Honestus, conte philosophique


HONESTUS.

Vers la fin du dernier siècle, dans ce moment de décomposition sociale, où toute la morale se refaisait en France, parce qu’il n’y avait plus de morale, — singulière époque d’hésitation et de doute où l’on ne doutait de rien, — alors il se passa dans l’esprit de la nation d’étranges choses ; on remit en question le bien et le mal, la vertu et le vice ; on se demanda si le luxe était une nécessité, et s’il y avait, en effet, au fond des choses des distinctions sociales. Il y avait partout en France, dans les écoles, dans les salons, dans les camps, à la ville, à la cour, en province, des rhéteurs préparés à tout soutenir ; surtout c’était une rage de perfection qui a perdu le peuple français. On perfectionnait la charrue et la soupe économique, on perfectionnait la matière et l’âme, on enseignait aux petits garçons l’art de penser, et aux petites filles l’art de faire des enfans d’esprit. On bouleversait cette pauvre nature sens-dessus-dessous, on l’agitait de fond en comble, on la perçait jusqu’à la craie, jusqu’à l’eau ; on s’élevait dans l’air, on vivait dans l’eau, on ajoutait un sixième sens aux cinq sens que nous avons déjà. Il y avait des faiseurs de paix perpétuelle, des faiseurs d’anguilles vivantes avec de la farine, des faiseurs de canards mangeant et digérant, des faiseurs de bonheur universel. Dans ce temps-là, on vendait au coin des rues des bouteilles d’encre inépuisables, et des projets de coffres forts toujours pleins. En un mot, c’était le règne le plus absolu des ergoteurs, des enthousiastes, des dupes, des imbécilles, des gens d’esprit et des charlatans.

Ce fut à cette époque, et au plus fort de ces étranges disputes, qu’un jeune homme d’un esprit faux, mais d’un cœur honnête, vint en France du fond de la Suède, pour se faire initier au profond mystère du génie français. Le monde entier s’occupait alors de la France, et prenait au sérieux ses rêveries les plus folles. Notre jeune étranger, à peine eut-il touché ce sol mouvant de rêveries fantasques, de projets insensés, de poésies matérialistes, dernières occupations d’un peuple qui se meurt, qu’il fut pris tout-à-coup d’un vertige moral impossible à définir. Dans cet immense ramas de sophismes et de paradoxes qu’on appelle la philosophie du dix-huitième siècle, il fit un choix dès l’abord ; il comprit que s’il n’appelait pas l’analyse à son secours, il allait se perdre et se noyer sans retour dans cet océan de systèmes. Il choisit donc un système, comme on choisit un cheval dans l’écurie d’une poste aux chevaux ; il prit un système à tous crins, bien hennissant, la tête droite, les naseaux enflammés, un système hongre ; cependant, comme cela est du devoir de tous les systèmes, qui heureusement n’engendrent pas ; son système sellé et bridé, il monta dessus, et voilà notre jeune homme, hardi cavalier, qui pique des deux et qui s’en va, bride abattue, dans le champ nébuleux des vérités et des certitudes de son temps.

Il avait une étrange et charmante manie, il en voulait aux vices comme l’abbé de Saint-Pierre en voulait à la guerre ; son système à lui, c’était la vertu perpétuelle et sempiternelle, la vertu toute pure et sans mélange, ridée, sévère, brutale et brusque ; la vertu stoïque, grand rêve réalisé trop souvent par le poignard. Ainsi aimant la vertu, notre jeune étranger recherchait le vice, il se plaisait à le voir, à le sentir, à le toucher, à vivre, à boire, à dormir, à aimer avec lui. Il donnait par vertu dans tous les désordres, c’était la vertu qui avait relâché sa ceinture, la vertu qui l’unissait au vice. Bizarre jeune homme ! au milieu d’une orgie, il se levait au plus fort de l’ivresse, il déclamait contre le vin et contre les emportemens de l’orgie, il faisait rougir ses jeunes compagnons de leur raison perdue au fond d’une coupe. À cette boutade éloquente, les jeunes convives effrayés ôtaient de leur tête la couronne de lierre, ils soufflaient sur le punch enflammé, et chacun se retirait chez soi, vaincu par l’éloquence du jeune comte suédois.

Un autre jour, le philosophe se trouvait attaché à une table de jeu ; l’or éclatant sur le tapis vert ruisselait à travers le râteau. Il s’abandonnait tout entier à l’enivrement, à la couleur, au léger cliquetis de l’or. Le hasard tournait aveuglément au milieu de tous ces joueurs, distribuant à son gré ses faveurs funestes ou ses leçons sévères. Tout-à-coup au plus fort de l’enivrement, de l’ennui et du jeu, sous une pluie d’or, à l’instant même où la roue de fortune va tourner, se jouant de la boule d’ivoire comme de l’âme des joueurs, le noble Suédois déclamait contre le jeu et contre ses emportemens funestes, et contre ses joies sévères, et contre ses pertes délirantes. À cette voix passionnée, le jeu s’arrêtait, les râteaux restaient suspendus, la roulette était immobile, et les joueurs attendaient que Gustave fût parti pour exposer de nouveau sur un chiffre leur fortune, leur âme, leur vie, leur femme. Gustave, sorti du tripot, bondissait de joie dans la rue, se croyant un véritable héros.

