Horace (Sand)/Chapitre 19

Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 52-54).
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XIX.

Marthe était levée depuis longtemps quand Horace se réveilla. Il était tard. Horace avait bien dormi ; il avait l’esprit calme et reposé. Des idées plus riantes lui vinrent, lorsqu’il entendit les moineaux s’entre-appeler sur les toits, où le soleil d’une belle matinée d’hiver faisait fondre la neige de la veille : « Ah ! ah ! dit-il, on a faim et froid là-haut ? c’est encore pis que chez nous. Si tu n’as plus de pain, ma pauvre Marthe, tes habitués n’auront plus de miettes, et ils se plaindront de toi.

— Cela n’arrivera pas, dit Marthe ; je leur ai gardé une partie de mon souper d’hier au soir, un peu de pain de seigle. Ces messieurs ne sont pas difficiles, ils ont fort bien déjeuné.

— Ils sont plus avancés que nous, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que cela fait ? dit Marthe ; nous dînerons mieux ce soir.

— Tu parles de dîner, c’est toujours une consolation pour qui a bonne envie de déjeuner. Ah ça, tu as donc été au Mont-de-Piété ?

— Pas encore, tu me l’as presque défendu hier. J’attends ta permission.

— Je te croyais déjà revenue, » dit Horace en bâillant.

Marthe se réjouit de ce changement d’humeur, qu’elle attribuait à de plus sages idées, et qui n’était autre chose que le résultat d’un appétit plus impérieux. Elle jeta son vieux châle rouge sur ses épaules, et plia le neuf dans une belle feuille de papier ; puis, craignant qu’Horace ne vînt à se raviser, elle se hâta de sortir. Mais au bout dequelques minutes, elle rentra pâle et consternée : M. Chaignard l’avait forcée de remonter l’escalier en lui disant, d’une manière peu courtoise, qu’il ne souffrirait pas qu’on emportât le moindre effet de chez lui tant que le loyer ne serait pas payé. Horace, indigné de cette insulte, s’élança sur l’escalier, où M. Chaignard grommelait encore, et une discussion violente s’engagea entre eux. Chaignard fut d’autant plus ferme qu’il avait des témoins. Prévoyant l’orage, il s’était flanqué de son portier et d’une espèce de conseil qui avait un faux air d’huissier. Ces deux acolytes jouaient, l’un le rôle de défenseur de la personne sacrée du maître, l’autre celui de pacificateur, prêt cependant à verbaliser. Horace sentit bien qu’il n’avait pas le droit pour lui, et qu’il faudrait finir par capituler ; mais il se donnait la satisfaction d’accabler le pauvre Chaignard d’épithètes mordantes, et de lui reprocher sa lésinerie dans les termes les plus âcres et les plus blessants qu’il pouvait imaginer. Tout ce qu’il dépensa d’esprit et de verve bilieuse en cette circonstance eût été en pure perte, si le bruit n’eût attiré quelques auditeurs malins, dont la présence vengea son amour-propre. Chaignard était rouge, écumant, furieux ; l’huissier, ne voyant point à mordre sur des voies de fait d’une espèce aussi délicate que des sarcasmes, attendait d’un air attentif quelque mot plus tranché qui constituât un délit d’offense punissable par la loi. Le portier, qui n’aimait pas son maître, riait, dans sa barbe grise et sale, des plaisantes réponses d’Horace ; et quelques étudiants avaient entrebâillé les portes de leurs chambres, pour jouir de ce dialogue pittoresque. Enfin une de ces portes, s’ouvrant tout à fait, laissa voir une grande figure hérissée de poils roux, enveloppée dans un vieux couvre-pied d’où sortaient deux jambes maigres et velues. Le possesseur de cette figure bizarre et de ces jambes démesurées n’était autre que l’illustre Jean Laravinière, président des bousingots, installé depuis la veille dans une chambre à quinze francs par mois, entre-sol délicieux, suivant lui, dont il était obligé d’ouvrir la porte et la fenêtre lorsqu’il étendait les deux bras pour passer sa redingote.

