Honoré de Balzac - Son influence littéraire et son œuvre

Honoré de Balzac - Son influence littéraire et son œuvre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 310-341).
HONORÉ DE BALZAC[1]

SON INFLUENCE LITTÉRAIRE ET SON ŒUVRE[2]


I

« Si rapide et si grand qu’ait été le succès de M. de Balzac en France, — écrivait Sainte-Beuve en 1850, — il fut peut-être plus grand encore et plus incontesté en Europe. Les détails qu’on pourrait donner à cet égard sembleraient fabuleux et ne seraient que vrais… Il y a plus de deux siècles déjà, en 1624, Honoré d’Urfé, l’auteur du fameux roman de l’Astrée, qui vivait en Piémont, reçut une lettre très sérieuse qui lui était adressée par vingt-neuf princes ou princesses, et dix-neuf grands seigneurs d’Allemagne ; lesdits personnages l’informaient qu’ils avaient pris les noms des héros et héroïnes de l’Astrée, et s’étaient constitués en Académie des vrais amans… Ce qui est arrivé là à d’Urfé s’est renouvelé à la lettre pour M. de Balzac. Il y a eu un moment où, à Venise, par exemple, la société qui s’y trouvait rajeunie imagina de prendre les noms de ses principaux personnages et de jouer leur jeu. On ne vit pendant toute une saison que Rastignacs, duchesses de Langeais, duchesses de Maufrigueuse, et on assure que plus d’un acteur et d’une actrice de cette comédie de société tint à pousser son rôle jusqu’au bout…

« Ce que je dis de Venise s’est reproduit à des degrés divers en différens lieux. En Hongrie, en Pologne, en Russie, les romans de M. de Balzac faisaient loi… Par exemple, ces ameublemens riches et bizarres, où il entassait à son gré les chefs-d’œuvre de vingt pays et de vingt époques, devenaient une réalité après coup ; on copiait avec exactitude ce qui nous semblait à nous un rêve d’artiste millionnaire ; on se meublait à la Balzac. »

Parmi tant d’autres témoignages que l’on aurait pu citer de l’influence de Balzac sur des contemporains, non seulement en France, mais à l’étranger, j’ai choisi celui-ci comme étant l’un des plus caractéristiques, et en même temps l’un des plus précis. Il est aussi l’un des moins suspects, si l’on songe aux griefs personnels de Sainte-Beuve contre Balzac, et qu’il ne lui a jamais pardonné, ni d’avoir prétendu refaire Volupté en écrivant le Lys dans la Vallée ; ni d’avoir osé toucher à Port-Royal ; ni, enfin et surtout, d’avoir essayé dans le roman ce qu’il tentait à sa manière, lui, Sainte-Beuve, dans la critique et dans l’histoire littéraire.

Le renouvellement de la critique par les méthodes ou les procédés de Sainte-Beuve est, en effet, dans l’histoire du « genre, » une révolution du même ordre que celle que Balzac a opérée dans le roman. Avec des différences qu’à peine est-il besoin d’indiquer, parce qu’elles sautent, pour ainsi dire, aux yeux, — et au contraire, ce sont les analogies qui d’abord échappent, — il y a plus de rapports, et des rapports plus étroits qu’on ne croirait entre Port-Royal et la Comédie humaine ; et ce sont, dans notre littérature française du XIXe siècle, deux monumens de la même nature d’originalité. Sainte-Beuve est plus « lettré, » Balzac est plus « contemporain ; » le critique est à chaque instant inquiété, tiraillé, retenu, paralysé par des scrupules dont le romancier n’a cure ; les deux esprits ne sont pas de la même famille ; mais ils ont des curiosités analogues : de physiologiste et de médecin. S’il existe un style « aussi brisé par places et plus amolli que le corps d’un mime antique, » il se peut que ce soit celui de Balzac, mais c’est aussi le style de Sainte-Beuve. Et, tous les deux enfin, ce qu’ils ont poursuivi, par des moyens dont ce style, chargé de métaphores, n’est lui-même qu’une conséquence, c’est la « représentation » ou la « reproduction de la vie. »

Là est le secret de leur influence ; et, en ce qui regarde plus particulièrement Balzac, peut-être est-ce pour cela que son influence s’est exercée sur la vie avant de s’exercer sur la littérature. « Le romancier commence, — disait encore Sainte-Beuve, témoin attentif et intéressé de la transformation, — il touche le vif, il l’exagère un peu ; la société se pique d’honneur et exécute ; et c’est ainsi que ce qui avait pu paraître d’abord exagéré finit par n’être plus que vraisemblable. » La Comédie humaine a transformé les mœurs avant de renouveler le théâtre, le roman et l’histoire. Comment cela ? le subtil critique vient de nous le dire ; et en quoi ? c’est ce que nous avons ailleurs essayé de dire en considérant la portée sociale de l’œuvre. Une transformation préalable des mœurs a seule rendu possible le renouvellement du théâtre, du roman, et de l’histoire sous l’influence de Balzac.


II

Le renouvellement du théâtre, une critique un peu complaisante l’a daté pendant longtemps de 1852 ou de la Dame aux Camélias ; et Alexandre Dumas fils ne disait pas le contraire ! Mais, en réalité, la Dame aux Camélias, adaptation du thème classique de la « courtisane amoureuse » aux exigences du boulevard ou de Tortoni, n’a rien renouvelé du tout, ne contenant elle-même rien de neuf, et n’étant, à vrai dire, que du romantisme « bien parisien. » Les pièces qui ont vraiment renouvelé le théâtre, aux environs de 1856 ou de 1857, sont des pièces comme les Faux Bonshommes, de Théodore Barrière ; le Demi-Monde, d’Alexandre Dumas fils ; les Lionnes pauvres, d’Emile Augier, ou encore son Mariage d’Olympe ; — et l’influence de Balzac y est manifeste.

Ceci est d’autant plus remarquable que Balzac lui-même, n’avait jamais pu réussir au théâtre. Rechercher une à une les raisons de cette malchance de Balzac au théâtre, c’est ce qui ne serait sans doute pas bien utile ! Mais, comme on ne peut refuser à quelques-uns des romans de Balzac la qualité d’être « dramatiques, » c’est une preuve de plus que le « dramatique » et le « théâtral » sont deux choses ; et c’en est une aussi de l’erreur que l’on commet quand on persiste à rapporter aux mêmes principes l’esthétique du drame et celle du roman. On pourrait aisément faire un roman, dans le goût de Balzac, avec les Lionnes pauvres ou avec le Demi-Monde ; mais on ne ferait ni un drame avec le Cabinet des Antiques, — ou ce serait de tous les drames le plus vulgaire, — ni sans doute une comédie avec la Vieille Fille ou César Birotteau.

Par où donc et de quelle manière l’influence de Balzac s’est-elle fait sentir au théâtre ? C’est tout simplement en imposant au. théâtre des Augier, des Barrière et des Dumas une imitation désormais plus exacte et plus consciencieuse de la vie. Pour l’intrigue proprement dite, ils ont continué de s’inspirer des exemples du vieux Dumas, et surtout d’Eugène Scribe, — que la Dame aux Camélias n’avait nullement dépossédés de la domination qu’ils exerçaient l’un et l’autre, en ce temps, sur la scène ; — mais ces nouveaux venus ont essayé de mettre en jeu des intérêts moins conventionnels que ceux qui s’agitaient dans Une chaîne ou dans la Camaraderie, dans Mademoiselle de Belle-Isle ou dans les Demoiselles de Saint-Cyr ; ils se sont efforcés de peindre, ou de montrer en action, des caractères moins artificiels, qui fussent vraiment des caractères, et non plus, et seulement, des « emplois de théâtre. »

Là, en effet, était surtout le vice du théâtre contemporain de Balzac. Vaudeville ou comédie, drame, — et je pourrais dire, livret d’opéra-comique ou de grand opéra, l’Ambassadrice ou le Prophète, — quelle que soit la donnée d’un scénario de Scribe ou du vieux Dumas, on y retrouvait toujours les mêmes « pères nobles » et les mêmes « jeunes premiers, » les mêmes « ingénues » et les mêmes « coquettes. » La peinture des mœurs ne consistait qu’à les habiller, selon l’occasion, en « amiraux » ou en « magistrats, » en « grandes dames » ou en « femmes du monde, » en préfets ou en banquiers ; et, pour les caractères, il semblait qu’on s’en remît aux acteurs de leur donner quelque consistance en leur prêtant leur personnalité. Ce qui se ramena à dire que le théâtre était devenu un art sui generis, ou plutôt un jeu, qui avait ses règles à lui, comme le trictrac ou les échecs, dont les « pions, » toujours les mêmes, ne différaient d’une partie à une autre que par leur position ; un art où le triomphe était d’accumuler les difficultés pour avoir l’honneur d’en sortir ; et un art, qui, moyennant cela, pouvait non pas tout à fait se passer, mais se contenter d’un minimum d’observation, d’intérêt humain et de style. Je n’appelle pas un « intérêt humain » de savoir si Raoul, qui est quelconque, épousera Valentine, ou si Emmanuel, qui n’est personne, dénouera « les chaînes de fleurs » qui l’attachent à Valérie. Etes-vous encore curieux de savoir comment la marquise de Prie réussit à soustraire Mlle de Belle-Isle aux entreprises de Richelieu ?

C’est l’influence de Balzac qui a ruiné cette conception de l’art dramatique. D’autres intentions, par la suite, ont pu se mêler, chez les nouveaux dramaturges, à cette intention d’imiter la vie de plus près : Théodore Barrière s’est cru l’étoffe d’un satirique, et Alexandre Dumas fils la vocation d’un réformateur ! Mais cette idée que le théâtre doit aussi lui « représenter la vie, » n’en est pas moins dès lors entrée dans les esprits ; et, avec cette idée, c’est l’influence de Balzac que l’on retrouve, jusque de nos jours, dans la Parisienne et dans les Corbeaux plus agissante que jamais, et comme dépouillée, chez Henri Becque, de tout ce qui la masquait encore chez les Dumas fils et les Emile Augier.