Un autre jour, il était attendu dans une petite maison du faubourg ; la maison était noire et sombre au-dehors, elle était éclairée et joyeuse au-dedans. Au-dedans, le mystère attentif, le luxe élégant, la table blanche et bien dressée, le vin clair et vieux, la bougie parfumée, le boudoir aux tentures roses, et dans ce boudoir une jeune femme qui attendait Gustave, car c’était un philosophe jeune et beau, au frais sourire, à la vaste poitrine, à la voix douce et bien accentuée, au noble cœur ; car c’était une philosophie riante et peu sévère en apparence. Il entra donc dans le boudoir, et aux pieds de cette jeune femme souriante et blanche, et la lèvre tendue, et la tête penchée sur un sein qui bat, et la main effilée qui repose sur son genou, Gustave s’assit mollement, il la regarda comme un jeune homme de dix-huit ans regarde une femme de vingt-deux ; il lui prit la main, et cette main lui fut abandonnée ; il lui parla tout bas, et plus bas il parlait, plus sa parole était comprise. Tout-à-coup, quand sa bouche allait toucher cette joue si fraîche, quand son bras allait enlacer cette taille si frêle, quand la dernière bougie était prête à s’éteindre, et le dernier rideau de soie prêt à tomber, Gustave se souvient qu’il est philosophe, il échappe au sopha complaisant, il rejette cette main charmante. Il parle de vices et de vertus à cette jeune femme qui tout-à-l’heure lui parlait d’amour ; puis il s’enfuit, se croyant un héros de vertu. Imbécille ! Quant à elle, elle fut frappée d’un si grand étonnement, qu’elle oublia de tendre la main pour retenir par son manteau cet autre Joseph.

On conçoit que cette guerre absurde faite au vice et à tout propos, et en tout lieu, dut fatiguer étrangement notre jeune homme. Il était haletant dans cette lutte sans but, dont lui seul était le vaincu ; à chaque nouvelle transaction qu’il passait avec le vice, il se trouvait que c’était lui qui était la dupe ; ses passions n’étaient réfrénées que pour l’amusement des autres, et malgré tous ses efforts, le vice allait son train, s’inquiétant peu de toutes ses clameurs.

Un soir que Gustave, fatigué de morale, s’était établi à la porte de l’Opéra par une grande affluence de peuple qui attendait patiemment l’ouverture des bureaux, une aventure lui arriva, qui le corrigea pour toujours de sa manie, et qui lui fit estimer le vice à sa juste valeur. Afin d’être tout prêt à prendre son billet quand le moment serait venu, Gustave tira un écu de sa poche ; cet écu échappa à sa main par un mouvement de la foule, et vainement il se mit à le chercher dans la rue, quand un mendiant, qui se tenait sur une borne, tendant son chapeau aux passans, ayant vu l’écu, le ramassa et le tendit à Gustave, après l’avoir essuyé avec soin sur les manches de son habit. La figure de cet homme était si douce, son attitude était si humble, il y avait tant de résignation dans toute sa personne, que Gustave en fut touché. — Gardez cet écu, brave homme, lui dit-il. — Mais, monsieur, disait le mendiant, c’est beaucoup trop pour un si petit service. — Gardez cet écu, reprenait Gustave ; » et se confondant dans la foule, Gustave disparut échappant à-la-fois à la reconnaissance du mendiant, et à la nécessité de prendre un billet à la porte de l’Opéra, car Gustave n’était pas riche, et cet écu était le seul dont il pouvait disposer pour ses plaisirs de la soirée.

Il allait donc dans la ville, marchant à grands pas, heureux de sa bonne action, regrettant peu l’Opéra et sa musique bruyante, jetant un regard de profonde pitié sur les filles de joie qu’il trouvait en son chemin, plus philosophe, plus sage, et plus ennemi du vice et plus près du vice que jamais.

Arrivé à sa maison, dans un quartier fort éloigné, — une de ces vieilles rues en pierres de taille, qui sont tout muraille, il frappa à sa porte ; le portier dormait, la porte ne s’ouvrit pas. Gustave frappa à plusieurs reprises, à coups redoublés, il appela, il se mit en colère, rien n’y fit ; la porte était devant lui, muette, inexorable, morte ; il s’assit sur un banc de pierre, et les jambes croisées il attendit. Il était là depuis dix minutes, obsédé de mille pensées étranges, et se demandant pourquoi sa maison était ainsi muette et sourde, quand à l’extrémité de la rue, il vit arriver au grand galop une voiture traînée par deux chevaux ; la voiture s’arrêta lourdement à ses pieds. Un grand laquais tout poudré, l’épée au côté, l’air insolent et les bas noirs, s’élança à la portière de l’élégante voiture ; il ouvrit la portière, et Gustave ne fut pas peu étonné en voyant descendre de l’intérieur le même mendiant auquel il avait donné son écu. Cet homme était en guenilles comme il l’avait vu d’abord ; ses reins étaient ceints d’une corde, il portait sur son dos une besace à moitié pleine, il avait des sabots pour chaussure, et un vieux feutre de forme espagnole, véritable chapeau de comédie, couvrait à grand’peine sa tête chargée de vigoureux et épais cheveux gris. Il s’appuya en descendant sur l’épaule de son laquais avec la morgue insolente d’un grand seigneur ; il fit signe à sa voiture de s’éloigner de quelques pas ; puis s’asseyant sans façon à côté du jeune homme : — Vous voilà bien isolé et bien triste ; la soirée vous paraît longue et fade, j’en suis sûr, et sur ce banc de pierre si froid, sous ce ciel pommelé, contre les murs suintans de cette maison qu’on prendrait pour une tombe, vous devez regretter bien fort, jeune homme, l’écu tout neuf que vous m’avez donné ; les banquettes de l’Opéra et la danse lascive de la Guimard. — Je ne regrette qu’une chose, dit Gustave, c’est d’avoir donné mon écu à un plus riche que moi, et d’être venu à pied jusqu’à ma demeure, moi gentilhomme, pendant que mon effronté mendiant m’éclabousse avec son carrosse ! Il faut que vous soyez un habile mendiant, monsieur, en vérité !