— Voilà bien du tapage, monsieur mon propriétaire, dit-il au bouillant Chaignard. Vous risquez une attaque d’apoplexie ; mais c’est là le moindre inconvénient : le pire, c’est de réveiller à huit heures du matin un de vos locataires qui n’est rentré qu’à six.

— De quoi vous mêlez-vous ? s’écria Chaignard hors de lui.

— Sont-ce là vos manières ? sont-ce là vos mœurs, monsieur Chaignard ? reprit Laravinière ; vous n’aurez pas longtemps l’honneur de ma présence et le bénéfice de mon loyer dans votre hôtel, si vous traitez ainsi devant moi les enfants de la patrie !

— La patrie veut qu’on paie ses dettes, s’écria Chaignard ; je suis lieutenant de la garde nationale…

— Je le sais bien, répliqua Laravinière avec sang-froid ; c’est pour cela que je vous engage à vous calmer.

— Et je connais mes devoirs de citoyen, continua Chaignard.

— En ce cas, nous nous entendrons avec vous, reprit Laravinière ; je connais beaucoup M. Horace Dumontet, et, s’il lui faut une caution auprès de vous, je lui offre la mienne. »

J’ignore jusqu’à quel point la garantie de Laravinière rassura le propriétaire ; mais il ne demandait qu’un prétexte pour couper court à la scène désagréable dont il venait d’être le plastron. L’orage s’apaisa, et jusqu’à nouvel ordre chacun se retira dans son appartement.

Au bout d’un quart d’heure, Jean Laravinière ayant quitté ce qu’il appelait son costume de Romain, pour une mise plus moderne et plus décente, il alla frapper à la porte d’Horace. Depuis qu’Horace vivait avec Marthe, il avait eu soin d’écarter toutes ses connaissances, à la réserve de deux ou trois amis qui ne pouvaient lui inspirer de jalousie, et qui avaient pour lui cette admiration respectueuse qu’un jeune homme intelligent et présomptueux inspire toujours à une demi-douzaine de camarades plus simples et plus modestes. On peut même dire, en passant, que la principale cause de l’orgueil qui ronge la plupart des jeunes talents de notre époque, c’est l’engouement naïf et généreux de ceux qui les entourent. Mais cette réflexion est ici hors de propos. Laravinière n’était point au nombre des admirateurs d’Horace ; il n’avait d’engouement que dans l’ordre des capacités politiques. S’il venait le trouver sous prétexte de rire avec lui de M. Chaignard, il avait probablement d’autres motifs que celui de renouer une liaison qui n’avait jamais été bien intime, et qui depuis deux ou trois mois semblait totalement abandonnée de part et d’autre.

Horace avait toujours éprouvé un profond dédain pour ces républicains tout d’une pièce (c’est ainsi qu’il les appelait) qui professaient une sorte de mépris pour les arts, pour les lettres, et même pour les sciences, et qui, un peu entachés de babouvisme, n’étaient pas éloignés de l’idée d’abattre les palais pour mettre des chaumières à la place. Une telle brusquerie de moyens était inconciliable avec les besoins d’élégance et les rêves de grandeur individuelle que nourrissait Horace. Il tenait donc Laravinière pour un de ces instruments de destruction que des révolutionnaires plus prudents laissent volontiers mettre en avant, mais auxquels ils n’aimeraient pas à confier leur avenir personnel.

Quoi qu’il en soit, il le reçut à bras ouverts, sans trop savoir pourquoi. Horace se sentait bien disposé ; il était en train de rire : il venait de raconter à sa compagne les moqueries dont il avait accablé le pauvre Chaignard, et il était bien aise de lui présenter un témoin de sa victoire. Et puis, qui de vous ne l’a pas éprouvé, jeunes gens au sort précaire ? quand on est dans la détresse, un visage connu, quel qu’il soit, donne toujours une lueur de courage ou de sécurité qui dispose à la bienveillance.