Si maintenant on demande pourquoi l’influence de Balzac s’est fait sentir d’abord au théâtre, quand on croirait qu’elle eût dû s’exercer avant tout dans le roman, j’en donnerai cette raison que, si les contemporains de Balzac ne l’ont assurément pas « méconnu, » cependant ils n’ont pas « reconnu » tout de suite, combien ses romans différaient de ceux de George Sand, d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue ou de Prosper Mérimée. Il n’eût pas fallu pousser beaucoup Sainte-Beuve, pour lui faire déclarer que Carmen ou la Vénus d’Ille étaient fort au-dessus du Cabinet des Antiques, ou des Mémoires de deux jeunes Mariées ; et, si déjà, vers 1850, on ne voyait guère dans Alexandre Dumas qu’un faiseur, la réputation d’Eugène Sue contre-balançait celle de Balzac. Je ne parle pas de George Sand, dont il était convenu que le style, « de première trempe et de première qualité, » la classait au tout premier rang. Aussi, tandis qu’on avait vu tout d’abord, — et il ne fallait pas pour cela de très bons yeux, très exercés ni très pénétrans, — combien il y avait plus de « réalité » dans le roman de Balzac que dans le théâtre de Scribe, on avait vu moins clairement ce qu’il y a de différence entre les Parens Pauvres et, par exemple, les Mémoires du Diable ou les Mystères de Paris. On l’avait d’autant moins vu que ni Soulié, ni Eugène Sue ne sont en vérité des romanciers méprisables, et que, les Parens Pauvres ayant paru en feuilletons, comme les romans de Sue et de Soulié, on en avait conclu, très superficiellement, qu’ils relevaient, comme eux, du genre du « roman feuilleton, » — lequel, à cette époque, n’était pas tout à fait déclassé. Je ne nierai pas au surplus que Balzac ait lui-même favorisé la confusion, en mêlant, pour les abonnés de la Presse ou du Constitutionnel, plus d’élémens de « mélodrame » qu’il n’était nécessaire, au récit du Cousin Pons et de la Cousine Bette. C’est un personnage, non pas même de Sue, mais de Dumas, que le baron Montés de Montejanos, dans ce dernier roman ; et a-t-on remarqué que, pour en dénouer l’intrigue, Balzac n’avait pas eu besoin de moins de six ou sept cadavres ?


III

C’est pourquoi, tandis que le théâtre se libérait assez promptement de l’influence de Scribe et de Dumas, pour se soumettre à celle de Balzac, on ne peut pas absolument dire que le roman y résistât, mais il en subissait d’autres, et plus particulièrement, entre 1850 et 1860, celle de George Sand. Les romans de Jules Sandeau, Mademoiselle de la Seiglière ou Sacs et Parchemins, — qui sont d’ailleurs un peu antérieurs à cette date, — et les premiers romans d’Octave Feuillet, tels que le Roman d’un jeune homme pauvre ou Bellah, suffisent à en porter témoignage. Non pas que, dans Bellah même, et dans Sacs et Parchemins, d’où la collaboration d’Augier devait tirer le Gendre de M. Poirier, on ne puisse reconnaître à plus d’un trait l’influence de Balzac ! Mais ni les tendances de Sandeau, ni surtout celles de Feuillet n’allaient à l’imitation de la réalité. Romanesques l’un et l’autre, ils étaient idéalistes à la manière de George Sand. La « représentation de la vie » se subordonnait pour eux à des considérations d’un autre ordre. Et, pour ne rien dire de plus de ce stérile Sandeau, — dont la Maison de Penarvan, en 1857, allait être presque la dernière œuvre, — c’était bien dans la direction d’Indiana, de Valentine, de Mauprat que le talent de Feuillet allait continuer de se développer, avec l’Histoire de Sybille et Monsieur de Camors ; et son rôle allait être d’attaquer ou de contredire, avec plus ou moins de discrétion d’abord, puis ensuite avec une entière franchise, et en s’emparant des moyens eux-mêmes de George Sand, les thèses ou les idées de George Sand.

Un brave homme, — un illettré, — qui devait réaliser ce miracle de faire, sans aucun talent, une carrière littéraire de plus de quarante ans, l’auteur des Bourgeois de Molinchart et des Souffrances du professeur Deltheil, était alors presque le seul qui s’efforçât de suivre les traces de Balzac. Et il l’admirait sincèrement ! Mais, — il y a de ces prédestinations, — ce Champfleury, qui devait finir par une Histoire de la Caricature, n’avait guère entrevu de la Comédie humaine que le côté caricatural, et je pense qu’à ses yeux, tout Balzac devait être dans ses Petits Bourgeois, ou dans sa Vieille Fille. Nous nous sommes expliqué sur la plaisanterie de Balzac ; un exemple de plus n’en sera cependant pas inutile, pour éclaircir le cas de Champfleury. Dans la Vieille Fille, quand Mlle Cormon, en accordant sa main à Du Bousquier, a déçu sans retour les espérances du chevalier de Valois, le chevalier, qui avait été jusqu’alors l’homme « le plus soigné » d’Alençon, se néglige. « Le linge du chevalier devint roux et ses cheveux furent irrégulièrement peignés. Quelques dents d’ivoire désertèrent sans que les observateurs du cœur humain pussent découvrir à quel corps elles avaient appartenu, si elles étaient de la légion étrangère ou indigènes, végétales ou animales, si l’âge les arrachait au chevalier, ou si elles étaient oubliées au fond du tiroir de toilette… » Imaginez trois cents pages de ce genre d’esprit : ce sont les Bourgeois de Molinchart, où l’on ne sait, en vérité, ce que l’on doit le plus admirer, de la « qualité » de ces plaisanteries, ou de l’air de supériorité sur ses personnages que se donne en les en accablant ce parfait nigaud de Champfleury. C’est ce qu’il appela son « réalisme ; » et on conçoit aisément que la prédication ni l’exemple n’en aient entraîné personne. Mais il fit du tort, beaucoup de tort à Balzac. Les Bourgeois de Molinchart et la critique de Champfleury ont un moment accrédité cette idée que le « réalisme » n’était qu’un moyen de caricature ; et que, si la grande supériorité de Balzac était quelque part, elle était effectivement là, dans sa Vieille Fille, dans son Gaudissart, dans son Pierre Grassou, dans ses Employés, dans ses Petits Bourgeois, et généralement et d’un mot, dans sa « satire, » mais non pas dans sa « peinture » des mœurs de son temps.

C’est sur ces entrefaites qu’éclatait, 1856-1857, le succès, le scandale, et le procès de Madame Bovary ; et, sans doute, rien ne serait aujourd’hui plus naturel, ou plus tentant, que de dater de là l’influence de Balzac sur le roman contemporain. Mais ce serait encore une erreur ! Il est bien vrai qu’un critique aujourd’hui trop oublié, J. -J. Weiss, n’hésita pas d’abord à ranger le roman de Flaubert au nombre des chefs-d’œuvre de ce qu’il appelait nettement « la littérature brutale, » et il en rapprochait, — ce qui n’était pas mal voir, — les Fleurs du Mal, de Baudelaire, avec les Faux Bonshommes, de Théodore Barrière, ainsi que la Question d’argent, du jeune Alexandre Dumas. Mais nous possédons, pour cette période, une Correspondance très étendue de Flaubert, — avec Louise Colet, — et une Correspondance presque uniquement littéraire, où, tout en l’admirant de confiance, nous ne voyons pas qu’il fréquentât beaucoup Balzac ; et aussi bien son « réalisme » ou son « naturalisme » procédait-il d’une tout autre origine. Flaubert, à cette époque, était surtout un « romantique, » et, quelques années plus tard, c’est ce que devait encore prouver Salammbô.

Faut-il ajouter que l’on ne comprit pas d’abord toute la signification de Madame Bovary ? Mais, ce qu’il y a de certain, c’est que l’on n’y vit point du tout une continuation ou une reprise du roman de Balzac ; et, disons-le, s’il y a dans la littérature contemporaine une œuvre originale, conçue directement et en dehors de toute imitation précise, c’est Madame Bovary. Le « naturalisme » de Flaubert peut se définir par quelques traits analogues à ceux dont nous nous sommes servi pour caractériser celui de Balzac ; mais il ne s’en inspirait point ; et aussi, ne fit-on généralement honneur ou grief à Flaubert que d’être l’auteur de son œuvre, mais non pas de l’avoir imitée ou empruntée de personne. Le style, à lui tout seul, eût suffi pour s’y opposer ; et, en effet, à lui tout seul, il suffisait pour déclarer que l’auteur de Madame Bovary ne s’était nullement proposé de « représenter la vie, » — qu’il exécrait, c’est son mot, autant que Balzac l’avait aimée ! — mais de faire servir la vie à la réalisation d’une doctrine ou d’un idéal d’art. Je ferai même observer en passant que c’est l’une des raisons pour lesquelles il déplaisait souverainement à Flaubert d’être toujours appelé l’auteur de Madame Bovary. C’est qu’au lieu d’un roman de la vie réelle, il eût voulu que l’on n’y vît qu’une œuvre d’art, et une œuvre d’art de la même nature que la Tentation de saint Antoine ou que Salammbô, puisqu’elle n’était qu’une application des mêmes procédés d’art a la description des mœurs de province.

