Hors de la terre III


Hors de la terre III
La Fin de SatanJ. Hetzel & G-A. Quantin (p. 261-302).

== Satan dans la nuit ==

 
I

Je l’aime ! — Nuit, cachot sépulcral, mort vivante,
Ombre que mon sanglot ténébreux épouvante,
Solitudes du mal où fuit le grand puni,
Glaciers démesurés de l’hiver infini,
O flots du noir chaos qui m’avez vu proscrire,
Désespoir dont j’entends le sombre éclat de rire,
Vide où s’évanouit l’être, le temps, le lieu,
Gouffres profonds, enfers, abîmes ; j’aime Di

eu.
Je l’aime. C’est fini. — Lumière ; fiancée
De tout esprit ; soleil ! feu de toute pensée ;
Vie ! où donc êtes-vous ; Je vous cherche. O tourment !
La création vit dans l’éblouissement ;
O regard éclatant de l’aube idolâtrée,
Rayon dont la nature est toute pénétrée !
Les fleuves sont joyeux dans l’herbe ; l’horizon
Resplendit ; le vent court ; des fleurs plein le gazon,
Des oiseaux, des oiseaux, et des oiseaux encore ;
Tout cela chante, rit, aime, inondé d’aurore ;
Le tigre dit : et moi ! je veux ma part du ciel ! —
L’aube dore le tigre et l’offre à l’Eternel.

Moi seul je reste affreux ! Hélas, rien n’est immonde.
Moi seul, je suis la honte et la tache du monde.
Ma laideur, vague effroi des astres soucieux,
Perce à travers ma nuit et va salir les cieux.
Je ne vois rien, étant maudit ; mais dans l’espace
J’entends, j’entends dans l’eau qui fuit, dans l’air qui passe,
J’entends dans l’univers ce murmure : va-t’en !
Le porc dit au fumier : je méprise Satan.
Je sens la nuit penser que je la déshonore.
Le tourbillonnement du grand souffle sonore,
Le vent du matin, libre et lâché dans le ciel,
Evite mon front morne et pestilentiel.



Jadis, ce jour levant, cette lueur candide,
C’était moi. — Moi ! — J’étais l’archange au front splendide,
La prunelle de feu de l’azur rayonnant,
Dorant le ciel, la vie et l’homme ; maintenant
Je suis l’astre hideux qui blanchit l’ossuaire.
Je portais le flambeau, je traîne le suaire ;
J’arrive avec la nuit dans ma main ; et partout
Où je vais, surgissant derrière moi, debout,
L’hydre immense de l’ombre ouvre ses ailes noires.

Les profonds infinis croisent leurs promontoires.
Tout devant moi, vers qui jadis l’amour vola,
Recule et fuit.

Je fus envieux. Ce fut là
Mon crime. Tout fut dit, et la bouche sublime
Cria : mauvais ! et Dieu me cracha dans l’abîme.

Oh ! je l’aime ! c’est là l’horreur, c’est là le feu !
Que vais-je devenir, abîmes ; J’aime Dieu !
Je suis damné !



II

                      L’enfer, c’est l’absence éternelle.
C’est d’aimer. C’est de dire : hélas ! où donc est-elle,
Ma lumière ; Où donc est ma vie et ma clarté ;
Elle livre aux regards éperdus sa beauté.
Elle sourit là-haut à d’autres ; d’autres baisent
Sa robe, et dans ses bras s’enivrent et s’apaisent ;
D’autres l’ont. Désespoir !

                                Oh ; quand je fus jeté
Du haut de la splendeur dans cette cécité,
Après l’écroulement de l’ombre sur ma tête,
Après la chute, nu, précipité du faîte
A jamais, à la tombe inexorable uni,
Quand je me trouvai seul au bas de l’infini,
J’eus un moment si noir que je me mis à rire ;
La vaste obscurité m’emplit de son délire,
Je sentis dans mon cœur, où mourait Dieu détruit,
La plénitude étrange et fauve de la nuit,
Et je criai, joyeux, triomphant, implacable :
— « Guerre à ces firmaments dont la lumière accable !
« Guerre à ce ciel où Dieu met tant de faux attraits !

« Il a cru m’en chasser, c’est moi qui m’y soustrais.
« Il me croit prisonnier, je suis libre. Je plane.
« Et le démon, c’est l’aigle, et le monde, c’est l’âne.
« Et je ris. Je suis fier et content. J’ai quitté
« Les anges vains, abjects, vils, et toi, la clarté,
« Qui les corromps, et toi, l’amour, qui les subornes !
« O gouffres, quel bonheur que la haine sans bornes !
« Ce Dieu, ce cœur de Tout, ce père lumineux
« Que l’ange, l’astre, l’homme, et la bête, ont en eux,
« Ce pasteur près de qui le troupeau se resserre,
« Cet être, seul vivant, seul vrai, seul nécessaire,
« Je vais m’en passer, moi le colosse puni !
« C’est bien. Comme je vais maudire ce béni,
« Et faire contre lui, tandis qu’Adam l’encense,
« De la révolte avec mon ancienne puissance
« Et de la flamme avec les rayons que j’avais !
« Comme je vais rugir sur lui ! Comme je vais,
« Moi l’affreux face à face avec lui le suprême,
« Le haïr, l’exécrer et l’abhorrer ! » - Je l’aime !


…………………………………………..

DANS L’AIR

CHANSON DES OISEAUX

Vie ! ô bonheur ! bois profonds,
Nous vivons.
L’essor sans fin nous réclame ;
Planons sur l’air et les eaux !
Les oiseaux
Sont de la poussière d’âme.

Accourez, planez ! volons
Aux vallons,
A l’antre, à l’arbre, à l’asile !
Perdons-nous dans cette mer
De l’éther
Où la nuée est une île !


Du fond des rocs et des joncs
Des donjons,
Des monts que le jour embrase,
Volons, et, frémissants, fous,
Plongeons-nous
Dans l’inexprimable extase !

Oiseaux, volez aux clochers,
Aux rochers,
Au précipice, à la cime,
Aux glaciers, aux lacs, aux prés ;
Savourez
La liberté de l’abîme !

Vie ! azur ! rayons ! frissons !
Traversons
La vaste gaîté sereine,
Pendant que sur les vivants,
Dans les vents,
L’ombre des nuages traîne !

Avril ouvre à deux battants
Le printemps ;
L’été le suit, et déploie
Sur la terre un beau tapis
Fait d’épis,
D’herbe, de fleurs,

et de joie.

Buvons, mangeons ; becquetons
Les festons
De la ronce et de la vigne ;
Le banquet dans la forêt
Est tout prêt ;
Chaque branche nous fait signe.

Les pivoines sont en feu ;
Le ciel bleu
Allume cent fleurs écloses ;
Le printemps est pour nos yeux
Tout joyeux
Une fournaise de roses.

Tu nous dores aussi tous,
Feu si doux
Qui du haut des cieux ruisselles ;
Les aigles sont dans les airs
Des éclairs,
Les moineaux des étincelles.

Nous rentrons dans les rayons ;
Nous fuyons
Dans la clarté notre mère ;
L’oiseau sort de la forêt
Et paraît
S’évanouir en lumière.



Parfois on rampe accablé
Dans le blé,
Mais juillet a pour ressource
L’ombre, où, loin des chauds sillons,
Nous mouillons
Nos pieds roses dans la source.

Depuis qu’ils sont sous les cieux,
Soucieux
Du bonheur de la prairie,
L’herbe et l’arbre chevelu
Ont voulu
Dans leur tendre rêverie

Qu’à jamais le fruit, le grain,
L’air serein,
L’amourette, la nichée,
L’aube, la chanson, l’appât,
Occupât
Notre joie effarouchée.

Vivons ! chantons ! Tout est pur
Dans l’azur ;
Tout est beau dans la lumière ;
Tour vers son but, jour et nuit,
Est conduit ;
Sans se tromper, le fle

uve erre.

Toute la campagne rit ;
Un esprit
Palpite sous chaque feuille ;
— Aimons ! murmure une voix
Dans les bois ;
Et la fleur veut qu’on la cueille.

Quand l’iris a diapré
Tout le pré,
Quand le jour plus tiède augmente,
Quand le soir luit dans l’étang
Eclatant,
Quand la verdure est charmante,

Que dit l’essaim ébloui ;
Oui ! oui ! oui !
Les collines, les fontaines,
Les bourgeons verts, les fruits mûrs,
Les azurs
Pleins de visions lointaines,

Le champ, le lac, le marais,
L’antre frais,
Composent, sans pleurs ni peine,
Et font monter vers le ciel
Eternel
L’affirmation s

ereine !

L’aube et l’éblouissement
Vont semant
Partout des perles de flamme ;
L’oiseau n’est pas orphelin ;
Tout est plein
De la mystérieuse âme !

Quelqu’un que l’on ne voit pas
Est là-bas
Dans la maison qu’on ignore ;
Et cet inconnu bénit
Notre nid,
Et sa fenêtre est l’aurore.

Et c’est à cause de lui
Que l’appui
Jamais ne manque à nos ailes,
Et que les colombes vont
Sur le mont
Boire où boivent les gazelles.

Grâce à ce doux inconnu,
Adam nu
Nous souriait sous les branches ;
Le cygne sous le bouleau
A de l’eau
Pour laver ses plumes blanches.



Grâce à lui, le piquebois
Vit sans lois,
Chéri des pins vénérables,
Et délivrant des fourmis
Ses amis
Les tilleuls et les érables.

Grâce à lui, le passereau
Du sureau
S’envole, et monte au grand orme ;
C’est lui qui fait le buisson
De façon
Qu’on y chante et qu’on y dorme.

Il nous met tous à l’abri,
Colibri,
Chardonneret, hochequeue,
Tout l’essaim que l’air ravit
Et qui vit
Dans la grande lueur bleue.

A cause de lui, les airs
Et les mers,
Les bois d’aulnes et d’yeuses
La sauge en fleur, le matin,
Et le thym,
Sont des fêtes ra

dieuses ;

Les blés sont dorés, les cieux
Spacieux,
L’eau joyeuse et l’herbe douce ;
Mais il se fiche souvent
Quand le vent
Nous vole nos brins de mousse.

Il dit au vent : — Paix, autan ;
Et va-t’en ;
Laisse mes oiseaux tranquilles.
Arrache, si tu le veux,
Leurs cheveux
De fumée aux sombres villes ! —

Celui sous qui nous planons
Sait nos noms.
Nous chantons. Que nous importe ;
Notre humble essor ignorant
Est si grand !
Notre faiblesse est si forte !

