HOMMES ILLUSTRES
DE LA RENAISSANCE.

III.

MÉLANCTHON.[1]


VII. — MÉLANCTHON À LA DIÈTE D’AUGSBOURG..

Au mois d’avril 1530, Luther reçut de l’électeur de Saxe une lettre qui lui mandait de se concerter avec ses collègues Justus Jonas et maître Philippe Mélancthon, pour que les cours fussent continués en leur absence à l’académie de Wittemberg, et qu’ils se tinssent prêts à le joindre à Cobourg, où il attendait qu’on décidât de quelle façon chaque parti exposerait son opinion à la diète d’Augsbourg.

Les magistrats de cette ville envoyèrent à l’électeur un sauf-conduit dont les termes excluaient Luther, car il y était dit : « Nous en exceptons toute personne qui aurait rompu la paix de sa majesté impériale, notre pouvoir n’allant pas jusqu’à donner protection à ceux que l’empereur a condamnés. » Allusion assez claire aux édits de Worms, qui n’avaient pas cessé d’être en vigueur, quoique les guerres de Charles-Quint en eussent fort relâché l’exécution.

L’électeur continua sa route jusqu’à Augsbourg, n’emmenant avec lui que Jonas et Mélancthon. Pour Luther, il reçut l’ordre de demeurer. On lui donna de vagues raisons. La vraie était que l’électeur craignait pour sa personne : mais on la lui cacha, de peur qu’il n’y vît une marque de défiance dans la bonté de la cause, et que, par un coup de fougue, il ne vînt à Augsbourg malgré tout le monde. Du reste, il fut convenu que rien ne se ferait sans ses avis.

Au préalable et à tout évènement, l’électeur avait voulu qu’un formulaire des églises saxonnes fût rédigé à Cobourg. On chargea Mélancthon de ce soin. La rédaction définitive avait été subordonnée aux circonstances encore imprévues qui devaient marquer la diète d’Augsbourg.

Au commencement du mois de juin 1530, tous les princes et états qui devaient composer la diète étaient successivement arrivés, et attendaient Charles-Quint. Chacun s’était fait accompagner ou représenter par ses prédicateurs, lesquels abondaient des deux côtés. George, duc de Saxe, entre autres, en avait amené une voiture pleine. Dans cette confusion d’opinions, d’hommes et d’intérêts si divers, les bruits les plus étranges et les plus contradictoires avaient tour à tour crédit. L’arrivée de Charles-Quint, ses dispositions, ses projets, ceux de sa cour, en étaient la matière. Les uns annonçaient qu’il venait sans parti pris, avec l’intention d’examiner à fond la querelle, et de corriger ce qu’il trouverait d’excessif dans les deux partis ; les autres le disaient prêt à écraser la réforme par les armes, et déjà engagé par serment à cette œuvre d’extermination. On ne faisait pas moins de conjectures, ni de moins contradictoires, sur les théologiens et les négociateurs dont il s’était fait suivre. Toutefois on s’accordait à fonder des espérances sur le crédit et la modération bien connue de son chancelier, Mercurinus Gattinara, lequel avait du penchant pour les réformateurs, à cause des lettres, dont le goût lui était commun avec les principaux d’entre eux. Chacun s’alarmait ou se réjouissait selon les bruits auxquels il ajoutait foi. Les timides travaillaient à la paix ; les hommes décidés ne prétendaient pas moins, protestans, qu’à intimider Charles-Quint ; catholiques, qu’à lui arracher des édits violens et des déclarations de guerre.

Ces espérances ou ces craintes se trahissaient dans les nombreux prêches qui se faisaient à Augsbourg. Il fallait bien occuper tant de prédicateurs, tous impatiens de se faire entendre, les uns par ardeur religieuse, les autres pour se faire distinguer. Tous ces prêches remuaient la ville, convertie tout à coup en un vaste auditoire, et les magistrats avaient fort à faire pour maintenir l’ordre dans cette foule qui désertait ses travaux, et se pressait autour des chaires pour s’abreuver de ces nouveautés enivrantes. Les princes y assistaient, entre autres le landgrave de Hesse, lequel écoutait volontiers maître Michel, l’un des sacramentaires.

La ville avait équipé huit cents hommes, tant fantassins que cavaliers, tous habillés de velours et de soie, et un bon nombre cuirassés. En outre, on avait dressé des barrières et tendu des chaînes dans les rues, en cas d’émeutes du soldat ou du peuple. Charles-Quint, averti de ces précautions, en prit de l’ombrage, et exprima des méfiances. Le sénat répondit que l’établissement de chaînes et de barrières avait été résolu depuis dix ans, et que, quant aux soldats, ils n’avaient été équipés que pour fêter l’empereur. Charles-Quint insista. Il voulut faire des épurations dans cette troupe, remplir les vides par des hommes à lui, et faire prêter à tous serment de fidélité à l’empereur. Le sénat aima mieux un licenciement général.

Au reste, l’empereur en usait avec la ville d’Augsbourg comme il eût fait d’une ville de ses Espagnes. Ses fourriers arrachaient des auberges les écussons des princes, et prenaient possession, au nom de l’empereur, de tous les logemens qui leur convenaient. On le disait, quant à lui, arrêté dans les états romains par le manque d’argent. Il attendait celui de France, dont le premier terme, selon les derniers traités, devait échoir à la Pentecôte. Mais n’est-il pas plus vraisemblable que ce retard était calculé, et que l’empereur voulait arriver au milieu de partis épuisés par des discussions préliminaires, pensant que la fatigue générale, en faisant désirer sa médiation, la rendrait plus facile ?