— Mais, mon gentilhomme, dit le mendiant, il est vrai que je mendie en habile. C’est une science, voyez-vous, aussi difficile que celle du gouvernement ; jugez de la difficulté de recevoir par la difficulté de donner. Il faut tout un long cours d’études pour savoir tenir son chapeau de manière à n’avoir pas l’air de demander la bourse ou la vie, et puis il faut une grande force d’âme pour cela, jeune homme ; tendre la main à des misérables sans pitié, prendre l’argent d’un débauché ou d’un joueur, accepter les secours d’une fille vénale qui jette dans votre escarcelle le prix d’un regard ou d’une moitié de baiser ; flatter l’orgueil et la bassesse, saluer l’adultère d’une voix flatteuse, aller toujours tête nue et casser son organe jusqu’à ce qu’il reste plaintif pour le reste de la vie, plisser son front chaque soir en mettant son bonnet de nuit, pour qu’il imite les rides de la vieillesse, mâcher des herbes vénéneuses pour s’en faire un cancer factice, être vil par spéculation, tout recevoir, tout prendre, tout manger, et caresser jusqu’au chien de la maison qui vous mord ! trouves-tu donc à présent que mon carrosse soit trop pavé, et le gentilhomme à pied ose-t-il bien être jaloux du mendiant qui a des chevaux ?

— Gustave dit au mendiant : — Tu parles bien, vieillard, tu es sage, je te pardonne ta voiture, et je ne regrette plus mon petit écu. Reprenez donc votre carrosse, monsieur ; — l’Opéra va bientôt finir, mendiant ; — vous ne serez pas arrivé à temps, messire, — et tu perdras peut-être vingt-quatre sous à cela, gueux que tu es !

Le vieillard se levant dit à Gustave : — Faisons mieux, oublions ce petit écu qui nous sépare, vous et moi, comme un abîme ; tenez, je ne vous le rends pas, et je ne le garde pas, je le jette. En même temps d’un bras vigoureux, il lançait la pièce de monnaie dans une mansarde au sixième étage. La pièce alla droit au but ; elle tomba sur le grabat d’un pauvre poète qu’elle réveilla, et qui rêvait qu’il avait faim.

Quand la pièce eut jeté son dernier son : — À présent nous sommes égaux, dit le mendiant, vous avez des habits, et moi des haillons, cela est vrai ; mais vous êtes à pied et j’ai une voiture, cela se compense. Passons donc la nuit ensemble comme deux jeunes amis dont la porte est fermée, et qui veulent oublier les heures en attendant le jour ; aussi bien, je vous le dis en confidence, mon ami, vous frapperiez à votre porte jusqu’à demain et vous appelleriez à votre secours Francœur et tous les violons de l’Opéra, que ce serait peine perdue : votre porte ne s’ouvrirait pas.

Gustave reprit : — Mon cher ami, je veux bien te suivre, mais où diable veux-tu me mener ?

— Oh ! dit l’autre, là-bas, dans la ville, loin de ta maison maussade et de ton fastidieux quartier. Nous allons dans le séjour des plaisirs et du luxe, du vin et des femmes, des boudoirs et des grasses tavernes, dans le séjour des hommes. Viens avec moi, enfant !

— Mon père, dit Gustave, je veux bien être votre ami pour une heure encore, mais par la lune blafarde qui vous éclaire ! et par la lame du roi Christine ! je ne consentirai jamais à mettre mon blason sous ta besace ; ainsi donc ne m’appelle pas ton fils, mon noble père, et même si tu le veux bien, nous abaisserons les stores de ta voiture, crainte d’accident.

Le vieillard ne répondit rien, ils montèrent en voiture, le jeune homme le premier et à la place d’honneur ; et la voiture, qui était arrivée au grand galop, repartit au petit pas.

En chemin, ils eurent une conversation philosophique sur le vice et la vertu, Gustave ne parlait jamais que de cela. Le vieillard laissa parler Gustave tant qu’il voulut. Seulement il hochait la tête de temps à autre : — Hum ! hum ! disait-il, le vice n’est pas toujours une mauvaise chose… Hum ! hum ! le vice a son bon côté… Hum ! hum ! les plus honnêtes gens sont tombés dans le vice, jeune homme, et vous-même qui êtes si honnête, si bien né et si jeune, et dont l’aumône est si facile, vous-même… Eh ! que diriez-vous, si vous deveniez tout-à-coup ivrogne, meurtrier, parricide et voleur ? Je ne parle que de cela, car pour les crimes d’amour, ce ne sont pas des crimes.

Gustave, entendant parler ainsi le vieillard, leva les épaules et se mit à chanter d’un air goguenard : Triste raison, j’abjure ton empire.

Ainsi parlant et chantant, ils arrivèrent à une porte qui s’ouvrit toute grande devant eux ; la voiture entra dans une cour sablée et silencieuse. — « Il me semble, dit le vieillard, que j’ai un meilleur portier que le vôtre, monsieur. » La voiture s’ouvrit de nouveau. Un escalier de pierre se présenta, les deux amis montèrent ; ils traversèrent un vestibule, une grande chambre tendue en noyer, un petit cabinet en mosaïque déjà plus élégant, puis enfin ils s’arrêtèrent dans un petit salon de bonne humeur ; la flamme dansait en pétillant dans le foyer, les meubles reluisaient avec un air de bonhomie tout-à-fait satisfaisant ; onze heures sonnaient quand ils entrèrent dans ce lieu.

— Mon jeune ami, dit le vieillard, je vous assure que votre bonne volonté pour moi me rend très heureux dans cet instant. Cette heure de la nuit que vous voulez bien m’accorder m’est précieuse et chère, je veux donc que vous la passiez d’une manière agréable et décente, puisque vous êtes un homme de vertu. Il est bien vrai qu’un peu de vice assaisonne agréablement la vie, mais vous avez ôté le vice de la vôtre, et nous serons bien forcés de nous en passer pour ce soir, puisque ainsi vous l’avez résolu.