La tempête au vol tonnant,
Déchaînant
Les trombes, les bruits, les grêles,
Fouettant, malgré leurs sanglots,
Les grands flots,
S’émousse à nos plum

es frêles.

Il veut les petits contents,
Le beau temps,
Et l’innocence sauvée ;
Il abaisse, calme et doux,
Comme nous,
Ses ailes sur sa couvée.

Grâce à lui, sous le hallier
Familier
A notre aile coutumière,
Sur les mousses de velours,
Nos amours
Coulent dans de la lumière.

Il est bon ; et sa bonté
C’est l’été ;
C’est le charmant sorbier rouge ;
C’est que rien ne vienne à nous
Dans nos trous
Sans que le feuillage bouge.

Sa bonté, c’est Tout ; c’est l’air,
Le feu clair,
Le bois où, dans la nuit brune,
Ta chanson, qui prend son vol,
Rossignol,
Semble un rêve

de la lune.

C’est ce qu’au gré des saisons
Nous faisons ;
C’est le rocher que l’eau creuse ;
C’est l’oiseau, des vents bercé,
Composé
D’une inquiétude heureuse.

Il est puissant, étoilé,
Et voilé.
Le soir, avec les murmures
Des troupeaux qu’on reconduit,
Et le bruit
Des abeilles sous les mûres,

Avec la nuit sur les toits,
Sur les bois,
Sur les montagnes prochaines,
C’est sa grandeur qui descend,
Et qu’on sent
Dans le tremblement des chênes.

Il n’eut qu’à vouloir un jour,
Et l’amour
Devint l’harmonie immense ;
Tous les êtres étaient là ;
Il mêla
Sa sagesse à leur

démence.

Il voulut que tout fût un ;
Le parfum
Eut pour sœur l’aurore pure ;
Et les choses, se touchant
Dans un chant,
Furent la sainte nature.

Il mit sur les flots, profonds
Les typhons ;
Il mit la fleur sur la tige ;
Il se montra fulgurant
Dans le grand ;
Le petit fut son prodige.

Avec la même beauté
Sa clarté
Créa l’aimable et l’énorme ;
Il fit sortir l’alcyon
Du rayon
Qui baise la mer difforme.

L’effrayant devint charmant ;
L’élément,
Monstre, colosse, fantôme,
Par Lui, qui le veut ainsi,
Radouci,
Vint s’accoupler à

l’atome.

On vit alors dans Ophir
L’humble asfir
Vert comme l’hydre farouche ;
Le flamboiement de l’Etna
Rayonna
Sur l’aile de l’oiseau-mouche.

Vie est le mot souverain,
Et serein,
Sans fin, sans forme, sans nombre,
Tendre, inépuisable, ardent,
Débordant
De toute la terre sombre.

L’aube se marie au soir ;
Le bec noir
Au bec flamboyant se mêle ;
L’éclair, mâle affreux, poursuit
Dans la nuit
La mer, sa rauque femelle.

Volons, volons, et volons !
Les sillons
Sont rayés, et l’onde est verte.
La vie est là sous nos yeux,
Dans les cieux,
Claire et toute grande

ouverte.

Hirondelle, fais ton nid,
Le granit
T’offre son ombre et ses lierres ;
Aux palais pour tes amours
Prends des tours,
Et de la paille aux chaumières.

Le nid que l’oiseau bâtit
Si petit,
Est une chose profonde ;
L’œuf ôté de la forêt
Manquerait
A l’équilibre du monde.
…………………………………………..


III

Si je ne l’aimais point, je ne souffrirais pas.
Laissez-moi remonter, gouffres ! — Non, pas à pas,
Je descends, je m’enfonce, à chaque effort je glisse
Plus avant. Le malheur de la nuit, son supplice,
C’est d’adorer le jour et de rester la nuit.
Cet amour, c’est l’horreur, et le mal est son fruit.

O ma lumière, où donc es-tu ; Satan t’implore.
M’entends-tu, dis ? reviens, aurore, aurore, aurore !
Ne leur dis pas : toujours ; ne me dis pas : jamais ;
Je souffre ! — oh ; tout est noir, je ne vois pas, je hais !

Je hais ; — oui, je vous hais, tas humain, foule blême,
Parce que vous l’aimez, parce que Dieu vous aime,
Parce que sa clarté brille à travers vos os,
Parce que vous plongez vos urnes aux ruisseaux,
Parce que vous passez vivants dans la nature,
Parce que vous avez, pendant que la torture
Me tenaille et que j’ai mon âme pour vautour,
Dans vos yeux l’espérance et dans vos cœurs l’amour !

Hommes, larves, néants, ombres, faces rapides,
Vous n’êtes pas contents ; ô favoris stupides,
Vous vous plaignez d’aller chaque jour vieillissant,
De passer, de sentir refroidir votre sang,
Et vous accusez Dieu ! Quel rêve est donc le vôtre !
J’ai perdu plus que vous, moi ; J’ai, l’un après l’autre,
Vu tomber mes rayons, comme vous vos cheveux !



IV

Ne pouvoir remonter, même quand je le veux ;

Quoi ! les morts repentants s’envolent de leurs tombes
Radieux, les hiboux se changent en colombes,
Les démons pardonnés rentrent au firmament,
Et moi, le spectre noir, je les vois lentement
Blanchir dans la nuit sombre et redevenir anges !
Des astres, fleurs du gouffre, éclosent dans les fanges !
Quoi ! César est parti ; Torquemada s’en va ;
Busiris, dans la cave où le tient Jéhovah,
Distingue une lueur et commence à sourire ;
Nemrod attend ; je viens d’entendre Judas dire,
Dans la geôle où, son crime et moi, nous le lions :
— Je n’ai plus maintenant que quatre millions
De siècles à rester à la chaîne dans l’ombre. —
Que Judas est heureux ! il peut compter un nombre.
Pour tous, pour tous, pour tous l’horizon blanchira.
Caïn, le vieux Caïn, lui-même sortira !
Moi seul, je resterai dans les déserts funèbres.
Horreur sans fond ! Je suis l’éternel des ténèbres.

Je suis le misérable à perpétuité.


V

Mais je me vengerai sur son humanité,
Sur l’homme qu’il créa, sur Adam et sur Eve,
Sur l’âme qui sourit, sur le jour qui se lève,
Sur toi, l’astre ! sur toi, l’aile ! sur toi, la fleur !
Sur la vierge, et la mère, et sur l’enfant ! Malheur !
Je défigurerai la face universelle.
Serpent, je secouerai dans l’ombre ma crécelle.
J’inventerai des dieux : Moloch, Vishnou, Baal.
Je prendrai le réel pour briser l’idéal,
Les pierres des édens pour bâtir les sodomes.
A travers les rameaux de la forêt des hommes
On verra mes yeux luire, et l’on dira : c’est lui.
Plus effaré du mal que du bien ébloui,
Le sage doutera de Dieu. Je mordrai l’âme.
J’enlaidirai l’amour dans le cœur de la femme.
Je mêlerai ma cendre à ces charbons éteints.
Et, mauvais, je rirai, rayant tous leurs instincts
Et toutes leurs vertus de l’ongle de mes ailes.
Je serai si hideux que toutes les prunel

les
Auront je ne sais quoi de sombre ; et les méchants
Et les pervers croîtront comme l’herbe des champs,
Le fils, devant le juge aux lèvres indignées,
Apparaîtra, tenant dans ses mains des poignées
De cheveux blancs du père égorgé. Je dirai
Au pauvre : vole ; au riche : opprime. Je ferai
Jeter le nouveau-né par la mère aux latrines.
Tremble, ô Dieu ! J’ouvrirai de mes mains leurs poitrines,
J’arracherai, fumant, et je tordrai leur cœur,
Et j’en exprimerai tous les crimes, l’horreur,
La trahison, le meurtre, Achab, Tibère, Atrée,
Sur ta création rayonnante et sacrée !
Tu seras Providence et moi Fatalité.
J’ai fait mieux que la Haine ; ô vide ! ô cécité !
J’ai fait l’Envie. En vain ce Dieu bon multiplie
Ces colosses dont l’âme est de rayons remplie,
Le génie et l’amour et l’héroïsme ; moi
Par la négation je fais ronger la foi ;
Je suis Zoïle ; autour des Socrates j’excite
Anitus, et je mets sur Achille Thersite,
Et tout pleure, et j’égale, à force de venins,
A l’éclat des géants le gonflement des nains.


La matière a mon signe au front. Je la querelle.
J’effare l’eau sans fond sous des gouffres de grêle.
Je contrains l’océan, que Dieu tient sous sa loi,
Et la terre, à créer du chaos avec moi,
Je fais de la laideur énorme avec leur force,
Un monstre avec l’écume, un monstre avec l’écorce,
Sur terre Béhémoth, Léviathan sur mer.
Je complète partout le chaos par l’enfer,
La bête par l’idole, et les rats, les belettes,
La torpille, l’hyène acharnée aux squelettes,
La bave du crapaud, la dent du caïman,
Par le bonze, l’obi, le fakir et l’iman.
Dieu passe dans le cœur des hommes, j’y séjourne.
Sa roue avec un bruit sidéral roule et tourne,
Mais c’est mon grain lugubre et sanglant qu’elle moud ;
Jéhovah reculant sent aujourd’hui partout
Une création de Satan sous la sienne ;
Son feu ne peut briller sans que mon souffle vienne.
Il est le char ; je suis l’ornière. Nous croisons
Nos forces ; et j’emploie aux pestes, aux poisons,
Aux monstres, aux déserts, son pur soleil candide ;
C’est Dieu qui fait le front, moi qui creuse la ride ;
Il est dans le prophète et moi dans les devins.
Guerre et deuil ! je lui prends tous ses glaives divins,
Le glaive d’air, le vent, le glaive d’eau, la pluie,
L’épée éclair, stupeur de la terre éblouie,

Je m’en sers pour mon œuvre ; et la nature a peur.
A mon haleine une hydre éclôt dans la vapeur,
Et la goutte d’eau tombe en déluge agrandie ;
Avec le doux foyer qui chauffe, j’incendie ;
Je fais du miel le fiel, je fais l’écueil du port ;
Dieu bénit le meilleur, je sacre le plus fort ;
Dieu fait les radieux, je fais les sanguinaires.
Oui, pour broyer ses fils je prendrai ses tonnerres !
Oui, je me dresserai de toute ma hauteur !
Je veux dans ce qu’il fait tuer ce créateur,
Je veux le torturer dans son œuvre, et l’entendre
Râler dans la justice et la pudeur à vendre,
Dans les champs que la guerre accable de ses bonds,
Dans les peuples livrés aux princes ; dans les bons
Et dans les saints, dans l’âme humaine tout entière !
Je veux qu’il se débatte, esprit, sous la matière ;
Qu’il saigne dans le juste assassiné ; je veux
Qu’il se torde, couvert de prêtres monstrueux,
Qu’il pleure, bâillonné par les idolâtries ;
Je veux que des lys morts et des roses flétries,
Du cygne sous le bec des vautours frémissant,
Des beautés, des vertus, de toutes parts, son sang,
Son propre sang divin sur lui coule et l’inonde.
Voyez, regardez, Cieux ! L’échafaud, c’est le monde,
Je suis le bourreau sombre, et j’exécute Dieu.
Dieu mourra. Grâce à moi, les chars sous leur essieu,


Les rois sous leur pouvoir, les aigles sous leurs griffes,
Les dogmes ténébreux et noirs, sous leurs pontifes,
Tout ce qui sur la terre à cette heure est debout,
Même les innocents sous leurs pieds, ont partout
Quelque chose de Dieu que dans l’ombre ils écrasent.
Mes flamboiements rampant sous l’univers, l’embrasent.
Je suis le mal ; je suis la nuit ; je suis l’effroi.


