Épaves (Prudhomme)/Honneur et Patrie

ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 192-198).


HONNEUR ET PATRIE

Poème aux convives du Dîner donné le 25 octobre 1900,
dans le Palais de la Légion d’Honneur,
aux Grands-Croix et aux Grands-Officiers de l’Ordre.


Messieurs,

Ce n’est pas sans péril qu’on sert la Poésie :
Par une téméraire et noble fantaisie,
Dont la faveur m’exalte et m’accable à la fois,
Ma voix, pour saluer tant de lauriers, choisie,
Se trouble devant eux comme une jeune voix,
Car, s’il est naturel qu’un Pindare s’engage
À célébrer l’Honneur dans le plus haut langage,
La Muse ne l’apprend qu’aux lèvres de son choix.


Pourtant l’inspiratrice est proche ; sa clémence
M’appelle vers la Seine, où brille l’œuvre immense
Créé depuis dix ans par le génie humain
Dont la moisson d’éclairs sans cesse recommence[1].
Émerveillés, mes yeux mesurent le chemin
Qu’il s’est frayé de l’ombre antique à la lumière,
Disputant pas à pas chaque étape à l’ornière,
Déjà vainqueur du poids, maître du vol demain !

Je songe aux anciens jours, quand l’homme sur la terre
Heurtait de toutes parts sa pensée au mystère,
Au refus son désir et son essor au mur,
Explorateur sans guide, inventeur solitaire ;
Quand il s’évertuait, les doigts gourds, l’œil peu sûr,
À des essais de hache et des ébauches d’urne,
Frère, à peine évadé, du peuple taciturne
Qui rôde, le front bas, sans voir jamais l’azur.

Le troupeau suit, plus tard, la tribu vagabonde,
Le fer creuse le chêne et la barque fend l’onde,

Le premier autel fume et, fille du sillon,
La cité juste éclôt, fleur suprême d’un monde.
Alors naît du loisir l’Art, divin papillon
Qui se pose, contemple et refait la corolle ;
L’écriture corrige et sacre la parole,
Sur le Sphinx la Science a dardé son rayon.

C’est le repos des mains, salaire des mains mêmes,
Qui, livrant l’âme en proie aux éternels problèmes,
Élargit son regard, mais lui ravit la paix :
Les fronts les plus hardis sont tous revenus blêmes
Du ténébreux désert qui ne répond jamais ;
L’Infini n’est pour eux qu’un insondable abîme,
Mais pour la foi candide il s’éclaire, il s’anime
Et parle aux cœurs ouverts qui hantent les sommets.

Voilà comme a grandi dans l’humanité fruste
Le souffle conquérant du vrai, du beau, du juste,
Héroïque soupir, sublime promoteur
Qui, de la brute infime à cette race auguste,
A d’âge en âge accru la distance en hauteur ;

Il unit la terrestre à la céleste échelle ;
Or cette ascension laborieuse est celle
Dont vous portez l’insigne étoilé sur le cœur !

Ainsi l’artiste rêve une beauté cousine
De la beauté des yeux, mais calme, et que devine
Son regard voilé d’ombre où flottent des réveils ;
Sa main cherche le dieu dont son âme est voisine.
L’horizon du savant et le sien sont pareils :
Une pomme qui tombe, un caillou qui s’irise,
Provoquent le génie, et la terre surprise
Se sent tous les espoirs, sœur de tous les soleils !

Les aïeux ont livré maints combats, dont la somme,
Dignité de l’espèce, est un legs dans chaque homme :
Héritier du triomphe il en répond aux morts,
Et ce dépôt sacré c’est l’Honneur qu’on le nomme !
Mais les vaincus souvent l’arrachent aux plus forts :
La noblesse du but pour l’Honneur seule compte,
Seule la volonté fait la gloire ou la honte,
Et le vainqueur n’est grand qu’à l’abri du remords.


Hier vous l’avez dit, pères et capitaines,
Aux enfants emportés vers les plages lointaines
Pour venger l’Occident d’un affront criminel.
« Français, chantait en mer l’âme errante d’Athènes,
Ennoblir la Patrie est l’œuvre essentiel !
Tous les drapeaux encore ensanglantent leur soie,
Hélas ! mais des couleurs que le vôtre déploie
La plus proche du cœur est la couleur du ciel ! »

S’il répugne aux canons de rêver, bouches closes,
Leur grondement s’éloigne et prolonge ses pauses :
Au chant d’un autre Orphée ils se tairont plus tard ;
La lyre aura servi la plus sainte des causes !
Mais, pour durer, la France a besoin de rempart ;
On n’improvise pas la paix universelle :
Il faut bien que nos fils sachent vivre sans elle
Et mourir en baisant le bleu de l’étendard !

L’azur ne serait pas une si chère amorce,
Si l’éclat de la face et la fierté du torse
Dans l’homme ne couvraient qu’un vœu de carnassier !
Ah ! qu’il ne vende pas sa couronne à la force !

À l’appel du zénith son flambeau dans l’osier
A fait plus de chemin vers le but de la vie
En ouvrant à l’espoir la carrière infinie
Que n’en fait la vapeur en rampant sur l’acier.

Non, certes, que Vulcain ne soit Dieu, qu’il ne faille
Admirer dans l’outil le songe qui travaille,
Bénir le front mouillé comme le front pensif ;
Mais, quand avec les flots a cessé la bataille,
Malheur à l’équipage ivre et gaîment oisif
Dont la bombance endort la vertu vigilante,
Car sur le lit moelleux de la houle indolente
Le navire peut-être effleure le récif…

Veillons ! car, de son maître à son tour la maîtresse,
La matière se venge, obscurément traîtresse,
Du joug qu’elle subit sur l’imprudent dompteur :
Elle l’enchaîne aux sens qu’elle excite et caresse ;
Mais vous l’empêcherez d’avilir le bonheur !
Vous ne la soumettrez qu’au généreux caprice,
De l’esprit à la fois serve et libératrice,
Marchepied de l’autel où se dresse l’Honneur.


Salut à vous ! experts dans ses fières doctrines,
Gardiens du feu sacré nourri dans les poitrines
Pour l’effort magnanime et pour l’amour féal !
À vous qui, protégeant toutes les soifs divines,
Tenez pures toujours leurs coupes de cristal !
À vous d’abord ! passants que ce palais accueille,
La France, en vous offrant le laurier qu’elle effeuille,
Propose à l’Univers par vous son Idéal !


  1. Exposition universelle de 1900.