Le jeune homme laissa dire le vieillard, il accepta toutes ses prévenances d’un air passablement dédaigneux. Il s’étendit fort à son aise dans un large fauteuil. Il s’approcha du feu, et s’établit en maître à la meilleure place ; puis, il regardait de côté et d’autre, les magots de la cheminée, les peintures du plafond, la dorure des corniches, et derrière lui les tableaux rouge et bleu qui souriaient d’une manière fade, à la façon des Wanloo et des Boucher.

Ce dix-huitième siècle est un siècle bizarre jusque dans son ameublement : il affecte les petites moulures, les petites facettes, les contorsions de toutes sortes ; il procède par zigzag, il est doré, il est faux, il est mesquin, il est riche, il est coquet et bon enfant. Cette chambre était ainsi faite, et puis il y avait un écho qui répétait les battemens de l’horloge. Le jeune homme trouvait tout cela fort bien ; mais décidé à ne pas s’amuser, il jouissait en secret de l’embarras de son hôte, et de tous ses efforts pour le divertir.

Son hôte, vieillard empressé, avait changé de costume ; il s’était revêtu d’une longue robe très blanche, il avait remplacé son feutre usé par un bonnet de soie chamarré ; il avait préparé la table en silence ; sur cette table, il plaça des fleurs, puis à côté de ces fleurs, un petit plat en argent brun avec son couvercle ; à côté de ce vase, il plaça un verre taillé à facettes, et il fit signe au jeune homme de s’approcher de la table.

— Oh ! oh ! dit le jeune homme ; mon maître, il me semble que voilà bien de la vertu ; je n’aime pas le vin, il est vrai, mais pardieu ! j’aime encore moins les tulipes et les roses. N’aurez-vous donc pas autre chose à me donner ce soir, mon bon hôte ?

Le vieillard, sans répondre, alla chercher dans un vieux meuble un poignard oriental. C’était une lame brillante comme un miroir et qui jetait le froid dans les veines, rien qu’à la regarder.

— Oh ! oh ! dit Gustave, voilà certainement le couteau qu’il me fallait pour découper tes tulipes, bon vieillard.

Le vieillard, sans répondre, sortit de l’appartement ; puis il rentra tenant dans ses deux mains et sous ses deux bras quatre longues et vieilles bouteilles cachetées avec soin, et toutes chargées de toiles d’araignées séculaires, comme il convient à un vin généreux conservé depuis long-temps. — « Oh ! oh ! dit Gustave, voilà ! soyez le bien-venu, ma tête grise ! c’est donc avec cela que vous voulez arroser mes tulipes ! à la bonne heure, trinquons ! Mais que voulez-vous que nous fassions de ces quatre bouteilles ? — Mon hôte, dit le mendiant d’une voix douce, si ces bouteilles ne vous suffisent pas, j’en ai d’autres dans ma cave. C’est un vin généreux, et dont la barbe est aussi blanche que la vôtre est noire. Donc, faites-lui fête comme il vous fait fête à vous, et pardonnez-moi de n’avoir pas autre chose à vous donner ; mais j’ai été pris à l’improviste, et je n’ai que cela. » Disant ces mots, il montrait le bouquet de fleurs et le plat mystérieux.

Gustave tendit son verre et il but ; le vin était bon. Gustave tendit encore son verre, et il but ; le vieillard, bon compagnon, lui versait le vin à longs flots. — Voilà qui va bien, disait Gustave, puis il tendait encore son verre ; à la fin, à la troisième bouteille : — « N’as-tu donc à me donner à manger que ces fleurs, dit-il, voilà un vin qui pousse à l’appétit. — Découvrez ce plat, dit le vieillard, et si la chose vous plaît, mangez-en. Seulement je vous avertis que pour entamer cette denrée, il faut avoir le poignet fort, et que ce ne sera pas trop du damas que voilà. »

Gustave, poussé par le vin et par cette faim factice que donne le vin quand on n’y est pas habitué, souleva le couvercle du plat brun avec la pointe du poignard, et il vit au milieu du plat quelque chose qui ressemblait à un fromage. — « Diable, dit-il, du laitage et des fleurs ! nous tombons dans la pastorale, mon hôte… Allons ! allons ! ma bonne lame ! c’est ici le cas de faire ton devoir ! » En même temps il frappait le fromage avec son sabre. Le fromage jeta un éclair. — « Tu m’as servi là un fromage électrique, vieillard ! » — Alors, comme un enfant, moitié riant, moitié colère, il frappa sur le fromage à coups redoublés. C’était un diamant brut, tout recouvert d’une couche terreuse, qui n’attendait plus que l’art de l’ouvrier pour jeter un vif éclat. Avec son poignard, Gustave débarrassait la pierre précieuse de tout l’alliage qui l’entourait. À chaque instant c’était un nouvel éclat, c’étaient de nouveaux feux ; le diamant frappé, par l’acier, se dépouillait de son enveloppe terrestre ; Gustave fasciné, hors de lui, frappait et buvait tour-à-tour.