VI

Grâce ! pardonne-moi ! rappelle-moi ! prends-moi !
Grâce ! Ne sens-tu pas qu’il faut que toute chaîne
Se rompe, et que le mal finisse, et que la haine
S’éteigne, évanouie en ta sérénité ;
Quoi ; le bien infini, le mal illimité !
Toi le bien, moi le mal ! est-ce que c’est possible ;
Le monde gouverné par un double invisible !
Y songez-vous, Seigneur ; un partage entre nous !
Non, vous êtes la face, et je suis les genoux.
Laissez-moi me plier et tomber, juge immense,
Sur ce pavé des cieux qu’on nomme la clémen

ce !
Grâce, ô Dieu ! L’univers, les terres et les eaux,
L’éther sans bornes, plein d’invisibles oiseaux,
Les glauques océans qui font rugir leurs ondes,
L’énormité vivante où rayonnent les mondes,
Quoi ! c’est une balance où nous pesons tous deux ;
Qu’en dites-vous, soleils ; Lui charmant, moi hideux !
Quoi ! lui dans un plateau, soleils, et moi dans l’autre !
La chair est ma servante et l’âme est son apôtre.
Je lutte. Nous tenons chacun notre côté.
Avoir l’infini, c’est avoir l’égalité.
Ton paradis ne fait qu’équilibre à mon bagne.
Dieu ! — la création ainsi qu’une montagne,
Pèse sur moi ; je lève à travers les chaos
Mon front d’où mes douleurs retombent en fléaux ;
Je me tords sans repas, sans fin, sans espérance.
C’est une majesté qu’une telle souffrance.
Oui, c’est l’énigme, ô nuit, de tes millions d’yeux :
Le grand souffrant fait face au grand mystérieux.
Grâce, ô Dieu ! pour toi-même il faut que je l’obtienne.
Ma perpétuité fait ombre sur la tienne.
Devant ton œil flambeau rien ne doit demeurer,
Tout doit changer, vieillir et se transfigurer.
Toi seul vis. Devant toi tout doit avoir un âge.
Et c’est pour ta splendeur un importun nuage
Qu’on voie un spectre assis au fond de ton ciel bleu,
Et l’éternel Satan devant l’éternel Dieu !



VII

Ils sont là-haut ! Ils sont dans l’hymne et dans la joie ;
L’éther des paradis devant eux se déploie.
Ils planent satisfaits, bienveillants, sérieux,
Dans le rayonnement du ciel mystérieux ;
Leurs robes dans l’azur font des plis de lumière ;
Ils ont leur innocence et leur blancheur première.
Ils vont d’un monde à l’autre ainsi que des oiseaux.
L’amour les courbe ainsi que le vent les roseaux,
Et les redresse ainsi que le foyer ses flammes.
Ils s’abîment en Dieu tout en restant des âmes,
Et contemplent, heureux, la face de clarté.
Ils s’accouplent, noyés dans la félicité.
Ils le regardent être, il les regarde vivre.
Ils montent à jamais vers lui. Lui les enivre
Du sourire inouï de son immensité.
Il les voit. Il leur parle ; il est Grâce et Beauté ;
L’impénétrable est doux, le formidable est tendre… -
Oh ! je voudrais saisir, arracher, tenir, prendre,
Oh ! je voudrais broyer l’étoile du matin !

Le boiteux, le lépreux, et l’aveugle incer

tain,
Ceux qui marchent pieds nus et ceux qui n’ont pas même
Un toit l’hiver, ce sont des riches. Dieu les aime.
Ils ont pour vêtement ton regard de bonté.
Dieu ! n’être pas aimé, c’est là la nudité !
Etre dehors, c’est là le bitume et le soufre.


VIII

J’ai mis sous une pierre et scellé dans un gouffre
La justice, le bien, le pur, le vrai, le beau ;
Tout ce qui peut servir à l’homme de flambeau,
La vertu, la raison, penser, espérer, croire,
Ce qu’on nomme sagesse et ce qu’on nomme gloire,
Et je rêve accoudé sur ce tombeau profond.
Je suis grand. Et sous moi les ténèbres défont
Ce qu’a fait la lumière, et dans les noirs abîmes,
Pensif, j’entends tomber goutte à goutte les crimes.
Le chaos me contemple, et j’ai le pied dessus.
Hélas ! hélas ! mieux vaut l’étable où naît Jésus
Que Babel et Ninive et Tyr et Babylone,
Et Job sur son fumier que Satan sur son trône !

Oh ! si j’étais heureux, je serais bon ; Pitié !
Je ne maudirais pas ! L’onagre a-t-il

crié,
Le bœuf a-t-il mugi quand ils ont eu de l’herbe ;
L’amour, l’azur, les lys, la lumière superbe,
Les grands rayons dorés qui vont s’élargissant,
Les vierges, les enfants joyeux, l’ange innocent,
La frange d’or de l’aube au rebord des ravines,
Oh ; je crie éperdu vers ces choses divines
Que je ne vois plus ; — Dieu ; — Dieu ; — Les splendeurs d’en haut
Ajoutent de la nuit, hélas, à mon cachot.
Il me tombe, de tous les concerts, des huées.

……………………………………….
DANS L’INFINI
CHANT DES ASTRES
Lumière
……………………………………….

Je souffre. Je voudrais attendrir les nuées,
Je tends les mains aux fleurs, je crie aux aquilons :
Grâce ! Ayant tous les maux du monde pour haillons,
Je pleure, je demande à la ronce, à la gerbe,
Au nuage, à la tombe, à l’étoile, au brin d’herbe,
Aux bêtes reculant devant le front humain,
Aux cailloux qu’un forçat casse au bord du chemin,
A tout, au jour qui naît, au vent qui recommence,
De la pitié ! Je suis le mendiant immense.


IX

Encor si je pouvais dormir ; Si, seulement
Une heure, une minute, un instant, un moment,
Le temps qu’une onde passe au fond du lac sonore,
Fût-ce pour m’éveiller plus lamentable encore,
Sur n’importe quels durs et funèbres chevets,
Si je pouvais poser mon front ; Si je pouvais,
Nu, sur un bloc de bronze ou sur un tas de pier

res,


L’une de l’autre, hélas ! rapprocher mes paupières,
Et m’étendre, et sentir quelque chose de frais,
De doux et de serein, comme si je mourais ;
Si je pouvais me perdre un moment dans un songe,
Apaiser dans mon flanc ce qui remue et ronge,


Aspirer un fluide étrange, aérien,
Impalpable, et flotter, et n’entendre plus rien,
Ni mon aile frémir, ni battre mon artère,
Ni ces cris dont je suis la cause sur la terre :
— Tuons ! Frappons ! Damnons ! J’ai peur ! J’ai froid ! J’ai faim !
Sentir ma misérable oreille sourde enfin !
Oh ! me coucher, rentrer mes griffes sous ma tête,
Dire : « C’est bien ! je dors, tout comme une autre bête,
« Comme un léopard, comme un chacal, comme un loup !
« Une nuée auguste et calme me dissout ! »
Mais non ; jamais ! Je traîne à jamais l’insomnie
Dans une immensité sinistre d’agonie.
Ne pas mourir, ne pas dormir. Voilà mon sort.
En songe on ne sort pas, mais on croit que l’on sort ;
C’est assez. Je n’ai point cette trêve. Ma peine
C’est d’être là, toujours debout ; d’être une haine
Eternelle, guettant dans l’ombre affreusement ;
Et c’est de regarder sans cesse fixement
Les escarpements noirs du mystère insondable.
Voir toujours fuir, ainsi qu’une île inabordable,
Le sommeil et le rêve, obscurs paradis bleus
Où sourit on ne sait quel azur nébuleux ;
O condamnation !

                      Je suis sous cette voûte.
Je regarde l’horreur profonde, et je l’écoute.
Pas un être ne peut souffrir sans que j’en sois.
Je suis l’affreux milieu des douleurs. Je perçois


Chaque pulsation de la fièvre du monde.
Mon ouïe est le centre où se répète et gronde
Tout le bruit ténébreux dans l’étendue épars ;
J’entends l’ombre. O tourment ; le mal de toutes parts
M’apporte en mon cachot son âpre joie aiguë ;
J’entends glisser l’aspic et croître la ciguë ;
Le mal pèse sur moi du zénith au nadir ;
La mer a beau hurler, l’avalanche bondir,
L’orage entreheurter les foudres qu’il secoue,
L’éclatant zodiaque a beau tourner sa roue
De constellations, sombre meule des cieux,
A travers le fracas vaste et prodigieux
Des astres dont parfois le groupe énorme penche,
A travers l’océan, la foudre et l’avalanche
Roulant du haut des monts parmi les sapins verts,
J’entends le pas d’un crime au bout de l’univers.
La parole qu’on dit tout bas, qui n’est pas vraie,
L’obscur tressaillement du blé qu’étreint l’ivraie,
La gangrène qui vient mordre la plaie à vif,
Le chuchotement sourd des flots noyant l’esquif,
Le silence du chien près du nid de la grive,
J’entends tout, je n’échappe à rien, et tout m’arrive
A la fois dans ce bagne où je suis submergé ;
Tous les fléaux en moi retentissent ; et j’ai
Le contre-coup de tous les monstres ; et je songe,
Ecoutant la fureur, la chute, le mensonge
De toute cette race immonde de Japhet ;
Je distingue le bruit mystérieux que fait
Dans une conscience un forfait qu’on décide ;
O nuit ! j’entends Néron devenir parricide.