Quoi qu’il en soit, on anticipait sur la diète en agitant, soit dans les églises, soit dans les conciliabules, toutes les questions qui devaient y être débattues. Pour les prêches en particulier, on délibérait à quel prix il faudrait en revendiquer le libre usage, au cas où il plût à l’empereur de l’interdire. Le plus grand nombre penchait pour la désobéissance, les zwingliens surtout, qui avaient le plus d’intérêt au maintien des prêches, étant l’extrême parti de la réforme, et ayant plus besoin que les autres de l’acclamation populaire. L’église saxonne aurait vu sans déplaisir l’interdiction des prêches zwingliens mais, en la souffrant, n’invitait-elle pas l’empereur à supprimer les siens ? On discutait tous les cas. Ou Charles-Quint interdirait tous les prêches quelconques publics ou privés, ou il bornerait l’interdiction aux prêches publics, ou enfin, de concert avec tous les états et ordres de l’empire, il en prononcerait une absolue et sans restrictions. Devrait-on résister ? De quelle manière et jusqu’où ?

Une consultation présentée à l’électeur par ses théologiens portait que, dans tous les cas, il fallait se soumettre ; qu’à la vérité ce serait l’obéissance de prisonniers qui ne peuvent pas résister, mais qu’il valait mieux s’y résigner, la ville étant à l’empereur, que de montrer qu’on se défiait de la cause ; qu’à cet égard, ni prières ni menaces ne devaient déterminer l’électeur à quitter Augsbourg avant d’avoir fait connaître la profession de foi saxonne à l’empereur et à l’empire.

Cette consultation, où l’on reconnaît la marque de Luther dans la recommandation de ne laisser soupçonner à aucun prix qu’on se défie de la cause, avait été rédigée par Mélancthon. C’est lui qu’on avait chargé de dresser toutes les délibérations des théologiens saxons sur les questions subsidiaires qui s’agitaient, et généralement sur toutes les décisions que pouvaient rendre nécessaires les dispositions présumées de Charles-Quint. Et comme toutes ces délibérations étaient communiquées à tous les adhérens de l’église saxonne, lesquels formaient la majorité du parti protestant, de fait Mélancthon était la plume et le négociateur de ce parti. Il servait de lien entre les princes et les états confédérés, que distinguaient et que pouvaient séparer dans l’occasion des caractères et des intérêts très divers, aussi bien qu’entre leurs théologiens, non moins partagés, et qu’il fallait ménager pour ne pas les précipiter vers les partis extrêmes. La plupart n’y étaient que trop portés, d’abord parce que la discipline était plus relâchée et les amours-propres moins contraints ; ensuite parce qu’en s’éloignant de Luther et en l’exagérant, chacun croyait faire dater de soi la vraie réforme ou en marquer une des phases. Mélancthon pouvait seul sauver la doctrine des mains de tant d’amis qui l’eussent déchirée et mise en pièces pour en attirer à eux l’interprétation officielle et le gouvernement. Il y mettait d’ailleurs tant de modestie, qu’on adhérait volontiers à des éclaircissemens qu’il ne donnait ni comme son invention, ni comme un secret.

Dans l’intervalle, il préparait cette confession, dont le fonds avait été arrêté à Cobourg entre Luther et les autres théologiens de l’électeur. Depuis lors, il avait fallu la refondre et l’éclaircir, afin de la faire accepter de toutes les nuances de la réforme. La tâche était immense. Il fallait une rédaction nette et sans équivoque, car Mélancthon n’eût pas consenti à prêter sa plume à une œuvre de sophisterie et d’hypocrisie ; et néanmoins cette rédaction, tantôt par des omissions calculées, tantôt par la généralité des termes, devait laisser quelque part aux dissidens, lesquels voulaient bien ajourner leurs prétentions et leurs espérances, mais non les voir formellement exclues du corps du nouvel Évangile, à titre d’hérésies. Mélancthon donnait tout le premier l’exemple de ces transactions, que du reste l’opiniâtreté des catholiques rendit faciles ; car, qui pouvait penser à disputer pour les conséquences ultérieures d’une opinion dont ceux-ci ne voulaient même pas accepter le principe ? Je cherche vainement, dans l’article sur la pénitence, la crainte servile de Mélancthon ; il en avait fait le sacrifice à l’intérêt commun.

Les plus grandes difficultés lui venaient de Luther et du landgrave de Hesse. C’étaient deux rudes maîtres, surtout pour un homme qui savait peut-être encore moins servir que résister. Luther, enchaîné à Cobourg, en proie à des douleurs de tête qu’il compare, dans son langage plein de figures, à des tourbillons de vent, supportait mal que les affaires se fissent sans lui, et n’était content ni de commander de si loin, ni qu’on lui obéît avec liberté. Quant au landgrave, comme il voulait la guerre, il favorisait les zwingliens, qui y poussaient et qui la déclaraient presque à l’empereur dans leurs prêches. Or, Mélancthon avait à faire souscrire à sa confession Luther, qui, selon ses lettres à l’électeur, ne pouvait marcher si doucement et à si petit bruit, et qui ne se reconnaissait, ni dans la simplicité pratique des interprétations, ni dans le ton modéré et égal dont elles étaient présentées. Il avait à obtenir l’adhésion du landgrave, pour qui c’était trop peu qu’on eût omis de parler des sacramentaires, que l’église saxonne assimilait dans le fond aux anabaptistes, les seuls sectaires contemporains réprouvés nommément par la confession. Le landgrave eût voulu plus, et sinon qu’on substituât leur article particulier sur l’eucharistie à celui des églises saxonnes, du moins qu’on sophistiquât sur ce dernier, de manière à y faire entrer le sens littéral, qui était celui des églises saxonnes, avec le sens figuré, qui était celui des sacramentaires. Mélancthon n’ayant pas de prise sur cet esprit ardent, d’autant plus opiniâtre qu’il défendait, sous des dissentimens théologiques, une politique déjà résolue, chargea Luther de le faire revenir. La peur qu’eut celui-ci des dispositions des zwingliens du landgrave le rapprocha du terme moyen que proposait Mélancthon. Il y attira bientôt ce prince, lequel souscrivit enfin, avec des réserves sur l’eucharistie, à la confession, aussi bien que Bucer, le représentant de l’église de Strasbourg, dont l’esprit subtil et insidieux[2] avait imaginé une quatrième interprétation des paroles de Jésus-Christ, dans la cène, entre le sens littéral diversement expliqué par les catholiques et les luthériens, et le sens figuré défendu par Zwingle et son église.