Alors il se passa dans l’âme du jeune homme une de ces luttes terribles qui brisent le cœur dans la poitrine. Étrange effet de la passion ! Gustave, tout-à-l’heure si calme, hôte moqueur de son hôte empressé, à peine a-t-il taillé ce diamant, lapidaire improvisé, que voilà son œil qui flambloie, sa poitrine qui se soulève ; tout son être se contracte sous le poids du désir. Oh ! la passion ! la passion ! Quand elle est vraie et puissante, elle se fait jour à travers tous les pores, elle fait taire toutes les intelligences, elle soumet toutes les volontés ! Le diamant était là qui étincelait de mille feux : c’était une flamme compacte, azur et or, et bleu de ciel. On la voyait grandir : c’était le premier éclat qu’il jetait, pauvre diamant enfermé dans un roc stérile et terne depuis le commencement du monde, — et devant ce trésor, ce jeune homme simple et bon, — rêveur enthousiaste, — poète dans l’âme, mais fasciné, fasciné à en mourir ! — Et puis, dans ce crâne noir qui bouillonne, la vieille et sainte liqueur, qui dépose dans les veines son âme vineuse enterrée depuis des siècles ; — et puis l’ivresse, la joie, la surprise, l’ambition ! Oh ! ce diamant tout seul sur cette table, — et à côté de ce diamant, pour le garder, un vieillard faible et à moitié endormi, — et dans les mains du jeune homme, ce poignard de l’Orient, cette force habile qui perce et qui tue ! — Quelque chose de plus fort qu’un sceptre ! Gustave, pauvre Gustave ! Il était haletant, perdu, muet, mort, dans cette horrible contemplation.

Il voulut faire encore acte d’intelligence. L’intelligence lui manqua. Il voulut détruire son idole : il frappa le diamant avec le fer ; mais, cette fois, devenue diamant tout-à-fait, la pierre repoussa le fer. Le diamant était arrivé à son état le plus pur : il s’était élevé au rang de toutes les forces qui existent par elle-même : il était ; rien ne pouvait rien contre lui. Pauvre faible enfant, qui croit briser un diamant avec un poignard ! — Se voyant repoussé, et voyant son fer émoussé, le jeune homme pâlit, et grinça des dents.

Il se leva. — Vieillard, dit-il, donne-moi ton diamant !

— Mon diamant ! dit le vieillard, que veux-tu ! C’est mon bien, c’est ma vie, c’est mon sang ! Je vous l’ai montré, pour vous faire honneur, mon hôte ! comme on fait entendre un son dans l’air, — comme on dit à sa jeune femme, ou à sa fille, enfant de seize ans : — Prenez place à côté de notre hôte, et servez-le ! — comme on dit à ses valets : — Préparez la plus belle de mes chambres, le plus doux de mes oreillers, et obéissez à notre hôte ! — Ainsi, mon ami, vous, mon hôte, je vous ai montré ce que j’avais de plus beau et de plus cher, mon diamant. Je n’ai ni femme jolie à vous montrer, moi vieillard, ni jolie enfant à faire asseoir auprès de vous, ni domestique nombreux, ni musiciens aux voix sonores, ni parfums exquis. J’ai mon vin et mon diamant, des vins qui se boivent à longs traits, un diamant dont les reflets vont jaillir jusqu’au fond de l’âme, plus un poignard qui tranche. Eh bien ! je vous ai versé mon vin à longs flots ; je vous ai prêté mon poignard nu, hors de sa gaine ; je vous ai montré mon diamant tout nu ; je vous ai fait jouir de tout mon présent, de tout mon passé, de tout moi-même. J’ai fait les honneurs de ma maison comme pas un hôte ne le fait dans ce monde à son hôte. Soyez juge de cela, monsieur ! et à présent que je vous ai montré ma femme et ma fille, imprudent que je suis, vous voulez m’enlever ma femme et ma fille, et les faire vôtres par la prostitution ou par le viol ! et à présent que vous avez bu mon vin, vous voulez vous emporter avec mon vin, vous voulez m’égorger avec mon poignard ! Oh ! non pas, non pas, jeune homme ; j’en atteste vos dix-huit ans de philosophie et de vertu ; non, tu ne dépouilleras pas le vieillard ; non, tu n’abuseras pas de la lame effilée ; non, tu ne seras pas si cruel et si injuste. Ô pitié ! pitié ! respecte mon diamant, mon seul bien. — Disant cela, le vieillard était à genoux devant le jeune homme, disant toujours en sanglotant : pitié ! pitié !

Gustave dit : buvons. Il tendit son verre, et il le vida tout d’un trait. — La quatrième bouteille fut vidée encore, — mais le diamant était toujours là, brillant comme l’étoile dans le ciel nébuleux.

Toujours il était là, cet astre de deuxième ciel, qui lançait sa flamme dans le cœur du jeune homme : l’ivresse débordait à pleins bords ; le diamant étincelait à pleine âme. — Gustave se retourna vers le vieillard. — Décidément, dit-il, tu ne veux pas me le donner ?

— Tu ne l’auras qu’avec ma vie ! dit le vieillard.

— Encore une fois, mendiant, ton diamant !

Le vieillard :

— Mendiant ! oh ! c’est alors que je serais mendiant et misérable, si je te donnais ma fortune, ma seule supériorité sociale, mon orgueil, mon nom, mon écusson qui brille sous mes guenilles, la liste de mes ancêtres qui se fait jour à travers mes haillons, mon univers à moi, mon voyage en Italie, mon ciel napolitain, mon prince, mon amour ; n’en parlons plus, prends mon sang, frappe, et puis tu dépouilleras à ton aise le mendiant.

Disant cela, il découvrit sa poitrine vaste, noire et sonore. Le cœur battait vivement, caché sous un mince gilet de peau.

Gustave leva son poignard avec le plus grand sang-froid, car il était ivre.

Le vieillard alors changea tout-à-coup de visage. Il prit l’habit et la voix, et le geste, et le regard, et le tendre sourire que Gustave avait toujours connus à son père. C’était le même visage, les mêmes cheveux blancs, la même majesté. — Gustave, mon fils ! mon fils ! Gustave, dit-il, frappe donc ton père !

Gustave frappa !