Sommeil, lieu sombre, espace ineffable, où l’on est
Doux comme l’aube et pur comme l’enfant qui naît,
Dormir, ô guérison, détachement, rosée,
Stupeur épanouie, immense ombre apaisée,
Repos sacré, douceur farouche, bercement
Qui trempe dans les cieux les cœurs, noir et charmant,
Oh ! ce bain des remords, ce baume des ulcères,
La paix qui fait lâcher ce qu’on a dans les serres
N’avoir jamais cela ; jamais ! n’avoir jamais
Cet assoupissement sur les vagues sommets,
Ce sommeil, devant qui les âmes sont pareilles,
Qui change l’antre en nid, et permet aux abeilles
De voler dans la gueule ouverte des lions !
Oh ! cette voix qui dit : calmons et délions ;
Ne l’entendre jamais dans mes nuits convulsives ;
La flamme à la prunelle et la bave aux gencives,
Veiller, veiller, veiller, grincer des dents, voilà
Dans quelles profondeurs ma faute me scella ;
Sort hideux ; m’enfermer dans la nuit, et m’exclure
Du sommeil ! me livrer à cette âcre brûlure,
La veille sans repos, le regard toujours noir,
Toujours ouvert ! O nuit sans pitié ; ne pouvoir
Lui prendre un peu de calme, et l’avoir sur moi toute !
Englouti dans l’oubli, n’en pas boire une goutte ;

Toujours être aux aguets ; toujours être en éveil !


O vous tous, êtres ! fils de l’ombre ou du soleil,
Qui que vous soyez, morts, vivants, oiseaux des grèves,
Esprits de l’air, esprits du jour, larves des rêves,
Faces de l’invisible, anges, spectres, venez,
Vous trouverez Satan les yeux ouverts. Planez,
Rampez, allez-vous-en, revenez ; Satan veille
Les yeux ouverts. C’est l’ombre ou c’est l’aube vermeille ;
Il a les yeux ouverts. Hier, demain, toujours !
Laissez s’enfuir les pas du temps, tardifs ou courts,
Après des millions de jours, de mois, d’années,
De siècles, de saisons écloses ou fanées,
De flux et de reflux, de printemps et d’hivers,
Venez, vous trouverez Satan les yeux ouverts.
Deux yeux fixes, voilà le fond de l’épouvante.

L’obscurité spectrale, informe, décevante,
Chimérique, me tient dans ces gouffres, béant
Et ployé sous le poids monstrueux du néant.
Je souffre. Oh ! seulement un instant que je dorme.




X

Je l’aime d’être beau, moi qui suis le difforme.
Que j’oublie un instant ! — ô souvenir ! — Je vois
Les anges lui parler dans l’ombre à demi-voix.
Que leur dit-il ; je suis jaloux ; Je me rappelle
Qu’il me parlait aussi, que la lumière est belle !
Je l’aime d’être bon, moi qui suis le mauvais.
Oh ! le temps d’un éclair, hélas ! si je pouvais
Au fond de mon chaos voir son ombre apparaître !
Je l’adore, ô terreur, plus que Jephté son prêtre,
Plus qu’Amos son prophète et David son chanteur.
Je l’aime d’être vrai, moi qui suis le menteur.
Le sang brûle mes yeux, l’écume emplit ma bouche,
Et, chien de l’infini, chassé du ciel, farouche,
Hagard, pleurant mon maître, à la porte du jour,
Mâchant le genre humain, je hurle mon amour !

Oui, chien !

                  En lui parlant ma voix devient horrible.
Parfois, pensif, courbé sous mon plafond terrib

le,
J’entends les séraphins le chanter dans les cieux,
Et, quand ils ont fini, l’écho chante après eux ;
Alors je dis : — Eh bien, moi comme eux, moi de même,
Dieu, je veux te chanter ; ô lumière, je t’aime !
Je veux d’un chant d’enfer ravir l’écho du ciel,
Satan est une lyre ainsi que Gabriel.
Dieu ; c’est à toi, vrai jour, c’est à toi, seul refuge,
Dieu ; c’est à toi, pasteur, roi, père, maître et juge,
Que la création songe éternellement ; —
Et fou, vieux cœur de fer attiré par l’aimant,
Je dis : gloire ! et ma strophe éclate en diadème,
Et je leur chante un hymne ineffable et suprême,
Hymne aux versets charmants d’ombre et d’extase emplis,
[Et] qui pourrait sortir de la bouche d’un lys,
Puis j’écoute ; et l’écho qui me répond aboie !


XI

Les plus mornes cachots ont une claire-voie ;
Au fond de l’oubliette, au fond du cabanon,
Quelque chose encor semble exister ; ici,

non.

Satan vers Jéhovah se tourne, las d’abîme.
Oh ! l’unique assassin et l’unique victime,
C’est moi. J’ai pour tourment le mal que mes mains font
Les autres êtres sont, puis ne sont plus, ils vont
Puis s’arrêtent, un bruit, puis rien ; je les envie.
Les autres sont morts ; — moi, je suis veuf de la vie.
L’effroyable vivant du sépulcre, c’est moi.

Oui, le supplicié râle et rugit ; la loi
Le tient dans ses poignets de bronze qu’on redoute,
Le tue à petit feu, l’égorge goutte à goutte,
Et s’interrompt parfois pour qu’il meure longtemps.
Ses pieds fument, sa chair pétille, et par instants
Flambe, et l’on voit sortir du ventre ses entrailles ;
Il hurle ; l’huile bout dans la cuve ; tenailles,
Plomb fondu, roue, horreur ; Par degrés cependant,
Malgré le vil bourreau de plus en plus ardent,
Sur l’homme évanoui la torture s’émousse ;
La sinistre agonie arrive, affreuse et douce ;
Le tourment vaincu semble à la surface errer ;
Le misérable sent, au moment d’expirer,
Comme un éloignement ténébreux du supplice.
Entre ses cils brûlés un rayon pâle glisse,
C’est la mort, c’est le ciel, c’est l’infini profond ;
Il y tombe, il y flotte, il lui semble qu’il fond ;
Ses yeux tout grands ouverts se fixent sur du vide ;
Il est mort. — Oh ; cela, gouffres, j’en suis avide,


Je l’implore, et je crie : A mon secours, bourreaux ;
La roue aux mille dents, les chevalets, les crocs,
L’attention du juge affreux, lent et barbare,
Les pinces, les crampons rougis, les coups de barre,
L’huile ardente rongeant la cuve de granit,
Le fer, le feu, c’est bon, c’est doux, cela finit.


XII

Ayez de la pitié, gouffres, prison, géhenne,
Sépulcre, chaos, nuit, désolation, haine,
Ayez de la pitié, si le ciel n’en a pas ;
Sur Satan, de si haut précipité si bas,
O voûtes de l’enfer, laissez tomber des larmes ;
Non, c’est Dieu, c’est le ciel, c’est l’azur plein de charmes,
L’aurore se livrant toute nue à mes yeux,
C’est le baiser du jour, c’est l’amour que je veux ;
Rien ; le deuil. Rien ! l’hiver. Rien ; l’âpre solitude.
Le vil chaos, toujours dans la même attitude ;
Les blocs mystérieux de l’expiation ;
Je ne puis même, hélas, voir une vision,
Un reflet, comme on voit du jour aux trous d’un crible.
J’écoute du néant le monologue horrible,
L’immensité pour moi ne contient qu’un affront.
Jamais Dieu ; — Tout est noir. — Quand ma main sur mon

<poem>

front Cherche les deux rayons de l’archange, elle y trouve Les deux cornes du bouc ; je ne sais quelle louve Qui tient l’être en sa gueule et l’emporte et le mord, Vient me lécher dans l’ombre, et dit : Je suis la mort. Quoi ; j’ai le désespoir à jamais pour demeure ; Horreur ! je t’aime, ô Dieu ! Grâce, ô mon Dieu !

                                                 Bien, pleure 

Sanglote, implore, écume, aime ; et sois rebuté ! Recommence toujours la même lâcheté ! Chien Satan, vautre-toi toujours dans ta bassesse ! — Oh ; je monte et descends et remonte sans cesse, De la création fouillant le souterrain, Le bas est de l’acier, le haut est de l’airain, A jamais, à jamais, à jamais ; Je frissonne, Et je cherche et je crie et j’appelle. Personne ; Et furieux, tremblant, désespéré, banni, Frappant des pieds, des mains et du front l’infini, Ainsi qu’un moucheron heurte une vitre sombre, A l’immensité morne arrachant des pans d’ombre, Seul, sans trouver d’issue et sans voir de clarté, Je tâte dans la nuit ce mur, l’éternité.


………………………………………..

DANS LE CIEL HYMNE DES ANGES Pensée ………………………………………..

</poem>

XIII

Ici la tombe, là le chaos ; sur ma tête La noirceur, sous mes pieds la chute ; où je m’arrête, La profondeur s’écroule, et tout est vide ; eh bien, Tous ces gouffres mêlés sur moi ne seraient rien Si je pouvais donner le change à ma pensée, Moi-même m’enivrer de ma fureur v ersée, Et me persuader que je hais ; Ce n’est pas De la crypte stupide et sourde du trépas, Ce n’est pas du cachot, du puits, de la géhenne, Ce n’est pas du verrou, ce n’est pas de la chaîne, C’est de son propre cœur qu’on est le prisonnier. Haïr délivre.


XIV

                    Hélas, à force de nier, 

Et d’enfoncer dans tout mon sarcasme, âpre lame ; A force de railler le grand épithalame, Et de crier d’en bas aux crimes : je suis là ! Et de continuer Nemrod dans Attila, Et de recommencer dans Borgia Caïphe, A force d’ajouter à toute aile une griffe, A force d’inspirer les basses actions, A force de jeter mon cloaque aux rayons, A force d’être l’ange infâme que sature Tout le crime possible en la sombre nature, A force de m’emplir de ténèbres, j’ai froid.

XV

Oh ! l’essence de Dieu, c’est d’aimer. L’homme croit Que Dieu n’est, comme lui, qu’une âme, et qu’il s’isole De l’univers, poussière immense qui s’envole ; Mais moi, l’ennemi triste et l’éternel moqueur, Je le sais, Dieu n’est pas une âme, c’est un cœur. Dieu, centre aimant du monde, à ses fibres divines Rattache tous les fils de toutes les racines, Et sa tendresse égale un ver au séraphin ; Et c’est l’étonnement des espaces sans fin Que ce cœur effrayant, blasphémé par les prêtres, Ait autant de rayons que l’univers a d’êtres. Pour lui créer, penser, méditer, animer, Semer, détruire, faire, être, voir, c’est aimer. Splendide, il aime, et c’est par reflux qu’on l’adore ; Tout en lui roule ; il tient à la nuit par l’aurore, Aux esprits par l’idée, aux fleurs par le parfum ; Et ce cœur dans son gouffre a l’infini, moins un. Moins Satan, à jamais rejeté, damné, morne. Dieu m’excepte. Il finit à moi. Je suis sa borne. Dieu serait infini si je n’existais pas.