Toutes ces négociations étaient pendantes quand Charles-Quint arriva. Il fit son entrée à Augsbourg, le 16 juin 1530, sur le soir, accompagné de tous les princes qui étaient allés au-devant de lui par honneur. En avant de l’empereur marchait l’électeur de Saxe, portant l’épée, selon le privilége de son rang. Charles avait avec lui Ferdinand, son frère, roi des Romains, et le cardinal Campège, venu à la diète en qualité de légat apostolique. On reporta sur ce prélat, estimé pour sa modération, les espérances qu’on avait conçues de Mercurinus Gattinara, mort quelques jours auparavant. Campège trompa ces espérances ; il était venu avec la mission de conseiller à Charles-Quint l’emploi de la force ; il remplit cette mission jusqu’à la fin de la diète.

À peine arrivé, l’empereur fit appeler les trois princes évangéliques, l’électeur de Saxe, George, margrave de Brandebourg, et le landgrave de Hesse. Il n’avait auprès de lui que Ferdinand son frère, lequel, parlant habituellement l’allemand, lui servait d’interprète. Il leur demanda de faire cesser tous les prêches à Augsbourg. Ceux-ci répondirent que ce serait paraître nier le nouvel Évangile, si, avant toute discussion, ils supprimaient les prêches. Charles leur donna jusqu’au lendemain matin pour en délibérer.

Ils demandèrent dans la nuit une consultation à leurs théologiens. Mélancthon conseilla d’obéir. La principale raison qu’il en donnait, d’accord avec Luther, à savoir que, la ville appartenant à l’empereur, les princes et les théologiens n’y étaient qu’à titre d’hôtes, en cachait une plus sérieuse. Dans le fond, il tenait médiocrement à ce que les prêches fussent libres, cette liberté ne servant guère qu’à obscurcir les questions et à irriter les esprits. Mélancthon voulait circonscrire le débat au petit cercle des doctes, et ne regrettait pas qu’on fermât l’une des voies par où les hommes impatiens et sans lumières se jetaient dans des discussions qui portaient déjà la paix et la guerre.

Mais son avis ne fut pas suivi. Le matin, les princes se rendirent auprès de l’empereur, et renouvelèrent leur réponse de la veille, qu’il n’était point juste de les priver de la parole de Dieu, et que cette exigence de César était contraire aux lettres de convocation qu’ils avaient reçues pour la diète. À de nouvelles insistances de Charles ils opposèrent de nouveaux refus, et les prêches particuliers continuèrent à Augsbourg.

Charles, trouvant sur ce point la résistance trop forte et n’étant ni disposé ni prêt à agir par les armes dès le début, demanda aux princes de l’accompagner à la procession du Saint-Sacrement qui devait avoir lieu le jour même ; qu’ils le fissent du moins pour honorer Dieu. C’était leur demander de trancher par une manifestation extérieure et publique l’une des questions sur lesquelles il s’était amassé le plus de controverses, et préparé le plus de résistances. Ils refusèrent, non sans y mettre toutes les formes de la déférence et du respect. Charles laissa échapper des menaces, et on put croire, à la violence de son indignation, que la diète n’irait pas plus loin. Une transaction apaisa tout. Il fut convenu que les prêches papistes comme les prêches évangéliques seraient supprimés, que toutefois l’empereur pourrait instituer des prédicateurs étrangers aux deux partis, lesquels enseigneraient l’Évangile sans commentaires. « Nous attendons, écrivait plaisamment Brentius, une chimère ou quelque animal tenant du cerf ou du bouc. » Il y eut un grand empressement à ce premier prêche, qui ne devait être ni papiste ni évangélique. « Nous étions là, ajoute Brentius, l’oreille tendue ; mais nous n’avons entendu qu’une simple lecture du texte de l’Évangile : seulement le prédicateur a commencé cette lecture par des prières communes pour les vivans et les morts, et l’a terminée par une confession générale. Vous avez là un prédicateur qui n’est ni papiste ni évangélique, mais qui s’en tient au texte nu[3]. »

Le 20 juin, une messe du Saint-Esprit fut célébrée dans la cathédrale d’Augsbourg, en grande pompe, avec chant et musique d’orgue. Avant la fin de la messe, un prédicateur attaché à la légation apostolique, Vincent Pimpinelli, prononça un discours devant l’empereur et les princes, lesquels étaient assis dans le chœur, qui était fermé. Il invita Charles-Quint et Ferdinand à s’unir pour détruire l’hérésie, et pour ramener toute l’Allemagne sous le joug de l’ancienne discipline romaine. Les réformés répandus dans l’église entendirent des éclats de voix, mais ne purent saisir le sens du discours. Ce fut par le margrave George, lequel savait assez de latin pour comprendre celui de Vincent Pimpinelli, qu’ils connurent dans quel esprit l’orateur avait parlé.