Nos romanciers le croiront-ils ? C’est à la critique, dont il a si fort médit, — parce qu’aussi bien en son vivant il avait percé sans elle, ou n’en avait guère éprouvé que la malveillance, — et c’est à Taine en particulier que Balzac est redevable d’une part de sa gloire. Serait-elle, sans cela, la même, et, tôt ou tard, son influence eût-elle été aussi considérable ? Je ne saurais prouver le contraire ! Mais, en fait, c’est à l’Essai sur Balzac, de Taine, que l’auteur de la Comédie humaine doit, historiquement, d’avoir été tiré tout à fait de pair ; mis de « plusieurs coudées, » — il aimait cette expression, — au-dessus des romanciers ses contemporains ; et enfin reconnu, « avec Shakspeare et Saint-Simon, le plus grand magasin de documens que nous ayons sur la nature humaine. »

Quand le célèbre essai de Taine, aussi vigoureux que brillant, n’eût fait que donner le signal de l’adoption de Balzac par la critique universitaire, c’eût été déjà quelque chose. En France, depuis une centaine d’années, l’adoption d’un écrivain par la critique universitaire en est, ordinairement, comme une consécration ; et c’est elle qui le met en passe de devenir « classique. » Mais, de plus, on apprenait dans l’essai de Taine, — et sous la plume d’un ancien normalien, c’était une leçon presque révolutionnaire, — que « le bon style » (car il ne disait pas : le style, mais : le bon style) « est l’art de se faire écouter et de se faire entendre ; » que « cet art varie quand l’auditoire varie ; » et qu’il y a donc « un nombre infini de bons styles : il y en a autant que de siècles, de nations, et de grands esprits. » Suivait alors une citation, « la description d’une journée et d’un bouquet, » que Taine empruntait au Lys dans la Vallée, — mais en omettant de dire que Balzac n’a pas beaucoup de pages de cette beauté ni de cet éclat, — et il terminait sur ce point, en disant : « La poésie orientale n’a rien de plus éblouissant, ni de plus magnifique ; c’est un luxe et un enivrement : on nage dans un ciel de parfums et de lumières, et toutes les voluptés des jours d’été entrent dans les sens et dans le cœur, tressaillantes et bourdonnantes comme un essaim de papillons diaprés. Évidemment cet homme, quoi qu’on ait dit et quoi qu’il ait fait, savait sa langue ; même, il la savait aussi bien que personne, seulement il remployait à sa façon. » On n’a jamais fait de plus bel éloge du « style de Balzac ; » et nous-mêmes, faut-il l’avouer, après un demi-siècle écoulé, nous n’y voudrions pas souscrire sans faire quelques réserves. Ce n’est pas encore ici le lieu de les exprimer, et nous nous bornons à constater que, sur cette question de style, où la critique universitaire a toujours affecté de se montrer difficile, et même quelque peu chicanière, — ce qui ne serait pas un mal si sa grammaire ou sa syntaxe étaient celles de Molière et de Saint-Simon, plutôt que de Condillac et de Marmontel, — la justification de Balzac était complète.

Elle ne l’était pas moins sur un second point, c’est à savoir l’assimilation de « l’histoire sociale » à « l’histoire naturelle ; » et même, à cet égard, on peut se demander si le critique, non content de se faire le défenseur du romancier, ne s’en était pas déjà fait le disciple. « Aux yeux du naturaliste, l’homme n’est point une raison indépendante, supérieure, saine par elle-même, capable d’atteindre par un seul effort la vérité et la vertu, mais une simple force, du même ordre que les autres, recevant des circonstances son degré et sa direction. » Stendhal ou Mérimée l’eussent-ils peut-être admis ? Mais c’est incontestablement ce que n’eussent concédé ni George Sand, ni les romanciers que nous avons vus s’inspirer d’elle. Et, aussi bien, l’expression de ces idées, — qu’on trouvait alors plus que hardies, presque immorales, — appuyée, précisée, exagérée peut-être quelques années plus tard, dans l’Histoire de la Littérature anglaise, devait-elle faire quelque peu scandale, même, ou surtout, parmi les philosophes. Mais, en tout cas, elles opposaient vigoureusement la conception balzacienne du roman à toutes les autres ; elles faisaient de l’auteur de la Comédie humaine parmi les romantiques, un « observateur » parmi des visionnaires ; et, selon le vœu de son ambition la plus chère, elles transportaient à son œuvre de « poète » les mots dont il eût usé pour louer celle d’un Geoffroy Saint-Hilaire ou celle d’un Cuvier.

Car le critique montrait encore que, si la « triste méthode anatomique » du romancier ne laisse pas d’avoir quelques inconvéniens, elle n’a pas du moins paralysé ses « facultés d’invention ; » et si quelqu’un a mérité le nom de créateur, » c’est cet « observateur. » Pour le prouver, Taine analysait quelques-uns des « grands personnages » de Balzac, de ceux qu’il ne craignait pas de comparer aux « monomanes » ou aux « monstres » de Shakspeare : Philippe Bridau, de la Rabouilleuse ; le bonhomme Grandet, d’Eugénie Grandet ; le baron Hulot, de la Cousine Bette. Il osait dire à ce propos que « la grandeur est toujours belle, même dans le malheur et dans le crime, » de quoi nous avons dit, à notre tour, qu’Eschyle et Shakspeare, que Corneille et Racine eussent assurément convenu. Et il concluait en ces termes : « Balzac échauffe et allume lentement sa fournaise ; on souffre de ses efforts ; on travaille péniblement avec lui dans ses noirs ateliers fumeux, où il prépare, à force de science, les fanaux multipliés qu’il va planter par millions et dont les lumières entre-croisées et concentrées vont éclairer la campagne. A la fin tous s’embrasent, le spectateur regarde, et il voit moins vite, moins aisément, moins splendidement avec Balzac qu’avec Shakspeare, mais les mêmes choses, aussi loin et aussi avant. » Sous la plume du critique, c’était ici le suprême éloge, et c’était un éloge comme personne encore n’en avait fait un de Balzac. La réputation et l’influence du romancier n’allaient plus cesser désormais de grandir, et de s’accroître de tout ce que le critique lui-même irait gagnant d’autorité.

Ce que l’on peut remarquer en effet, c’est qu’à dater de ce moment, la conception balzacienne du roman commence à triompher des autres, ou plutôt les absorbe, en quelque manière, et les ramène à soi. Ne parlons point d’Eugène Sue qui vient de mourir, ni du vieux Dumas, qui ne semble occupé qu’à chercher de quelle manière il achèvera de se disqualifier. Ne disons rien d’Hugo, ni de ses Misérables, qui paraissent en 1862, et où l’on reconnaît aisément des traces de l’influence de Balzac ; mais on y en reconnaît aussi de l’influence d’Eugène Sue ; et puis, Hugo, comme Balzac, « veut » si je puis ainsi dire, et doit être mis à part. Mais on ne saurait douter de l’influence de Balzac sur la dernière manière de George Sand, celle dont le chef-d’œuvre est le Marquis de Villemer ; on retrouve Balzac dans le plus célèbre des romans de Feuillet, je veux dire Monsieur de Camors, où l’on pourrait montrer que l’auteur s’est même directement inspiré du Lys dans la Vallée ; on le retrouve dans les romans des frères de Goncourt ; Renée Mauperin, Madame Gervaisais, Germinie Lacerteux ; Flaubert lui-même y vient dans son Éducation sentimentale ; et surtout on retrouve Balzac dans l’œuvre des jeunes romanciers qui, bientôt, sous l’impulsion du plus abondant et du plus bruyant d’entre eux, Emile Zola, vont s’unir pour former l’école qu’on appellera « naturaliste. » On ne saurait omettre de rappeler à ce propos que l’auteur des Rougon-Macquart avait appris, pour ainsi dire, à lire, dans l’Histoire de la Littérature anglaise.

Sans doute, — et, dans une histoire générale du roman français au XIXe siècle, il ne faudrait pas l’oublier, — d’autres influences se sont comme ajoutées à celle de Balzac, et notamment celle de Dickens, dont au surplus la popularité ne date en France que de l’éloge que Taine en a fait, comme de Balzac, et peut-être en en parlant comme d’un Balzac anglais, plutôt que comme du vrai Dickens. Les Anglais ne laissèrent pas d’en manifester quelque surprise. L’influence de Dickens est surtout sensible et visible dans les romans d’Alphonse Daudet : le Petit Chose, Fromont jeune et Risler aîné, le Nabab, Numa Roumestan. Flaubert aussi, à ce moment, a eu sa part d’influence, et, nous l’avons indiqué, on la reconnaît dans une direction d’art et de recherche du style qui n’était pas tout à fait la direction de Balzac. Le style, qui n’était qu’un « moyen » pour Balzac, était une « fin » pour Flaubert ; et de là, dans la conception du roman, des différences qu’on pourrait montrer allant jusqu’à la contradiction. Notons encore, si on le veut, l’influence de Stendhal, mais en notant aussi qu’elle n’a pas été très profonde, et qu’elle n’a finalement abouti qu’à une glorification démesurée de l’auteur de la Chartreuse de Parme, — ce chef-d’œuvre d’ennui prétentieux, — plutôt qu’à aucune modification du roman. On louait Stendhal, et on continuait d’imiter Balzac. Mais toutes ces influences « collatérales, » pour ainsi parler, ne semblent avoir vraiment agi que dans la mesure où elles s’ajoutaient à celle de Balzac ; et on peut dire que, depuis une quarantaine d’années, la forme du roman de Balzac domine sur nos romanciers comme la forme de la comédie de Molière, pendant cent cinquante ans, s’est imposée à nos auteurs dramatiques.

Dirai-je là-dessus qu’on ne les a ni l’un ni l’autre égalés ? Si la preuve historique en est faite aujourd’hui pour Molière, elle ne l’est pas pour Balzac, et, quoique nous vivions plus vite aujourd’hui qu’autrefois, il faut nous en féliciter, s’il est donc encore possible que le roman de l’avenir nous donne des Eugénie Grandet et des César Birotteau, des Rabouilleuse et des Cousine Bette. Aussi bien, dans cette étude, ne traitons-nous pas de « questions actuelles, » et avons-nous eu soin de ne pas faire intervenir les romanciers vivans. Mais, ce que nous ne saurions nous dispenser de faire observer, c’est que, d’une manière générale, tout en subissant l’influence de Balzac, l’école naturaliste a dénaturé, rétréci singulièrement, et mutilé sa conception du roman.