Le vieillard tombe en gémissant, son sang coule, le poignard reste cloué à la terre ; la terre tremble ! Le diamant se couvre d’un voile comme les pierres précieuses qui pâlissent à l’approche du poison. À ce sang, à ce cri plaintif, à ces pleurs, à cette voix, à ces traits, — le diamant évanoui, — Gustave recule d’horreur ! Il vient de se reconnaître assassin. Tout-à-coup le vin s’en va de sa tête, le désir de son cœur ; il veut laver sa main tachée de sang, le sang reste à sa main. Il pleure, il sanglote, il s’accuse, il accuse le ciel et la terre, il s’arrache les cheveux, il veut mourir ! À l’instant où il va se percer le sein, le vieillard, reprenant sa première forme, se relève, sa blessure se ferme, le sang s’en va, et le mendiant d’une voix douce :

— N’accuse donc pas les hommes, ô mon fils, et quand la voix d’un vieillard frappera ton oreille, ne te prends pas à chanter une frivole chanson d’amour. Ô mon fils ! dépose ton orgueil ! sois humble et doux. Ne déclame pas contre le vice et les vicieux ! Je te le disais bien, toi si honnête et si bon, te voilà devenu d’un seul coup assassin, parricide et voleur !

Gustave, hors de lui, se jeta aux genoux du magicien, car j’imagine que c’en était un. — Ô mon père, dit-il, oh ! quelle peur vous m’avez faite, mon père ! Oui assassin, oui parricide, oui voleur ! Moi gentilhomme ! C’est la faute du vice, mon père ! Et il pleurait ce bon jeune homme ! Il pleurait, poussant du pied les bouteilles vides. Le vieillard se prit à le consoler.

— Console toi, Gustave, tu es honnête et bon. Tu as soulagé ma misère, ce soir, en me sacrifiant un plaisir innocent, je suis resté ton obligé. Regarde, ma blessure n’est pas mortelle. Vois mon sein, il est fermé ; mon cœur bat plus calme que le tien. Minuit va venir. Profite donc de cette heure et de la lune nouvelle pour me demander une grâce que je ne te puis refuser ! Parle !

— Je ne veux rien, dit Gustave, que votre pardon, mon père !

— Veux-tu mon diamant ? dit le vieillard.

— Ton diamant ! dit Gustave reculant d’horreur ! Non, non ! La fortune souille, le pouvoir souille, tout cela vous souille jusqu’à l’os, et je sais combien il en coûte pour se laver les mains. Je ne veux rien pour moi !

— Et ne veux-tu rien pour les autres ? dit Honestus.

Gustave réfléchit profondément. — Il est une chose que je veux pour les autres et pour moi, dit-il.

— Laquelle ? reprit Honestus déjà inquiet.

Écoute ceci, reprit Gustave. Écoute ! — Que le vice disparaisse du monde ; que le crime abandonne la terre. — Que le règne de la vertu arrive enfin. Tu l’as dis, tu ne peux pas me refuser. Obéis donc ! je le veux.

Le vieillard poussa un soupir.

— Répète ton vœu à haute voix, dit-il.

Gustave répéta son vœu à haute voix.

En même temps, on entendit sortir de dessous terre un atroce et ridicule ricanement. On eût dit le ricanement d’un bourgeois parvenu ou d’un huissier retiré ; un ricanement méchant et bête, encore plus méchant que bête.

— Qui rit ainsi ? demanda Gustave.

— C’est l’esprit des ténèbres, reprit le vieillard. Il rit toujours ainsi aux vœux absurdes des mortels. Son rire n’a jamais été si gros qu’aujourd’hui, en entendant ton vœu. — Rétracte-le, ce vœu fatal ! rétracte-le, il en est temps encore, mon fils ! Tu ne l’as pas encore prononcé une troisième fois !

— Vieillard, dit Gustave, tu ne m’as donc pas entendu ? C’est l’abolition du vice que je demande ; c’est la disparition complète des erreurs ; c’est le règne de la vertu et des sages ! Souffle donc sur le vice, et qu’il disparaisse de la terre ! Et après cela que je meure au milieu des sages et des vertueux que j’aurai faits !

Et il répéta à haute voix sa troisième abjuration.

Le gros ricanement se fit entendre de plus belle ; le vieillard leva les yeux au ciel, les yeux remplis de larmes. Puis il s’écria avec un soupir de douleur et de regret : — Soit fait comme tu le veux, mon fils !

Il prit Gustave par la main. Ils sortirent à pied dans la rue. Le ciel était pur, l’air embaumé, les étoiles scintillaient dans le ciel, la nature dormait mollement accroupie dans l’ombre et dans les fleurs. — Hélas ! dit le vieillard, dites adieu à cette belle nuit. La nuit, c’est le péché du jour ; la nuit, c’est le vice du soleil ; la nuit, c’est un instant de repos et de paresse pour l’astre du jour. Plus de péché sur la terre, plus de nuit pour la terre, plus de repos pour le soleil, plus d’ombre le soir. Que tes rayons soient tendus sans relâche sur nos têtes, soleil ! Que le soir ne ferme plus ton palais de cristal et ne détale plus tes chevaux ! — Ainsi parlait le vieillard. Le jeune homme, croyant que son compagnon se livrait à une boutade poétique sans conséquence, le laissait dire et se frottait les mains tout joyeux.

Au détour d’une rue, ils rencontrèrent une échelle attachée à une fenêtre, et à cette échelle des hommes qui grimpaient mystérieusement.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Gustave.

— Ce sont de malheureux voleurs, reprit le mendiant, que votre loi contre le vice a surpris après leur vol. Soumis à la vertu, qui est à présent la seule maîtresse de ce monde, ils viennent rapporter ce qu’ils ont dérobé cette nuit ; trop heureux que le maître de la maison ne les prenne pas en flagrant délit de restitution, car la bonne action leur coûterait cher.

