HROSVITA.

DE LA COMÉDIE AU DIXIÈME SIÈCLE.

Les personnes qui prennent intérêt à l’histoire du théâtre, n’ont peut-être pas oublié l’analyse que nous avons insérée dans cette Revue d’une pièce latine du IVe ou du Ve siècle, intitulée Querolus, dernier grand monument de la comédie antique[1]. Aujourd’hui, nous nous proposons de donner la traduction exacte et complète d’un des premiers essais du théâtre moderne. On ne lira peut-être pas sans curiosité ni sans surprise une comédie composée au milieu du plus décrié des siècles barbares, dans ce Xe siècle, auquel on refuse généralement toute science, toute poésie, tout sentiment du beau, toute délicatesse enfin, soit de pensée, soit de langage. Toutefois, cette œuvre, quelque surprenante qu’elle soit par sa date, n’est pas un accident isolé, un éclair imprévu, un effet sans cause et sans conséquences. Paphnuce et Thaïs est la cinquième pièce d’un recueil de six comédies écrites vers l’an 970, toutes sorties d’une même plume, et, ce qui ajoute à la singularité du fait, toutes sorties de la plume d’une femme.

La lecture du Querolus résolvait un important problème d’histoire littéraire. Cette comédie, évidemment disposée pour la représentation, prouvait ce qui avait été souvent révoqué en doute, que, malgré la prédominance incontestée des jeux de l’amphithéâtre et du cirque, malgré la passion effrénée des Romains pour les muettes représentations des pantomimes et les bouffonneries improvisées des mimes, il restait encore aux IVe et Ve siècles, sur le proscenium des théâtres antiques, une place pour les ouvrages que hasardaient de temps à autre les rares successeurs de Plaute. Cet aspect nouveau d’une question qu’on avait pu croire résolue en sens inverse, choquait, il est vrai, quelques opinions trop exclusives, mais ne blessait en rien la vraisemblance historique. Au Ve siècle, les théâtres sur lesquels on avait joué Térence étaient encore debout ; on conçoit aisément que les populations avides, comme elles l’étaient, de toutes les jouissances scéniques, retournassent par intervalle à la comédie antique, ne fût-ce que par inconstance.

Au Xe siècle, au contraire, dans ce temps de pleine féodalité, le nom seul de comédie semble un anachronisme. Durant cette laborieuse époque de concentration religieuse et de morcellement politique, il semble qu’il n’existât pour le drame ni poète, ni scène, ni spectateurs. Depuis long-temps les gradins des théâtres anciens avaient cessé d’être un lieu de récréation et de plaisir. La plupart de ces édifices avaient été transformés en citadelles, lors des invasions successives des Goths, des Huns, des Sarrasins et des Normands. Plus tard, ce fut avec les pierres tirées de ces vastes ruines que la féodalité éleva les seuls monumens dont elle avait besoin, à savoir des tours et des châteaux crénelés pour l’aristocratie militaire ; des églises et des abbayes, assez semblables par leurs dépendances aux hiérons de l’antiquité, pour l’aristocratie intellectuelle et cléricale.

Cependant, à la place des vastes théâtres qui avaient autrefois réuni d’immenses populations dans une même idée, comme dans une même enceinte, le pouvoir féodal fut bien forcé de laisser s’agrandir et monter vers le ciel ces immenses cathédrales, où la religion, à de certains jours, appelait et réunissait, sans les confondre, tous les ordres de l’état, les barons et les clercs, les vilains des cités et les serfs des campagnes. Aussi, est-ce surtout dans les cathédrales, ce lieu de réunion momentanée ouvert à tous pendant la période féodale, que commença à poindre le génie dramatique moderne ; car ce lieu était alors le seul qui, malgré la division des forces sociales, offrît ce dont le drame a besoin avant tout, un grand auditoire, capable de s’unir dans une pensée sympathique et de recevoir une émotion commune.

Nous ne voulons pas citer aujourd’hui d’exemples des premiers drames liturgiques. Ces œuvres, qui faisaient partie intégrante des offices, étaient nécessairement empreintes de la rigidité et de la sécheresse du dogme. Nous franchirons ce premier degré, et nous allons entrer sans préambule dans les couvens, asiles privilégiés, ouverts cependant à toutes les conditions, et qui, à de certains jours, admettaient des séculiers de toutes les classes à leurs fêtes. Dans ces sanctuaires de la science et de la piété, le drame religieux put se développer plus libre, plus cultivé, plus poétique. C’est là proprement qu’exista le drame au moyen-âge. La comédie que nous allons traduire est un des plus anciens monumens de cette littérature monastique. Elle a été composée vers l’an 970, par Hrosvita, religieuse saxonne, représentée à l’abbaye de Gandersheim, et jouée par de jeunes religieuses de cette maison, devant l’évêque d’Hildesheim et son clergé, probablement en présence de quelques grands officiers de l’empereur, protecteur de ce monastère, peut-être devant quelques vilains, et qui sait même ? devant quelques serfs ou gens main-mortables de l’abbaye[2]. Mais avant d’aller plus loin, je crois nécessaire d’exposer en peu de mots ce que c’était que Hrosvita, et ce que c’était que Gandersheim.

L’abbaye de Gandersheim ou de Gandesheim, de l’ordre de Saint-Benoît, fut fondée en 852, par Ludolfe, arrière-petit-fils du fameux Witikind. Ludolfe, d’abord comte, puis duc de Saxe, entreprit cette fondation à la prière de sa femme Oda, qui, devenue veuve en 859, se retira dans cet asile et y vécut, après la mort de presque tous les siens, jusqu’à l’âge de cent sept ans[3]. Ce monastère avait d’abord été établi à Brunshusen ou Brunshausen[4] ; mais, dès 857, Ludolfe fit commencer les constructions nécessaires pour le transférer dans la ville même de Gandersheim, près du fleuve Ganda. Cette translation ne put s’effectuer avant l’an 881. Le couvent de Gandersheim ne compte guère dans la liste de ses abbesses que des princesses de sang impérial ou ducal. Les trois premières furent Hathumoda, Gerberge et Christine, toutes trois filles des fondateurs. La quatrième abbesse, nommée Hrosvita, et qui était, suivant les uns, de la famille ducale de Saxe[5], suivant les autres, fille d’un roi de la Grèce[6], a été souvent confondue avec la simple religieuse qui rendit, un peu plus tard, ce nom si célèbre[7].

L’abbaye de Gandersheim semble avoir été, pendant les IXe et Xe siècles, une sorte d’oasis jeté au milieu des sables de la barbarie, et où fleurirent, mieux que dans aucune autre partie du nord de l’Europe, les arts, les sciences, et particulièrement la poésie. C’était alors l’usage, aux obsèques des abbés et des abbesses, de réciter sur leurs tombes des dialogues funèbres, espèces de petits drames dont il nous est parvenu quelques curieux exemples. Eh bien ! précisément un de ces exemples nous est fourni par l’abbaye de Gandersheim.

Lorsqu’en 874 Hathumoda, première abbesse de cette maison, fut rappelée à Dieu, à l’âge de trente-trois ans, Wicbert, ancien religieux du couvent de Corbie en Saxe, devenu évêque d’Hildesheim, assista à ses funérailles et échangea avec les religieuses éplorées des gémissemens et des consolations que plus tard il rédigea en vers et nous a laissés dans un dialogue où il remplit le rôle principal sous le nom d’Agios, traduction grecque de son nom allemand. Ce dialogue, et le prologue en prose qui le précède, contiennent de nombreux détails sur la fondation de Gandersheim et sur la famille ducale de Saxe[8]. Plus tard, notre Hrosvita a aussi chanté dans un assez long poème la fondation de Gandersheim[9]. Nous possédons même sur ce sujet un poème allemand du commencement du XIIIe siècle[10]. Enfin, de nombreuses figures, représentant les bâtimens de cette abbaye, ainsi que les portraits et les costumes des abbesses, ont été insérées dans les Antiquitates Gandersheimenses de Leuckfeld, et achèvent de nous faire connaître, dans les moindres détails, cet important monastère saxon, berceau du théâtre moderne.

Quant à Hrosvita, nous ne possédons guère sur la vie de cette femme illustre d’autres renseignemens que le peu qu’elle nous apprend d’elle-même dans ses divers ouvrages et surtout dans ses préfaces, dont elle est heureusement assez prodigue. Cette merveille de l’Allemagne a été pour presque tous ceux qui ont parlé d’elle une occasion d’erreurs d’autant plus graves que ses écrits, source à peu près unique de son histoire, ont été plus long-temps moins étudiés et moins connus[11]. On ne s’accorde pas même sur son nom. On la trouve appelée Hareswitha, Rosweyda, Rothsmuta, Hroswida, Rhosvit, et de beaucoup d’autres manières plus ou moins fautives. Dans un manuscrit de ses œuvres, qu’on peut voir aujourd’hui à Munich, et qui est presque contemporain, elle se nomme elle-même Hrotsvit, et quelquefois, en élidant le t du milieu, Hrosvit. Ses plus anciens et plus sûrs biographes l’appellent aussi Hrosvita[12]. Il n’est donc pas douteux que tel ait été son nom ou son surnom ; je dis son surnom, car cette poétique appellation de Hrotsuita[13], qu’elle traduit elle-même par voix éclatante, « Ego clamor validus Gandeshemensis[14], » pourrait bien n’avoir été qu’un nom de baptême ou de religion. Cette interprétation, fournie par elle-même et adoptée par Jac. Grimm, détruit l’explication plus gracieuse du nom de Hrosvita, que J.-Chr. Gottsched a proposé de traduire par rose blanche[15], et renverse du même coup une hypothèse très hasardée de Mart.-Fréd. Seidel. Ce biographe avait avancé[16], d’après Knesebeck[17], que l’H initial de Hrosvita n’est pas le signe d’aspiration en usage au moyen-âge dans les mots tels que Hrabanus, Hrodolphus, Hcarolus et beaucoup d’autres, mais l’abbréviation de Helena, et sur cette supposition il prétendait que le nom de Hrosvita cachait celui de Helena a Rossow[18], faisant ainsi descendre l’illustre nonne d’une vieille famille saxonne que mentionne la chronique d’Enzelt, pag. 60, mais que Gottsched ne croit pas remonter, à beaucoup près, au Xe siècle.

On s’est trompé d’une manière plus grave encore sur le temps où elle a vécu. D’abord il faut citer comme un singulier exemple de préoccupation nationale l’opinion de l’Anglais Laurent Humphrey, qui, jaloux de conquérir cette muse à sa patrie, n’a rien trouvé de mieux que de la confondre avec la poétesse anglaise Hilda Heresvida[19], qui vécut au viie siècle[20]. Il ne servirait de rien à ce critique trop patriote de prouver, comme il s’efforce en vain d’y parvenir, que Hilda vivait au IXe siècle, puisque Hrosvita ne vécut pas plus au IXe qu’au XIe siècle, double erreur contradictoire, dans laquelle, pour le dire en passant, on n’est pas peu surpris qu’ait pu tomber le savant Tritheme[21]. On n’est pas moins étonné de voir Charles Dufresne classer Hrosvita parmi les écrivains du XIIe siècle, dans son Index scriptorum mediœ et infimœ latinitatis.

Il suffit de jeter les yeux sur le poème de Hrosvita, intitulé Panegyris sive historia Oddonum et sur la dédicace à Othon II, qui le précède, pour être certain que Hrosvita florissait dans la seconde moitié du Xe siècle. Mais il est plus difficile de déterminer exactement la date de sa naissance et de sa mort. Hrosvita nous apprend elle-même qu’elle vint au monde long-temps après le trépas d’Othon l’Illustre, duc de Saxe, père de Henri-l’Oiseleur[22], arrivé le 29 novembre 912[23]. Elle se dit ailleurs[24] un peu plus âgée que Gerberge II, fille du duc Henri et nièce de l’empereur Othon Ier, ordonnée abbesse de Gandersheim l’an 959[25], et née, suivant toute apparence, vers 940. Il résulte de ces deux témoignages combinés que Hrosvita naquit nécessairement entre les années 912 et 940, et beaucoup plus près de la seconde date que de la première. L’époque de sa mort est encore plus difficile à fixer. Un seul fait est certain, c’est qu’elle vivait encore en 973, puisqu’elle dédia à l’empereur Othon II le poème qu’elle a consacré à la gloire de la maison de Saxe. Si nous ne nous sommes pas trompé dans nos calculs précédens, elle avait alors environ quarante ans. Casimir Oudin[26] dit que Hrosvita mourut l’an 1001 ; il se fonde sur ce qu’elle a célébré les trois premiers Othons. Le premier livre que nous avons du panégyrique s’arrête à la mort d’Othon-le-Grand ; mais le titre même (Panegyris Oddonum) prouve que nous ne possédons que le commencement du poème. La seconde dédicace, adressée à Othon II, se trouvait probablement en tête d’un second livre consacré à ce prince. On lit dans la Chronique des Évêques d’Hildesheim[27] que Hrosvita a célébré les trois Othons.