C’est ainsi que, comme Champfleury dans ses Bourgeois de Molinchart, elle a fait de la peinture ou de la représentation de la vie une satire ou une caricature des mœurs ; el, en même temps que c’était s’écarter de la conception de Balzac, c’était mentir, en quelque sorte, au nom même de « naturalisme. » Un vrai naturaliste imite, et ne se moque point. C’est encore ainsi que, sans ignorer tout à fait la province, l’école naturaliste ne s’est pas fait, comme l’auteur des Souffrances de l’Inventeur et de la Muse du Département, une obligation, pour ainsi dire, « professionnelle » de la connaître, et elle a généralement semblé ne s’intéresser qu’aux scènes de la vie parisienne. Quelques récits d’un caractère d’ailleurs un peu spécial, tels que ceux de Ferdinand Fabre, — je ne nomme toujours que des morts, — n’infirment pas la vérité de cette observation. Et c’est encore ainsi qu’en mêlant à ses observations de perpétuelles intentions de polémique, comme dans les Rougon-Macquart, — voyez notamment l’Œuvre, et encore Pot-Bouille, où, si j’ai bonne mémoire, c’est en faisant lire aux cuisinières du Lamartine et du George Sand, qu’on les séduit, — l’école naturaliste a manqué au premier des principes qu’elle proclamait, et qui était l’impartialité de l’observation. En écrivant le Lys dans la Vallée, Balzac avait pu se proposer de « refaire » Volupté : il n’y a presque pas un des romans de Zola qui ne soit écrit contre ceux de Feuillet et de George Sand. Il s’en faut encore, et de beaucoup, que ses meilleurs romans, l’Assommoir ou Germinal, toujours épisodiques ou anecdotiques, aient la valeur ou la signification sociale de ceux du maître. Mais le principe n’en est pas moins désormais acquis, et il y a tout lieu de croire que, quelque modification qu’il subisse ultérieurement dans sa forme, l’objet propre du roman n’en sera pas moins désormais « la représentation de la vie commune. »

On a tâché de montrer dans cette étude l’importance de cette formule très simple, et aussi qu’elle impliquait, dans sa simplicité, je dirais volontiers dans sa naïveté, une conception du roman très différente de celle qui avait régné jusqu’à Balzac. On écrira sans doute encore des romans « personnels » et on écrira des romans d’aventures ; on écrira des romans à thèse, dans le genre de l’Histoire de Sybille et de Mademoiselle La Quintinie ; on écrira des romans satiriques, mais non pas, espérons-le, dans le goût de Bouvard et Pécuchet. Multæ sunt mansiones in domo… Pas plus dans l’avenir que dans le passé les romanciers ne logeront tous au même étage. L’une des lois les plus certaines de l’histoire littéraire n’est-elle pas d’ailleurs qu’en quelque genre, et à quelque moment de la durée qu’un chef-d’œuvre se soit produit, il se suscite toujours à lui-même des imitateurs ? C’est une démonstration de l’axiome que « rien ne se perd ni ne se crée. » Mais la représentation de la vie, de la vie commune, de la vie ambiante ; de la vie « non choisie, » si je puis ainsi dire, ni circonscrite par aucun préjugé d’école ; de la vie encadrée dans son décor réel, observée, étudiée, rendue dans ce qu’on en pourrait appeler les infiniment petits, comme dans les grandes crises qui la bouleversent quelquefois ; de la vie toujours la même, et cependant toujours modifiée par le seul et unique effet de son propre développement, tel sera, selon toute apparence, et pour longtemps encore, l’objet propre et particulier du roman. C’est Balzac qui l’a déterminé, dans la mesure où Molière l’avait fait pour la comédie ; et sans doute c’est pour l’avoir déterminé dans ce sens, qu’à la longue, son action se trouve n’avoir pas été moins grande sur les historiens qu’au théâtre ou dans le roman.


IV

« En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne s’est aperçu que les écrivains ont oublié, dans tous les temps, de nous donner l’histoire des mœurs ? » Cette phrase est de Balzac lui-même, dans l’Avant-Propos de sa Comédie humaine ; et elle nous explique l’influence qu’il a exercée sur la transformation de l’histoire. On a fait honneur de cette transformation au progrès naturel de la science et de l’érudition ; à l’exemple de quelques grands historiens ; à une connaissance du passé plus précise et plus étendue, aux idées plus justes que l’on s’est formées de ce qu’il y a d’essentiel dans la vie de l’humanité, et qui n’est pas, dit-on, de savoir en quelle année naquit Louis XIV, ni comment et par qui fut gagnée la victoire de Denain. Mais, comment et pourquoi des curiosités nouvelles se. sont éveillées dans les esprits, c’est ce que toutes ces raisons, qui ne sont point des raisons ou des causes, mais plutôt elles-mêmes des effets, ne nous expliquent pas ; et c’est encore ici que nous retrouvons l’influence de Balzac. Le roman de Balzac a rendu à l’histoire ce qu’il avait lui-même reçu du roman historique. Walter Scott avait enseigné à Balzac le prix et la signification de tous ces minces détails que l’on avait regardés jusqu’à lui comme vulgaires et indignes de l’attention du romancier. Balzac a enseigné à la nouvelle école historique que, de même qu’on ne pouvait « représenter la vie, » dans le présent, qu’avec l’aide et par le moyen de ce genre de détails, ainsi ne pouvait-on, sans recourir à eux, « la ressusciter dans le passé ; » — ce qui sans doute est l’objet de l’histoire.

C’est ce que l’on voit bien dans l’œuvre historique des frères de Goncourt, si supérieure, et cependant tout à fait analogue, à leur œuvre de romanciers. Dans leur histoire de la Société française pendant la Révolution et Sous le Directoire, — comme dans les monographies qu’ils ont consacrées à Madame de Pompadour et à la Saint-Huberti, à Madame du Barry et à Sophie Arnould, — ils ont appliqué les mêmes procédés qu’à la composition de leur Renée Mauperin ou de leur Germinie Lacerteux ; et ces procédés leur venaient du roman de Balzac.

Sur un sujet, ou sur un personnage et une époque donnés, réunir et assembler tout ce qu’il y a de détails épars et en général peu connus, dans les Mémoires, dans les Correspondances, dans les libelles, dans les rapports de police, voire dans la collection des « affiches » et des journaux du temps ; — rapprocher tous ces documens, les confronter, les rectifier au moyen les uns des autres, les concilier quand ils se contredisent, les cataloguer, les classer et les interpréter ; — joindre à ces témoignages, qui sont ceux de l’écriture, ceux de l’iconographie et qu’on ne rencontre pas seulement dans les Musées, mais chez le marchand de bric-à-brac, sous la forme de faïence peinte ou de manche de parapluie ; — reconstituer le décor autour des personnages, et les reconnaître ou les deviner dans le choix de leur mobilier, dans la couleur des tentures et dans le profil des commodes ventrues, dans les sujets des trumeaux, dans les motifs des pendules, et au besoin dans la composition de leur garde-robe ; — c’est, nous l’avons vu, ce que Balzac avait fait, ou s’était piqué de faire, avant les frères de Goncourt ; — reportez-vous, dans ses Paysans, à la biographie qu’il y donne de Mlle Laguerre ; — et, sans examiner ce qu’ils y ont pu ajouter, c’est la méthode qu’ils n’ont eu d’abord qu’à transposer, pour écrire des histoires qui ressemblent à des romans ; et qu’on lirait d’ailleurs avec infiniment plus d’intérêt, s’ils n’avaient comme effacé les grandes lignes de l’histoire, sous l’abondance des détails et l’excès de l’enchevêtrement.

La cause en est qu’ils n’avaient pas saisi le principe de la méthode, et, à cet égard, leur erreur a été la même que celle de l’ « école naturaliste » dans le roman. Eux aussi, ils ont pris ou traité comme une fin ce qui ne doit être pris et traité que comme un moyen. Car, on aura beau dire, et on aura beau protester, la « grande histoire » sera toujours la « grande histoire, » — politique et militaire, diplomatique et législative, — telle que l’ont comprise les grands historiens, depuis Hérodote jusqu’à Michelet ; et on ne fera jamais que l’histoire économique, par exemple, celle du prix des denrées ou des vicissitudes de l’agriculture, ni même celle des mœurs, égale en intérêt le récit de la campagne de France ou celui des négociations du Congrès de Vienne. Il y en a bien des raisons ! Mais ce qui est d’autre part très vrai, c’est que, pour comprendre ces grands événemens de l’histoire où se joue la destinée des peuples, on ne saurait évaluer avec trop de précision les « petites causes » dont ils sont généralement les grands effets ; et, ces petites causes, ce sont justement celles que le roman de Balzac s’est efforcé de mettre en lumière : le tempérament des acteurs ; les intérêts quotidiens menacés ou lésés ; les mouvemens profonds de l’opinion ; les ambitions mesquines dissimulées sous de beaux noms ; les drames intérieurs « dont la garde qui veille aux barrières du Louvre ne défend pas les rois ; » les rivalités, les jalousies, les haines, et généralement tout ce qui fait que, pour être Louis XIV on n’en est pas moins homme, ni moins femme pour être l’impératrice Catherine ; — et il s’est même vu qu’on le fût davantage. L’introduction de cet élément de vie dans une conception de l’histoire qui avait mis jusqu’alors sa dignité dans sa froideur, et l’obligation, nouvelle pour elle, d’approfondir les causes purement humaines et en quelque sorte journalières des événemens, c’est ce que l’histoire doit encore à Balzac.

Je ne dis pas que les historiens le lui aient directement emprunté. Je pourrais le dire ! et, à l’appui de mon opinion, j’invoquerais l’exemple de Taine dans ses Origines de la France contemporaine. Il y en aurait d’autres, — si je nommais des vivans ; — et M. G. Lenôtre ou M. Frédéric Masson reconnaîtraient volontiers, j’en suis sûr, ce qu’ils doivent à Balzac.