Je lui dis : Tu fis bien, Dieu, quand tu me frappas ! Je ne l’accuse point, non ; mais je désespère ! O sombre éternité, je suis le fils sans père. Du côté de Satan il est, mais n’est plus Dieu.


XVI

Cent fois, cent fois, cent fois, j’en répète l’aveu, J’aime ! Et Dieu me torture, et voici mon blasphème, Voici ma frénésie et mon hurlement : j’aime ! J’aime à faire trembler les cieux ! — Quoi ; tout est vain ; Oh ! c’est là l’inouï, l’horrible, le divin, De se dresser, d’ouvrir des ailes insensées, De s’attacher, sanglant, à toutes les pensées Qu’on peut saisir, avec des cris, avec des pleurs, De sonder les terreurs, de sonder les douleurs, Toutes, celles qu’on souffre et celles qu’on invente, De parcourir le cercle entier de l’épouvante, Pour retomber toujours au même désespoir ; Dieu veut que l’homme las s’endorme, il fait le soir ; Il creuse pour la taupe une chambre sous terre ; Il donne au singe, à l’ours, au lynx, à la panthère, L’âpre hospitalité des antres et des monts ; Aux baleines les mers, aux crapauds les li mons, Les roseaux aux serpents secouant leurs sonnettes ; Il fait tourner autour des soleils les planètes Et dans la blanche main des vierges les fuseaux ; Il entre dans les nids, touche aux petits oiseaux, Et dit : La bise vient, j’épaissirai leurs plumes ; Il laisse l’étincelle échapper aux enclumes, Et lui permet de fuir, joyeuse, les marteaux ; Il montre son grand ciel aux lions de l’Athos ; Il étale dans l’aube, ainsi que des corbeilles, Sous des flots de rayons, les printemps pleins d’abeilles Sa grandeur pour le monde en bonté se résout. Une vaste lueur ardente embrase tout, De l’archange à la brute et de l’astre à la pierre, Croise en forêt de feu ses rameaux de lumière, Va, vient, monte, descend, féconde, enflamme, emplit, Combat l’hiver liant les fleuves dans leur lit, Et lui fait lâcher prise, et rit dans toute chose, Luit mollement derrière une feuille de rose, Chauffe l’énormité sidérale des cieux, Brille, et de mon côté, prodige monstrueux, Ce flamboiement se dresse en muraille de glace ; Oui, la création heureuse s’entrelace Tout entière, clartés et brume, esprits et corps, Dans le Dieu bon, avec d’ineffables accords ; L’être le plus déchu retrouve l’innocence Dans sa toute tendresse et sa toute puissance ; Moi seul, moi le maudit, l’incurable apostat, Je m’approche de Dieu sans autre résultat

Que de faire gronder vaguement le tonnerre ! Dieu veut que cet essaim d’atomes le vénère, Il leur demande à tous leur cœur, leur chant, leur bruit, Leur parfum, leur prière ; à moi rien, de la nuit. O misère sans fond ; Ecoutez ceci, sphères, Etoiles, firmaments, ô vieux soleils, mes frères, Vers qui monte en pleurant mon douloureux souhait, Cieux, azurs, profondeurs, splendeurs, — l’amour me hait ! </poem>

L’ANGE LIBERTÉ modifier

 
I

De la lumière. Et puis de la lumière encore.
Chaos de firmaments dans des gouffres d’aurore.

L’ange Liberté plane en l’azur spacieux.
On dirait que son œil cherche une issue aux cieux.
Elle voit une étoile. Elle s’approche : — Ecoute,
Etoile ; conduis-moi sous la fatale voûte ;
Dieu permet que je parle à celui qui fut grand.
— Je ne puis, répond l’astre. Et Liberté reprend :
— Du moins, dis-moi la route et comment y descendre.
— Parle à l’Eclair, dit l’astre. Il peut seul te l’apprendre.
Cet ange est dans le ciel le seul qui sait tomber.

D’une aile que le vent même ne peut courber,
L’Ange Liberté part et franchit l’éther somb

re.

Elle vola longtemps ; — l’homme n’a pas de nombre
Pour compter ce temps-là ; — son vol fier était sûr.

Tout à coup, dans un angle informe de l’azur,
Elle vit l’écurie énorme des nuées.
On entendait sonner des chaînes dénouées,
Et rouler on ne sait quels effrayants essieux ;
L’ange Eclair travaillait dans cet antre des cieux ;
Il en faisait sortir tous les chars du tonnerre ;
Quelques-uns n’étaient faits que de flamme ordinaire ;
D’autres semblaient forgés dans l’enfer par les nuits ;
Et des ruissellements de foudres inouïs
Ebauchaient vaguement leur forme épouvantable ;
Les écueils dans la mer, les taureaux dans l’étable,
Sont des roucoulements près des monstrueux bruits
De tous ces chars avec de l’abîme construits.

Liberté s’avança vers l’Eclair. L’immortelle
Sourit : — Ange, tu dois connaître, lui dit-elle,
L’éclatant Lucifer tombé dans le trépas.
— C’est moi qui l’ai frappé, je ne le connais pas,
Dit l’Eclair. — Mais le gouffre où tu jetas cette âme,
Tu peux me le montrer ; — Non, dit l’esprit de flamme.
Va trouver le vieil ange Hiver. Il est le seul
Qui connaisse les plis ténébreux du linceul.
Moi, je ne me souviens de rien. Je brise, et passe.



Puis, il montra du doigt un point noir dans l’espace,
C’était la terre.

                      - Va, dit-il. Le triste enfer
Touche à ce monde et là tu trouveras l’hiver.

Et l’ange Liberté, telle qu’un jet de fronde,
Partit, et vit grandir la sphère obscure et ronde,
Et, superbe, et bravant la bise et le mistral,
S’abattit sur la terre à l’endroit sépulcral.

Dans ce cercle effrayant que les glaciers enserrent,
Au fond du désert blême où jamais ne passèrent
Les Colomb, les Gama, ces lumineux sondeurs,
Dans ces obscurités et dans ces profondeurs
Sur la création par le néant conquises,
Au-delà des spitzbergs, des flots et des banquises,
Au centre de la brume où tout rayon finit,
Loin du jour, dans l’eau marbre et dans la mer granit,
Le sombre archange Hiver se dresse sur le pôle ;
La trompette à la bouche et l’ombre sur l’épaule,
Il est là, sans qu’il sorte, au milieu de ce deuil,
De son clairon un souffle, un éclair de son œil ;
Il ne rêve pas même, étant un bloc de neige ;
Les vents ailés, pareils à l’oiseau pris au piège,
Sont dans sa main, captifs du silence éternel ;
Son œil éteint regarde affreusement le ciel ;

Le givre est dans ses os, le givre est sur sa tête ;
L’horreur pétrifiée autour de lui s’arrête ;
Sa sinistre attitude effare l’infini ;
Dur, morne, il est glacé, c’est-à-dire banni ;
La terre sous ses pieds, de ténèbres vêtue,
Se tait ; il est la blanche et muette statue
Debout sur ce tombeau dans l’éternelle nuit ;
Jamais une lueur, un mouvement, un bruit
N’effleurent le géant, seul sous de sombres voiles.
Quand, à tous ces cadrans qu’on nomme les étoiles,
L’heure du dernier jour sans terme et sans milieu
Sonnera, la clarté de la face de Dieu
Dégèlera le spectre, et tout à coup sa bouche
Se gonflera d’un pli formidable et farouche,
Et les mondes, esquifs roulant sans aviron,
Entendront l’ouragan sortir de son clairon.

Jamais l’essaim chantant des paradis n’approche
Cette âme du silence et du deuil, faite roche,
Geôlière des cieux morts et des firmaments noirs ;
Ce brouillard gris, pareil à la chute des soirs,
Fait peur aux chérubins extasiés et tendres ;
Les neiges, cette forme effroyable des cendres,
Font de cet horizon, dont l’aube hait le seuil,
Quelque chose qui semble un dedans de cercueil.

L’ange-vierge, à travers les glaciers blancs décombres,
Vola droit au géant, seul dans ces déserts sombres
Dont le jour ne veut pas et qu’il n’a pas reçus.


D’abord elle plana radieuse au-dessus
Du lourd colosse, avec les grands cercles de l’aigle ;
Puis, s’approchant, lui dit : — Celui qui juge et règle,
Celui qui fait tout vivre et qui fait tout trembler,
M’a permis de venir ici ; je veux parler
A quelqu’un d’effrayant dont seul tu connais l’antre ;
O géant, ouvre-moi le gouffre, pour que j’entre.

Le Vieillard de la Nuit resta sourd et muet ;
Pas un pli du brouillard pesant ne remuait
Dans cette immensité d’ombre et de solitude ;
Seulement, sans que rien troublât son attitude,
Et sans qu’un mouvement fit voir qu’il entendît,
La glace sous ses pieds lentement se fendit.
Une crevasse étrange apparut ; ouverture
D’on ne sait quelle horreur qui n’est plus la nature,
Bouche d’un puits livide et morne, escarpement
D’un abîme qui va plus loin que l’élément,
Vision du néant formidable, enfermée
Entre deux murs sans forme où rampe une fumée ;
Deuil, brume ; obscurité sans fond et sans contour.

La vierge Liberté, blanche et faite de jour,
Sentit le froid du lieu funeste où rien n’existe.


La désolation de ce gouffre était triste
Et profonde ; et c’était l’infini de la nuit.

Elle ouvrit sa grande aile où l’azur des cieux luit,
Et, calme, descendit dans cette ombre terrible.


II

Or, en ce même instant, l’horreur indivisible,
Sans palpitation, sans souffle et sans échos,
La lugubre unité de tombe et de chaos
Qu’on nomme Enfer, voyait une chose inouïe.

Une forme, parfois soudain évanouie,
Puis renaissant, flottant au loin, puis s’abîmant,
Sorte de voile ayant un vague mouvement,
Glissait sous ce plafond qu’on prendrait pour un rêve.

Cette figure était la même que la grève
Du fleuve Seine avait vue errer autrefois,
Et jeter dans les vents sa redoutable v

oix.