Pendant ces difficultés subsidiaires, Mélancthon était appliqué sans relâche à l’œuvre principale, qui était la confession du parti. Il y avait à pourvoir à deux choses à la fois : accommoder la rédaction aux opinions de tous ses coreligionnaires, et négocier pour que Charles-Quint en permît la lecture. C’est dans ce dernier but qu’il s’était rapproché de quelques-uns des secrétaires espagnols de l’empereur, et en particulier de Valdésius, qui avait du crédit. Les choses étaient allées assez loin pour qu’il crût pouvoir proposer de substituer à une lecture publique de simples communications à César, par l’entremise de son secrétaire. L’électeur, son maître, décida que la confession serait lue comme elle avait été dressée. Mélancthon, qui voulait la paix, y retouchait sans cesse, le plus souvent d’accord avec ses coreligionnaires, lesquels lui reprochaient ensuite ce qu’ils s’étaient laissé arracher, quelquefois de son propre mouvement, dans certains détails où l’âpreté de l’expression aurait pu effaroucher les adversaires. « J’y aurais fait bien plus de changemens, écrivait-il à Camérarius, si nos amis me l’eussent permis ; car, bien loin que je pense que l’écrit soit plus doux qu’il ne convient, j’ai grand’peur qu’on ne s’offense de notre liberté[4]. »

Sa tâche était d’autant plus difficile, que Luther, en cessant tout à coup de lui écrire, avait paru désavouer tout ce qui se faisait à Augsbourg. Cette brusque interruption avait eu de l’éclat. Mélancthon s’en plaignit avec douceur et humilité ; mais Luther ne voulut pas même recevoir ses lettres. Il fallut qu’il priât Théodorus Vitus, leur ami commun, resté près de Luther, de les lui lire malgré lui, et il les envoyait décachetées, afin que Vitus en prît d’abord connaissance et s’assurât qu’elles étaient assez humbles pour apaiser l’impérieux docteur. Une fois il lui en fit porter une par un messager à ses frais. « Vous savez, lui écrivait-il, les dangers que nous courons tous, et combien nous avons besoin de vos conseils et de vos consolations. On ne fait rien que par vos directions : quel sera notre péril si vous nous abandonnez ? » La raison de Luther était que Mélancthon ne lui écrivait pas assez souvent. C’était trop peu pour lui d’une lettre par semaine ; il voulait qu’on fût de son avis, et qu’on ne fît pas un pas en avant sans l’en avertir. Ajoutez-y un peu de jalousie de n’être pas présent aux décisions, et de ce qu’il fallait en prendre fréquemment qui ne laissaient pas le temps de le consulter, et peut-être quelque souci secret de l’importance croissante de Mélancthon, qui, quoique n’ayant aucune prétention à être le chef du parti, parut, en certaines occasions, ne manquer d’aucune des qualités d’un chef, et fit murmurer, parmi ses coreligionnaires même, contre sa tyrannie[5].

Enfin Charles-Quint consentit à entendre la confession des églises saxonnes, non publiquement, mais dans son palais. Tous les princes et ordres de l’empire étaient présens. Charles, selon les uns, s’y montra assez attentif ; selon d’autres, il y dormit. L’évêque d’Augsbourg, saisi de la clarté de cette théologie, de la profondeur de ce savoir, de cette défense sans déclamation et sans sophisterie, s’échappa jusqu’à dire : « Ce qui a été lu est vrai, est la pure vérité. » Le cardinal de Saltzbourg n’en pensait guère moins favorablement ; mais la cause lui déplaisait en raison de l’homme qui l’avait soulevée, et il ne voulait pas de la réforme parce que le réformateur était un moine marié.

Pour les princes évangéliques, c’était peu de chose d’avoir obtenu qu’on entendît l’exposition de leur doctrine ; pour Charles-Quint et les catholiques, en avoir souffert la lecture, c’était une concession pleine d’embarras. Fallait-il engager une discussion avec un parti qui avait si évidemment l’avantage du savoir, et des amis secrets jusque dans la cour intime de l’empereur ? Faber, Jean de Eck, les seuls d’entre les catholiques qui pussent soutenir la discussion publique, s’agitaient pour l’empêcher, soit par intrigue de parti, soit par crainte d’avoir le dessous. Les princes ne la demandaient que plus vivement, ayant l’avantage de pouvoir mettre de la modération en réclamant ce que l’empereur avait promis, et de paraître venus à la diète moins pour attaquer que pour se défendre. Charles-Quint ne savait à quoi se résoudre. Le fonds du débat l’intéressait médiocrement, et je suis plus porté à croire avec Brentius qu’il dormit à la lecture de la confession, qu’avec Jonas, qu’il l’écouta assez attentivement. Il n’avait pas l’ardeur religieuse qui fait qu’on se décide, quoique au hasard ; et, loin de partager la chaleur catholique de son frère Ferdinand, il s’appliquait à la tempérer. Placé entre deux partis dont il n’était pas prudent de satisfaire l’un, et dont il eût été dangereux de trop mécontenter l’autre, il montra jusqu’où allaient son irrésolution et ses doutes en écrivant à Érasme de venir à Augsbourg. On comprend, de reste, que celui-ci ne manqua pas de raisons très fortes pour rester à Bâle.