Gustave pensait avec bonheur à la joie du maître de la maison quand il retrouverait à son lever les objets enlevés chez lui. Le mendiant comprit l’idée de Gustave.

— Oui, dit-il ; mais cet homme volé est le commandant de la maréchaussée, il a une femme et des enfans à nourrir, tout ce monde ne vit que des voleurs, et le pauvre homme sera bien désagréablement surpris demain, quand il ne trouvera plus un seul voleur à arrêter.

— Qu’importe cela ? pensait Gustave ; la vertu de tout un peuple est-elle achetée trop cher au prix du bonheur d’un homme de maréchaussée ? Pensant cela, ils poursuivirent leur chemin. Sur leur passage, une porte s’ouvrit. D’une maison décriée s’enfuyaient plusieurs filles à demi nues. Leurs équivoques amans s’enfuyaient épouvantés de leur désordre. Bon ! dit Gustave, voilà, j’espère un très grand avantage de la vertu !

— Hélas ! dit le bon homme, en détruisant le vice de quelques femmes, M. Gustave, vous ôtez tous ses avantages à la vertu. Toutes les femmes vertueuses vont tomber désormais dans le découragement et l’apathie. Leur vertu leur sera lourde et pesante comme une nécessité.

Malheureuses femmes ! vous ôtez la sanction nécessaire à leur propre estime ! Il fallait à toute force cette fange au coin des rues, pour que la femme fût heureuse et fière de sa robe sans tache ; il fallait ce vice à la voix rauque et chargé de musc, pour que la femme honnête fût heureuse de la douce joie et du calme de son cœur ; il fallait ces misérables femmes et leurs amans pris de vin, hideux rebut de la débauche, pour faire comprendre au père de famille toute l’étendue de son bonheur. Imprudent Gustave ! en ôtant le vice à ces femmes et à ces hommes, vous avez désenchanté leur vie, vous avez ôté son but à la vertu, vous avez brisé les liens les plus sacrés et les plus chers. Cette triste maison abattue, Gustave ! c’est tout comme si vous aviez brisé l’autel nuptial. — Mais ces profonds raisonnemens dépassaient Gustave, et il ne les comprenait pas.

À une fenêtre ils s’arrêtèrent. Un spectacle étrange vint frapper leurs regards. Une femme pâle, belle et jeune, se tenait agenouillée au berceau de son enfant. Le lit était défait et brisé. Dans un coin de l’appartement, se tenait un jeune homme pâle et beau ! Cet homme et cette femme dans la nuit, près d’un enfant, près de ce lit brisé et défait, dans une position toute passionnée, étaient dans une attitude froide et inerte. Ils avaient été surpris sans transition par cette vertu subite qui venait tout-à-coup de tomber dans le monde. Fléau subit, inconcevable fléau, qui ôtait toutes ses grâces aux larmes, toutes ses douceurs aux remords ; vertu qui desséchait l’âme, qui la surprenait plus qu’elle ne la saisissait, qui laissait les yeux secs et rouges ! — Que font là cet homme et cette femme, demanda Gustave au vieillard ?

Le vieillard répondit : — « Cet homme et cette femme étaient tout à l’heure deux amans, ils s’aimaient avec la passion la plus tendre, le jeune homme a séduit à grand’peine la femme de son ami, ils ont été surpris cette nuit par la vertu que nous avons jetée dans le monde ; leur repentir a devancé leur crime ; à présent la mère demande pardon à son enfant des torts dont elle s’est rendue coupable envers son père ; le séducteur s’éloigne de la belle pécheresse ; tout est dérangé dans ces deux existences si bien arrangées pour la passion et pour le drame ; à présent, grâce à la vertu que tu leur as donnée, le jeune homme mourra d’ennui, cette femme mourra d’ennui, le mari de cette femme mourra d’ennui ; l’enfant restera orphelin. Ce ménage pour vivre, heureux, avait besoin de jalousie, de colère, d’amour, de duel. Méchant jeune homme qui leur a enlevé tout cela ! »

Ils continuèrent à marcher dans la ville, ils arrivèrent à une grande place, chargée de grands arbres ; des hommes se précipitaient par milliers hors de toutes les maisons ; c’était un débordement à faire peur, des figures hâves, des corps grossiers, des mains rudes, beaucoup d’yeux louches ; population à part, effarée, honteuse du jour : on eût dit, à les voir, autant de loups chassés de leurs repaires qui arrivent dans la ville par l’hiver. Pour s’opposer à cette foule qui s’entassait, tous les soldats de la ville accouraient, fantassins et cavaliers, canons et tambours, enseignes déployées, mèches allumées. On chargeait les fusils, les canons, pour tenir cette foule en respect. — D’où vient donc tout ce peuple hideux à voir ? dit Gustave, et pourquoi quitte-t-il ses demeures à présent ? — Vous voyez, dit le vieillard, la nation des joueurs, des filous, des hommes de débauche, des espions, des gens de lettres mourant de faim, que la vertu vient de chasser de leurs occupations et de leurs demeures ténébreuses. Notre vertu est tombée sur la tête de ces gens-là, comme un seau d’eau glacée sur la tête d’un fou ; elle les a enrhumés étrangement. Regardez-les, Gustave ; sont-ce donc là des corps et des visages faits pour la vertu ? Ce sont des âmes de boue naturellement, et naturellement aussi ils ont des corps penchés vers la terre comme ceux de la brute. Ce sont des appétits gloutons et des ventres insatiables. La vertu que vous leur avez jetée, comme on donne un soufflet à un menteur, elle les fait rougir au grand jour, bien plus que ne les ferait rougir une tache ou un trou à leur habit. Oh ! oui, c’est un grand malheur d’avoir tiré de leurs cloaques tous les insectes qui se cachaient dans le limon. Croyez-moi, Gustave, il faut laisser le cloporte dans sa fange, et le voleur dans sa maison de jeu. Il faut laisser l’araignée dans sa toile, et la fille de joie à sa fenêtre. Il faut laisser chanter le hibou sur sa charogne et le poète dans son grenier. N’agitons jamais la fange des villes ; voyez ce que va devenir tout ce peuple de filous honnêtes gens. La ville en a peur, les voyant tous réunis ; elle n’a pas assez de soldats pour les contenir.