Elle allait, comme l’algue erre… - A travers le voile
La fixité des yeux flamboyait, et la toile
Dont ce voile était fait, semblait avoir été
Tissue avec du rêve et de l’obscurité.
Elle sondait l’enfer qui sans fin se prolonge ;
Dans la stagnation des ténèbres, qui songe,
Et qui, farouche, a l’air d’un crime qui se tait,
Elle passait, tournait, descendait, remontait,
Prenant on ne sait quels plis informes pour guides,
Blême aux endroits obscurs, noire aux endroits livides.
Ainsi vole à travers les branches l’émouchet.
Parfois, comme quelqu’un qui cherche, elle touchait
Le mur prodigieux de la cave du monde.
Elle serpentait, lente et souple comme une onde,
Dans l’abîme où l’esprit lit ce mot triste : Absent.
Souvent elle laissait derrière elle en passant
Le bleuissement pâle et fugitif du soufre.

Soudain, comme sentant sous elle plus de gouffre,
Elle hésita, pencha ce qui semblait son front,
Et regarda.

                 La nuit qu’aucun jour n’interrompt
Gisait dans l’étendue effroyable et sublime.
Ce précipice émit de la mort, faite abîme.
On y sentait flotter du sépulcre dissous.
On voyait de la nuit sous la nuit ; au-dessous


De l’ombre, dans un vide étrange, on voyait l’ombre.

Tout au fond remuait une apparence sombre ;
Un fantôme entrevu, submergé, trouble, enfui,
Errant, rampant ; c’était le Damné ; c’était Lui.

On distinguait un front, des ailes, des vertèbres.

C’était l’archange larve, âme des lieux funèbres
Mêlant en lui de l’astre avec de l’animal ;
C’était l’être sinistre en qui pense le mal ;
C’était le criminel que le crime exécute ;
C’était plus qu’un esprit tombé ; c’était la Chute.

Le chaos se roulait sur l’ange en se gonflant ;
Par intervalle, un ongle, un large crâne, un flanc
Rayé comme les lynx, les guêpes et les zèbres
Se dressait dans le spasme horrible des ténèbres
Ses écailles semblaient de fumée et de jais.
On croyait voir quelqu’un de ces vagues objets
Tortueux et flottants, dont on craint la piqûre.
Offrant tous les aspects dans une ébauche obscure,
Céleste, bestial, humain, vertigineux,
Laissant voir une face au milieu de ses nœuds,
Enflant des plis confus dans l’ombre où rien ne brille,
C’était par instants l’hydre et parfois la chenille.


Il se traînait, visqueux, blême, éclipsé, terni,
Reptile colossal du cloaque infini.

La caverne d’en bas de Tout ; voilà ce gouffre.

C’était du vide en pleurs et du miasme qui souffre.
D’affreux rocs ébauchaient de noirs décharnements ;
On croyait, dans la brume épaisse, par moments,
Entrevoir le cadavre effrayant de la Cause ;
Tout était mort ; Satan rôdait dans quelque chose
D’informe et de hideux qui paraissait détruit ;
De sorte qu’au milieu de la fétide nuit,
Tout étant noirceur, peste, épouvante, misère,
Lividité, ruine, il semblait nécessaire
Qu’au fond de cette tombe on vit ramper ce ver.

Si quelque ange, égaré dans l’éternel hiver,
Fouillant la profondeur du vide impénétrable,
Hélas ! fût arrivé jusqu’à ce misérable,
Il n’eût rien retrouvé dans ce dieu de l’enfer
Du géant éclaireur qu’on nommait Lucifer.
L’abîme avait fini par entrer dans sa forme.
La condamnation, lourde, lépreuse, énorme,
S’était, sur cet archange à jamais rejeté,
Lentement déposée en monstruosité.


L’impur typhus sortait de son haleine amère.
Parfois, car ce brouillard est rempli de chimère,
Dans cette nuit que, seul, le vertige connaît,
Quelque ruissellement de lueur dessinait
Son dos ou la membrane immonde de son aile.
La rondeur de sa rouge et fatale prunelle
Semblait, dans la terreur de ces lieux inouïs,
Une goutte de flamme au fond du puits des nuits.
Sa face était le masque effaré du vertige.
A de certains moments, phases du noir prodige,
Un flamboiement, sortant de lui, glissait sur lui ;
L’abîme aveugle était brusquement ébloui ;
Alors, ô vision ! à travers l’insondable,
A travers l’inconnu qui n’est pas regardable,
Dans l’étrange épaisseur du gouffre devenu
Glauque autour du colosse inexprimable et nu,
Satan apparaissait dans toute sa souffrance ;
Le démon fulgurant, dans cette transparence,
Horrible, se tordait comme un éclair noyé.
Puis la nuit revenait, glacée et sans pitié ;
La vaste cécité refluait sous la voûte
De l’éternel silence et l’engloutissait toute ;
Et l’enfer, un instant montré, se refermant,
Lugubre, s’emplissait d’évanouissement.


III

La goule Isis-Lilith cria dans cette fosse :

— « Sois content. Tout périt. » (Oh ; toute langue est fausse
Comment rendre ces cris de spectre en mots humains ?)
« Père, ce qu’une fois j’ai saisi dans mes mains,
« Moi, la Fatalité, jamais je ne le lâche.
« L’airain, le bois, la pierre, ont accompli leur tâche ;
« L’airain s’est fait soldat, roi, prince, chevalier,
« Et le bois s’est fait juge et la pierre geôlier ;
« Caïn a reparu sous trois formes, le glaive,
« Le gibet, la prison ; et Babel se relève ;
« Le sang coule, Jésus est mort, l’enfer prévaut ;
« L’échafaud monstrueux du monde est le pivot ;
« Tout croule ; et dans le sang humain l’homme se lave ;
« La guerre le fait brute et la prison esclave ;
« L’homme subit le joug en sortant du combat ;
« Et, tigre dans le cirque, est âne sous le bât.
« Sois content. Tout est fauve, impitoyable et triste.
« Tu rè

gnes. Cependant un obstacle résiste ;
« Dans cette fourmilière obscure un peuple luit ;
« Il est le verbe, il est la voix, il est le bruit ;
« Il agite au-dessus de la terre une flamme ;
« Ce peuple étrange est plus qu’un peuple, c’est une âme ;
« Ce peuple est l’Homme même ; il brave avec dédain
« L’enfer, et, dans la nuit, cherche à tâtons l’Eden ;
« Ce peuple, c’est Adam ; mais Adam qui se venge,
« Adam ayant volé le glaive ardent de l’ange,
« Et chassant devant lui la Nuit et le Trépas ;
« Il va ; tous les progrès sont faits avec ses pas ;
« Pas de haute action que ses mains ne consomment ;
« Les autres nations l’admirent, et le nomment
« FRANCE, et ce nom combat dans l’ombre contre nous.
« Cette France est l’amour et la joie en courroux,
« C’est le bien qui rugit, l’idéal qui s’irrite ;
« Tous nos prêtres, docteur qui ment, juge hypocrite,
« Faux juges, faux savants déformant les esprits,
« Nagent dans le crachat de son large mépris ;
« Elle est volcan, torrent, flot, lave ; elle bouillonne ;
« Fière, elle a plus qu’Athène et plus que Babylone,
« Elle a Paris, la Ville univers, pour cerveau ;
« Sur l’horizon humain, vaste, orageux, nouveau,
« Elle souffle la vie ainsi qu’une tempête.
« Mais écoute, ce peuple est vaincu : sur sa tête
« J’ai mis le joug ; il est l’aube, je suis la fin.
« La pierre dont Abel fut frappé par Caïn,
«

Gisait dans le sang, noire, inexorable, athée ;
« Tu l’en souviens, je l’ai ramassée et jetée
« Près de la Seine, ainsi qu’une graine en un champ ;
« Ton haleine, perçant le globe, et la touchant,
« L’a fait croître et grandir jusqu’au ciel, tour affreuse ;
« Cette tour en cachots innombrables se creuse ;
« Les rois en font leur antre ; elle écrase Paris ;
« Elle éteint sa lumière, elle étouffe ses cris ;
« C’est là que toute chaîne aboutit et commence ;
« Elle est le cadenas de l’esclavage immense ;
« Elle est la glace au front de la France qui bout ;
« Elle est la tombe ; et l’ombre avec elle est debout.
« Elle garde en ses flancs le billot et la roue ;
« Cette tour est la geôle où le vieux dogme écroue
« L’âme et la vie, et met l’esprit humain aux fers ;
« Car Paris bâillonné fait muet l’univers ;
« La prison de la France est le cachot du monde.
« Maintenant, c’est fini, tout râle et rien ne gronde ;
« Ris, Satan. Plus que toi les hommes sont proscrits ;
« La Bastille, implacable et dure, est sur Paris
« Comme l’épée avec la croix, sur les deux Romes.
« Puisque tous deux, moi spectre et toi démon, nous sommes
« Les damnés, sans repos, sans sommeil ; les témoins ;
« Puisque nous ne pouvons dormir, ayons du moins
« La joie âcre du mal dans notre fièvre horrible ;
« A travers ton plafond comme à travers un crible,
« Toi, souffle la fureur aux hommes malheureux,
« Et moi je secouerai le suaire sur eux.
«

Oui, ta vengeance étreint le monde, et le ravage.
« Dans ces trois cercles noirs, Haine, Meurtre, Esclavage,
« Le morne enfer tient l’homme à jamais enfermé.
« Un brouillard, d’ignorance et de douleur formé,
« Envahit lentement la terre comme une onde.
« O grand désespéré, dans ta tombe profonde,
« Sois content. Nuit, terreur, mort. Eclipse de Dieu.

Et le spectre, penchant ses prunelles de feu,
Regardant l’épaisseur qu’aucun frisson n’anime,
Attendit la réponse énorme de l’abîme.

Mais rien ne remua. Rien ne semblait vivant.

Le fantôme étonné regarda plus avant.

— Es-tu là ? cria-t-il.

                             L’ombre resta muette.

Soudain la colossale et sombre silhouette
De l’ange monstre en qui le ciel s’évanouit,
Apparut, surnageant sur le flot de la nuit.



Sur son front formidable une molle fumée
Flottait, et sa paupière horrible était fermée.

O Prodige ; Satan venait de s’endormir.

Une commotion de stupeur fit frémir
L’immuable nuée au fond du précipice.

L’antique patient de l’éternel supplice,
Pour souffrir à jamais à jamais rajeuni,
Lui, l’immense œil de tigre ouvert sur l’infini,
Satan, le mal, l’horreur condensée en génie,
L’anxiété, le guet, la douleur, l’insomnie,
Dormait.