Mais c’est indirectement qu’il a surtout agi, indirectement et diffusément, par une lente imprégnation des esprits, et sans que l’on s’en aperçût, en créant pour ainsi dire, dans l’esprit des lecteurs, de nouveaux besoins et de nouvelles exigences. « La personne de l’écrivain, son organisation tout entière s’engage et s’accuse elle-même jusque dans ses œuvres ; il ne les écrit pas seulement avec sa pure pensée, mais avec son sang et ses muscles. La physiologie et l’hygiène d’un écrivain sont devenus un des chapitres indispensables dans l’analyse qu’on fait de son talent. » On reconnaîtra cette phrase de Sainte-Beuve ; mais on a peut-être oublié que c’est précisément à propos de Balzac qu’il l’a écrite ; et nous devons ajouter d’ailleurs que, pas plus dans son article que nous dans la présente étude, il ne s’est soucié de la « physiologie » ni de l’ « hygiène » d’Honoré de Balzac. On pose ainsi des principes ; on ne les applique point ; et on les impose aux autres ! Mais combien l’observation n’est-elle pas plus vraie des acteurs de l’histoire ! C’est d’un Mirabeau, d’un Danton, d’un Robespierre, d’un Napoléon qu’il faut dire « qu’ils n’ont pas agi avec leur pure pensée, mais avec leur sang et avec leurs muscles ; » et voilà vraiment ceux dont l’œuvre ne s’éclaire que par la connaissance de leur « physiologie » et de leur « hygiène. »

Voilà donc aussi ce que nous demandons désormais à l’histoire de nous dire ; et nous le lui demandons, parce que, depuis que nous avons tous, tant que nous sommes, lu et relu les romans de Balzac, nous savons quelle est, dans la formation du caractère d’un homme, et dans l’histoire de sa vie, l’importance de son « hygiène » et de sa « physiologie. » Ou, en d’autres termes encore, plus généraux, nous avons tous contracté dans la fréquentation de la Comédie humaine, un tel besoin de précision et de minutie dans la représentation de la réalité, que rien ne nous apparaît de réel et de vrai que sous les conditions imposées par Balzac au roman. Et c’est ce qui explique l’universalité de son influence, telle qu’on vient d’essayer de la décrire, si l’on pourrait ici la caractériser en disant qu’en même temps qu’il donnait à l’art, pour objet unique, « la représentation de la réalité, » en même temps il créait, pour atteindre et remplir cet objet, « un mode de la représentation de la réalité. »


V

Il n’est pas vrai que la beauté parfaite soit « comme l’eau pure, » laquelle, à ce que l’on prétend, « n’aurait pas de saveur particulière ; » et, il faut avouer qu’au contraire, dans l’histoire d’aucune littérature, le plus grand écrivain n’est celui qui a le moins de défauts. On ne s’étonnera donc pas qu’au début de ce dernier chapitre, où nous voudrions résumer l’œuvre de Balzac, — et lui faire à lui-même sa place, telle que nous croyons la voir, non seulement dans la littérature du XIXe siècle, mais dans l’histoire générale de la littérature française, — nous en signalions les imperfections, et que, sans vouloir lui en faire un reproche, mais en simple observateur, nous disions d’abord de cette œuvre qu’elle est singulièrement « inégale » et « disproportionnée. »

Elle est « disproportionnée, » si la représentation qu’elle nous offre de la vie est manifestement incomplète ; et, par exemple, si trois récits en tout sur une centaine d’ouvrages : le Médecin de campagne, le Curé de village et les Paysans, consacrés à la « vie de campagne, » n’expriment certes pas l’importance relative, même à l’heure qu’il est, de nos populations rurales, dans la structure et dans le fonctionnement organique de notre société française. Ils sont tous les trois au nombre des plus beaux de Balzac, mais ils sont insuffisans. On ne voit pas non plus, ou à peine, figurer l’artisan, dans la Comédie humaine, ni l’ouvrier de la grande industrie, qui n’était pas, à la vérité, très nombreux du temps de Balzac, entre 1830 et 1850, ni surtout caractérisé par des traits bien particuliers ; mais qui existait cependant ; et dont on aimerait que le génie de Balzac eût pressenti la prochaine importance, puisque George Sand, entre les mêmes années 1830 et 1850, l’a devinée. C’est un aspect de la question sociale qui semble avoir échappé à Balzac. Je ne trouve encore que bien peu d’ « avocats, » et de « professeurs, » dans les récits du grand romancier, quoique pourtant, si je ne me trompe, l’envahissement de la vie publique par le professeur, — Guizot, Cousin, Villemain, Jouffroy, Saint-Marc Girardin, Nisard, — et par l’avocat, — Berryer, les Dupin, Garnier-Pagès, Marie, Bethmont, Ledru-Rollin, — soit l’un des traits caractéristiques du gouvernement de Juillet. Mais, en revanche, les hommes d’affaires, — notaires, avoués, banquiers, prêteurs sur gages ou à la petite semaine, usuriers et escompteurs, — ne tiennent-ils pas un peu plus de place dans la Comédie humaine qu’ils n’en ont occupé dans la réalité de ce temps ? C’est donc alors que Balzac, tout « impersonnel » qu’il soit, n’en aurait pas moins mis un peu trop de lui-même, et de l’histoire de sa vie, dans son œuvre ! On en peut citer un exemple dans son David Séchard, à cet endroit d’Illusions perdues où il nous explique longuement ce que c’est qu’un « compte de retour » en banque, ou du moins ce que c’était au temps de la Restauration ; et rien n’est d’ailleurs plus curieux que d’en faire la comparaison avec les « documens » publiés par MM. Hanotaux et Vicaire dans leur Balzac Imprimeur. Les filles et les criminels avérés sont encore bien nombreux dans cette « société » balzacienne !

Toutes ces observations, et toutes celles du même genre que l’on y pourrait ajouter, n’auraient aucun intérêt, et on ne songerait seulement pas à les faire, s’il s’agissait d’un autre romancier que Balzac ! Elles en ont un capital dès qu’il s’agit de l’homme qui a voulu nous conter « le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une société. » Tout artiste nous est, pour ainsi dire, comptable de la manière dont il a rempli ses intentions, et même, du point de vue de la critique et de l’histoire littéraire toutes pures, c’est la seule chose dont il nous soit comptable. L’intention de Balzac a été d’être complet sur la société de son temps : nous avons donc le droit, et même nous sommes tenus de nous demander s’il l’a été. Rappelons au surplus qu’il n’a pas ignoré lui-même les lacunes, ou du moins quelques-unes des lacunes de son œuvre ; et, en ce qui touche notamment le problème social de l’éducation, c’est ce que nous déclarent ces quatre titres, ou trois au moins de ces quatre titres que nous avons déjà relevés au programme de la Comédie : les Enfans, un Pensionnat de demoiselles, Intérieur de collège, et Anatomie des corps enseignans. Cette « anatomie » eût sans doute été pathologique.

Un autre défaut des quatre-vingt-dix-sept ouvrages, romans ou nouvelles, qui composent la Comédie humaine, c’en est la prodigieuse et choquante inégalité. La faute en est sans doute aux étranges et furieux procédés de travail qui furent ceux de Balzac, et aux conditions plus qu’anormales d’improvisation, de hâte, et de fièvre dans lesquelles on sait qu’il a dû mettre son œuvre au monde.

Voici, par exemple, la Femme de trente ans : c’est un récit d’environ deux cent cinquante pages, qui se compose aujourd’hui de six chapitres. Le premier de ces chapitres, intitulé le Rendez-vous, avait paru dans la Revue des Deux Mondes, aux mois de septembre et octobre 1831 ; et le second ne s’y est ajouté, sous le titre de Souffrances inconnues, qu’en 1835, dans la troisième édition des Scènes de la vie privée. Mais, auparavant, le troisième, intitulé A trente ans, avait paru dans la Revue de Paris, au mois d’avril 1832 ; le quatrième : le Doigt de Dieu, dans la Revue de Paris également, au mois de mars 1831 ; le cinquième, intitulé : les Deux rencontres, en janvier de la même année ; et enfin, le sixième : la Vieillesse d’une mère, en 1832, dans la deuxième édition des Scènes de la Vie Privée. Quelle espèce d’unité peut offrir un récit composé de la sorte, au hasard d’on ne sait quelles circonstances ? Et le miracle n’est-il pas qu’en de semblables conditions l’un des premiers souvenirs que le seul nom de Balzac évoque dans les mémoires, — à tort d’ailleurs ! car de six chapitres il y en a quatre et demi d’exécrables, — ce soit celui de la Femme de trente ans ?

Prenons maintenant les Employés : « Imprimé pour la première fois dans la Presse, du 1er au 14 juillet 1837, sous le titre de la Femme supérieure, ce roman, nous dit M. de Lovenjoul [Histoire des Œuvres de Balzac, 132, 133], parut pour la première fois en volume chez Werdet, 2 vol. in-8o, en octobre 1838 : il portait ce même titre, mais la version du journal était augmentée d’une conclusion inédite, et de la dédicace actuelle. » Il reparut, en 1846, dans la première édition de la Comédie humaine, et Balzac y intercala « quelques fragmens de la Physiologie de l’Employé. » Mais il n’en put effacer les traces d’improvisation, et nous, tout en le regrettant, nous y gagnons que nulle part peut-être, — pas même dans le Cousin Pons ou dans les Paysans, — on ne voit mieux en quoi consiste « la préparation » d’un roman de Balzac : une série de biographies ou de monographies, qui sont la description des « variétés » d’une même « espèce sociale ; » des dialogues où ces « variétés » essaient de se manifester conformément à leur nature ; et l’ébauche d’une intrigue où, sous la suggestion de leurs intérêts concordans ou contradictoires, les caractères achèvent de se « différencier. » On ne sera pas surpris, après cela, que les Employés soit un roman à peu près illisible, et il convient seulement d’ajouter que quelques écrivains n’ont pas le droit de s’en plaindre : ce sont tous ceux qui ont essayé de mettre l’administration en roman, et qui n’ont guère trouvé d’autres traits pour la peindre que ceux que Balzac avait esquissés.