Cependant le jour venait de se lever, et le silence de la nuit, si touchant dans la nuit, si effrayant dans le jour, se prolongeait encore. Aucune voiture ne parcourait les rues, on n’entendait ni les cris du paysan matinal, ni le marteau du forgeron ; les marchés étaient déserts. — « Pourquoi tout ce silence ? dit le jeune homme au vieillard. — À présent qu’ils sont tous vertueux, à présent qu’ils n’ont plus de faux desirs, les hommes dorment en paix et se reposent, ils n’ont plus besoin de s’agiter. »

À la porte des boulangeries et de tous les marchands de comestibles, les plus riches s’agitaient, tendaient leurs mains chargées d’or, et demandaient un morceau de pain. Mais tout le pain de la journée avait été distribué gratuitement aux pauvres par la vertu des boulangers. Ainsi les riches mouraient de faim, parce que les bouchers et les rôtisseurs étaient entrés subitement dans la vertu.

À un certain carrefour, sur les bords de la rivière, des malheureux venaient mourir de faim. C’étaient des espions, des recors, des gendarmes, des danseuses, des huissiers, des procureurs, des soldats et autres gens de métiers équivoques, qui, par vertu, ne voulaient pas continuer leur métier.

Au palais du roi, on ne voyait plus de gardes, le monarque ne craignait plus personne, et personne ne le craignait. Les courtisans se fuyaient comme on fuit la peste. Chacun dans le palais se dénonçait lui-même. — J’ai volé le peuple, disait l’un ; j’ai fait couler le sang innocent, disait l’autre ; j’ai dépouillé l’orphelin, disait un troisième ; j’ai rempli les cachots et les bastilles, disait le ministre. Tous les hommes de cette cour s’accusaient de s’être vendus, et les femmes aussi. C’était horrible à voir, horrible à entendre. Le roi effrayé voulait abdiquer sa couronne ; mais par vertu personne ne voulait l’accepter, et il était forcé de rester roi.

Enfin, enfin, tout ce peuple démasqué, toute cette foule sans physionomie, toutes ces vertus vagabondes, aussi communes que le pavé des chemins, tout cela végétait, monotone, hideux, malsain, ennuyé, ne songeant plus à la terre, attendant la mort et le ciel.

Le jeune homme à l’aspect de ce troupeau de moutons, qui tous obéissaient à la même impulsion, fut saisi de terreur. — « Oh ! mon Dieu, dit-il, quel mal j’ai fait au monde en lui ôtant le vice et le crime ! — En lui ôtant le vice et le crime, reprit le vieillard, vous avez tué le monde, vous l’avez privé de sa principale condition d’existence, vous lui avez enlevé toutes ses nuances de morale, vous avez privé la vertu de sa propre estime en la rendant plus commune que le sable des rivières. Changez tous les cailloux en or, et l’or n’aura plus de prix. Oh ! mon fils, il fallait cette triste expérience pour vous apprendre qu’il n’y a rien de plus dangereux parmi les hommes qu’une vertu universelle. Il en est de la vertu comme de la vérité. Il faut jeter les vérités une à une dans le monde ; ouvrir la main pour les répandre brusquement, c’est un crime. La vérité est trop grande, brûle et ne brille pas. »

Le jeune homme, sans réponse, alla s’agenouiller à la porte d’un temple désert, car depuis que les hommes étaient vertueux, ils ne priaient plus les dieux.

— Oh ! mon Dieu, dit Gustave, en joignant les deux mains ; mon Dieu, retirez toute cette vertu de la terre. Rendez aux hommes le vice qui les unit les uns aux autres ; rendez-leur le crime, qui les rend vigilans et leur fait aimer les lois. Mon Dieu, faites que les hommes soient encore et toujours voleurs, méchans, assassins, espions, gens de lettres, blasphémateurs, impies ; que les femmes soient toujours coquettes et fausses, et vénales, et danseuses !

La prière monta aux pieds de l’éternel.

Tout reprit son ordre accoutumé dans le monde. Le vice rendit à la société le mouvement et le charme que la vertu lui avait enlevés. Quant au vieillard, il jeta sur le jeune homme un regard satisfait : — C’est bien, mon fils, lui dit-il, te voilà revenu à temps d’un paradoxe fatal ; te voilà convaincu par toi-même, que tout est bien dans le monde, et que d’en enlever le moindre des péchés capitaux, le plus léger de tous, la gourmandise, par exemple, ce serait en déranger la savante harmonie. — Adieu, Gustave, à présent que vous êtes indulgent pour le vice, rien ne manque à votre vertu. Cependant, jeune homme, je veux que vous emportiez un souvenir de moi : vous avez refusé mon diamant tout-à-l’heure, et vous avez eu raison ; prenez ces trois fleurs, ce lis, cette violette et cette tulipe diaprée : le lis est l’emblème de l’innocence, la violette vous avertira d’être humble et modeste, la tulipe représente la santé. Tant que la tulipe fleurira, les deux autres fleurs seront florissantes : la santé est un vase qui renferme toutes les autres vertus.

Ainsi parla le vieillard, il embrassa Gustave, et ils se séparèrent pour ne plus se revoir.

Depuis ce temps, Gustave est devenu un si grand philosophe, qu’il a été nommé membre correspondant des académies de Dijon, de Lyon et de Nancy.


jules janin.