Elle entra jeune au monastère de Gandersheim, et y reçut une éducation à la fois religieuse et poétique. Dans les études de cette maison, on mêlait à la lecture des livres saints celle des vers de Virgile et des comédies de Térence. Quelques biographes de Hrosvita nous assurent qu’elle était même versée dans les lettres grecques[28]. Elle parle avec une naïveté modeste de ses premiers essais poétiques. Dans une préface en prose placée à la tête de ses poésies, elle sollicite l’indulgence des lecteurs pour les fautes qu’elle a pu commettre contre la prosodie et la grammaire, alléguant pour excuse la solitude du cloître, la faiblesse de son sexe et son âge encore éloigné de la maturité. « Elle ne s’est proposé d’autre but en écrivant ses vers, que d’empêcher le faible génie que lui a départi le ciel, de croupir dans son sein et de se rouiller par sa négligence ; elle a voulu le forcer à rendre, sous le marteau de la dévotion, un faible son à la louange de Dieu[29]. » Dans une invocation en vers élégiaques, qui précède son Histoire en vers de la sainte Vierge, elle demande à la mère de Dieu de lui délier la langue, et rappelle modestement à cette occasion l’ânesse de l’Ancien Testament, à laquelle Dieu daigna accorder la parole.

Hrosvita mentionne avec reconnaissance ses deux principales maîtresses : l’une fut une religieuse obscure nommée Rikkarde, l’autre la jeune abbesse Gerberge elle-même, qui, moins âgée que son élève, avait cependant sur elle la supériorité de connaissances qui convenait à une princesse du sang impérial[30]. Hrosvita lui a respectueusement dédié plusieurs de ses ouvrages. Mais bientôt l’écolière surpassa ses maîtresses et même ses maîtres ; car si elle gémit, dans la préface de son premier recueil poétique, d’être dépourvue des conseils des hommes habiles, on voit par l’épître qui précède ses comédies (Epistola ad quosdam sapientes, hujus libri fautores et emendatores) que l’attention et les suffrages des hommes les plus éminens de l’Allemagne ne lui manquèrent pas long-temps, et qu’elle reçut bientôt de toutes parts des encouragemens et des éloges. En effet, les écrits de cette femme illustre sont de ceux qui honorent le plus son sexe, et qui, malgré quelques défauts inhérens à l’époque où elle a vécu, relèvent le plus le Xe siècle de l’accusation de barbarie qu’on lui a trop légèrement prodiguée. Un de ses anciens biographes termine sa vie par ce trait : « Rara avis in Saxoniâ visa est[31]. » C’est trop peu dire. Cette Sapho chrétienne, cette dixième muse, comme l’appellent ses compatriotes, ne fut pas seulement une merveille pour la Saxe, elle est une gloire pour l’Europe entière. Dans la nuit du moyen-âge, on trouverait difficilement une étoile poétique plus éclatante.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que les ouvrages de Hrosvita sont tous écrits en latin, seule langue alors usitée en Occident pour les compositions littéraires. Il existe deux éditions de ses œuvres : la première a été donnée en 1501, à Nuremberg, en un volume in-folio, par Conrad Celtes, poète lui-même et, qui plus est, poète lauréat de l’empereur Maximilien ; la seconde, qui n’est qu’une simple réimpression augmentée d’éclaircissemens et de préfaces, fut donnée en 1717[32], à Wittemberg, en un volume in-4o, par Léonard Schurzfleisch. Ces deux éditions reproduisent à peu près textuellement un beau manuscrit du XIe ou peut-être de la fin du Xe siècle, qui, du couvent de Saint-Emméran à Ratisbonne, où Celtes le copia[33] et où Gottsched le vit encore en 1749, a passé dans la bibliothèque royale de Munich[34]. Les deux éditeurs ont eu le tort d’intervertir, sans motif, l’ordre du manuscrit, et de commencer par les comédies, qui forment évidemment un second recueil postérieur aux poésies sacrées. Le volume se termine, comme le manuscrit, par le Panégyrique des Othons ; ce poème paraît être placé ainsi dans son ordre chronologique. En effet, l’auteur montre dans la préface de cet ouvrage beaucoup moins de timidité et de défiance en ses talens que dans la préface de ses comédies, et surtout que dans celle de ses poésies mêlées. Le Panégyrique des Othons n’a été, comme l’avoue l’auteur, composé sur aucun document écrit, mais sur des rapports oraux et pour ainsi dire confidentiels ; ce sont, en quelque sorte, des Mémoires de la famille ducale et impériale de Saxe. Bien que les troubles excités par la révolte de Henri, duc de Bavière, surnommé Rixosus, père de l’abbesse Gerberge II, contre son frère Othon Ier, soient fort atténués par la plume officieuse de Hrosvita, ce poème n’en offre pas moins un tableau intéressant et véridique des intrigues intérieures qui agitèrent alors la maison impériale[35].

Quoique j’aie hâte de parler du théâtre de Hrosvita, je ne puis cependant m’empêcher de dire quelques mots des poésies par lesquelles elle a préludé. Le premier recueil se compose des huit pièces dont les titres suivent : 1o Histoire de l’immaculée Vierge Marie, mère de Dieu, tirée du protévangile de saint Jacques, frère de Jésus[36] ; huit cent cinquante-neuf vers hexamètres léonins[37]. 2o Histoire de l’ascension de notre Seigneur. Cette pièce, composée de cent cinquante vers hexamètres, a été faite sur une traduction du grec en latin due à Jean l’évêque. 3o La Passion de saint Gandolfe, martyr ; cinq cent soixante-quatre vers élégiaques. L’auteur a employé ici un mètre moins grave que dans les pièces qui précèdent et qui suivent, sans doute parce que le sujet est, comme on va le voir, plutôt comique qu’héroïque. Gandolfe, qui vivait au milieu du VIIIe siècle, sortait de la tige royale des Burgondes. La sainteté de ce jeune prince était si grande qu’il reçut le don des miracles. Il épousa une fort belle femme, que Hrosvita nomme Ganea, probablement par allusion à ses mœurs dissolues. Elle s’abandonna bientôt à un clerc de la maison de son mari. L’adultère fut prouvé par l’épreuve de l’eau. Ganea se brûla la main et le bras, en les plongeant dans une cuve d’eau froide. Au lieu d’accepter le pardon que lui offrait généreusement son mari, elle le fit assassiner à Varennes en Bourgogne. Plusieurs miracles s’étant opérés sur le tombeau de saint Gandolfe, furent rapportés à cette méchante femme, qui s’en moqua dans des termes très immodestes : Miracula non secus ut vetris crepitum existimavit. » Elle fut aussitôt punie de cet impur blasphème par un châtiment digne de sa faute In pœnæ perfidiam, venter illi quoad viveret perpetuo crepabat Ce singulier sujet de poésie monastique prouve que le badinage et une gaieté même assez grossière n’étaient pas entièrement bannis de ces pieux asiles[38]. 4o La Passion de saint Pélage de Cordoue en 925. Ce poème, composé de quatre cent quatre hexamètres, est le récit d’une aventure que Hrosvita mit en vers d’après une relation qu’elle tenait d’un témoin du fait[39]. Le jeune Pélage, prisonnier d’Abrahemen (Ahdalrahman ou, comme nous disons, Abderame) lors de la prise de Cordoue par les Maures[40], refusa de servir aux plaisirs infâmes de ce Sarrasin, et fut précipité du haut du rempart dans le fleuve. Recueilli par des pêcheurs, il fut achevé par les soldats du tyran. Les habitans de Cordoue l’ensevelirent religieusement[41]. 5o La Chute et la conversion de Théophile, vidame ou archidiacre de l’évêque d’Adona en Cilicie[42] vers l’an 538 ; quatre cent cinquante-cinq hexamètres. Cette histoire d’un clerc qui, par ambition, se voue au diable[43], a été, pendant le moyen-âge, le texte de beaucoup d’ouvrages d’imagination. Elle a été, entre autres, mise en drame, au XIIIe siècle, par Rutbeuf, sous le titre de Miracle de Théophile.[44] C’est vraisemblablement l’origine de la légende de Faust. 6o Histoire de la conversion d’un jeune esclave exorcisé par saint Basile. Dans ce poème, composé de deux cent quarante-neuf vers hexamètres, ce n’est plus par ambition, mais par amour, que l’esclave d’un riche habitant de Césarée se voue au diable. Éperdument amoureux de la fille de Protérius, que son père destinait au cloître, ce jeune homme, aidé de l’esprit malin, parvint à se faire aimer d’elle et l’épousa au grand déplaisir de sa famille. Cependant la jeune femme, s’étant bientôt aperçue que son mari n’osait pas entrer dans l’église, devina la vérité. Elle sollicita aussitôt et obtint le divorce, et, suivant son premier dessein, se voua à la vie monastique. Cependant le jeune homme, repentant de son crime, fut exorcisé par saint Basile, qui contraignit le démon à rendre la cédule que l’imprudent avait souscrite. 7o Histoire de la passion de saint Denis, illustre martyr, deux cent soixante-six vers hexamètres. Dans ce poème, calqué sur la légende[45], le voyage miraculeux du saint décapité est peint en traits qui ne manquent ni de poésie ni de grandeur. 8o Histoire de la passion de sainte Agnès, vierge et martyre. Le sujet de cette pièce, composée de quatre cent cinquante-neuf vers hexamètres, est plus délicat et plus scabreux que celui d’aucun des poèmes précédens. Agnès, jeune Romaine d’une grande beauté, avait embrassé le christianisme et fait vœu de chasteté. Un jeune homme, fils du comte Sempronius, préfet de la ville, s’éprit de la belle chrétienne, et n’ayant pu la gagner ni par ses prières, ni par ses présens, tomba dans une mélancolie qui fit craindre pour ses jours. Les médecins, ayant découvert la cause de son mal, en informèrent Sempronius, qui commanda avec emportement à la jeune fille de céder aux désirs de son fils. Agnès restant inébranlable, Sempronius la fit traîner au temple de Vesta pour y adorer le feu sacré. Sur le refus d’Agnès, il ordonna qu’on la conduisît nue dans un lieu de prostitution ; mais, au moment de subir cet arrêt, le ciel, pour ménager sa pudeur, permit que ses cheveux grandissent, au point de tomber jusqu’à ses pieds comme un voile. Le fils du préfet, l’ayant poursuivie dans ce lieu infâme, n’eut pas plus tôt porté la main sur elle, qu’il tomba mort à ses pieds. Le père au désespoir accuse la jeune vierge de magie. Agnès, pour se disculper, demande au ciel et obtient la résurrection du jeune insensé. Le père et le fils se font chrétiens. Cependant les prêtres païens poursuivent la condamnation d’Agnès ; celle-ci, qui consent au martyre, meurt sous l’épée du bourreau, et va prendre place auprès de Jésus-Christ, dans le chœur immortel des vierges[46]. Ces huit poèmes sont suivis d’un court épilogue en prose, qui est commun aux poèmes et aux comédies, et qui semble prouver que ces deux recueils, encadrés en quelque sorte entre une préface générale et un épilogue, ont été disposés pour la publication par l’auteur même dans l’ordre où nous les présente le manuscrit de Munich. Plusieurs biographes, entre autres Tritheme[47], citent de Hrosvita un livre d’Épigrammes et d’Épîtres qui n’est point dans le manuscrit de Munich, et n’a été découvert nulle part ailleurs. Il est possible que ces épigrammes et ces épîtres ne soient que les préfaces et les dédicaces en vers et en prose que Hrosvita a mises au-devant de la plupart de ses écrits.

On peut deviner, d’après la nature des sujets mis en vers par Hrosvita, quelle sera la couleur générale de son théâtre. Honorer et recommander la chasteté, tel est le but presque unique que se propose la pieuse nonne. C’est à cette louable intention qu’il faut attribuer ce qu’il y a ordinairement d’un peu chatouilleux dans les sujets qu’elle s’impose. Elle nous explique elle-même ingénument sa pensée dans la préface qui précède ses comédies. « J’ai voulu, dit-elle, substituer d’édifiantes histoires de vierges pures aux déportemens des femmes païennes. Je me suis efforcée, selon les facultés de mon faible génie (juxta mei facultatem ingenioli), de célébrer les victoires de la chasteté, particulièrement celles où l’on voit triompher la faiblesse des femmes, et où la brutalité des hommes est confondue[48]. » Or, pour montrer ces triomphes féminins dans tout leur éclat, il était nécessaire que ces chastetés de femmes fussent exposées aux plus grands périls. De là le choix des légendes que nous avons vues et que nous verrons encore, toutes au fond très édifiantes et très morales, mais qui roulent presque toutes sur des aventures propres à alarmer la modestie. Il est juste d’ajouter que si les sujets traités par Hrosvita sont pris d’ordinaire dans un ordre de faits et d’idées qui semblent périlleux pour la décence, la diction de la pieuse nonne demeure toujours aussi pure et aussi chaste que ses intentions sont candides et irréprochables.

Le recueil de ses comédies écrites, à l’imitation de Térence (in œmulationem Terentii), suivant la teneur un peu ambitieuse du titre, se compose de six, ou plutôt, comme je le soupçonne, de sept pièces. Je crois, en effet, que c’est par une mauvaise division, introduite par Celtes, que la première comédie du recueil, Gallicanus, est aujourd’hui coupée en deux actes. Je suis tenté de croire que la légende de Gallicanus[49] et celle de Jean et Paul[50], qui se trouvent séparées dans les Bollandistes, ont fourni à Hrosvita le sujet de deux comédies distinctes, et qui se suivent, à peu près comme dans Shakspeare les diverses parties de Richard II et de Henri IV[51].