              En même temps la terre eut un répit.
La lave folle aux flancs de l’Hékla s’assoupit ;
Le fouet oublia l’âne ; et l’ours, las de ses courses,
Vint boire avec la biche à la clarté des sources ;
La rose parut belle aux dragons éblouis ;
L’âme de Marc-Aurèle entra dans saint Louis ;
Le plus grand, attendri, se pencha sur le moindre ;
Le bonze, croyant voir de la lumière poindre,
Eut peur, chouette, et dit en frémissant : déjà !
La plante, qu’étouffait le roc, se

dégagea ;
Les mouches, qui pendaient aux toiles d’araignées,
S’envolèrent, de vie et d’aurore baignées ;
Le poids se souleva des reins du portefaix ;
Le vent s’arrêta court sur les flots stupéfaits,
Et fit grâce, et laissa rentrer la barque au havre ;
L’enfant mort, dont la mère embrassait le cadavre,
Rouvrant les yeux, reprit le sein en souriant.

Satan dormait.


IV

                        Isis recula s’écriant :
— Il dort ! Je souffre seule ! Oh ! je le hais.

                                                    Sa bouche
Ecarta presque, avec cette clameur farouche,
Le voile par ses yeux flamboyants traversé ;
Puis les plis du linceul froid et toujours baissé
Tombèrent longs et droits, et Lilith immobile
Songea.

              Ce rêve obscur d’un spectre, la sibylle
Peut seule l’entrevoir quand dans son noir réduit
Elle médite, ayant sous son coude

la nuit.

On entendait suinter le néant goutte à goutte.

Soudain Isis leva son regard vers la voûte,
Et, comme la fumée aux cimes de l’Etna,
Dans toute sa longueur son linceul frissonna ;
Elle se dressa haute, épouvantable et pâle,
Et jeta, secouant son voile, avec le râle
Du tigre apercevant le lion importun,
Ce cri, prodigieux dans ce gouffre : Quelqu’un !

Un ange éblouissant les ailes déployées,
Entrait.

                Les profondeurs avec Satan broyées,
Tous ces monts que la fable appelle Othryx, Ossa,
Phlégon, et que le jet de soufre éclaboussa,
Monts frappés comme lui quand Dieu brisa son aile,
Et roulés dans sa chute avec lui pêle-mêle,
Les blocs cicatrisés et morts, les rocs maudits
Que Michel, soleil foudre, extermina jadis,
Crurent revoir l’éclair du grand coup de tonnerre.

Tout l’enfer tressaillit.

                                 L’ange, extra

ordinaire,
Superbe, souriant, descendait.

                                    Sa clarté
Sereine, blêmissait l’enfer épouvanté.
Le chaos éperdu montra sa pourriture.
On voyait au zénith du gouffre une ouverture
D’où tombait la lueur ineffable des cieux.
La géhenne s’ouvrit comme un œil chassieux ;
Tout le plafond, pendant en haillon formidable,
S’éclaira. L’on put voir le fond de l’insondable,
Et les recoins confus du grand cachot souillé ;
L’abîme frissonna comme un voleur fouillé ;
On distinguait les bords des précipices traîtres ;
Les brouillards qui flottaient prirent des formes d’êtres
Monstrueux, qui semblaient ramper, et vivre là ;
La menace qu’on sent dans les lieux noirs sembla
Plus fauve, et le visage irrité des décombres,
Le blanchissement vague et difforme des ombres,
Se hérissaient, montrant des aspects foudroyés ;
Tous les renversements en arrière, effrayés,
Se dressaient ; les granits remuaient sous la nue ;
L’obscurité lugubre apparut toute nue ;
On eût dit qu’elle ôtait l’ombre qui la revêt,
Que le masque inouï de l’enfer se levait,
Et qu’on voyait la face effroyable du vide.

L’ange continuait de descendre, splendide,
Dans cet effarement immense de la nuit.


V

Le vautour ne sait plus s’il poursuit ou s’il fuit
Quand il voit l’aigle au fond du nuage apparaître.

Isis, se retournant vers ce radieux être
Beau comme vesper, l’astre et l’ange avant-coureur,
Se dressa dans un geste effrayant dont l’horreur
S’accroissait sous le voile, et lui cria :

                                                 - « Lumière,
« Qu’es-tu ? Que nous veux-tu ? N’avance pas. Arrière,
« Arrière ! Les rayons sont de ce gouffre exclus.
« Va-t’en. Ne donne pas un coup d’aile de plus,
« Tremble ! N’avance pas ! »

                                   L’ange approchait, tranquille.

La rage alors sortit de l’abîme immobile ;
On entendit, terreur ! le cri du lieu muet ;
L’enfer abo

ya.

                         L’ombre écumait et huait.
L’ange approchait.

                            Isis frémit. La pâle stryge,
Avec un mouvement de rêve et de prodige,
Se déploya debout tout entière devant
L’ange, majestueux comme le jour levant.

— « Mais réveille-toi donc, Satan ; dit le fantôme.

Satan dormait.


VI

                        Ce fut, sous le ténébreux dôme,
Une attente sans nom quand l’abîme comprit
Que cette larve allait combattre cet esprit.

L’ange était une femme ; il ne semblait pas même
S’apercevoir, du haut de sa fierté supr

ême,
Qu’il eût quitté l’azur où Dieu rayonne et vit.
Il venait.

                   Quand il fut près d’Isis, ce qu’on vit
Fut hideux, et l’horreur s’accrut, dans la mesure
De ce gouffre où Babel, le colosse masure,
Ne serait qu’un tesson et Chéops qu’un gravat.

A travers l’affreux voile, et sans qu’il se levât,
Une tête de mort, sombre masque de flamme,
Parut, et le linceul laissa voir sous sa trame
Un squelette de feu flottant dans ses plis noirs ;
Deux yeux brillaient, ainsi que deux ardents miroirs,
Sur cet épouvantable et sinistre visage ;
Isis ouvrit les bras, pour barrer le passage,
Ainsi que le gibet au haut du Golgotha ;
Et l’apparition formidable jeta
Ces mots à l’ange, avec une clameur profonde :

« Je suis Lilith-Isis, l’âme noire du monde.
« Tremble ! L’être inconnu, funeste, illimité,
« Que l’homme en frémissant nomme Fatalité,
« C’est moi. Tremble ! Anankè, c’est moi. Tremble ! Le voile,
« C’est moi. Je suis la brume et tu n’es que l’étoile ;
« Tu n’es qu’un des flambeaux possibles, moi je suis
« La noirceur éternelle et farouche des nuits ;
« Je suis la bouche obscure et soufflant sur les phares ;
« Tremble ; malheur à toi, ver luisant qui t’égares !
«

Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Va-t’en. Ces lieux
« Sont du ciel et du jour et du maître, oublieux.
« Qui que tu sois, malheur à ce qui s’aventure
« Dans la négation et dans la sépulture ;
« Malheur à vous, fourmis volantes du ciel bleu,
« Malheur ! si vous tentez l’ombre où l’athée est Dieu,
« L’antre où le démon tient le sceptre de la cendre ;
« Si je poussais un cri, tu te sentirais prendre
« Par ce qu’on ne voit pas, l’invisible forêt
« Lâcherait son hibou, la nuit se lèverait
« Et t’envelopperait dans la grande aile onglée !
« Fuis, imbécile esprit ! Fuis, lumière aveuglée !
« Vil oiseau de l’azur, rentre à ton firmament.
« Qu’est-ce que tu viens faire au fond du châtiment ?
« Qu’est-ce que tu viens faire, ô frêle créature,
« Dans les profonds dessous de la sombre nature,
« Dans la Haine, au-delà des êtres, dans Satan ?
« Quoi ! la mouche entre où n’ose entrer Léviathan !
« Misérable ange, tremble et fuis ! Va-t’en, atome !

L’ange sans dire un mot regarda le fantôme
Fixement, et gonfla sa lèvre avec dédain.
L’étoile qu’elle avait au front se mit soudain
A grandir, emplissant d’aurore l’ombre obscure.
O vision terrible et sublime ! à mesure
Que l’astre grandissait, la larve décroissait ;
L’ardent grossissement de l’étoile poussait


Lilith-Isis vers l’ombre, et mêlait à la fange
Le fantôme rongé par la clarté de l’ange ;
Les rayons dévoraient l’affreux linceul flottant ;
L’étoile aux feux divins, plus large à chaque instant,
Météore d’abord, puis comète et fournaise,
Fondait le monstre ainsi qu’un glaçon dans la braise.
Quand l’astre fut soleil, le spectre n’était plus.


VII

Tout fit silence au fond du gouffre sans reflux,
Et rien ne troubla plus l’immobilité morte.

Comme le goëmon que le flot berce et porte,
Satan dormait toujours.

                                Dans la nappe de nuit
Où s’enfonçait son corps de chimère construit,
Ce qu’on entrevoyait, c’était sa forme humaine.

Semblable au flocon blanc qu’un vent dans l’ombre a

mène,
L’ange arrêta sur lui ses ailes qui flottaient,
Et pleura.

                    L’on eût dit que ses larmes étaient
De la lumière en pleurs coulant de deux étoiles.
Comme la tarentule au centre de ses toiles,
Le vaste malheureux et le vaste méchant
Palpitait ; et la vierge immortelle, penchant
L’escarboucle allumée au sommet de sa tète,
Tendit les bras vers l’ange englouti dans la bête,
Et lui parla, planant et pourtant à genoux ;
Et l’accent de sa voix divine était plus doux
Que l’incarnation vague et sombre des sphères.

« O toi ; je viens. je pleure. Ici, dans les misères,
« Dans le deuil, dans l’enfer où l’astre se perdit,
« Je viens te demander une grâce, ô maudit !
« Ici, je ne suis plus qu’une larme qui brille.
« Ce qui survit de toi, c’est moi. Je suis ta fille.
« Sens-tu que je suis là ? Me reconnais-tu, dis ?
« M’entends-tu ? C’est du fond des divins paradis,
« C’est de la profondeur lumineuse et sacrée,
« C’est de ce grand ciel clair où vit celui qui crée,
« Que je viens, éperdue, à toi, l’ange enfoui !
« J’ai crié vers Dieu ; Dieu formidable a dit Oui ;
« Il me laisse descendre au fond des nuits difformes,
« Et, pour que je te parle, il permet que tu dormes.
«

Car, Père, pour tes yeux, hélas, le firmament
« Ne peut plus s’entr’ouvrir qu’en songe seulement !
« Oh ! toute cette nuit, c’est affreux ! Père, Père !
« Quoi ! toi dans ce cachot ! Quoi ! toi dans ce repaire !
« Toi puni ; toi mauvais ! toi, l’aîné des élus !
« Te voilà donc si bas que Dieu ne te voit plus !
« L’enfer ! l’océan Nuit ! Pas de flot, pas d’écume,
« Pas de souffle. Partout le Noir. C’est, dans la brume,
« Ta respiration lugubre que j’entends.
« La longueur de ton deuil dépassera le temps ;
« Le chiffre de tes maux dépassera le nombre.
« Les soleils me disaient : prends garde, il est dans l’ombre !
« Et moi j’ai dit : je veux voir le désespéré.
« Hélas, l’astre du ciel te hait, la fleur du pré
« Te craint, autour de toi tous les êtres ensemble
« Frémissent, les clartés frissonnent, l’azur tremble,
« L’infini te redoute et t’abhorre : Eh bien, moi,
« Je t’apporte en amour tout cet immense effroi !