Cependant les catholiques prodiguaient les menaces, probablement de l’aveu de l’empereur, qui n’empêchait pas qu’on essayât de ce moyen. On en espérait l’effet, surtout sur Mélancthon, qu’on croyait craintif parce qu’il était pacifique, et inquiet pour sa personne, quand il ne l’était que pour la cause. Il en donna une preuve, qu’aurait pu lui envier Luther. Après la lecture publique de la confession, il est appelé tout à coup par le cardinal Campège. On lui dit que l’empereur jettera plutôt tous les états dans la guerre que de supporter cet outrage. En même temps plusieurs personnes d’autorité le pressent avec menaces de céder et de faire céder ses amis. « Nous ne pouvons céder, dit-il, ni déserter la vérité ; mais nous prions nos adversaires, au nom de Dieu et du Christ, de nous pardonner et de souffrir que nous gardions notre croyance. — Je ne le puis, je ne le puis, interrompit Campège ; les clés sont infaillibles. — Eh bien ! reprit Mélancthon, nous remettrons notre cause entre les mains de Dieu. S’il est pour nous, qui sera contre nous[6] ? »

Mais cet éclat ne lui convenait pas. Homme simple et ennemi du bruit, ne tirant aucune force de son imagination, et n’ayant pas, comme Luther, une tête « où tourbillonnaient les vents, » il ne soutenait pas long-temps même le courage vrai qu’il montra devant Campège, pour peu que ce courage prît l’air d’un rôle. Au sortir de ces scènes violentes, après des entrevues où Campège et d’autres le faisaient appeler, vers le milieu de la nuit, comme pour profiter du trouble de ses sens, il rentrait chez lui accablé et en proie à une mélancolie qui se communiquait à ses coreligionnaires. Dans cette espèce de passion, pour parler le langage énergique de l’un d’entre eux, tout ce qu’il pensait, disait, écrivait ou faisait, ne rendait pas la cause meilleure. C’est dans un de ces accès de désespoir qu’il écrivit au cardinal Campège une lettre, dissimulée par ses amis, omise ou très altérée dans les recueils, presque niée par lui, quoiqu’elle soit marquée de ses plus nobles qualités, où il affaiblissait, sans toutefois la désavouer, une autre lettre écrite officiellement le même jour au cardinal par les princes, et qu’il avait très probablement rédigée. « Nous n’avons, lui écrit-il, aucun dogme qui diffère de l’église romaine. Nous avons même réprimé plusieurs novateurs, pour avoir essayé de répandre des doctrines pernicieuses, et il en existe des témoignages publics. Nous sommes prêts à obéir à l’église romaine, pourvu qu’usant de cette clémence qu’elle a toujours montrée envers les peuples, elle consente, soit à dissimuler, soit à permettre un très petit nombre de changemens, que, le voulussions-nous, nous ne pourrions empêcher… Nous n’avons attiré sur nous tant de haines que parce que nous défendons avec constance les doctrines de l’église romaine. Cette foi en Christ et dans l’église romaine, nous y persévérerons, s’il plaît à Dieu, jusqu’au dernier soupir, dussiez-vous ne pas nous recevoir en grace. »

On regrette d’avoir à remarquer dans cette lettre la substitution du terme trop souvent répété d’église romaine à celui d’église catholique, dont se sert la lettre officielle. On y peut blâmer aussi quelque affectation, soit à protester d’une obéissance dont Mélancthon savait bien ne pouvoir répondre, soit à réduire et à rapetisser les changemens introduits par la réforme. Ce fut une erreur de conduite dans un moment de découragement plutôt qu’une lâcheté intéressée. Cette fois encore Mélancthon s’immolait à la cause commune ; mais un sacrifice inutile est une faute.

Pendant cette lutte, dont il suivait tous les incidens, Luther, enfermé à Cobourg, priait avec une ardeur effrayante. « Je prierai et je pleurerai, écrit-il, jusqu’à ce que je sache que mes cris ont été entendus dans le ciel. » Et ailleurs, à Spalatin : « Quant à moi, qui suis un ermite et comme une terre sans eau, il ne peut rien germer en moi qui soit digne de vous être écrit, si ce n’est que, par mes gémissemens et mes soupirs, et par toutes les forces du geste et du discours, je monte dans le ciel, et je frappe, quoique indigne, aux portes de celui qui a dit : Il sera ouvert à celui qui frappe[7]. »

Dans une lettre à Mélancthon, Vitus raconte des choses étranges de l’audace et de la confiance de ces prières. Je le laisse parler. « Il ne s’écoule pas un jour, dit-il, dont Luther ne passe en oraison au moins trois des heures les plus favorables à l’étude. Il m’est arrivé une fois de l’entendre prier ainsi. Bon Dieu ! quelle spiritualité, quelle foi dans ses paroles ! Les demandes sont si respectueuses, qu’on voit bien qu’il parle à Dieu ; elles sont si pleines d’espoir et de confiance, qu’il semble qu’il parle à un père et à un ami. « Je sais, disait-il, que tu es notre père et notre Dieu ; je suis donc assuré que tu perdras les persécuteurs de tes enfans. Que si tu ne le fais, ton péril est lié au nôtre. Tu nous défendras donc. » J’étais debout, à quelque distance, l’entendant prier à peu près en ces termes, et je me sentais moi-même transporté d’un mouvement étrange, pendant qu’il s’entretenait ainsi avec Dieu, d’un ton si amical, si grave, si respectueux, et qu’il le pressait par tant de promesses tirées des psaumes, qu’il semblait assuré que tout ce qu’il demandait allait arriver[8]. »

On proposait, dans le conseil de Charles-Quint, soit de revenir à l’édit de Worms, soit de faire juger la confession par des personnes impartiales et de laisser la décision à l’empereur, soit enfin d’en faire dresser la réfutation ; après quoi l’empereur prononcerait.