Dans la première partie de cette pièce, Constantin-le-Grand, impatient de soumettre les Scythes, charge de cette mission difficile le plus habile de ses lieutenans, Gallicanus[52], encore païen. Avant de partir, Gallicanus demande à l’empereur de lui accorder, s’il réussit dans cette campagne, la main de sa fille Constantia, dont il est amoureux. L’embarras de l’empereur est très grand, car non-seulement sa fille est chrétienne, mais elle a fait secrètement vœu de virginité. Constantia conseille à son père de ne donner qu’un vague espoir à Gallicanus, et cependant elle le fait prier d’emmener avec lui, pendant cette guerre, Paul et Jean, ses primiciers : elle prendra, de son côté, auprès d’elle, Artémia et Attica, les deux filles de Gallicanus. Celui-ci, satisfait de ces arrangemens, offre un sacrifice aux dieux, et se met en marche. Dans une première rencontre, les Scythes guidés par leur roi, Bradan, ont l’avantage sur les Romains ; les tribuns eux-mêmes lâchent pied. Dans cette extrémité, Gallicanus, par le conseil de Paul et Jean, invoque le Christ, et aussitôt il voit apparaître un ange, qui rend le courage à ses troupes et ôte la force aux ennemis. Les Scythes mettent bas les armes, et se reconnaissent tributaires de Constantin. À son retour, Gallicanus, converti au christianisme, consent, ainsi que Constantia l’avait prévu, à ce qu’elle entre dans un cloître, et lui-même se voue, comme ses deux filles, à la vie monastique[53].

Dans la seconde partie, ou le second acte, trois règnes se sont écoulés ; nous assistons à la réaction païenne tentée par Julien. Gallicanus, placé entre l’abjuration ou la confiscation de ses biens, persiste dans la foi et se retire en Égypte, où il périt martyr. Julien, forcé de garder plus de mesure avec Paul et Jean, qui ont rempli de hautes fonctions dans le palais, cherche à les faire rentrer à son service, et à leur faire abjurer le christianisme. Il échoue dans cette double tentative. Furieux, il ordonne à Térentianus de les mettre à mort et de les enterrer secrètement. Ce crime ne reste pas longtemps impuni. Julien, d’abord, est frappé ; puis, le fils du meurtrier, tourmenté par les démons, confesse publiquement le crime de son père et le mérite des deux martyrs. Térentianus effrayé a recours au baptême, et son fils, délivré de la possession, se fait aussi chrétien. Telle est cette pièce, qui, comme les drames historiques anglais, ne dure pas moins de vingt-cinq ans. M. Villemain qui, le premier en France, a cité Hrosvita dans une chaire publique, et qui a même traduit comme échantillon une belle scène de la seconde partie de Gallicanus, a porté sur cette pièce un jugement que je ne puis que répéter : « L’auteur, dit-il, dans la prose assez correcte de son drame, fait habilement parler Julien. Il y a là un sentiment vrai de l’histoire. Julien ne paraît pas un féroce et stupide persécuteur… La religieuse de Gandersheim a bien saisi son caractère… sa modération apparente, son esprit impérieux et ironique[54]. »

La seconde comédie du recueil, Dulcitius, est disposée pour exciter le rire et la gaieté. On peut même dire qu’elle dépasse quelque peu les bornes du genre ; c’est plus qu’une comédie, c’est une farce religieuse, une parade dévote, qui se déploie, chose étonnante ! sans trop de disparate, à côté du martyre de trois héroïques sœurs : Agapé, Chionie et Irène. Dans cette pièce, où les prestiges et le merveilleux dominent, les persécuteurs ne sont pas simplement représentés, suivant l’usage, comme des bourreaux farouches et sanguinaires, mais comme des hommes ineptes, comme des niais en butte aux plus ridicules illusions et livrés aux mystifications d’une main cachée, qui se joue d’eux. Cette légende bizarre, écrite par Métaphraste, et plus anciennement par l’auteur inconnu de la vie de sainte Anastasie, se trouve dans les Bollandistes[55]. Voici le sujet de cette pièce : Les vierges, Agapée, Chionie et Irène, ayant refusé d’abjurer le culte du vrai Dieu, sont remises par l’empereur Dioclétien à la garde de Dulcitius, officier du palais. Celui-ci, les ayant fait enfermer dans le vestibule des cuisines, cherche à s’introduire auprès d’elles, pendant la nuit, dans une intention criminelle. Mais, aveuglé par un pouvoir surnaturel, il saisit, au lieu des prisonnières, les chaudrons et les lèchefrites, qu’il couvre de baisers. Pour se venger, il condamne ces pieuses vierges à être exposées nues aux regards du peuple ; mais leurs vêtemens s’unissent si étroitement à leur chair, qu’il est impossible de les en dépouiller, et lui-même donne à la foule le spectacle honteux d’un juge qui s’endort sur son tribunal. L’empereur, instruit de ces prodiges, qu’il attribue à la magie, charge le comte Sisinnius d’accomplir sa vengeance. Agapé et Chionie, livrées aux flammes, souhaitent de réunir leur ame à l’esprit divin, et expirent sans douleur au milieu du brasier. La plus jeune, Irène, dont Sisinnius espérait vaincre plus aisément la résistance, suit courageusement l’exemple de ses sœurs. Sisinnius ordonne qu’on la traîne dans un lieu de débauche ; mais, en chemin, deux anges, vêtus en messagers, apportent aux gardes l’ordre de conduire Irène au sommet d’une montagne voisine. À la nouvelle de cette dernière déception, Sisinnius s’élance à cheval et court à la montagne ; mais il tourne incessamment à l’entour, et ne peut ni avancer ni revenir sur ses pas. Enfin, Irène, qui consent au martyre, tombe percée d’une flèche, et expire en louant le Seigneur.

La troisième comédie, Callimaque, tirée de l’histoire apostolique d’Abdias[56], est, de tous les drames de Hrosvita, celui qui, par la délicatesse passionnée des sentimens, l’exaltation du langage et le romanesque de la légende, se rapproche le plus du drame de nos jours. On a dit souvent que l’amour est un sentiment moderne, né en Occident, du mélange de la mysticité chrétienne et de l’enthousiasme naturel aux races dites barbares. Toujours est-il bien remarquable que ce soit Hrosvita, une religieuse allemande, contemporaine des Othons, qui nous ait légué la première et une des plus vives peintures de cette passion, peinture sur laquelle près de neuf cents ans ont passé et qu’on dirait d’hier, tant nous y trouvons déjà les subtilités, la mélancolie, le délire de l’ame et des sens, et jusqu’à cette fatale inclination au suicide et à l’adultère, attributs presque inséparables de l’amour au XIXe siècle. Aussi ne voit-on dans Callimaque aucun de ces jeunes ou vieux libertins des comédies de Plaute et de Térence, qui se disputent une belle esclave ou marchandent une courtisane. Ce que peint Hrosvita dans Callimaque, c’est la passion effrénée, aveugle, furieuse, d’un jeune homme encore païen pour une jeune femme chrétienne et mariée, femme chaste et timorée, au point de demander en grace à Dieu de la faire mourir pour la soustraire aux dangers d’une tentation trop vive. Et en même temps que la pudeur excite de si délicats scrupules dans la conscience de Drusiana, l’amour bouillonne si violemment dans les veines de Callimaque, qu’après la mort de celle qu’il aime, il ose, comme Roméo, violer sa tombe à peine fermée et chercher les embrassemens qu’elle lui a refusés vivante, dans la couche de pierre où gisent ses restes inanimés. Certes, quand cet ouvrage n’aurait d’autre mérite que de nous montrer un échantillon des sentimens et des paroles qu’échangeaient dans leurs tête-à-tête les amans du Xe siècle et de soulever ainsi un pan du voile qui nous cache la vie intime et passionnée de ces temps encore mal connus, ce monument, par cela seul, serait pour nous d’une valeur inappréciable.

J’ai déjà rapproché involontairement Roméo et Callimaque. C’est qu’en effet il est impossible de n’être pas frappé des points nombreux de ressemblance qui existent entre cette première esquisse du drame passionné et le véritable chef-d’œuvre du genre, Roméo et Juliette. On aperçoit, au premier coup d’œil, dans ces deux ouvrages, des rapports qui, pour être extérieurs et en quelque sorte matériels, n’en sont pas moins singuliers ni moins notables. Ainsi le dénouement des deux pièces présente aux yeux un tableau presque pareil. Dans l’un et l’autre, on voit un caveau sépulcral, une tombe de femme ouverte, une jeune morte, fraîche encore, dont le suaire a été écarté par la main égarée d’un amant, un jeune homme étendu mort au pied d’un cercueil. Sur le lieu de cette scène douloureuse et tragique, surviennent, dans l’un et l’autre drame, deux hommes navrés de douleur, mais qui sont maîtres de leurs passions ; dans Shakspeare, le père de la jeune fille et le moine Laurence, dans Callimaque, le mari de la jeune défunte et l’apôtre saint Jean, qui, plus heureux que le franciscain, aura le double pouvoir de ressusciter Drusiana et Callimaque, et de rendre celui-ci à la sagesse aussi bien qu’à la vie. Ce sont là, il faut l’avouer, des ressemblances de personnages et de situations incontestables, mais qui, après tout, ne sont peut-être qu’accidentelles et peu profondes. Ce qui mérite d’être vraiment et sérieusement observé, c’est le ton de mysticité sophistique, qui donne aux plaintes amoureuses de Callimaque un air de si proche parenté avec celles de Roméo. Chose étrange ! la langue de l’amour est au Xe siècle aussi raffinée, aussi quintessenciée, aussi précieuse qu’au XVIe et au XVIIe siècle ! Ouvrez les deux pièces : l’une et l’autre commencent par un entretien de l’amant mélancolique avec ses amis. Eh bien ! dans les deux scènes, dont le dessin est presque identique, l’affectation des idées et la recherche des expressions sont égales des deux parts. Seulement, dans le poète de la cour d’Élisabeth, le jeune amoureux se perd en concetti à la manière italienne ; dans Hrosvita, ce sont des arguties scolastiques et des distinctions tirées de la doctrine des universaux d’Aristote[57]. On serait vraiment tenté de conclure de cette ressemblance que la bizarrerie de la pensée, aussi bien que la recherche et le raffinement du langage, sont dans la nature même de ce sentiment si tumultueux, si complexe, si indéfinissable ; de ce sentiment qui ne serait plus l’amour, s’il cessait d’être une énigme de vie ou de mort pour le cœur sanglant et l’imagination bouleversée qui l’éprouvent.

Nous ne pouvons citer qu’une seule pièce de Hrosvita où elle n’ait pas eu pour guide une légende. En effet, dans ses comédies aussi bien que dans ses poèmes, la pieuse nonne s’est bien gardée de rien inventer. Comme plus tard les grands dramatistes du XVIe siècle, elle garde son invention pour les détails. La pièce où Hrosvita s’est élevée, par exception, à une sorte de création fantastique et idéale, est intitulée la Sapience, ou la Foi, l’Espérance et la Charité. Ce drame allégorique est un des premiers et sans contredit un des plus remarquables modèles de ce qu’on a appelé dans la suite moralités. L’action, comme on le pense bien, est fort simple : l’empereur Hadrien apprend qu’une femme étrangère nommée la Sapience, et ses trois filles, la Foi, l’Espérance et la Charité, viennent d’arriver à Rome pour y propager le christianisme. L’empereur résout de ramener ces femmes au culte des idoles, ou de les faire mourir. Après avoir vainement employé les séductions et les tortures, Hadrien fait mettre à mort les trois jeunes filles. La mère rassemble leurs membres, et, aidée dans ce pieux office par des matrones chrétiennes, les enterre à trois milles de Rome. Alors elle n’émet plus qu’un vœu, celui de mourir en Jésus-Christ, quand elle aura achevé sa prière. Elle élève donc son ame vers le ciel dans un hymne magnifique, et exhale sa vie dans cette sublime aspiration. Cette dernière scène est d’un effet vraiment religieux et grandiose ; elle rappelle un peu le dénouement d’Œdipe à Colone.

Nous avons à dessein différé de parler de deux comédies, les quatrième et cinquième du recueil, Abraham et Paphnuce. Ces deux pièces sont comme deux variantes d’une même histoire. Le sujet d’Abraham est tiré d’un agiographe du IVe siècle, de saint Éphrem, diacre d’Édesse[58]. Malgré la source respectable où a puisé l’auteur, l’action de ce drame pourra bien n’en pas paraître moins hasardée à quelques personnes, et choquera peut-être la pruderie de nos mœurs. Un saint homme, un pieux solitaire, qui quitte sa grotte, s’habille en cavalier, couvre sa tonsure d’un large chapeau militaire, et se rend dans un lieu plus que suspect, afin d’en retirer sa nièce, jeune sainte déchue qui s’est envolée un matin de sa cellule pour mener la vie honteuse de courtisane, c’est là une étrange histoire ! Et cependant cette comédie, qui repose sur une donnée si voisine de la licence, a été écrite par une religieuse, jouée par des religieuses, en présence de graves prélats, et n’a sans doute pas moins édifié la noble assemblée, réunie dans la grande salle de Gandersheim, que les tragédies d’Esther et d’Athalie n’ont édifié le pieux auditoire réuni à Saint-Cyr autour de Louis XIV et de Mme de Maintenon.

On remarque dans la comédie d’Abraham un enchaînement de scènes bien liées, un extrême naturel dans les sentimens et dans le langage, en un mot, beaucoup plus d’art que ne semblerait en comporter l’âge où vivait l’écrivain. La tristesse que la jeune pécheresse éprouve au milieu de ses désordres, les larmes furtives qui échappent de ses yeux pendant le repas qu’elle devrait égayer, enfin la belle scène de la reconnaissance au moment où, retiré dans un réduit secret, et les portes bien closes, l’oncle jette à terre son chapeau de cavalier, et montre à sa nièce foudroyée ses cheveux blanchis dans le jeûne et les veilles ; les paroles compatissantes du saint ermite, la contrition profonde, les soupirs étouffés de la jeune pénitente, sont des beautés de tous les lieux et de tous les temps.