En voyant Marthe, Jean fit un pas en arrière, murmura quelques excuses, et parut vouloir se retirer ; mais Horace le retint, le présenta à sa compagne, qui lui tendit la main en souvenir d’une rencontre nocturne où il l’avait protégée et respectée, et qui lui demanda en souriant le récit de la scène avec M. Chaignard.

Quand ils se furent assez égayés sur ce chapitre, Laravinière attira Horace dans le corridor, et lui dit : « D’après ce qui s’est passé tout à l’heure, je vois que vous êtes dans une de ces crises financières que nous connaissons tous par expérience. Je ne vous offre pas de solder M. Chaignard, je ne le pourrais pas, et d’ailleurs quelques procédés évasifs suffiront pour le museler jusqu’à nouvel ordre. Mais si vous étiez à court de ces quelques écus toujours nécessaires, et souvent introuvables au moment où on en a le plus besoin, je puis partager avec vous les cinq ou six qui me restent.

Horace hésita. Il avait souvent assez mal parlé de Laravinière à Marthe et à moi ; il lui avait gardé une sorte de rancune pour l’assistance qu’il s’était vanté d’avoir donné à la fugitive du café Poisson ; enfin il lui répugnait d’accepter les services d’un homme qu’il connaissait à peine. Mais en pensant à la pauvre Marthe, qui n’avait pas déjeuné, il se ravisa, et accepta avec une franche gratitude.

« À charge de revanche, lui dit Laravinière. Vous ne me devez pas de remercîments : quand nous changerons de position, nous changerons de rôle. Chacun son tour.

— C’est bien ainsi que je l’entends, répondit Horace, qui dès qu’il eut l’argent dans sa poche, se sentit plus froid et plus contraint avec Laravinière.

Le Mont-de-Piété, ce véritable calvaire de la détresse, fut donc évité ce jour-là. Marthe insista néanmoins pour aller chercher de l’ouvrage ; et après qu’Horace lui eut fait jurer qu’elle ne s’adresserait pas à Eugénie, il la laissa prendre des mesures pour s’en procurer. Elle n’y réussit pas vite, et le succès de ses démarches ne fut pas très-brillant. Cependant, au bout de quelques semaines, elle put pourvoir, ainsi qu’elle l’avait annoncé, au pain quotidien ; quelques nouvelles avances de Laravinière pourvurent au reste, et Horace songea sérieusement à travailler aussi pour payer ses dettes.