De ces trois avis, aucun ne prévalut pour le moment. On essaya d’une autre politique. On imagina de demander aux réformés s’ils avaient l’intention de soumettre à l’empereur plus d’articles que n’en contenait la confession. S’ils disaient non, on devait leur répondre : Donc vous retirez ou pensez qu’il faut retirer ce que vous passez sous silence. S’ils avouaient qu’ils réservaient en effet plusieurs articles : Les controverses n’auront donc pas de fin ? leur répondrait-on. En outre, on voulait leur poser une seconde question : Accepterez-vous l’empereur pour juge ? S’ils ne l’acceptaient pas, tout rentrerait dans l’ancien état jusqu’au prochain concile.

Tous ces piéges étaient grossiers. Les réformés, avertis d’avance par des indiscrétions probablement amies, avaient concerté leur réponse. À la première demande, ils dirent qu’ils n’avaient pas plus l’intention de dissimuler les points omis dans la confession que de les soulever ; que s’il plaisait aux catholiques de les soulever, leurs explications étaient prêtes. Cette conduite était habile ; elle rejetait sur les catholiques tout l’odieux d’avoir suscité des questions inutiles. Quant à la seconde question, s’ils acceptaient César pour juge, il était convenu qu’ils ne le rejetteraient pas ouvertement, mais qu’ils déclineraient son autorité dans les matières spirituelles avec toutes les formes du respect.

Ces réponses étaient concertées avec Luther, qui, du reste, sollicité par des amis communs, avait renoué sa correspondance avec Mélancthon. À des jugemens sur les points controversés, il mêlait des consolations comme il en pouvait donner, sentant plus le maître qui craint que son disciple ne fléchisse, que l’ami qui comprend les troubles d’une conscience timide et d’un esprit empêché par ses propres lumières. « Pourvois donc enfin, lui écrit-il, à ne te pas tant macérer pour une cause qui n’est pas en ta main, mais en celle de Dieu. » Ailleurs : « C’est ta philosophie qui te donne tous ces tourmens, et non la théologie. » Et dans une autre lettre : « J’ai été dans de plus grands embarras que jamais tu ne seras, et pourtant un mot de mon frère, de Poméranus, de toi, me soulageait. Que ne nous écoutes-tu donc à notre tour ?… Je suis le plus faible dans les difficultés privées, et toi le plus fort. Au rebours, tu es en public ce que je suis dans le privé. Je suis spectateur presque sans souci, et je ne fais pas grand état de ces papistes si fiers et si menaçans. Si nous succombons, Christ succombera avec nous, lui qui est le roi du monde. Soit : qu’il succombe ! J’aime mieux tomber avec Christ que demeurer debout avec César. » Et ailleurs : « Je hais ces soins excessifs dont tu te dis consumé. Que s’ils te dominent de cette façon, ce n’est point par la grandeur de la cause, mais par la grandeur de notre incrédulité… Pourquoi t’agiter à en perdre haleine ? Si la cause est fausse, retirons-nous ; si elle est vraie, pourquoi faire mentir à ses promesses celui qui nous ordonne d’être oisifs et endormis ? Dieu a la puissance de ressusciter les morts ; il a la puissance de soutenir sa cause chancelante, de la relever si elle tombe, de la faire marcher en avant. Si nous sommes indignes, l’œuvre se fera par d’autres[9]. »

J’admire cette force et cet enthousiasme. Mais Mélancthon, après l’émotion d’une première lecture, n’en tirait guère de secours. Toute cette confiance ne résolvait aucune difficulté, et pouvait en faire naître de nouvelles. Les embarras de Luther avaient été grands ; mais il se les exagérait en ne permettant pas à Mélancthon d’y comparer les siens. Sa position avait toujours été nette. Dès le premier jour, il avait dit comme le Christ : « Quiconque n’est pas avec moi est contre moi. » Il n’avait affaire qu’à des ennemis irréconciliables, et il ne souffrait que des amis sans volonté et sans avis. Dès-lors tout était facile. Avec ses ennemis, la discussion, au lieu de l’embarrasser, le soulageait. La lutte est plus aisée à l’homme qui ne voit pas le danger, ou qui le voit extrême, qu’à celui qui ne veut pas le courir inutilement ou qui le croit évitable. Avec ses amis, il ne conseillait pas, il commandait. En cas d’objection, ou bien il grondait, ou il cessait de répondre, comme il fit quand Mélancthon lui soumit ses doutes sur la question des traditions. Il interrompit de nouveau la correspondance, sitôt qu’au lieu d’injonctions, il eut à donner des explications. Luther ne pouvait pas ne point s’impatienter de tout scrupule. La chair et le sang l’empêchaient de comprendre les incertitudes d’un esprit modéré et pratique placé dans une circonstance où rien n’était mûr pour les dénouemens extrêmes, et où l’un des partis n’aurait peut-être pas voulu profiter du courage et des imprudences de l’autre.

Les plus grands embarras de Luther avaient été à Worms, puis deux ans plus tard, quand il eut à craindre que l’accord de Maximilien et du pape et le refroidissement de l’électeur ne le perdissent. Il y allait de sa vie, son sauf-conduit à Worms pouvant être violé comme celui de Jean Hus à Constance, et l’électeur pouvant se lasser de le défendre. Mais les périls extrêmes exercent les courages qu’abat un danger douteux, et Luther lui-même m’en offre une preuve ; car à Worms, où sa tête était menacée, il se montra plus résolu qu’à Wittemberg devant la crainte de dangers encore éloignés. Je ne veux point diminuer son courage ; mais je crois qu’il était mauvais juge des embarras de Mélancthon, et que, n’ayant jamais eu à craindre que pour sa personne, il apprécia mal les craintes que donnait à son disciple le sort de ces quarante mille ames qu’il ne voulait pas abandonner, selon sa belle parole à Campège, même au péril de mort. Luther fut soutenu dans ses luttes par l’instinct de la défense, outre l’éclat d’un grand rôle, l’ivresse des applaudissemens populaires, les joies secrètes de l’orgueil, ce serpent du nouvel Évangile. Pour Mélancthon, lequel n’avait à défendre ni sa personne, qui n’avait pas encore été menacée, ni des opinions qui ne fussent propres qu’à lui, il n’était soutenu, dans des luttes sans éclat, que par son dévouement à des coreligionnaires qui le suspectaient ou le désavouaient. Jeté au milieu d’un parti qui ne pensait qu’à jouir de sa foi et point au péril, on ne lui savait pas gré de voir ce péril et de se compromettre pour le conjurer. Les masses aiment mieux l’homme qui les mène au combat, sauf à les quitter en présence de l’ennemi, que celui qui, après les avoir suivies malgré lui ; se fait tuer avec elles.