De pareils procédés de composition expliquent les inégalités dont il est impossible de ne pas être frappé dans la Comédie humaine, Balzac a travaillé trop vite ; et on aura beau dire que « le temps ne fait rien à l’affaire ! » c’est un vers de comédie, qui n’est pas vrai, même d’un sonnet, et à plus forte raison d’un roman. Si Balzac a écrit, — et nous le savons par un témoignage non douteux, — son César Birotteau en quinze jours, c’est qu’il le portait alors dans sa tête, nous l’avons dit, depuis quatre ou cinq ans. Et nous avons dit aussi qu’il y portait ensemble sa Comédie humaine tout entière, mais toutes les parties n’en étaient pas ensemble au même degré d’avancement, et les nécessités de la vie qu’il s’était faite l’ont obligé d’en détacher, et d’en « réaliser » plus d’un fragment avant que le temps en fût venu. C’est le cas de ses Paysans.

On ne saurait non plus se dissimuler qu’ayant conçu l’ambition de faire de son œuvre une représentation totale de la vie, Balzac eût été vraiment plus qu’un homme si son génie s’était trouvé constamment égal à cette ambition. Or, il y avait en lui, nous l’avons vu, un fonds de vulgarité qui devait constamment l’empêcher d’exprimer et de peindre certains sentimens dont il savait d’ailleurs tout le prix, et dont la délicatesse l’attirait. Je ne veux pas insister sur la Physiologie du mariage et les Petites misères de la vie conjugale, qui ne sont, après tout, que l’œuvre d’un assez mauvais plaisant, ou d’un fanfaron de cynisme en gaîté ; mais, le Lys dans la Vallée ou les Mémoires de deux jeunes Mariées ! quelles étranges idées serions-nous réduits à nous faire de l’amour platonique, et de l’amour maternel, s’il nous en fallait voir l’idéale expression dans les aveux de Mme de Mortsauf ou dans les lettres de Mme de Lestorade ? La Vieille Fille est quelque chose de plus déplaisant encore ; et, réflexion faite, nous avons eu tort de reprocher plus haut à Balzac ce que l’exécution en a de caricatural, si c’est, en y songeant, ce qui sauve uniquement son sujet d’être odieux.

Il n’aimait pas qu’on l’attaquât sur ce point, qu’il sentait ou qu’il savait faible ; et, aux reproches de ce genre, il répondait par Louis Lambert et par Séraphita. Mais l’esprit de mysticisme n’est ni l’esprit de distinction, ni l’esprit de délicatesse ; et, s’il est peut-être « aristocratique, » ce n’est pas dans le sens ordinaire du mot. L’exception en tout est toujours « une » distinction, elle n’est pas « la » distinction ; et on peut être exceptionnel, ou unique en son genre, comme Balzac précisément, sans en être moins « vulgaire » ou plus « distingué. » Aussi ne sont-ce pas seulement les plaisanteries de Balzac qui sont lourdes, ce sont encore ses madrigaux ; et c’est également le galimatias qu’il nous donne, — dans ses Mémoires de deux jeunes Mariées, par exemple, sous la plume de Mme de Macumer, — pour l’hymne de l’amour triomphant. Les parties sentimentales sont faibles, très faibles, dans la Comédie humaine, — comme elles le sont dans Molière, mais Molière n’était qu’un auteur comique ! — et, de toutes les passions humaines, celles que ce grand peintre des passions a sans doute le moins bien « représentées, » ce sont les passions de l’amour.

Mais qu’importe ? et quand on signalerait d’autres lacunes ou d’autres défauts encore dans la Comédie humaine, ce n’est point ainsi, — par doit et avoir, — que s’établit la valeur d’un grand écrivain. La postérité a tôt fait d’oublier les défaillances d’un Balzac pour ne se souvenir que de ses chefs-d’œuvre, et le « réaliser » lui-même en eux, quand il en a laissé ! Ars longa, vita brevis ! La vie est si courte et l’art si difficile qu’on ne demande même rien moins à un « bel ouvrage » que d’être un ouvrage parfait ; » et ni les folies sanguinaires au milieu desquelles su déroule l’action du Roi Lear, qui n’est pas « une action, » ni les préciosités écœurantes que Shakspeare a mises dans la bouche d’Hamlet, n’empêchent Hamlet et le Roi Lear d’être les chefs-d’œuvre qu’ils sont ! Pareillement, il suffit à la gloire de Balzac qu’il soit l’auteur d’Eugénie Grandet, de certaines parties du Père Goriot, de la Recherche de l’absolu, de César Birotteau, de quelques pages du Lys dans la Vallée, d’Un Ménage de Garçon, d’Une ténébreuse affaire, d’Ursule Mirouet, de la Muse du département, du Curé de Village, des Souffrances de l’Inventeur, du Cousin Pons, de la Cousine Bette pour que ni la critique, ni sans doute le temps ne puissent mordre sur son œuvre. La voilà devant nous, telle que l’ont faite, et comme achevée, plus de cinquante ans écoulés depuis la mort de Balzac ! La voilà, détachée de ses origines et des circonstances de sa production ; dégagée aussi des chicanes de la critique ; établie dans son rang par le jugement de deux générations ! La voilà, telle que l’on peut d’ailleurs l’aimer ou ne pas l’aimer, — ceci est affaire de goût, — mais telle que l’on n’en peut méconnaître la valeur ni celle de l’homme qui nous l’a léguée ! Il nous reste à tâcher de dire quelle fut la valeur vraie de cet homme, et la place qu’il occupe dans l’histoire de l’esprit français.


VI

L’écrivain n’est pas de « premier ordre, » ni seulement de ceux dont on peut dire qu’ils ont reçu du ciel, en naissant, le don du « style ; » et, à cet égard, nulle comparaison n’est possible entre lui et tel de ses contemporains : George Sand, par exemple, ou Victor Hugo. « En pensant bien, il parle souvent mal, » a-t-on dit de Molière ! C’est ce qu’on pourrait dire également de Balzac ; et lui aussi, trop souvent, il n’a réussi à exprimer sa pensée qu’au moyen « d’une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. » C’est que, comme Molière, nous venons de le voir, il écrit vite, mais, de plus que Molière, il se corrige ; il refait jusqu’à douze ou quinze fois ses romans sur épreuves ; il ajoute, il retranche, il transpose, il superpose à la première expression de sa pensée ce qui lui semble en être une expression « plus écrite ; » il fait du « style » après coup, comme il fait de l’esprit, parce que, dans un roman, on demande de l’esprit et du style ; et, de même qu’en faisant de l’esprit nous avons dit qu’il négligeait souvent d’avoir du goût, c’est ainsi qu’en faisant du « style, » il oublie parfois le sens propre des mots, souvent les règles de la grammaire, et les lois mêmes de la syntaxe française.

Est-ce à dire qu’il « ne sache pas écrire ? » On a vu comment Taine l’avait justifié de ce reproche et, sans convenir que Balzac « ait su sa langue aussi bien que personne, » ni que ses Contes drolatiques suffisent à en faire la preuve, l’auteur de la Comédie humaine est sans doute un autre « écrivain » que l’auteur des Mystères de Paris, par exemple, ou même, — puisqu’on son temps, on a semblé prendre plaisir à le lui opposer, — que le sec et prétentieux auteur de Carmen et de Colomba. Comment donc se fait-il que, de nos jours mêmes, ce reproche d’« avoir mal écrit » revienne sous la plume, et surtout sur les lèvres de beaucoup de lecteurs, qui l’aiment cependant ; qui ne croient point avoir de « préjugés » sur la question du style ; et qui sans doute n’expriment ainsi que leur ennui d’avoir été gênés dans leur lecture de Balzac, — d’Eugénie Grandet, de César Birotteau, du Cousin Pons, — par quelque chose, ils ne savent quoi, dont ils ne se rendent pas compte, et qu’ils imputent, comme on fait toujours en pareil cas, à l’imperfection de l’écrivain ?

L’une des raisons en est que Balzac lui-même, — non pas tout seul, mais d’accord avec une partie de l’opinion de son temps, — a contribué plus que personne à modifier profondément la notion même de style ; et cette modification n’est pas encore aujourd’hui tout à fait consacrée. On s’entendait jadis sur les caractères d’un « ouvrage bien écrit, » et quelque définition que l’on donnât du style, — car elle pouvait varier d’une époque ou d’une école à une autre, comme la définition de l’art, — elle était commune à la critique et aux auteurs. On écrivait donc bien, quand on écrivait correctement, c’est-à-dire conformément aux lois de la grammaire ; — purement, c’est-à-dire avec des mots dont la ville et la Cour avaient fixé le sens et la nuance ; — et clairement, c’est-à-dire en évitant les amphibologies, les fâcheuses rencontres, ou de sens ou de sons, si faciles à faire en français. À ces qualités si d’autres qualités s’ajoutaient de surcroît, elles étaient particulières ou personnelles à l’écrivain : à celui-ci, le don de penser par images, et, à celui-là, le don de communiquer à sa phrase le mouvement de sa pensée ; l’esprit à l’un, c’est-à-dire une façon légèrement détournée de dire les choses, et le relief ou la couleur à l’autre, c’est-à-dire, en décrivant l’objet, le don de le faire voir. Mais la correction, la pureté, la clarté demeuraient toujours les qualités maîtresses ; et quiconque ne les possédait pas, « écrivait mal » ou « n’écrivait pas. » En ce sens, à ce titre, pour toutes ces raisons, il était entendu que Regnard et Le Sage écrivaient mieux que Molière ; l’auteur de Zaïre et d’Alzire écrivait mieux que l’auteur de Polyeucte et du Cid ; Condorcet écrivait mieux ou aussi bien que Pascal. Je ne parle pas de Saint-Simon, dont les Mémoires firent scandale, quand ils parurent, en 1824, — combien mutilés cependant ! — et que les classiques du temps les accueillirent comme quelques lecteurs de nos jours apprécient encore le style de Balzac.