« Je viens te prier, toi qu’on proscrit. Toi qu’on souille,
« Je viens avec des pleurs te laver. J’agenouille
« La lumière devant ton horreur, et l’espoir
« Devant les coups de foudre empreints sur ton front noir ;
«

Entends-moi dans ton rêve à travers l’anathème.
« Ne te courrouce point, père, puisque je t’aime !
« Le blessé ne hait pas la main qui le soutient ;
« L’affamé n’a jamais maudit celui qui vient
« Disant : Voici du pain et de l’eau. Bois et mange.

« Oh ! quand j’étais mêlée à tes ailes, quel ange
« Que Satan, dans l’aurore et dans l’immensité !
« Dieu se nommant Bonté, tu t’appelais Beauté.
« Ta chevelure était blonde et surnaturelle,
« Et frissonnait splendide, et laissait derrière elle
« Une inondation de rayons dans la nuit !
« L’abîme était par toi comme par Dieu conduit.
« Un jour les éléments te prirent pour Lui-même ;
« Comme tu te dressais avec ton diadème
« Sur le ciel, de ton lustre effrayant envahi,
« L’air dit : Emmanuel ; et l’onde : Adonaï ;
« Ton char faisait jaillir des mondes sous sa roue.
« Près de toi, Raphaël, Gabriel, qui secoue
« Un météore épars en flammes sur son front,
« Michel, dont la clarté jamais ne s’interrompt,
« Ithuriel, qui mêle aux rayons les dictames,
« Stellial, Azraël, porte-flambeau des âmes,
« N’étaient plus que l’essaim confus de la forêt ;
« Un resplendissement de blancheur t’entourait ;
« Et l’aube en te voyant s’écriait : je suis noire ;
« Tu passais au milieu d’un ouragan de gloire ;
« Les éthers t’attendaient pour devenir azurs ;
« Les univers naissaient, prodigieux et purs,
«

Avec des millions de fleurs et d’étincelles,
« Dans un rythme marqué par tes battements d’ailes ;
« Tu faisais, en fixant sur eux ton œil charmant,
« Reculer les soleils dans l’éblouissement ;
« Tu flamboyais, candeur et force ; un lys archange !
« Comme après le héros s’avance la phalange,
« A ta suite marchaient les constellations ;
« L’ombre pleurait d’amour quand nous la traversions ;
« La nuit, tu te levais dans un triomphe d’astres ;
« Et les dômes divins et les sacrés pilastres,
« Et les éternels cieux et l’éden nouveau-né,
« T’adoraient dans ta joie immense, infortuné !

« Hélas, dès qu’en ce bagne, où nul regard ne plonge,
« Tu fus précipité, Satan, tu fis ce songe
« De te venger, démon géant, sur l’infini !
« Prés de l’ange proscrit tu mis l’homme banni ;
« Tu fis tomber Adam et tu fis déchoir Eve ;
« Tu voulus frapper Dieu dans le germe et la sève,
« Dans l’enfant, dans le nid des bois, dans l’alcyon ;
« Seul, à jamais muré sous la création,
« Tu devins, dans l’horreur, le grand rêveur funeste ;
« Dans les vierges forêts tu fis sortir la peste
« De l’épaisseur charmante et terrible des fleurs ;
« Avec les voluptés tu forgeas les douleurs ;
« Tu te mêlas à l’être auguste qui gouverne ;
« L’espace se remplit d’un esprit de caverne ;
« Tu dis à l’Eternel : à nous deux maintenant !
« Tu souillas l’infini rien qu’en l’espionnant.
«

A travers l’océan tu soufflas le naufrage ;
« Captif, tu pénétras la terre de ta rage ;
« Le dessous ténébreux de la vie appartint
« A ta vengeance, et fut par ton haleine atteint ;
« Tu mordis les tombeaux ; tu mordis les racines ;
« Tu mêlas aux parfums les herbes assassines ;
« Tu mis partout le monstre à côté de la loi ;
« Une émanation de nuit sortit de toi,
« Et tu déshonoras l’univers magnanime.
« Dieu rayonnait le bien, tu rayonnas le crime.
« Tu fis d’en bas, avec tes miasmes, des démons ;
« Tu pris les instincts vils et les impurs limons
« Et tu créas avec cette fange les traîtres,
« Les lâches, les cruels ; et tu fis dieux et maîtres
« Des êtres de l’abîme et des esprits forçats ;
« Tu poussas les Nemrods aux guerres, tu dressas
« Les Caïphes sanglants contre les Christs sublimes ;
« Et souvent là-haut, nous, les anges, nous pâlîmes
« D’entendre dans le deuil les prêtres et les rois
« Rire, et de voir grandir le glaive énorme en croix.

« A quoi cela t’a-t-il servi ? plus de misère ;
« Voilà tout. Ton éclair ronge et brûle ta serre ;
« Ton empoisonnement du monde a commencé
« Par toi-même, ô géant d’un combat insensé.
« Le mal ne fait pas peur à Dieu ; Dieu se courrouce,
« Et frappe. Tu croyais que la vengeance est douce ;
« Elle est amère. Hélas ! le crime est châtiment.
« La croissance du mal augmente ton tourment ;
«

Le mal qu’on fait souffrir s’ajoute au mal qu’on souffre ;
« Ta lave au fond des nuits sur toi retombe en soufre ;
« Et toi-même on t’entend par moments l’avouer.
« Le supplice de Tout sur toi vient échouer.
« Tu fais tout chanceler, tout trembler sur sa base,
« Tout crouler, et c’est toi que ton effort écrase ;
« La Terre est sous ton joug, tu règnes à présent.
« Et te voilà sous plus d’épouvante gisant ;
« Te voilà plus difforme, et ton cœur d’airain saigne !

« Mais, Satan, il faut bien qu’à la fin on te plaigne,
« Tu dois avoir besoin de voir quelqu’un pleurer,
« Je viens à toi !

                        Je viens gémir, luire, éclairer,
« T’ôter du moins le poids de la terrestre chaîne,
« Et guérir à ton flanc la sombre plaie humaine.
« Mon père, écoute-moi. Pour baume et pour calmant,
« Pour mêler quelque joie à ton accablement,
« Tu n’as jusqu’à cette heure, en ton âpre géhenne,
« Essayé que la nuit, la vengeance et la haine.
« O Titan misérable, essaye enfin le jour !
« Laisse planer le cygne à ta place, ô vautour !
« Laisse un ange sorti de tes ailes répandre
« Sur les fléaux un souffle irrésistible et tendre.
« Faisons lever Caïn accroupi sur Abel.
« Assez d’ombre et de crime ! Empêchons que Babel
« Pousse

encor plus avant ses hideuses spirales.
« Oh ! laisse-moi rouvrir les portes sépulcrales
« Que, du fond de l’enfer, sur l’âme tu fermais !
« Laisse-moi mettre l’homme en liberté. Permets
« Que je tende la main à l’univers qui sombre.
« Laisse-moi renverser la montagne de l’ombre ;
« Laisse-moi foudroyer l’infâme tour du mal !

« Permets que, grâce à moi, dans l’azur baptismal
« Le monde rentre, afin que l’Eden reparaisse !
« Hélas ! Sens-tu mon cœur tremblant qui te caresse ?
« M’entends-tu sangloter dans ton cachot ? Consens
« Que je sauve les bons, les purs, les innocents ;
« Laisse s’envoler l’âme et finir la souffrance.
« Dieu me fit Liberté ; toi, fais-moi Délivrance !
« Oh ! ne me défends pas de jeter dans les cieux
« Et les enfers, le cri de l’amour factieux ;
« Laisse-moi prodiguer à la terrestre sphère
« L’air vaste, le ciel bleu, l’espoir sans borne, et faire
« Sortir du front de l’homme un rayon d’infini.
« Laisse-moi sauver tout, moi ton côté béni !
« Consens ! Oh ! moi qui viens de toi, permets que j’aille
« Chez ces vivants, afin d’achever là bataille
« Entre leur ignorance, hélas, et leur raison,
« Pour mettre une rougeur sacrée à l’horizon,
« Pour que l’affreux passé dans les ténèbres roule,
« Pour que la terre tremble et que la prison croule,
«

Pour que l’éruption se fasse, et pour qu’enfin
« L’homme voie, au-dessus des douleurs, de la faim,
« De la guerre, des rois, des dieux, de la démence,
« Le volcan de la joie enfler sa lave immense !


VIII

Tandis que cette vierge adorable parlait,
Pareille au sein versant goutte à goutte le lait
A l’enfant nouveau-né qui dort, la bouche ouverte,
Satan, toujours flottant comme une herbe en eau verte,
Remuait dans le gouffre, et semblait par moment
A travers son sommeil frémir éperdument ;
Ainsi qu’en un brouillard l’aube éclôt, puis s’efface,
Le démon s’éclairait, puis pâlissait ; sa face
Etait comme le champ d’un combat ténébreux ;
Le bien, le mal, luttaient sur son visage entr’eux
Avec tous les reflux de deux sombres armées ;
Ses lèvres se crispaient, sinistrement fermées ;
Ses poings s’entreheurtaient, monstrueux et noircis ;
Il n’ouvrait pas les yeux, mais sous ses lourds sourcils
On voyait les lueurs de cette âme inconnue ;
Tel le tonnerre fait des pourpres sous la

nue ;
L’ange le regardait, les mains jointes ; enfin
Une clarté, qu’eût pu jeter un séraphin,
Sortit de ce grand front tout brûlé par les fièvres ;
Plus difficilement que deux rochers, ses lèvres
S’écartèrent, un souffle orageux souleva
Son flanc terrible, et l’ange entendit ce mot : Va !