Des six pièces de Hrosvita, l’auteur de cette notice en a déjà traduit trois, Abraham, Callimaque et Dulcitius[59]. Il va en traduire ici même une quatrième, Paphnuce et Thaïs. Il ne la fera précéder que de quelques mots d’avertissement.

Hrosvita a tiré le sujet de Paphnuce et Thaïs d’un auteur grec antérieur au Ve siècle[60]. Arnaud d’Andilly a donné place à cette histoire dans ses Vies des saints pères des déserts[61]. Nous voyons dans cette pièce, comme dans celle d’Abraham, un pieux ermite quitter sa solitude pour aller, sous des habits mondains, convertir une courtisane. Celle-ci, touchée de repentir, jette dans un brasier ses richesses mal acquises, et pleure ses fautes pendant trois ans dans une étroite cellule. Ce qui rend ce drame peut-être un peu moins pathétique que le précédent, c’est qu’il n’existe pas entre Thaïs et Paphnuce les mêmes liens d’affection et de parenté qu’entre Abraham et Marie ; mais l’auteur a su compenser cette cause réelle d’infériorité par l’effusion la plus abondante des sentimens de la plus angélique charité. Je serais bien surpris si la mort de Thaïs ne paraissait pas à tous les lecteurs une scène à la fois des plus naturelles et des plus touchantes. Je ne fais nulle difficulté de convenir, en revanche, que dans aucune autre pièce Hrosvita ne s’est montrée aussi pédante et n’a étalé un appareil d’érudition aussi étrange et aussi déplacé. Je dois prévenir encore que dans nulle autre pièce elle n’a plus bizarrement substitué les mœurs de son propre temps à celles de l’époque où l’action du drame est censée se passer. Mais on me permettra de faire remarquer que des maladresses de composition et des erreurs de costume sont, dans des œuvres aussi anciennes que celle qui va nous occuper, non moins piquantes et non moins instructives que ne le seraient des beautés.

La première scène démesurément longue nous montre Paphnuce donnant à ses disciples des leçons qui n’ont rien de la simplicité qu’on serait en droit d’attendre d’un solitaire. L’auteur a représenté le soi-disant ermite comme un vrai controversiste du Xe siècle, étalant les arguties les plus abruptes de la scolastique naissante. Nous nous trouvons introduits avec surprise, mais non sans profit, sur les bancs d’une école du Xe siècle. Nous assistons à un cours de théologie morale et naturelle, qui se termine par une curieuse leçon de musique, d’après les principes de Martianus Capella et de Boëce[62]. Plus loin, Hrosvita nous montre Paphnuce recommandant Thaïs pénitente à la supérieure d’un couvent de femmes. Cette entrevue, qui ne retrace en rien les usages du IIIe siècle, nous offre, en retour, un exemple curieux des formules de pieuse courtoisie, avec lesquelles s’abordaient et conversaient un évêque et une abbesse dans le siècle et dans la patrie des Othons. Nous prions donc instamment ceux qui ne craindront pas de braver la lecture de ce monument du théâtre monastique, de ne pas oublier sa date. Pour être juste envers de pareilles œuvres, il faut apporter dans leur examen cette même impartialité d’antiquaire que nous apportons devant les peintures de Cimabue ou devant les bas-reliefs d’une cathédrale.

Séparateur
Paphnuce et Thaïs.
COMÉDIE.

ARGUMENT.
— Conversion de la courtisane Thaïs. Le saint ermite Paphnuce, à l’exemple d’Abraham, va trouver Thaïs sous les dehors d’un amant ; il la convertit et lui impose pour pénitence de rester pendant cinq ans renfermée dans une étroite cellule. Thaïs par cette juste expiation est réconciliée au Seigneur. Quinze jours après avoir accompli sa pénitence, elle s’endort dans le sein du Christ. —

INTERLOCUTEURS.
PAPHNUCE, ermite. — Les Disciples de Paphnuce. — THAÏS. — Jeunes Gens, amoureux de Thaïs. — ANTOINE et PAUL, ermites. — Une Abbesse.


Scène I.


PAPHNUCE, LES DISCIPLES DE PAPHNUCE.

Les disciples. — Pourquoi ce sombre visage, Paphnuce, notre père ? Pourquoi ne nous montrez-vous pas un front serein, comme de coutume ?

Paphnuce. — Celui dont le cœur est contristé ne peut montrer qu’un sombre visage.

Les disciples. — Quelle est la cause de votre affliction ?

Paphnuce. — L’injure que l’on fait au Créateur.

Les disciples. — Quelle injure ?

Paphnuce. — Celle qu’il lui faut souffrir de sa propre créature, faite à son image.

Les disciples. — Vos paroles nous effraient.

Paphnuce. — Quoique l’impassible majesté du Très-Haut ne puisse être atteinte par aucun outrage, cependant, s’il m’est permis de prêter métaphoriquement à Dieu les sentimens de notre faible nature, le plus sensible outrage que Dieu puisse éprouver, c’est de voir le monde mineur en révolte contre sa volonté, quand le monde majeur lui obéit sans murmures.

Les disciples. — Qu’est-ce que le monde mineur ?

Paphnuce. — L’homme.

Les disciples. — L’homme ?

Paphnuce. — Sans doute.

Les disciples. — Quel homme ?

Paphnuce. — L’homme en général (le genre humain).

Les disciples. — Comment cela se peut-il faire ?

Paphnuce. — Telle a été la volonté du Créateur.

Les disciples. — Nous ne comprenons pas.

Paphnuce. — En effet, cela n’est pas accessible à tous les esprits.

Les disciples. — Expliquez-nous ce mystère.

Paphnuce. — Écoutez.

Les disciples. — De toutes les forces de notre intelligence.

Paphnuce. — De même que le monde majeur est formé de quatre élémens contraires, mais qui par la volonté du Créateur s’accordent selon les lois de l’harmonie, de même l’homme est composé non-seulement de ces quatre élémens, mais de plusieurs autres parties qui sont encore plus contraires entre elles.

Les disciples. — Et qu’y a-t-il de plus contraire que les élémens ?

Paphnuce. — Le corps et l’ame ; car les élémens, bien que contraires, ont entre eux un point commun, qui est d’être matériels, au lieu que l’ame n’est pas mortelle comme le corps, ni le corps spirituel comme l’ame.


Les disciples. — Cela est vrai.

Paphnuce. — Cependant si nous cédions aux raisonnemens des dialecticiens, nous ne conviendrions pas que le corps et l’ame soient contraires.

Les disciples. — Et qui peut le nier ?

Paphnuce. — Ceux qui sont habitués aux arguties de la dialectique. Rien, suivant eux, n’est contraire à l’être, à la substance ontologique qui est le réceptacle de tous les contraires.

Les disciples. — Qu’avez-vous entendu tout à l’heure par cette expression : suivant les lois de l’harmonie ?

Paphnuce. — Le voici. Comme des sons graves et aigus[63] produisent un résultat musical, s’ils sont unis suivant des rapports harmoniques, de même des élémens dissonans forment un seul monde, s’ils sont convenablement unis.

Les disciples. — Il est étonnant que des choses dissonantes puissent concorder, ou qu’il soit possible d’appeler concordantes des choses dissonantes.

Paphnuce.— C’est que rien ne peut se composer d’élémens tout-à-fait semblables, non plus que d’élémens qui n’ont entre eux aucun rapport de proportion et qui différent entièrement de substance et de nature.

Les disciples. — Qu’est-ce que la musique ?

Paphnuce. — Une des sciences du quadrivium de philosophie.

Les disciples. — Qu’appelez-vous le quadrivium ?

Paphnuce. — L’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie.

Les disciples. — Pourquoi l’appelez-vous quadrivium[64] ?

Paphnuce. — Parce que, comme d’un carrefour, d’où partent quatre chemins, ces quatre sciences découlent directement d’un seul et même principe de philosophie.

Les disciples. — Nous n’osons vous adresser aucune question sur les trois autres sciences, car à peine la faible portée de notre esprit peut-elle suivre la discussion ardue que vous avez commencée.

Paphnuce. — Cette matière est, en effet, d’une intelligence difficile.

Les disciples. — Donnez-nous seulement quelques notions superficielles de la science dont nous nous occupons en ce moment.

Paphnuce. — Je ne pourrai vous en parler que très succinctement, car elle est peu connue des solitaires.

Les disciples. — De quel objet s’occupe-t-elle ?

Paphnuce. — La musique ?

Les disciples. — Oui.

Paphnuce. — Elle traite des sons.

Les disciples. — Y en a-t-il une ou plusieurs ?

Paphnuce. — On en compte trois qui sont tellement liées entre elles par l’analogie des proportions, que ce qui se trouve dans l’une ne peut manquer de se trouver dans les autres.

Les disciples. — Quelle différence y a-t-il entre elles ?

Paphnuce. — La première se nomme mondaine ou céleste, la seconde humaine[65], et la troisième instrumentale.

Les disciples. — En quoi consiste la céleste ?

Paphnuce. — Dans les sept planètes et la sphère céleste.

Les disciples. — Comment cela ?

Paphnuce. — Parce qu’on trouve dans les planètes et dans la sphère le même nombre d’intervalles, les mêmes degrés et les mêmes consonnances que dans les cordes.

Les disciples. — Qu’est-ce que les intervalles ?

Paphnuce. — L’espace qui se trouve entre les planètes ou entre les cordes.

Les disciples. — Et les degrés[66] ?

Paphnuce. — La même chose que les tons[67].

Les disciples. — Nous n’avons aucune notion de ceux-ci.

Paphnuce. — Le ton se compose de deux sons : il est proportionnel au nombre epogdous ou sesquioctave (c’est-à-dire dans le rapport de 9 à 8.)

Les disciples. — En vain nous faisons tous nos efforts pour comprendre et franchir rapidement vos premières propositions. Vous nous en apportez toujours de plus difficiles.

Paphnuce. — Cela est inévitable dans ces sortes de discussions.

Les disciples. — Dites-nous quelque chose des consonnances, pour qu’au moins nous sachions le sens de ce mot.

Paphnuce. — La consonnance est une certaine combinaison harmonique[68].

Les disciples. — Comment cela ?

Paphnuce. — Parce qu’elle est composée tantôt de quatre, tantôt de cinq, et quelquefois de huit sons.

Les disciples. — À présent que nous savons qu’il y a trois consonnances, nous voudrions connaître leurs noms.

Paphnuce. — La première se nomme diatessaron, c’est-à-dire formée de quatre sons ; elle est en proportion épitrite ou sesquitierce (c’est-à-dire dans le rapport de 4 à 3). La seconde se nomme diapente, ou composée de cinq sons ; elle est en proportion hémiole ou sesquialtère (c’est-à-dire dans le rapport de 3 à 2). La troisième se nomme diapason ; elle se forme par doublement (c’est-à-dire par l’union de la quarte et de la quinte)[69], et se compose de huit sons.

Les disciples. — La sphère et les planètes émettent-elles donc des sons, pour qu’on puisse les comparer aux cordes ?

Paphnuce. — Sans doute, et de très forts.

Les disciples.. — Pourquoi donc ne les entendons-nous pas ?

Paphnuce. — Il y a plusieurs explications de ce phénomène. Les uns pensent qu’on ne peut entendre les sons de la sphère céleste à cause de leur durée non interrompue. Les autres croient que cela vient de la densité de l’air. Quelques-uns pensent qu’un aussi énorme volume de son ne peut pénétrer dans notre étroit conduit auditif. Quelques personnes enfin soutiennent que la sphère produit un son si doux, si enchanteur, que si les hommes pouvaient l’entendre, ils se réuniraient en foule, négligeraient toutes leurs affaires, et, s’oubliant eux-mêmes, suivraient le son conducteur de l’orient en occident.

Les disciples. — Il vaut mieux ne pas l’entendre.

Paphnuce. — La prescience du Créateur en a jugé ainsi.

Les disciples. — En voilà suffisamment sur la musique céleste ; dites-nous maintenant quelques mots de la musique humaine.

Paphnuce. — Que voulez-vous en savoir ?

Les disciples.. — En quoi consiste-t-elle ?

Paphnuce. — Elle consiste non-seulement, comme je vous l’ai dit, dans l’union du corps et de l’ame, et dans l’émission de la voix tantôt grave et tantôt aiguë ; mais on la retrouve encore dans la régulière pulsation des artères et dans la proportion de certains membres, comme dans les articulations des doigts, qui nous offrent, quand nous les mesurons, les mêmes proportions . que celles que nous avons signalées dans les consonnances ; d’où il résulte que la musique est non-seulement l’harmonie des voix, mais encore celle de beaucoup d’autres choses dissemblables.

Les disciples. — Si nous avions prévu que le nœud de cette question dût être si difficile à dénouer pour des ignorans, nous aurions mieux aimé continuer de ne pas savoir ce que c’est que le monde mineur, que de nous jeter dans de telles difficultés.

Paphnuce. — Qu’importe la peine que vous avez prise, puisque vous savez à présent ce qui vous était auparavant inconnu.

Les disciples. — Il est vrai ; cependant nous avons peu de goût pour les discussions philosophiques. Notre faible esprit ne peut saisir les subtilités de votre argumentation déliée.

Paphnuce. — Vous vous moquez ; je ne suis qu’un ignorant, je ne suis pas un philosophe.

Les disciples. — Et d’où avez-vous tiré ces connaissances dont nous n’avons pu suivre l’exposition sans fatigue ?

Paphnuce. — C’est une faible goutte que, par hasard et sans la chercher, j’ai vue, en passant, jaillir des sources abondantes de la science ; je l’ai recueillie, et J’ai voulu vous en faire part.