Il aurait fallu qu’il fût dans le plan de Bossuet de peindre en moraliste ces angoisses dont il a triomphé en catholique orthodoxe ; mais ce n’était pas la tâche du défenseur de la tradition et de l’unité catholique de s’attendrir sur les tourmens d’une belle intelligence qui avait quitté la grande voie, et il a laissé ces analyses au scepticisme de notre âge, avec la témérité d’essayer un nouveau portrait de Mélancthon dans la langue où Bossuet a écrit.

Charles-Quint s’était arrêté au parti le plus inefficace, parce qu’il n’était pas en mesure de prendre le seul qui fût décisif. On avait chargé Jean de Eck, Cochléus et Faber de dresser une réfutation de la confession d’Augsbourg. Il en courut toutes sortes de bruits ridicules, de sorte qu’avant qu’elle parût, elle était déjà ruinée, soit par les réponses sérieuses, soit par les railleries des protestans.

Il y eut, dans l’intervalle, une sorte de suspension d’armes, durant laquelle la ville d’Augsbourg courut voir un géant, « auprès duquel, écrit Brentius, qui était de grande taille, je me suis trouvé un pygmée[10]. » Un autre jour, c’était le lendemain de la Saint-Jacques, l’empereur se donna lui-même en spectacle dans une cérémonie où il conféra les insignes de feudataires à quelques princes, vêtu d’un costume qu’on estimait à deux cent mille florins d’or. Le commun des deux partis s’amusait à ces fêtes ; les chefs, surtout du côté des réformés, murmuraient de cet étalage de la majesté impériale, calculé, soit pour prolonger les débats et les trancher plus commodément par la fatigue universelle, soit pour effrayer les ames timides par cette pompe menaçante.

Enfin, le 3 août, la réfutation des catholiques fut lue, au nom de l’empereur, par Frédéric, comte palatin. Elle était précédée d’une sorte de prologue où Charles-Quint déclarait que telle était sa profession de foi personnelle, et qu’il y demeurerait fidèle jusqu’à la mort. La lecture en fut longue. César y dormit, comme il avait fait à celle de la confession d’Augsbourg. Il n’en somma pas moins les princes d’y souscrire, puis il permit qu’on négociât. Telle avait toujours été sa politique depuis l’ouverture de la diète. D’abord il refusait tout, comme pour éprouver la force de résistance des princes ; ensuite il consentait, non sans les faire attendre long-temps, à des concessions insignifiantes, pensant que son premier refus leur donnerait plus de prix, et que les princes, ayant d’abord désespéré de tout, s’exagéreraient par la surprise le peu qu’il leur céderait.

C’est ainsi qu’après dix jours de refus, il consentit à communiquer aux princes la réfutation écrite, à la condition qu’ils jureraient par serment de ne pas la publier. Il crut les satisfaire par cette faveur inattendue, et qu’il en détruirait l’effet principal en empêchant la publicité de la pièce ; mais les princes avaient appris l’art d’opposer des refus qui n’entraînaient pas une rupture à des exigences qui n’y étaient pas préparées : ils refusèrent de lire le document avec la restriction qu’il y mettait. On convint enfin d’une controverse définitive entre des arbitres pris dans les deux partis. C’était, depuis la lecture de la confession, le second avantage des réformés. Ils ne demandaient que la publicité, et des débats, si limités qu’ils fussent.

Sur l’entrefaite, le landgrave de Hesse, qu’impatientaient toutes ces lenteurs, s’échappa d’Augsbourg un soir, avant la fermeture des portes, sous un déguisement, avec une suite de quelques cavaliers. Le lendemain Charles-Quint, qui le croyait encore dans la ville, fit défendre au sénat d’Augsbourg de laisser sortir personne. La garde des remparts fut doublée. Ces précautions prises, il fait venir les princes et les menace. S’ils ne souscrivent pas à la réfutation, ils s’exposent aux derniers périls, eux, leurs familles, leurs états. S’ils y souscrivent, ils ont tout à attendre de sa clémence. Quelques heures après, instruit que le landgrave s’est échappé, il rappelle les princes, s’excuse de cette fermeture des portes, de ces gardes doublées, disant qu’il n’a pris ces mesures qu’à cause d’un tumulte de la veille où un soldat espagnol avait péri. Il les sollicite de rester jusqu’à une décision ; que tous concourent à apaiser les troubles de l’église ; qu’il ne fera violence à personne. Sur ces assurances, les princes, dont quelques-uns songeaient à faire comme le landgrave, consentent à demeurer, et le débat par arbitres choisis est engagé.