Malgré les efforts de l’un et les résolutions de l’autre, ces deux amants tombèrent dans une gêne toujours croissante. Marthe s’y résigna avec une sorte de satisfaction mélancolique. Au milieu de ses fatigues, elle était fière d’être désormais la pierre angulaire de l’existence de son amant ; car il faut bien avouer que, sans elle, le dîner eût souvent fait défaut. Elle avait, en de certains moments, assez d’empire sur lui pour obtenir qu’il fît prendre patience à ses créanciers par quelques sacrifices : Et puis, les créanciers d’un étudiant sont de meilleure composition que ceux d’un dandy. Ils savent bien qu’avec le fils du bourgeois, ce qui est différé n’est pas perdu, et que, rentré dans sa famille, le jeune citoyen de province tient à honneur de payer ses dettes. Cela se fait lentement ; mais enfin, dans cette classe, il n’y a pas de banqueroute réelle, et le désordre n’est que momentané. Horace put donc encore trouver assez de crédit chez ses fournisseurs pour paraître avec une certaine élégance. Mais chose étrange, et cependant chose infaillible ! son goût pour la dépense augmenta en raison de l’inquiétude et des contrariétés qui en furent le résultat. Les caractères légers ont cela de particulier, que les obstacles et les privations irritent leur soif de jouissances, et redoublent leur audace à se les procurer. Après avoir confessé à sa scrupuleuse compagne le véritable état de ses affaires, après lui avoir laissé lire les lettres de doux reproches et de plaintes bien fondées que sa mère lui écrivait, il n’était plus possible de lui faire illusion, et de l’arracher à son travail, à son plan d’économie consciencieuse et sévère. C’eût été encourir le blâme de Marthe, et Horace tenait à être admiré tout autant qu’à être aimé. Il fallut donc qu’il s’accoutumât à la voir reprendre ses humbles habitudes, et qu’il jouât auprès d’elle le rôle d’un stoïque. Mais ce rôle lui pesait horriblement, et dès lors cet intérieur dont il avait fait ses délices cessa de lui plaire. L’ennui l’emporta sur la jalousie. Il était de ces organisations d’artistes voluptueux chez qui l’amour succombe à la réalité prosaïque. Le tableau de ce ménage austère et pauvre devint trop lugubre pour sa riante imagination. Au lieu de puiser dans l’exemple de Marthe le courage de travailler, il sentit le travail lui devenir plus lourd, plus impossible que jamais. Il avait froid dans cette petite chambre mal chauffée, et le froid, qui n’engourdissait pas les doigts diligents de Marthe, paralysait le cerveau du jeune homme. Et puis cette nourriture sobre, que Marthe préparait elle-même avec assez de soin et de propreté pour aiguiser l’appétit, n’était ni assez substantielle ni assez abondante pour alimenter les forces d’un homme de vingt ans, habitué à ne se rien refuser. Il adressait alors à sa ménagère patiente des reproches dont la grossièreté le faisait rougir de lui-même et pleurer l’instant d’après, mais qui recommençaient le lendemain. Il l’accusait de parcimonie mesquine ; et lorsqu’elle répondait, les yeux pleins de larmes, qu’elle n’avait que vingt sous par jour pour entretenir la table, il lui demandait parfois avec âcreté ce qu’elle avait fait des cent francs qu’il lui avait remis la semaine précédente : il oubliait qu’il avait repris cet argent peu à peu sans le compter, et qu’il l’avait dépensé dehors en babioles, en spectacles, en glaces, en déjeuners et en prêts à ses amis. Car Horace était la générosité même : il n’aimait pas à restituer, mais il aimait à donner ; et tandis qu’il oubliait de rendre dix francs à un pauvre diable qui avait des bottes percées, il faisait le magnifique avec un joyeux compagnon qui lui en demandait quarante pour régaler sa maîtresse. Il prenait des bains parfumés, et donnait cent sous au garçon qui l’avait massé ; il jetait une pièce d’or à un petit ramoneur pour voir ses joyeuses cabrioles et se faire appeler mon prince ; il achetait à Marthe une robe de soie qui lui était fort inutile, vu qu’elle manquait d’une robe d’indienne ; il louait des chevaux de selle pour aller courir au bois de Boulogne ; enfin le peu d’argent qu’après mille pressurages sur les besoins de sa famille, madame Dumontet réussissait à lui envoyer était gaspillé en trois jours, et il fallait retourner aux pommes de terre, à la retraite forcée, et aux bâillements mélancoliques du ménage.

Cependant un témoin juste et sincère assistait au lent supplice que subissait la pauvre Marthe. C’était Jean, le bousingot, dont la présence dans la maison n’était pas une chose aussi fortuite qu’il le laissait croire. Jean était dévoué corps et âme à un homme qui, ne pouvant approcher du triste sanctuaire où pâlissait l’objet de son amour, voulait du moins veiller à la dérobée et lui continuer sa mystérieuse sollicitude. Cet homme c’était Paul Arsène. Au profond abattement qu’il avait d’abord éprouvé, avait succédé une pensée de dévouement politique. Il s’était toujours dit qu’il lui resterait assez de force pour se faire casser la tête au nom de la république. En conséquence, il était allé trouver le seul homme qu’il connût dans le mouvement organisé, et Jean l’avait reçu à bras ouverts.