Les disciples. — Nous rendons grace à votre bonté ; cependant cette maxime de l’apôtre nous effraie : « Dieu choisit les insensés suivant le monde, pour confondre les prétendus sages. »

Paphnuce. — Sages ou insensés mériteront d’être confondus devant le Seigneur, s’ils font le mal.

Les disciples. — Sans doute.

Paphnuce. — Toute la science qu’il est possible d’avoir n’est pas ce qui offense Dieu, mais l’injuste orgueil de celui qui sait.

Les disciples. — Cela est vrai.

Paphnuce. — Et à quoi la science et les arts peuvent-ils être plus justement et plus dignement employés qu’à la louange de celui qui a créé tout ce qu’il faut savoir, et qui nous fournit à la fois la matière et l’instrument de la science.

Les disciples. — Il n’y a pas de meilleur emploi du savoir.

Paphnuce. — Car mieux nous savons par quelle loi admirable Dieu a réglé le nombre, la proportion et l’équilibre de toutes choses, plus nous brûlons d’amour pour lui.

Les disciples. — Et c’est avec justice[70].

Paphnuce. — Mais pourquoi m’appesantir sur ce sujet, qui nous apporte peu de plaisir ?

Les disciples. — Apprenez-nous la cause de votre tristesse, pour que nous ne supportions pas plus long-temps le poids de notre curiosité.

Paphnuce. — Quand vous m’aurez entendu, vous n’aurez pas lieu de vous réjouir.

Les disciples. — Trop souvent, nous le savons, on ne trouve qu’un chagrin au fond de la curiosité satisfaite. Toutefois, nous ne pouvons surmonter la nôtre : c’est un défaut inhérent à la faiblesse humaine.

Paphnuce. — Une femme impudique est venue habiter dans notre pays.

Les disciples. — C’est un évènement périlleux pour les habitans.

Paphnuce. — Cette femme, en qui brille une admirable beauté, se souille des impuretés les plus horribles.

Les disciples. — Malheur déplorable ! Quel est son nom ?

Paphnuce. — Thaïs.

Les disciples. — Thaïs, la courtisane ?

Paphnuce. — Elle-même.

Les disciples. — Sa vie infâme est connue de tous.

Paphnuce. — Il ne faut pas s’en étonner, car il ne lui suffit pas de courir à sa perte avec un petit nombre d’amans ; elle s’efforce de séduire par ses charmes et d’entraîner à leur ruine tous ceux qui l’approchent.

Les disciples. — Calamité funeste !

Paphnuce. — Non-seulement les étourdis dissipent avec elle le peu de biens qui leur reste ; mais les premiers citoyens de la ville consument leurs richesses pour l’enrichir à leurs dépens.

Les disciples. — Cela fait frémir d’horreur.

Paphnuce. — Des troupeaux d’amans affluent chez elle.

Les disciples. — Ils se perdent eux-mêmes.

Paphnuce. — Ces insensés, aveuglés par leurs désirs, se disputent l’entrée de sa maison. Ce lieu retentit de leurs querelles.

Les disciples. — Toujours un vice en engendre un autre.

Paphnuce. — Puis ils en viennent aux coups ; tantôt ils se meurtrissent le visage, tantôt ils recourent aux armes, et inondent de sang le seuil de ce séjour infâme.

Les disciples. — Excès détestables !

Paphnuce. — Voilà les injures au Créateur sur lesquelles je pleurais ; vous savez la cause de ma douleur.

Les disciples. — Ce n’est pas sans motif que vous vous affligez, et nous ne doutons pas que les citoyens de la patrie céleste ne soient contristés comme vous l’êtes.

Paphnuce. — Si j’allais la trouver sous les dehors d’un amant ? peut-être pourrais-je l’empêcher de persévérer dans ces désordres ?

Les disciples. — Puisse celui qui a versé ce dessein dans votre ame en assurer la réussite !

Paphnuce. — Prêtez-moi cependant le secours de vos prières assidues, pour que je ne succombe pas aux piéges du serpent tentateur.

Les disciples. — Que celui qui a terrassé le roi des régions ténébreuses vous fasse triompher de l’ennemi du genre humain !


Scène II.


PAHPHNUCE, LES AMANS DE THAÏS.

Paphnuce. — J’aperçois des jeunes gens dans le forum. Je vais les aborder et leur demander où je trouverai celle que je cherche.

Les jeunes gens. — Cet inconnu semble vouloir nous aborder ; voyons ce qu’il veut de nous.

Paphnuce. — Holà ! jeunes gens, qui êtes-vous ?

Les jeunes gens. — Des habitans de cette ville.

Paphnuce. — Je vous salue.

Les jeunes gens. — Salut à vous, qui que vous soyez, étranger ou citoyen.

Paphnuce. — Je suis étranger.

Les jeunes gens. — Et pourquoi venez-vous ici ? que cherchez-vous ?

Paphnuce. — Je ne puis le dire.

Les jeunes gens. — Pourquoi ?

Paphnuce. — C’est mon secret.

Les jeunes gens. — Vous feriez mieux de nous le confier ; car, n’étant pas de cette ville, vous aurez de la peine à faire ce que vous voulez, sans les conseils des habitans.

Paphnuce. — Peut-être en vous disant ce qui m’amène élèverais-je quelques obstacles à mes desseins.

Les jeunes gens. — Aucun obstacle ne viendra de nous.

Paphnuce. — Je cède à votre promesse et me fie à votre loyauté. Je vais vous communiquer mon secret.

Les jeunes gens. — Ne craignez de notre part aucune infidélité ni aucune entrave à vos désirs.

Paphnuce. — J’ai appris qu’il habite parmi vous une femme que tout le monde est forcé d’aimer et qui est affable pour tout le monde.

Les jeunes gens.— Savez-vous son nom ?

Paphnuce. — Oui.

Les jeunes gens. — Comment se nomme-t-elle ?

Paphnuce. — Thaïs.

Les jeunes gens. — C’est le feu qui embrase tous nos concitoyens.

Paphnuce. — On la dit la plus belle et la plus voluptueuse des femmes.

Les jeunes gens. — Ceux qui vous en ont ainsi parlé ne vous ont pas trompé.

Paphnuce. — C’est pour elle que j’ai supporté un long et pénible voyage. Je ne suis venu que pour la voir.

Les jeunes gens. — Rien ne s’oppose à ce que vous la voyiez.

Paphnuce. — Où demeure-t-elle ?

Les jeunes gens. — Tenez, son logis est tout proche.

Paphnuce. — Est-ce cette maison que vous me montrez du doigt ?

Les jeunes gens. — Oui.

Paphnuce. — J’y vais.

Les jeunes gens. — Si vous le voulez, nous vous accompagnerons.

Paphnuce. — Je préfère y aller seul.

Les jeunes gens. — Comme il vous plaira.



Scène III.


PAPHNUCE, THAÏS.

Paphnuce. — Êtes-vous ici, Thaïs, vous que je cherche ?

Thaïs. — Qui est là ? quel inconnu me parle ?

Paphnuce. — Un homme qui vous aime.

Thaïs. — Quiconque m’aime est payé de retour.

Paphnuce. — Ô Thaïs ! Thaïs ! quel long et pénible voyage j’ai entrepris pour pouvoir vous parler et contempler votre beauté !

Thaïs. — Eh bien ! je ne me dérobe point à vos regards, et ne refuse pas de m’entretenir avec vous.

Paphnuce. — Un entretien aussi intime que celui que je désire demande un lieu plus solitaire que celui où nous sommes.

Thaïs. — Voici une chambre à coucher, bien meublée, et qui offre une habitation commode.

Paphnuce. — N’y a-t-il pas un réduit plus retiré où nous puissions nous entretenir plus secrètement ?

Thaïs. — Oui, il y a encore dans ce logis un lieu plus reculé, et si secret, qu’après moi il n’y a que Dieu qui le connaisse.

Paphnuce. — Quel dieu ?

Thaïs. — Le vrai Dieu.

Paphnuce. — Vous croyez donc que Dieu sait tout ?

Thaïs. — Je n’ignore pas que rien ne lui est caché.

Paphnuce. — Croyez-vous qu’il soit indifférent aux actions des pécheurs, ou qu’au contraire il soit équitable pour tous ?

Thaïs. — Je suis convaincue que, dans la balance de sa justice, il pèse les actions de tous les hommes, et qu’il dispense à chacun, suivant ses œuvres, le châtiment et la récompense.

Paphnuce. — Ô Jésus-Christ ! que ta bonté pour nous est admirable et patiente ! Ceux même que tu vois pécher sciemment, tu tardes à les punir !

Thaïs. — Pourquoi changez-vous de couleur ? Pourquoi tremblez-vous ? Pourquoi versez-vous des larmes ?

Paphnuce. — Votre présomption me fait horreur, je déplore votre chute ; car vous saviez ces vérités, et cependant vous avez perdu un si grand nombre d’ames !

Thaïs. — Malheur, malheur à moi !

Paphnuce. — Vous serez damnée avec d’autant plus de justice que vous avez, avec une plus grande présomption, offensé sciemment la majesté divine !

Thaïs. — Hélas ! hélas ! Que dites-vous ? Quelles menaces faites-vous à une pauvre malheureuse ?

Paphnuce. — Les supplices de l’enfer vous attendent, si vous persévérez dans le crime.

Thaïs. — La sévérité de vos réprimandes ébranle les derniers replis de mon cœur effrayé.

Paphnuce. — Plût à Dieu que la crainte pénétrât jusqu’au fond de vos entrailles ! vous n’auriez plus l’audace de vous livrer à de dangereuses voluptés.

Thaïs. — Et quelle place peut-il rester à présent pour les plaisirs corrompus dans un cœur où règnent sans partage un repentir amer et l’épouvante que m’inspirent des crimes dont ma conscience connaît l’énormité ?

Paphnuce. — Ce que je désire surtout, c’est que, vous dégageant des épines du vice, vous répandiez sur vos fautes une larme de componction.

Thaïs. — Ah ! si vous pouviez croire, ah ! si vous pouviez espérer qu’une pécheresse souillée, comme je le suis, par la fange de mille et mille impuretés, pût encore expier ses crimes et mériter son pardon par une pénitence, quelque dure qu’elle fût !…

Paphnuce. — Il n’est point de péché si grave, point de crime si énorme, qui ne puisse s’expier par les larmes du repentir, pourvu que les œuvres en prouvent la sincérité.

Thaïs. — Enseignez-moi, je vous prie, mon père, par quelles œuvres je puis obtenir la faveur de ma réconciliation.

Paphnuce. — Méprisez le siècle et fuyez la compagnie de vos amans dissolus.

Thaïs. — Et que me faudra-t-il faire ensuite ?

Paphnuce. — Vous retirer dans un lieu solitaire, où, vous examinant vous-même, vous puissiez pleurer sur l’énormité de vos fautes.

Thaïs. — Si vous espérez que cela puisse être utile à mon salut, je ne tarde pas un instant à suivre vos conseils.

Paphnuce. — Je ne doute pas que cela ne soit utile à votre salut.

Thaïs. — Accordez-moi seulement quelques instans pour réunir les richesses que j’ai si mal acquises et que j’ai trop long-temps possédées.

Paphnuce. — Ne vous inquiétez pas de vos richesses ; il ne manquera pas de gens qui s’en serviront, lorsqu’ils les auront trouvées.

Thaïs. — Ma pensée, mon père, n’est ni de garder ces biens, ni de les donner à mes amis ; je ne pense même pas à les distribuer aux indigens, car je ne crois pas que le prix de ce qui doit être expié puisse être employé en bonnes œuvres[71].

Paphnuce. — Vous avez raison ; mais que voulez-vous faire de ces monceaux de richesses ?

Thaïs. — Les livrer aux flammes et les réduire en cendres.

Paphnuce. — Pourquoi ?

Thaïs. — Pour ne pas laisser dans le monde ce que je n’ai pu acquérir qu’en péchant et en outrageant le Créateur du monde.

Paphnuce. — Ah ! que vous voilà différente de cette Thaïs qui brûlait naguère de passions impures et qui était altérée d’or[72] !

Thaïs. — Peut-être deviendrai-je meilleure, s’il plaît à Dieu.

Paphnuce. — Il n’est pas difficile à son essence immuable de changer toutes choses ; il lui suffit de vouloir.

Thaïs. — Je vais mettre à exécution mon projet.

Paphnuce. — Allez en paix et hâtez-vous de me rejoindre.



Scène IX.


THAÏS, SES AMANS.

Thaïs. — Venez ici, accourez, vous tous, insensés, qui avez été mes amans !

Les amans de Thaïs. — C’est la voix de Thaïs qui nous appelle ; hâtons-nous, ne l’offensons pas par nos lenteurs.

Thaïs. — Approchez ! accourez ! j’ai à échanger avec vous quelques paroles.

Les amans. — Ô Thaïs ! Thaïs ! que signifie ce bûcher que vous élevez ? Pourquoi y amoncelez-vous cet amas divers de choses précieuses ?

Thaïs. — Vous le demandez ?

Les amans. — Votre conduite nous frappe de surprise.

Thaïs. — Je vais vous l’expliquer sans délai.

Les amans. — Nous vous en prions.

Thaïs. — Regardez !

Les amans. — Arrêtez ! arrêtez, Thaïs ! que faites-vous ? Avez-vous perdu la raison ?

Thaïs. — Je ne l’ai pas perdue ; je l’ai recouvrée !

Les amans. — Pourquoi sacrifiez-vous ainsi quatre cents livres d’or et tant de richesses de toutes sortes ?