Mais le romantisme, et surtout Balzac, ont changé tout cela ! La question qui domine toutes les autres est aujourd’hui de savoir ce que s’est proposé l’écrivain, et lorsque, comme Balzac, ce n’est pas « la réalisation de la beauté, » mais « la représentation de la vie, » nous nous sommes rendu compte que, dans ce cas particulier, nous ne saurions exiger dans l’image les qualités qui ne sont pas du modèle. Ce que nous avons donc à nous demander d’abord, ce n’est pas si le style de Balzac est « correct » ou s’il est « pur, » mais s’il est « vivant, » ou plutôt s’il « fait vivre » ce qu’il représente ; et le reste ne vient qu’à la suite. Veut-on là-dessus que George Sand « écrive mieux » que Balzac ? Nous le voulons donc aussi, et nous avons commencé par le dire ; mais, de tous les personnages qui traversent les romans de George Sand, en connaissez-vous un qui soit aussi « vivant » que les personnages de Balzac ? C’est toute la question ! Et la réponse est devenue facile. Si le style de Balzac anime et vivifie, je ne sais par quels moyens à lui, tout ce qu’il a voulu représenter, il a donc atteint son but, et Balzac, à vrai dire, ni « n’écrit mal, » ni « n’écrit bien, » mais il écrit « comme il a dû écrire ; » et, on ne saurait, sans contradiction, lui reprocher, je dis même des « irrégularités, » qui peut-être sont la condition de la « vie » de son style.

Ce que l’on peut seulement dire, — du point de vue de l’histoire de la langue, — c’est que la Comédie humaine, tout en contribuant à modifier profondément l’idée qu’avant elle on se faisait du style, n’a point marqué ni ne marquera dans l’avenir une époque de l’évolution de la langue ; et c’est précisément en ceci, que, comme écrivain, Balzac n’est pas du « premier ordre. » Les écrivains du premier ordre sont ceux qui, sans troubler le cours d’une langue, ni le détourner de sa direction séculaire, le modifient ; et, d’un instrument consacré par la tradition, nous enseignent à tirer des accens nouveaux. Tel un Ronsard au XVIe siècle ; un Pascal au XVIIe siècle ; et, au XIXe siècle, un Chateaubriand ou un Victor Hugo. Comment cela ? Par quels moyens ? C’est ce qu’il est quelquefois assez difficile de dire, mais surtout un peu long, et si nous le pouvions, ce n’est pas ici que nous le ferions. Mais ce qui est certain, c’est que leur passage fait trace profondément dans l’histoire d’une langue, et on n’écrit plus « après eux, » comme on faisait avant qu’ils eussent paru. Balzac, évidemment, n’est pas de cette famille ! Il a pu traiter en quelque sorte la langue à sa manière, et modifier la notion du style en assignant, de fait, à l’art d’écrire un tout autre objet que lui-même : il n’a point agi, à proprement parler, sur l’art d’écrire, et sa manière comme écrivain n’a point fait école. Elle manquait pour cela de « puissance, » ou du moins d’un certain degré de puissance, et surtout d’« originalité. » Ses plus belles pages, qui ne sont pas très nombreuses, ou plutôt qu’il n’est pas facile de détacher et d’isoler de leur contexte ou de leur cadre, sont belles, mais ne le sont point pour et par des qualités de style inimitables et uniques. On n’y voit point éclater ce don de l’invention verbale qui est si caractéristique du génie naturel du style. Et, pour achever enfin de bien marquer sa place dans l’histoire de la prose française, il suffira de dire, en terminant, que toutes ces qualités qui lui manquent, — et que nous ne lui reprochons pas de ne pas avoir eues, — sont précisément les qualités d’un Victor Hugo.


VII

Mais si l’écrivain n’est pas du premier ordre, nous avons peut-être le droit de dire, au terme de cette étude, qu’il en est autrement du romancier, et qu’aucune littérature de l’Europe moderne n’en a connu de plus grand. Les temps sont désormais passés où l’on croyait encore pouvoir lui comparer, comme Sainte-Beuve, l’auteur des Trois Mousquetaires, ou celui des Mystères de Paris ; et, pour parler de nos contemporains, je ne pense pas que ni l’auteur de Crime et Châtiment, ni celui d’Anna Karénine, qui d’ailleurs lui doivent tant, l’aient surpassé. de quelque point de vue que l’on étudie les romans de Balzac ; et, comme nous venons de le faire, que l’on essaie de montrer ce qu’ils ont en eux que l’on ne trouve qu’en eux, ou, au contraire, et comme on le fait plus souvent, que l’on essaie de reconnaître dans Eugénie Grandet ou dans César Birotteau, dans Un ménage de Garçon ou dans la Cousine Bette, les qualités que l’on considère comme essentielles à tout roman, la valeur en est toujours la même, et on ne peut rien mettre au-dessus d’eux. Ajoutez que ce sont eux qui ont comme déterminé la formule dont le roman ne s’est plus écarté depuis eux qu’à son pire dommage ; et, pour bien sentir le prix de cet éloge, songez que, dans les mêmes années où Balzac donnait Eugénie Grandet et le Médecin de campagne, les romanciers ses émules mettaient au monde, eux, des histoires comme la Salamandre, les Deux Cadavres, ou l’Ane mort et la Femme guillotinée.

Il n’y a pas de gloire plus haute, ni, je le dirai, plus durable pour un grand écrivain, que de s’être ainsi rendu comme inséparable à jamais de l’histoire d’un genre ! Mais, de plus, comme un Balzac et comme un Molière, quand il a fixé les « modèles » de ce genre, il peut sans doute être assuré de vivre dans la mémoire des hommes, et qu’aucun changement de la mode ou du goût ne prévaudra contre son œuvre.

C’est ce qui me fait croire que longtemps encore Balzac demeurera le maître du roman. On ne s’émancipera de l’influence de la Comédie que dans les directions indiquées ou prévues par Balzac, et quand peut-être, un jour, comme il est arrivé aux successeurs de Molière, on trouvera cette influence trop tyrannique ou trop lourde, on ne pourra la secouer qu’en retournant à l’observation et à « la représentation de la vie ; » — ce qui sera rendre encore hommage à Balzac. C’est pourquoi, dans l’ordre littéraire, je ne vois vraiment pas, au XIXe siècle, d’influence comparable ou supérieure à la sienne. Hugo lui-même, dont nous parlions tout à l’heure, partage l’empire du lyrisme avec Lamartine, avec Musset, avec Vigny, avec Leconte de Lisle. Aucun dramaturge, pas même le vieux Dumas, continué par son fils, n’a pu se rendre maître du théâtre, ni seulement s’y faire la situation prépondérante d’un Voltaire au XVIIIe siècle ! Mais Balzac règne dans le roman. Il y règne, non seulement en France, mais à l’étranger même ! Et on peut dire avec vérité que quand on se lassera de le lire, de le relire et de l’admirer, c’est que l’on commencera sans doute à se lasser du roman lui-même. Ces sortes de choses se sont vues, et les genres littéraires ne sont pas éternels ! Mais cela même ne portera pas atteinte à la gloire de Balzac ; et sa réputation, dans l’histoire littéraire, ne souffrira pas plus de la mort du roman, si le roman doit mourir ! que la gloire de Racine n’a souffert de la mort de la tragédie.


VIII

Faut-il aller plus loin ? et devons-nous faire une place à Balzac parmi les philosophes ou, comme on dit aujourd’hui, les « penseurs » de son temps ? Je le crois encore. Évidemment, Balzac n’est pas un philosophe de la manière que l’entendent ceux que Schopenhauer appelait « les professeurs de philosophie ; » — et c’était Fichte, Hegel et Schelling ! Il ne l’est pas non plus, en ce sens, et nous l’avons vu, que son absolutisme, son pessimisme, et son catholicisme ne composent pas ensemble un système lié, ni même très fortement raisonné. Mais, si l’œuvre d’un grand écrivain exprime nécessairement, qu’il l’ait d’ailleurs ou non voulu, une conception de la vie, comment douterions-nous que l’auteur de la Comédie humaine ait une philosophie ; et comment, sans avoir essayé de la caractériser, le quitterions-nous ? La philosophie de Balzac, c’est sa conception de la vie, et sa conception de la vie, ce sont les deux ou trois idées les plus générales sur la vie qui se dégagent de son œuvre. Ajoutons qu’à nos yeux, le « pessimisme, » ou son contraire l’« optimisme, » auxquels on en revient toujours en pareil sujet, ne sont pas des idées générales sur la vie, mais plutôt un refus d’en avoir ou d’en exprimer.

L’idée la plus générale que Balzac ait exprimée sur la vie, c’est donc celle-ci, que la vie est un enchevêtrement de causes et d’effets liés entre eux par des « dépendances mutuelles, » ou, si l’on le veut, et pour user du mot à la mode, par « une solidarité nécessaire. » Aux yeux de Balzac, l’existence d’un Rastignac ou d’un de Marsay, celle d’un Grandet ou d’un Bridau, celle d’un Crevel ou d’un Gobseck, ne sont pas des phénomènes isolés, ni spontanés, qui contiendraient en eux les causes de leur développement ; mais ces existences sont liées, ou plutôt enchaînées à d’autres existences, et de telle sorte que les modifications qu’elles éprouvent, si légères soient-elles, ont des répercussions à l’infini, jusque dans les milieux où l’on ne connaît pas même de nom Gobseck et Crevel, Grandet et Bridau, Rastignac et de Marsay. Parce que le petit Chardon s’est avisé dans Angoulême de faire des vers à la gloire de Mme de Barge ton, née de Négrepelisse d’Espard, des conséquences en sont résultées dont l’amplitude s’est étendue jusqu’au monde des bagnes ; et parce qu’il fallait cent mille francs au baron Hulot pour meubler Mme Marneffe, des centaines de pauvres diables de soldats sont morts en Algérie d’inanition et de désespoir. Il y a d’ailleurs toute une morale, et une très belle morale, à induire de cette liaison des effets et des causes ; et le premier article en est qu’aucun de nos actes n’étant indifférent, aucun d’eux n’est insignifiant, ni ne doit donc, par conséquent, nous échapper à la légère. Nous n’avons pas, hélas ! besoin, pour « tuer le mandarin, » de le vouloir ; et il nous suffit de laisser le champ libre à notre égoïsme !

