,
Gorgée abondamment de sève créatrice,
Vagues-tu sans repos par l’espace profond ?
Sous les flèches d’Erôs, depuis combien d’années
Nourris-tu sur ton sein des races condamnées
Au stérile labeur, comme à l’amour fécond ?…

Ton fils infortuné, vers soixante ans, succombe
À la tâche, et trébuche au tertre de sa tombe,
Les reins las ou rompus, le front jaune ou ridé ;
Toi, toujours aussi jeune et toujours aussi belle,

Sous ton grand manteau vert, tu sembles immortelle,
Et ton flanc, sans fatigue, est toujours fécondé !

— Mais, ô Maîa, pardonne à ton enfant d’une heure,
Si parfois il s’alarme, et, devant qu’il ne meure,
Fait vibrer jusqu’à toi son concert de sanglots ;
Quand le travail le brise, ou que le spleen l’obsède,
Il appelle à grand cris la Nourrice à son aide,
Et vers elle ses pleurs roulent comme des flots :

Tu lui réponds alors, ô douce, ô tendre mère :
— « Pourquoi noyer ton cœur dans la détresse amère ?
« De mon calme fleuri contemple la splendeur !
« Vois mes lacs bleus ! Vois mon ciel bleu ! Vois mes mers vertes
« Les routes du bonheur, mon fils, te sont ouvertes :
« Deviens farouche et grand en voyant ma grandeur !

« Sous la voûte de mes forêts silencieuses
« Perds-toi ! Je sais guérir les âmes soucieuses…

« Et si, mon pauvre enfant, tu meurs inconsolé,
« Je t’ouvrirai mon sein, où, dans ma paix sereine
« Tu dormiras, — où ma Majesté souveraine
« Drapera d’un linceul ton corps inviolé ! »



Donc, c’est pour ta bonté, Nature, que je t'aime !
Louange à toi, Maîa protectrice ! — Anathème
Sur qui n’applaudit point à ton règne éternel !
Reçois mon humble encens !… Moi, frêle créature,
Je t’admire et t’adore, et bénis, ô Nature,
Ton âme harmonieuse et ton cœur maternel !


Mai 1884.


  1. Vesta