Thaïs. — Je veux consumer dans les flammes tout ce que j’ai arraché de vous par de mauvaises actions, afin qu’il ne puisse pas vous rester le moindre espoir de me voir jamais céder à vos désirs.

Les amans. — Arrêtez un moment ! arrêtez ! et découvrez-nous ce qui cause le trouble où vous êtes.

Thaïs. — Je ne veux ni rester, ni vous parler plus long-temps.

Les amans. — D’où viennent ces dédains et ce mépris ? Nous reprochez-vous quelque infidélité ? N’avons-nous pas toujours satisfait vos moindres désirs ? et voilà que vous nous accablez d’une haine injuste et sans motif !

Thaïs. — Laissez-moi ; ne déchirez pas mes vêtemens pour me retenir ! Qu’il vous suffise que jusqu’à ce jour j’aie péché pour vous complaire. Il est temps de mettre un terme à mes désordres. Le moment de nous séparer est venu.

Les amans. — Où allez-vous ?

Thaïs. — Dans un lieu où nul d’entre vous ne me verra.


Scène V.


LES AMANS DE THAÏS.

Les amans. — Grand Dieu ! quel est ce prodige ? Thaïs, nos délices, elle qui ne songeait qu’à se plonger dans le luxe, elle qui n’eut jamais d’autre pensée que le plaisir, et qui s’était livrée tout entière à la volupté ; voilà qu’elle sacrifie sans retour tant d’or et de pierreries ! Elle nous méprise et nous prive tout à coup de sa présence !


Scène VI.


THAÏS, PAPHNUCE.

Thaïs. — Me voici, Paphnuce, mon père ! Je viens à vous prête à vous obéir.

Paphnuce. — Votre retard commençait à m’inquiéter. Je craignais que vous ne fussiez retombée dans les distractions du siècle.

Thaïs. — N’ayez pas cette crainte : les pensées qui m’agitent sont bien différentes. J’ai disposé de ma fortune comme je le voulais, et renoncé publiquement à mes amans.

Paphnuce. — Puisque vous avez renoncé à eux, vous pouvez maintenant vous unir à votre amant qui est au ciel.

Thaïs. — C’est à vous de me tracer, comme avec un compas, la conduite que je dois tenir.

Paphnuce. — Suivez-moi.

Thaïs. — Plût à Dieu que je pusse vous suivre par mes actions comme par ma marche !



Scène VII.


LES MÊMES.

Paphnuce. — Vous voyez ce monastère ; il est habité par un noble collége de pieuses et saintes vierges. C’est là que je désire que vous passiez le temps de votre pénitence.

Thaïs. — Je ne résiste point à votre volonté.

Paphnuce. — Je vais entrer et prier l’abbesse, directrice de cette maison, de vouloir bien vous y recevoir.

Thaïs. — Que dois-je faire en vous attendant ?

Paphnuce. — Venez avec moi.

Thaïs. — J’obéis.

Paphnuce. — L’abbesse se hâte de venir à notre rencontre. Je ne comprends pas qui l’a si promptement instruite de notre arrivée.

Thaïs. — La renommée, dont nul retard n’arrête la course.


Scène VIII.


LES MÊMES, L’ABBESSE.

Paphnuce. — Vous venez à propos, illustre abbesse, c’est vous que je cherchais.

L’abbesse. — Vous êtes le bien-venu, Paphnuce, notre vénérable père ! Bénie soit votre arrivée, vous que chérit le Seigneur !

Paphnuce. — Que la grace du souverain Créateur répande sur vous la béatitude et sa bénédiction éternelle !

L’abbesse. — D’où me vient ce bonheur, que votre sainteté daigne visiter aujourd’hui mon humble demeure ?

Paphnuce. — J’ai besoin de votre assistance dans une nécessité pressante.

L’abbesse. — Vous n’avez qu’à m’apprendre, d’un mot, ce que vous désirez ; je m’empresserai de vous obéir et de satisfaire à vos vœux, autant qu’il sera en mon pouvoir.

Paphnuce. — J’amène une chèvre demi-morte que je viens d’arracher à la dent du loup ; je vous prie de lui accorder, pour la guérir, votre miséricordieuse sollicitude, jusqu’à ce qu’elle ait échangé la peau rude d’une chèvre contre la douce toison d’une brebis.

L’abbesse. — Expliquez-vous plus clairement.

Paphnuce. — Cette femme que vous voyez a mené la vie d’une courtisane.

L’abbesse. — Cela est déplorable.

Paphnuce. — Elle s’est abandonnée à tous les plaisirs sensuels.

L’abbesse. — Elle s’est perdue elle-même.

Paphnuce. — Mais enfin, par mes conseils, et avec le secours du Christ, elle a renoncé aux vanités qui la séduisaient ; obéissante à ma voix, elle a résolu de vivre chaste.

L’abbesse. — Graces soient rendues à l’auteur de cette conversion !

Paphnuce. — Les maladies de l’ame, comme celles du corps, exigent l’emploi des remèdes. Il faut donc que cette pécheresse, séquestrée de l’agitation ordinaire aux séculiers, soit renfermée seule dans une cellule étroite où elle puisse méditer à loisir sur ses fautes.

L’abbesse. — Rien ne lui sera plus utile.

Paphnuce. — Donnez des ordres pour qu’une cellule soit construite le plus tôt possible.

L’abbesse. — Elle le sera tout à l’heure.

Paphnuce. — Il faut n’y ménager ni entrée, ni sortie ; mais seulement une petite fenêtre par laquelle elle puisse recevoir le peu de nourriture que vous lui ferez donner à des jours et à des heures marqués.

L’abbesse. — Je crains que sa délicatesse ne puisse supporter la rigueur d’un genre de vie si pénible.

Paphnuce. — N’ayez pas cette inquiétude. Il faut à des fautes si grandes un remède proportionné.

L’abbesse. — Il est vrai.

Paphnuce. — Pour moi, ce qui m’inquiète, ce sont les retards ; je ne puis m’empêcher de craindre que cette faible femme ne retombe dans la société corrompue des hommes.

L’abbesse. — Pourquoi craindre plus long-temps ? Que ne la renfermez-vous ? La cellule que vous avez demandée est toute prête.

Paphnuce. — J’en suis satisfait. Entrez, Thaïs, dans ce réduit, où vous pourrez convenablement pleurer vos désordres.

Thaïs. — Que cette cellule est étroite et obscure ! Que ce séjour est incommode pour une femme délicate !

Paphnuce. — Pourquoi maudissez-vous cette habitation ? Pourquoi frémissez-vous d’y entrer ? Indomptée jusqu’à ce jour, vous avez erré sans contrainte ; il convient aujourd’hui que vous receviez un frein dans la solitude.

Thaïs. — L’ame accoutumée à la licence ne peut se défendre de quelques faibles retours vers sa vie passée.

Paphnuce. — C’est pourquoi les rênes de la discipline doivent la retenir, jusqu’à ce que toute révolte ait cessé.

Thaïs. — Avilie, comme je le suis, je ne refuse pas d’obéir aux ordres de votre paternité ; mais il y a dans cette habitation un inconvénient que ma faiblesse supportera avec peine.

Paphnuce. — Lequel ?

Thaïs. — Je rougis de le dire.

Paphnuce. — Ne rougissez pas ; parlez sans détour.

Thaïs. — Qu’y a-t-il de plus pénible, de plus révoltant que d’être forcée de satisfaire dans un même lieu à toutes les nécessités corporelles ? Il est certain que cette cellule sera bientôt infecte et inhabitable.

Paphnuce. — Redoutez les supplices éternels, et ne pensez pas à des désagrémens passagers.

Thaïs. — C’est ma faiblesse qui me force à craindre.

Paphnuce. — Il faut expier par des incommodités rebutantes la mollesse coupable et les délices au sein desquelles vous avez vécu.

Thaïs. — Je ne résiste plus : je conviens qu’il est juste que, souillée par l’impureté, j’habite une fosse impure et fétide. Je gémis seulement de voir qu’il ne me restera pas une place où je puisse convenablement et décemment invoquer le nom de la redoutable majesté.

Paphnuce. — Et d’où vous vient cette présomption ? Vos lèvres souillées oseraient-elles bien prononcer le nom de la divinité sans tache ?

Thaïs. — Et de qui puis-je espérer mon pardon ? Qui me sauvera par sa miséricorde, s’il m’est défendu d’invoquer celui contre qui j’ai péché, et à qui seul je dois offrir mes humbles prières ?

Paphnuce. — Vous devez prier non par vos paroles, mais par vos larmes ; non par le son plaintif de votre voix, mais par le râle intérieur de votre cœur repentant.

Thaïs. — S’il n’est pas permis à ma voix de prier Dieu, comment puis-je espérer mon pardon ?

Paphnuce. — Vous l’obtiendrez d’autant plus vite que vous vous serez plus humiliée. Dites seulement : « Ô mon Créateur, ayez pitié de moi ! »

Thaïs. — J’ai bien besoin qu’il ait pitié de moi, pour n’être pas vaincue dans ce combat périlleux.

Paphnuce. — Combattez avec courage, et vous serez victorieuse.

Thaïs. — C’est à vous, ô mon père, de prier pour me faire obtenir la palme de la victoire.

Paphnuce. — Cette recommandation n’était pas nécessaire.

Thaïs. — J’ai l’espérance.(Elle entre dans la cellule.)

Paphnuce. — Il est temps pour moi de reprendre le chemin de ma solitude, et d’aller revoir mes disciples chéris. Vénérable abbesse, je confie cette captive à vos soins et à votre bonté. Je vous prie de lui donner le nécessaire, sans trop d’indulgence pour son corps délicat, et de régénérer son ame par vos salutaires exhortations.

L’abbesse. — Soyez sans inquiétude, j’aurai pour elle une tendresse de mère.

Paphnuce. — Je pars.

L’abbesse. — Allez en paix.


Scène IX.


PAPHNUCE, LES DISCIPLES.

Un disciple. — Qui heurte à la porte ?

Paphnuce. — Moi.

Le même disciples. — C’est la voix de Paphnuce, notre père !

Paphnuce. — Ôtez le verrou.

Les disciples. — Salut, ô notre père !

Paphnuce. — Salut.

Les disciples. — La durée de votre absence nous inquiétait beaucoup.

Paphnuce. — Je me félicite de m’être absenté.

Les disciples. — Qu’est devenue Thaïs ?

Paphnuce. — Ce que je désirais qu’elle devint.

Les disciples. — Où l’avez-vous conduite ?

Paphnuce. — Dans une étroite cellule, où elle pleure ses péchés.

Les disciples. — Gloire à la sainte Trinité !

Paphnuce. — Béni soit son nom redoutable, maintenant et dans tous les siècles !

Les disciples. — Amen.


Scène X.


PAPHNUCE seul.

Il y a trois ans[73] que Thaïs subit sa pénitence, et j’ignore si son repentir est agréable à Dieu. Je vais aller trouver mon frère Antoine, pour que, par son intervention, la vérité se manifeste à moi.


Scène XI.


LE MÊME, ANTOINE.

Antoine. — Quel bonheur inespéré ! quel sujet imprévu de joie ! ne vois-je pas Paphnuce, mon frère, mon compagnon de solitude ? C’est lui-même.

Paphnuce. — C’est moi.

Antoine. — Soyez le bien-venu, mon frère, votre arrivée me comble de joie.

Paphnuce. — Je ne suis pas moins satisfait de vous aborder que vous ne l’êtes de me recevoir.

Antoine. — Quel évènement si heureux, si agréable pour nous, vous a fait sortir de votre retraite et vous amène ici ?

Paphnuce. — Je vais vous le dire.

Antoine. — Je le souhaite.

Paphnuce. — Il y a plus de trois ans, une courtisane nommée Thaïs était venue s’établir dans notre voisinage. Non-seulement elle courait à sa perte, mais elle entraînait à la mort une foule d’ames égarées.

Antoine. — Oh ! déplorable désordre !

Paphnuce. — J’allai la trouver sous les dehors d’un amant. Tantôt je m’efforçai de ramener par de douces remontrances ce cœur livré à la volupté, tantôt je l’effrayais par d’énergiques conseils et de terribles menaces.

Antoine. — Ce mélange était bien approprié à ce genre de faiblesse.

Paphnuce. — Elle céda enfin, et, renonçant à ses habitudes, elle se voua à la chasteté et consentit à s’enfermer dans une étroite cellule.

Antoine. — Ce que vous m’apprenez me cause tant de satisfaction, que toutes les fibres de mon cœur en ont tressailli.

Paphnuce. — Il est naturel que votre sainteté se réjouisse, comme moi, de cette conversion ; mais je ne suis cependant pas sans inquiétude. Je crains que cette femme délicate n’ait eu trop de peine à supporter une pénitence si longue et si rude.

Antoine. — La vraie charité est toujours accompagnée d’une pieuse compassion.

Paphnuce. — Je vous demande ces sentimens pour Thaïs. Daignez, vous et vos disciples, réunir vos prières aux miennes, jusqu’à ce qu’une voix du ciel nous fasse connaître si les larmes de notre pénitente ont attendri et amené à l’indulgence la miséricorde divine.

Antoine. — Nous consentons de grand cœur à votre demande.

Paphnuce. — Dieu, dans sa miséricorde, vous exaucera, j’en suis certain.


Scène XII.


LES MÊMES.

Antoine. — Déjà la promesse évangélique s’est accomplie en nous.

Paphnuce. — Quelle promesse ?

Antoine. — Celle qui a dit : Ceux qui uniront leurs prières obtiendront ce qu’ils désirent.

Paphnuce. — Qu’est-il arrivé ?