Mais cette solidarité ne se limite pas à la circonférence de la vie sociale, et elle enveloppe l’humanité tout entière, laquelle sans doute, n’est pas située dans la nature, selon le mot célèbre, « comme un empire dans un empire. « De là, les analogies, sinon l’identité, de l’« histoire naturelle » avec l’« histoire sociale ; » et de là l’esthétique de Balzac ; mais de là aussi la différence qui distingue cette esthétique de toutes les autres, et, autant qu’une esthétique, en fait une conception ou une philosophie de la vie.

Je n’ai pas besoin de montrer l’importance et surtout la fécondité de cette idée. La critique de Taine en est dérivée tout entière, autant ou plus que des logomachies de Hegel ; et le plus bel épanouissement littéraire que j’en connaisse, après la Comédie humaine, est l’œuvre du plus grand romancier peut-être de l’Angleterre au XIXe siècle, je veux dire l’auteur d’Adam Bede, du Moulin sur la Floss et de Middlemarch. Je n’ai pas non plus ici à la juger, quoique d’ailleurs je n’en fusse nullement embarrassé, et que, à la condition d’y pouvoir mettre une seule restriction, je la croie profondément vraie. S’il était prouvé que la solidarité sociale eût son fondement dans la nature, il n’en résulterait pas qu’elle y eût pour cela sa loi. Mais ce que je veux seulement constater, c’est que cette idée est l’âme ou le ressort intérieur de l’œuvre de Balzac. Elle en est aussi la lumière, et, — puisque nous avons dit, puisqu’il est convenu que Balzac n’est pas toujours clair, — c’est par le moyen de cette idée que l’on achèvera de comprendre, dans ses nombreuses Préfaces, y compris l’Avant-propos de sa Comédie, ce qu’il voulait dire quand il appuyait sur l’étroite solidarité des parties de son œuvre. « Toutes choses étant causantes et causées, aidantes et aidées, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, ni le tout sans connaître les parties. » Lui, qui aimait les épigraphes, c’est vraiment celle-ci qu’il eût dû mettre à son œuvre.

Considérons encore la fortune que cette idée devait faire et qu’effectivement, depuis cinquante ans, elle a faite. On ne parle aujourd’hui que de « solidarité, » et peut-être, en en parlant, ne sait-on pas toujours très bien ce qu’on veut dire ; mais les idées n’ont pas besoin d’être claires pour agir, et on finit tout de même par s’entendre. S’il est donc vrai que personne en son temps n’ait fait plus que Balzac pour la répandre, et de la meilleure manière, en la suggérant et en la persuadant plutôt qu’en l’énonçant ou qu’en la démontrant ; si sa Comédie humaine, en un certain sens, n’est comme qui dirait que le recueil des preuves et la vivante illustration de cette idée ; si c’est elle, en retour, qui depuis cinquante ans nous a aidés à voir en Balzac un tout autre esprit et d’une tout autre portée que les romanciers qu’on lui comparait encore en 1850 ; et enfin, tandis que les systèmes des « philosophes » ses contemporains, — dont le plus illustre s’appelait, je crois, Adolphe Garnier, et dont le chef-d’œuvre est un Traité des Facultés de l’âme, — rentraient dans l’ombre, si ce sont, au rebours, les idées de ce romancier que le philosophe eût traité de « simple amuseur » qui se répandaient, qui faisaient des disciples, qui s’éprouvaient par la discussion, et qui devenaient finalement l’une des bases de la pensée contemporaine, il faut qu’on s’y résigne ! Balzac a droit au nom de « philosophe » ou de « penseur ; » — et, en vérité, je ne pense pas que personne osât de nos jours lui en disputer le titre.

Il nous apparaît donc, au terme de cette étude, comme l’un des écrivains qui en France, au XIXe siècle, auront exercé l’action la plus profonde, et, à la distance où nous sommes de lui et de ses contemporains, je n’en vois guère plus de quatre ou cinq dont on puisse dire que l’influence ait rivalisé avec la sienne. Il y a Chateaubriand, il y a Sainte-Beuve, il y a Balzac, il y a Victor Hugo ; il y a Auguste Comte, dans un ordre d’idées moins différent qu’on ne le croirait d’abord de celui où s’est développé le génie de Balzac ; il y a aussi, il doit y avoir deux ou trois savans, — Geoffroy Saint-Hilaire ou Cuvier, Claude Bernard ou Pasteur ? — qu’il ne nous appartient pas de juger, et qu’aussi ne nommons-nous qu’avec un peu d’hésitation. Les hommes de science nous diront un jour lequel de ces quatre grands hommes, à moins que ce ne soit un cinquième, a opéré dans la conception que nous nous formons du monde la révolution la plus profonde et la plus étendue. J’hésiterais moins, si j’étais Anglais ; — et je nommerais Charles Darwin !

Mais, pour nos Français, je le répète, je n’en vois pas dont l’influence ait été plus active que celle de Balzac, ni qui soit encore aujourd’hui plus « actuelle, » ni qui doive, sans doute, en raison de son caractère d’universalité, s’exercer plus longtemps !

Je n’exprime point ici de préférences, et surtout je ne donne pas de rangs ! Je ne fais que des constatations. Chacun de nous garde aussi le droit de préférer, s’il lui plaît, le poète inspiré des Méditations, si naturel, — naturel jusqu’à la négligence, — au poète laborieux et déjà tourmenté des Orientales et des Feuilles d’automne. Combien encore dans les Nuits de Musset, la passion n’est-elle pas plus sincère que dans les poésies amoureuses d’Hugo ! Et combien la pensée du grand poète incomplet de la Colère de Samson et de la Maison du Berger n’est-elle pas plus haute, plus noble, et surtout moins banale, que celle du prodigieux ouvrier de la Légende des Siècles ! Il y a encore d’autres veines dont on ne trouve presque pas de trace dans l’œuvre gigantesque ou cyclopéenne d’Hugo. Le grand maître du romantisme n’a pas, si je puis ainsi dire, absorbé tous ses hérétiques ; et, en dehors de son influence, on en pourrait signaler non seulement qui n’ont pas cédé devant la sienne, mais encore qui l’ont contrariée. Cependant, il n’en demeure pas moins vrai qu’à distance, aucune influence littéraire, pendant le cours entier du siècle qui vient de finir, n’aura égalé la sienne ; qu’on le retrouve partout, je veux dire chez ceux-là mêmes qui l’auront subie le plus involontairement ; et que, dans l’avenir, comme dans la réalité du passé, le « romantisme » ce sera lui.

A l’autre pôle de la pensée contemporaine, — et de l’expression, — Auguste Comte sera le « positivisme, » philosophe aussi profond que le grand poète serait superficiel, si la qualité de l’invention verbale n’avait souvent, chez Hugo, suppléé l’insuffisance de l’idée. Car les mots expriment des idées, encore que plusieurs de ceux qui les entrechoquent ne s’en rendent pas toujours très bien compte ; et on pense, rien qu’en « parlant, » quand on « parle » comme Hugo, avec ce sentiment, qui fut le sien, de la profondeur des vocables, et ce don prodigieux d’en faire surgir des « correspondances » inconnues.

Et dirai-je maintenant qu’« entre » le romantisme et le positivisme, ou « au-dessus » d’eux, Sainte-Beuve et Balzac, frères ennemis réconciliés dans le « naturalisme, » représenteront peut-être le meilleur de l’héritage intellectuel que nous aura légué le XIXe siècle. C’est une manière nouvelle de concevoir l’homme et la vie, libérée de tout a priori, dégagée de toute métaphysique, ou plutôt c’est une méthode, une méthode complexe et subtile, comme les phénomènes eux-mêmes qu’elle se propose d’étudier, une méthode concrète et positive, une méthode laborieuse et patiente, la méthode, en deux mots, dont le Port-Royal de l’un, la Comédie humaine de l’autre, sont deux monumens destinés à durer aussi longtemps que la langue française, ou plus longtemps peut-être ! et une méthode enfin dont il y a lieu de croire que les applications, de jour en jour plus étendues et plus exactes, plus nombreuses et plus pénétrantes, nous feront donc entrer de jour en jour plus avant, comme l’espérait bien Balzac, dans la connaissance de l’homme et des lois des sociétés.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Published, March fifteenth, nineteen hundred and six. Privilege of copyright in the United States reserved, under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by J. B. Lippincott and C°.
  2. Ces pages forment la conclusion d’une étude sur Honoré de Balzac qui paraîtra, dans les premiers jours du mois d’avril prochain, à Philadelphie et à Londres, en anglais, chez Lippincott et C° ; et, en français, à Paris, chez Calmann-Lévy.
    Cette étude fait partie d’une collection d’Hommes de Lettres français, publiée sous la direction de M. Alexandre Jessup, par la maison Lippincott, et dont le premier volume a paru l’an dernier : c’est un Michel de Montaigne, qui a pour auteur le professeur Edward Dowden, de l’Université de Dublin, et il n’a pas paru au-dessous de la réputation de l’un des hommes qui passent en Angleterre pour le mieux connaître notre littérature.
    L’étude sur Honoré de Balzac, qui est une « étude » et non pas une « biographie » ni une « histoire des œuvres » du grand romancier, se divise en neuf chapitres : I. Le roman français avant Balzac. — II. Les années d’apprentissage. — III. La « Comédie humaine. » — IV. La signification historique des romans de Balzac. — V. La valeur esthétique des romans de Balzac. — VI. La portée sociale des romans de Balzac. — VII. La moralité de l’œuvre. — VIII. L’influence littéraire de Balzac. — IX. La place de Balzac dans la littérature française.