Antoine. — Paul mon disciple vient d’avoir une vision.

Paphnuce. — Appelle-le.


Scène XIII.


LES MÊMES, PAUL.

Antoine. — Paul, approchez, et racontez à Paphnuce ce que vous avez vu.

Paul. — J’ai vu dans le ciel un lit magnifique, tendu de blanc et que semblaient garder quatre vierges éclatantes. En admirant cette étonnante splendeur, je me disais : Tant de gloire n’appartient à personne autant qu’à mon père et à mon maître Antoine.

Antoine. — Je ne me crois pas digne d’une telle béatitude.

Paul. — À peine avais-je achevé ces mots, qu’une voix divine et tonnante me dit : Cette gloire n’est pas, comme tu l’espères, réservée à Antoine, mais à Thaïs, la courtisane !

Paphnuce. — Gloire à ta bonté ! ô Jésus, fils unique de Dieu, qui as daigné m’accorder cette consolation dans ma tristesse !

Antoine. — Louons le Seigneur ; il en est digne.

Paphnuce. — Je vais aller voir ma captive.

Antoine. — Le temps est venu où vous pouvez lui annoncer son pardon et la consoler par la promesse de la béatitude éternelle.


Scène XIV.


PAPHNUCE, THAÏS.

Paphnuce. — Thaïs ! ma fille adoptive ! ouvrez-moi votre fenêtre, que je vous voie.

Thaïs. — Qui me parle ?

Paphnuce. — Paphnuce, votre père.

Thaïs. — D’où me vient ce bonheur que vous daigniez me visiter, moi, pauvre pécheresse ?

Paphnuce. — Quoique depuis trois ans j’aie été absent de corps, je n’ai pas moins éprouvé une constante sollicitude pour votre salut.

Thaïs. — Je n’en doute pas.

Paphnuce. — Exposez-moi la marche de votre conversion et quels ont été les progrès de votre repentir.

Thaïs. — Je ne puis vous dire qu’une chose ; je sais bien n’avoir rien fait qui fût digne du Seigneur.

Paphnuce. — Si Dieu scrutait toutes nos iniquités, aucune conscience ne pourrait soutenir un tel examen.

Thaïs. — Si cependant vous voulez savoir ce que j’ai fait : j’ai rassemblé, comme en un faisceau, dans ma pensée la multitude de mes fautes ; je n’ai pas cessé de les contempler et de les repasser dans mon esprit. Aussi comme l’odeur infecte de ma cellule ne quittait point mes narines, de même la crainte de l’enfer ne s’est pas éloignée un moment des yeux de ma conscience.

Paphnuce. — Parce que vous vous êtes punie vous-même par le repentir, vous avez mérité votre pardon.

Thaïs. — Plût au ciel !

Paphnuce. — Donnez-moi la main, que je vous aide à sortir.

Thaïs. — Ô vénérable père ! ne m’enlevez pas à ce fumier. Souillée comme je le suis, laissez-moi dans ce lieu digne de mes mérites.

Paphnuce. — Le temps est venu de déposer la crainte et de commencer à espérer la vie éternelle, car votre pénitence a été agréable à Dieu.

Thaïs. — Que tous les anges louent sa miséricorde, puisqu’il n’a pas méprisé l’humble repentir d’un cœur contrit !

Paphnuce. — Persistez dans la crainte de Dieu et dans son amour. Lorsque quinze jours se seront écoulés, vous dépouillerez votre enveloppe humaine, et, votre pèlerinage étant heureusement achevé, vous remonterez dans votre patrie céleste avec le secours de la grace divine.

Thaïs. — Oh ! puissé-je échapper aux tourmens de l’enfer, ou du moins être brûlée par des flammes moins ardentes, car ce n’est pas par mes mérites que je puis obtenir la béatitude éternelle.

Paphnuce. — La grace divine ne pèse point le mérite ; car, si ce don gratuit de la divinité n’était accordé qu’aux mérites, on ne l’appellerait pas la grace.

Thaïs. — Que le concert des cieux, que tous les arbrisseaux de la terre, que toutes les espèces d’animaux, que les gouffres mêmes des lacs et des mers s’unissent pour louer celui qui non-seulement supporte les pécheurs, mais qui récompense par des faveurs gratuites ceux qui se repentent !

Paphnuce. — Dieu a, et de toute éternité, préféré la miséricorde aux châtimens[74].

Thaïs. — Ne me quittez pas, mon vénérable père ; mais restez près de moi pour me consoler à l’heure où mon corps va se dissoudre.

Paphnuce. — Je ne m’en vais point ; je me tiens seulement à l’écart jusqu’au moment où votre ame s’élançant triomphante vers le ciel, je devrai livrer votre corps à la sépulture.


Scène XV.


LES MÊMES.

Thaïs. — Je commence à mourir.

Paphnuce. — Voici le moment de prier.

Thaïs. — Vous qui m’avez créée, ayez pitié de moi et permettez que l’ame que vous m’avez donnée retourne heureusement vers vous.

Paphnuce. — Ô toi qui n’as point eu de créateur, être vraiment immatériel, dont l’essence simple a formé de diverses parties l’homme qui n’est pas comme toi celui qui est, permets que les élémens dont cette créature périssable est composée aillent retrouver le principe de leur origine ; que l’ame, venue du ciel, participe aux joies célestes, et que le corps trouve une couche fraternelle et amie dans le sein de la terre d’où il est sorti, jusqu’au jour où cette poussière se réunissant et le souffle de la vie ranimant ces membres, cette même Thaïs ressuscitera, créature complète, comme elle fut dans sa première vie, pour prendre place entre les blanches brebis du Seigneur et entrer dans la joie de l’éternité ; toi qui seul es celui qui est, toi qui règnes dans l’unité de la Trinité et qui es glorifié dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.



Je ne veux rien ajouter à la traduction qu’on vient de lire, et que je me suis efforcé de faire absolument littérale. Une œuvre d’art et de sentiment doit se défendre d’elle-même ; elle est condamnée, si elle a besoin de commentaire. Je ne ferai qu’une remarque, c’est que ce sujet, tout étrange qu’il puisse paraître, a été traité à deux reprises par les modernes, et, il faut le dire, avec bien moins de ménagement et de pudeur que par Hrosvita. D’abord Érasme, dans ses Colloques, a inséré une petite scène intitulée Adolescens et scortum. C’est un libertin converti qui, comme Paphnuce, demande à une courtisane de le conduire dans le lieu le plus sombre de sa maison, pour n’y être vu ni de Dieu ni des anges, et qui finit par lui faire quitter sa honteuse profession. Ensuite Decker, poète contemporain de Jacques Ier, a mis au théâtre ce même sujet, sous le titre grossier de The honest Whore. Dans cette pièce, comme dans celle d’Abraham, un père (mais un père selon la chair et non pas seulement un père spirituel) franchit le seuil d’un lieu de débauche, pour en arracher sa fille tombée au dernier degré du désordre et de l’abjection. S’il était vrai, comme on l’a dit souvent, que la comédie fût l’expression de la société, la comparaison que nous sommes à même d’établir entre les deux comédies de Hrosvita, le drame anglais et le colloque d’Érasme, nous offrirait un moyen sûr et piquant d’apprécier la moralité des trois époques. Quant à moi, je n’hésite pas à dire que, pour la délicatesse des sentimens, la finesse et la retenue du langage, l’inspiration religieuse et l’élévation morale, la pièce d’Abraham et celle de Paphnuce et Thaïs sont incontestablement supérieures au bel esprit libertin et médiocrement sérieux d’Érasme, aussi bien qu’au cynisme déclamatoire du dramaturge anglais ; de sorte que, s’il fallait juger des Xe, XVIe et XVIIe siècles par ces ouvrages, tout l’avantage, suivant moi, serait au Xe siècle.


Charles Magnin.
  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1835.
  2. Pour les serfs qui dépendaient de l’abbaye de Gandersheim, voy. Privilegium Ottonis regis primi Gandeshemensi cœnobio datum. Meibom., Script. rer. Germ., tom. II, pag. 492, seq.
  3. « Cùm decies denos septem quoque vixerat annos. » Hrosvita, Carm. de constr. cœn. Gand. — Elle mourut en 897, ayant survécu six ans à sa dernière fille Christine, décédée l’an 903. Voy. Vit. S. Bernwardi, XIII. Hildesh. eccl. episcopi, cap. XIII, ap. Leibnitz., Script. Brunsv., tom. I, pag. 446.
  4. La forme ancienne est Brunesteshusen. Voy. Vit. S. Bernwardi (sic), loc. laud., et Chronicon episcop. Hildesh., ap. Leibn., ibid., pag. 743.
  5. « Rodeschvinda ducali stemmate nata eligitur… » Gasp. Brusch., Chronolog. monast. German., pag. 233, seq.Cf. Chron. episc. Hild. et abbat. monast. S. Mich., ap. Leibn., Script. Brunsv., tom. II, pag. 786. — Un catalogue manuscrit des abbesses de Gandersheim (Leuckfeld, Antiq. Gandersh., pag. 217 et 272) dit même qu’elle était fille du duc Othon-l’Illustre, second fils de Ludolfe, et père de Henri-l’Oiseleur ; mais d’autres chroniqueurs attribuent la même extraction à Luitgarde, qui lui succéda comme abbesse, et, d’ailleurs, les historiens ne donnent au duc Othon qu’une fille nommée Adélaïde, morte abbesse de Quedlimbourg.
  6. Leuekfeld, Antiq. Gand., pag. 273. — Cf. Selneccer., Pœdagog., part. I, tit. I, de Usuris. Cette origine romanesque est d’autant plus improbable, que des filles allemandes pouvaient seules être admises dans l’abbaye de Gandersheim.
  7. Les écrivains qui ont placé Hrosvita au IXe siècle, comme J.-H. Boeclerus (Comment. de reb. seculi IX et X, in Ottone II, pag. 362), Chr. Kostholtus (Hist. eccles. N. T., cap. III, pag. 392), et beaucoup d’autres, l’ont évidemment confondue avec Hrosvita l’abbesse. Celle-ci, élue et bénie en 903, par Walbert ou Waldebort, évêque d’Hildenesheim ou d’Hildesheim, mourut l’an 906 (Chron. episc. Hild. et abbat. monast. S. Michael., ap. Leibn., Script. Brunsv., tom. II, pag. 786) ou l’an 926 (Chron. Hildesh., ibid., tom. I, pag. 743. — Catal. episc. Hild., ibid., tom. I, pag. 773), dans les deux cas, avant la naissance de son illustre homonyme. Cf. Gasp. Brusch., loc. laud. — Hrosvita l’abbesse paraît d’ailleurs avoir été digne, par ses talens, de cette éminente fonction. Une chronique citée par Meibomius parle d’elle comme il suit : « Elle excellait en plusieurs sciences, particulièrement dans la logique et la rhétorique, comme le prouvent ses livres et ses manuscrits. Elle a composé, en effet, un traité de logique très célèbre. » Voy. Meibom., Vit. Roswith. monial. Gandersh., Rer. Germ. script., tom. I, pag. 706. — Il serait même possible que la Vie en prose de Willibald et Wunibald, attribuée par quelques-uns à l’illustre nonne, et qui certainement lui est antérieure, fût un ouvrage de Hrosvita l’abbesse. Voy. J.-Alb. Fabric., Biblioth. Lat. med. et infim. œtatis, art. Hroswitha, tom. II, pag. 829.
  8. Dialogus Agii de obitu sanctœ Hathumodœ abbatissœ, ap. Bern. Pez., Thesaur. anecdot. noviss., tom. I, part. III, pag. 311, seqq.
  9. Carmen de construct. cœnob. Gandeshem. — Ce poème, précieux pour l’histoire littéraire et monastique des IXe et Xe siècles, a été publié pour la première fois par Leuckfeld (Antiq. Gandersh., Wolfenb., 1709, in-4o, pag. 410, seqq.) ; puis, l’année d’après, par Leibnitz (Script. Brunsv., tom. II, pag. 319, seqq.), et, enfin, par Joh.-Chr. Harenberg (Hist. eccles. Gandersh., 1734, in-fol., pag. 469, seqq.). Il est regrettable que l’éditeur de 1717 ait négligé de joindre ce poème aux autres œuvres de Hrosvita. — Bodo et Harenberg citent une Vie en vers de S. Innocent et de S. Anastase, sorte de préface mise par Hrosvita devant son poème de la Fondation de Gandersheim. Cet exorde paraît perdu.
  10. Everhardi De Fundatione et incrementis Gandershem. ecclesiœ versus Saxonici antiqui, ap. Leibn., Script. Brunsv., tom. I, pag. 149, seqq., et ap. Leuckfeld, Antiq. Gandersh., pag. 353, seqq.
  11. À la fin du dernier siècle, un peu avant les grandes distractions de 1789, l’attention littéraire, long-temps détournée des origines, commençait à se porter vers Hrosvita. Dès 1785, Paphnuce était analysé brièvement dans un article du Mercure, reproduit dans l’Esprit des Journaux d’octobre 1785. Enfin, en 1788, dom Maugerard, bénédictin de Saint-Arnoul, adressa au Journal encyclopédique une notice sur Hrosvita, que répéta encore l’Esprit des Journaux d’avril 1788.
  12. Bodo, Syntagma de Eccl. Gandesian., ap. Leibn., Script. Brunsv., tom. III, pag. 712.
  13. Plus anciennement Hruodsuind, d’où Hrothsuid et Hrotsvit, suivant Jac. Grimm et Andr. Schmeller, Lateinische Gedichte des X und XI jh., Gotting., 1838, in-8o, pag. IX. — On trouve Rotsuinda abbatissa et Ruitsuinda, in Catalogo episcop Hildenesh., ap. Leibn., loc. cit., tom. I, pag. 773.
  14. In sex comoedias suas prœfatio.
  15. Nothiger Vorrath zur Gesch. der deutsch. dramatisch. Dichtkunst, tom. II, pag. 13. — On a encore proposé une autre étymologie du nom de Hrosvita ; je lis dans une notice insérée dans les Bollandistes (Act. sanct., Jun., tom. V, pag. 205) : « Vixit Roswita sive Hroswitha, formato ab equis pascendis vel rubro alboque coloribus nomine. »
  16. Icones et elogia virorum aliquot prœstantium, etc., 1670, in-fol. — Cet auteur a joint à sa notice sur Hrosvita un portrait que l’on retrouve dans Leuckfeld, dans Schurzfleisch, dans le Diarium theologicum (Fortgesetzte Sammlung v. alt. und neuen theolog. Sachen, 1732, pag. 678), même dans le Mercure allemand de Wieland (1803, tom. I, pag. 258), et qui n’en paraît pas pour cela plus authentique.
  17. Seidel cite l’opinion de Knesebeck sans indiquer l’ouvrage où celui-ci l’a consignée.
  18. Ce nom est passé dans beaucoup d’ouvrages, entre autres dans Saxius (Onomastic. litter., tom. II, pag. 157), et dans Wachler (Handb. der Gesch. d. Litter., nouv. édit., tom. II, pag. 254).
  19. Je ne sais dans lequel de ses ouvrages Laurent Humphrey a déposé cet étrange paradoxe : Martin Seidel et les autres écrivains qui l’ont réfuté ont négligé de citer le livre où il a émis cette assertion.
  20. Beda, Hist. eccles., lib. III, cap. XXXIII.
  21. Tritheme (Liber de script. ecclesiast., in-4o, 1512, pag. 89) fait Hrosvita contemporaine du pape Johannes Anglicus ou Johanna Britannica, c’est-à-dire de la prétendue papesse Jeanne, par conséquent vivante vers l’an 854 ; et, dans le même ouvrage, il l’a placée au milieu des écrivains du XIe siècle ! — Tritheme a évité cette double faute dans deux autres ouvrages où il parle de Hrosvita, De viris illustrib. German., pag. 129, ed. Francfurt, et Annal. Hirsaugiens., tom. I, pag. 113.
  22. Hrosvita, Carmen de construct. cœnob. Gandesh., v. 562, seqq.
  23. Iselin, Histor. lexic., Bâle, 1726-27, in-fol., tom. III, pag. 753.
  24. In Opera sua carmine conscripta pråfatio.
  25. Catalog. msc. abbat., n. 6 et 7. — Rupius, In Chron. msc., n. 6 et 7, cités par Leuckfeld, Antiq. Gandersh., pag. 220.
  26. Comment. de script. ecclesiast., tom. II, pag. 506.
  27. Leibn., Script. Brunsv., tom. II, pag. 787.
  28. Bodo, Syntagm. de eccles. Gandersh., loc. cit. — Trithem., Liber de script. ecclesiast., pag. 89. — Gesnerus, Biblioth. universal., voce : Roswida.
  29. In Opera sua carmine conscripta prœfatio.
  30. Dans tous les couvens de l’ordre de Saint-Benoît, il y avait un frère qui, sous le titre de scholasticus ou d’écolastre, présidait à l’instruction des moines (Chron. hist., tom. I, pag. 11 et 12, cité par Jourdain dans ses Recherches sur l’âge et l’origine des traductions latines d’Aristote, pag. 218). Il paraît que cet article important de la règle bénédictine s’appliquait aux couvens de femmes aussi bien qu’aux couvens d’hommes.
  31. Bodo, loc. cit.
  32. Et non en 1707, comme le titre le porte par erreur.
  33. Celtes dit seulement qu’il a trouvé ce manuscrit dans un monastère de l’ordre de Saint-Benoît.
  34. Il est surprenant qu’une des dernières personnes qui ait écrit sur Hrosvita en Allemagne ait perdu la trace de ce manuscrit. M. Gust. Freytag, qui a donné une notice intéressante sur la vie et les ouvrages de cette femme célèbre (De Hrosvita poetria et comœdia Abraham inscripta, Vratislaviae, 1839, in-8o), aurait rendu un plus grand service aux lettres, s’il eût collationné le texte d’Abraham sur le manuscrit de Munich.
  35. Ce poème a été plusieurs fois réimprimé depuis l’édition donnée par Celtes, d’abord par Justus Reuberus, dans les Scriptores rerum Germanic., pag. 161, seqq., puis par Henr. Neibomius avec les Wittechindi Annales, 1621, in-4o, et, enfin, par Henri Meibomius, neveu du précédent, dans les Script. rerum German., tom. I, pag. 709, seqq. — Il doit être prochainement réimprimé dans la collection de M. Perth.
  36. J. Alb. Fabric., Cod. apocryph. Nov. Testam., tom. I, pag. 40, seqq.
  37. Tous les vers hexamètres de Hrosvita sont dans la forme léonine.
  38. Voy. Bolland., Act. Sanct., 11 maji, tom. II, pag. 642, seqq. Cette histoire est racontée sous le nom de Gendulfus.
  39. Aussi remarque-t-on dans cette pièce quelques hispanismes singuliers, entre autres rostrum pour facies.
  40. Il n’y a pas eu de prise de Cordoue par les Maures en 925. Au reste, cela n’est dit expressément que dans l’argument, et non dans le poème. Il paraît qu’il y eut seulement un combat sous les murs de Cordoue.
  41. Ce poème, qui a été réimprimé plus correctement dans les Bollandistes (Act. sanct., 20 jun., tom. V, pag. 209, seqq.), diffère en plusieurs points de la relation du prêtre Raguel. Voy. ibid.
  42. Les deux éditions de Celtes et de Schurzfleisch disent à tort en Sicile.
  43. Voyez cette légende dans les Bollandistes, Act. sanct., 4 februar., tom. I, pag. 480, seqq.
  44. Voyez les Œuvres de Rutbeuf, publiées par M. Achille Jubinal, tom. II, pag. 79-105.
  45. Bolland., Act. sanct., 9 octob., tom. IV, pag. 696, seqq.
  46. L’histoire d’Agnès, écrite par saint Ambroise, se trouve dans les Bollandistes ; voy. Act. Sanct., 21 januar., tom. II, pag. 351, seqq.
  47. Chron. Hirsang., tom. I, pag. 113.
  48. In sex comœdias suas prœfatio.
  49. Bolland., Acta sanct., 25 jun., tom. V, pag. 35, seqq.
  50. Ibid., 26 jun., tom. V, pag. 158, seqq.
  51. Ce qui me confirme dans cette opinion, qui est aussi celle de Gottsched (Nothiger Vorrath, etc., tom. II, pag. 19), c’est : 1o que Gallicanus est le seul drame de Hrosvita qui soit ainsi coupé ; 2o qu’il y a devant la seconde partie une nouvelle liste de personnages ; 3o que la première partie se termine par la formule finale amen, qui, dans les drames religieux du moyen-âge, correspond au plaudite des comédies païennes.
  52. Leuckfeld, dans la liste qu’il donne (Antiq. Gandersh., cap. XXIV, pag. 274) des comédies de Hrosvita, traduit le titre de Conversio Gallicani principis par Histoire de la conversion d’un prince français !. Le même auteur à la liste des neuf poèmes de Hrosvita en ajoute un dixième, qu’il intitule De la Chasteté des nonnes. Le titre et l’ouvrage sont purement imaginaires. Leuckfeld a pris un éloge adressé en général aux poésies de Hrosvita pour le titre d’un ouvrage particulier.
  53. Gottsched a traduit en allemand la première partie du Gallicanus. Voy. Nothiger Vorrath, etc., tom. II, pag. 20, seqq.
  54. M. Villemain, Tableau de la Littérature au moyen-âge, tom. ii pag. 260.
  55. Acta Sanct., 3 april., tom. I, pag. 245.
  56. Abdias, Apostolic. Hist., lib. V, de S. Johanne, ap. Fabric., Cod. Apocryph. Nov. Test., tom. II, pag. 542, seqq.
  57. Bien qu’on n’eût pas alors en Occident les textes d’Aristote, on faisait grand usage de quelques ouvrages de ce philosophe qui avaient été traduits par saint Augustin, Victorinus et Boëce, c’est-à-dire, de la dialectique et de l’ontologie. Voy. Jourdain, Recherches sur l’âge et l’origine des traductions latines d’Aristote, pag. 158 et suiv. et 251, note.
  58. Cette légende a été traduite par Arnaud d’Andilly, et insérée dans les Vies des saints pères des déserts, 1701, tom. I, pag. 547 et suiv.
  59. Voy. le Théâtre européen, tom. Ier, pag. 1 et suiv.
  60. Vid. Sirlet., Grœc. menolog., ap. Canis., Antiq. lection., tom. II. — La traduction latine, faite par un anonyme, se trouve dans les Bollandistes, Acta sanctor., 8 octobr., tom. IV, pag. 223, seqq.
  61. tom. i, pag. 541 et suiv.
  62. On lit dans l’Encyclopédie Musicale, dirigée par le docteur Schilling (Stuttg., 1834-38, 5 vol. in-8o), un article fort court sur Hrosvita, où il n’est fait aucune mention de ce passage sur la musique, bien que Gerber l’eût cité dans son Dictionnaire des Musiciens. En revanche, l’auteur anonyme range Hrosvita parmi les musiciens, et lui attribue des compositions musicales. Il prétend que cette femme illustre a mis en musique le Panégyrique des Othons, ainsi que plusieurs de ses poèmes héroïques ; il ajoute « qu’on a encore d’elle le martyre d’une sainte mis en vers et en musique… » Nous craignons bien que ces assertions, dépourvues de preuves, ne soient le résultat d’une méprise. Hrosvita se sert fréquemment des mots modulari, componere ; peut-être ces expressions ont-elles induit en erreur l’auteur de l’article.
  63. « Pressi excellentesque soni. » Pour l’expression excellentes, voy. Martian. Capell., lib. IX, § 931, et Remig. Altisiodorens, ap. Gerbert., Script. de Musica, tom. I, pag. 65. — Pour le sens des mots Pressi soni, voy. Aurelianus Reomensis, auteur du Ixe siècle, dans un traité intitulé Musica disciplina, cap. VI, ap. Gerbert., loc. cit., pag. 35. — Je dois l’explication de la plupart des difficultés musicales de cette scène à l’habileté de M. Anders.
  64. Il est singulier que Hrosvita, qui définit le quadrivium, ne parle pas du trivium. Voyez pour ces mots du Cange (Glossar. Med. et infim. Latinitatis). Le trivium comprenait la grammaire, la dialectique et la rhétorique. Cette division des études au moyen-âge répondait à la division actuelle en sciences et lettres. Le trivium et le quadrivium renfermaient les sept arts libéraux dont Cassiodore, Boëce et Martianus Capella ont traité ex professo ; Boëce emploie même déjà le mot quadrivium (Arithmetic., lib. I, cap. I). D’ailleurs, ce partage des connaissances humaines en sept branches est bien plus ancien que le Ve siècle. On se rappelle la 88me épître de Sénèque, commençant par ces mots : « De liberalibus studiis quid sentiam scire desideras. »
  65. Les éditions de Celtes et de Schurzfleisch répètent le mot mondaine, évidemment par erreur. D’ailleurs, la division de la musique, telle que nous l’avons rétablie, se trouve dans plusieurs auteurs, entre autres dans Boëce (De Musica, lib. I, cap. II), et, pour citer un écrivain plus rapproché de Hrosvita, dans Aurelianus Reomensis (Music. disciplin., cap. III, ap. Gerbert., Script., tom. I, pag. 32).
  66. « Productiones. »
  67. On lit dans Martianus Capella (lib. IX, § 955) : « Sonum, id est tonum, productionem vocavi. »
  68. « Symphonia dicitur modulationis temperamentum. » Censorinus donne définition bien plus claire en disant : « Symphonia est duarum vocum inter se junctarum dulcis concentus. » (De die natali, X, 5). Suivant Cassiodore : « Symphonia est temperamentum sonitus gravis ad acutum vel acuti ad gravem modulamen officiens. » (De Musica, pag. 430, ed. 1589). C’est en abrégeant cette dernière définition que Hrosvita a formé la sienne, aussi obscure qu’incomplète. Il est à remarquer, d’ailleurs, que le mot modulatio a chez Hrosvita une signification différente de celle que nous lui donnons aujourd’hui, et il faut le prendre ici dans le sens de Martianus Capella, qui dit : « Modulatio est soni multiplicis expressio. »
  69. Voy. Isidor. Hispal., Sententiœ de Music., ap. Gerbert., loc. cit., pag. 25. — Martian. Capell., lib. IX, § 955.
  70. C’est là, il faut l’avouer, une assez belle apologie de la science pour un siècle d’ignorance et de barbarie.
  71. Cette pensée vraiment chrétienne est une censure bien remarquable des fondations pieuses par lesquelles on croyait obtenir le pardon de tous les crimes.
  72. « Ô quantum mutata es ab illâ… » On voit que Hrosvita avait lu Virgile.
  73. Le texte porte tres mansurni que Schurzfleish interprète par trois mois ; mais le sens exige trois ans. Peut-être faut-il lire tres mensuroe anni ?
  74. Cette théologie miséricordieuse et le passage que nous venons de voir sur la grace prouvent que la barbarie des mœurs du temps n’était pas entrée dans les doctrines.