Ces arbitres, ou plutôt ces champions, étaient au nombre de quatorze, dont sept catholiques et sept réformés. Les premiers avaient pour chef le docteur Eck, qui, depuis la dispute de Leipsick, avait acquis assez de vrai savoir pour n’être pas un adversaire indigne de Mélancthon, lequel était le chef des seconds. Seuls ils avaient le droit de prendre la parole. Dans une première séance, qui dura depuis midi jusqu’au soir, ils convinrent de dix articles de la confession. La discussion avait été douce et amicale. S’il arrivait que l’un des champions s’échauffât, les princes intervenaient dans les deux partis pour les rappeler à la modération. Tout l’auditoire était de bonne foi, et il semblait qu’on fût d’accord, les catholiques pour prouver que ce n’était point par insuffisance qu’ils s’étaient opposés d’abord à une discussion publique, les réformés pour faire regretter à l’empereur de leur avoir si long-temps refusé un moyen de défense dont ils usaient si modérément.

Dans une première conférence, la dispute est toujours mesurée, chacun voulant mettre de son côté l’avantage si considérable de la modération. Ajoutez que les préliminaires du débat n’intéressaient que les opinions spéculatives. Il s’agissait de la vérité de la religion chrétienne, du péché originel, et d’autres articles de foi générale, où un accord, même sincère, entre les deux partis, n’eût rien ôté à l’un ni rien donné à l’autre. Mais sitôt que le débat porta sur la forme même de l’église, sur la messe, le mariage des prêtres, la communion sous les deux espèces et la juridiction cléricale, les conférences furent rompues. On trouva que c’était trop de quatorze commissaires, et on les réduisit à six. Le docteur Eck et Mélancthon furent conservés.

Ce fut pour ce dernier le moment le plus rude. Il avait les pleins pouvoirs du parti, mais avec les risques attachés à cette position, et dont le moindre est d’être calomnié et désavoué. Tout le monde était las. La discussion faisait briller les talens, mais elle affaiblissait la cause. L’essai qu’on en avait fait n’avait pas réussi, et cette réduction des commissaires de quatorze à six était de la faute des deux partis. D’ailleurs le temps pressait : Charles-Quint avait passé plus de deux mois à Augsbourg, et l’orgueil du vainqueur de Pavie souffrait de n’avoir pu ni accorder ni faire taire une poignée de théologiens. On ne manquait pas, à sa cour, d’aigrir cette disposition et de comparer la rapidité de ses campagnes contre le roi de France avec l’inefficacité de son arbitrage entre quelques beaux-esprits. Les princes pressaient leurs mandataires de s’entendre sur les mots, bien qu’ils fussent eux-mêmes pleins d’arrière-pensées sur les choses. Mélancthon et le docteur Eck multipliaient les ultimatum. Mais plus les concessions étaient précipitées, moins elles étaient sincères, l’impatience relâchant les convictions, ou dérobant dans le moment les conséquences de ce qu’on accordait. Des deux négociateurs sur lesquels roulait toute l’affaire, Mélancthon, comme le plus pacifique et le plus droit, allait le plus loin dans les concessions, outre qu’à force de débattre sur le papier les articles en litige, soit pour les éclaircir, soit pour les atténuer, il se refroidissait pour tout ce qui n’y était que de pure théologie, et, au contraire, s’échauffait pour les idées de paix, d’ordre, de discipline, qui sont d’un intérêt si présent pour l’espèce humaine.

Ses concessions, quoique trop grandes, puisqu’elles devaient être sans résultat, l’étaient pourtant moins que ne l’imaginaient l’inquiétude ou la jalousie de ses coreligionnaires. Il n’était bruit à Augsbourg et dans toute cette partie de l’Allemagne que de la complaisance et, selon les plus exagérés, de la trahison de Mélancthon. Ces derniers qualifiaient ses négociations de conseils achitophéliques ; les plus modérés, de conseils érasmiques. On disait que, s’il eût été acheté par le pape, il n’eût pas fait plus pour le maintien de sa domination ; qu’il s’opiniâtrait à céder malgré tout le monde, et qu’il savait bien avoir contre ses amis la fermeté de caractère et d’opinion qu’on lui reprochait de n’avoir pas contre l’ennemi commun. On lui écrivait de toutes parts ; on demandait à ses collègues, à Spalatin, à Agricola, des explications sur sa conduite. L’inquiétude avait gagné jusqu’à son ami Camérarius, lequel était si ébranlé, qu’avant de s’en ouvrir à lui il s’adressa à un tiers pour savoir ce qu’il en devait penser. Les plus ardens, sans attendre ses explications, et avant même d’avoir la connaissance des articles proposés par lui, lui adressaient des protestations « très inciviles, dit Brentius, et hors des termes de la charité. »

Les députés de Nuremberg, qui avaient loué, au commencement de la diète, son zèle et ses efforts, se plaignaient de lui avec beaucoup d’amertume. « C’est vraiment une grace particulière de Dieu, écrit Jérôme Baumgarten, l’un d’entre eux, que la confession soit faite et publiée : autrement, il y a long temps que nos théologiens (les commissaires protestans) en auraient fait une autre. Philippe est plus enfant qu’un enfant… Les autres théologiens saxons n’osent parler contre Philippe, qui a tellement levé la tête, qu’il a dit dernièrement au chevalier de Lunebourg que ceux qui le blâmaient, mentaient comme des scélérats… Voilà long-temps que durent ces intrigues. Toutes les fois que les princes sont ensemble, quelque personnage vient voir l’électeur, lui faire des protestations d’attachement, et lui insinuer qu’il s’est aperçu de telle ou telle intention de l’empereur ; que les choses pourraient encore s’arranger à l’amiable, pourvu qu’on fit le sacrifice de tel ou tel point. Aussitôt Philippe est là qui rédige des articles et les commente. Et quand on nous appelle, et que nous ne goûtons pas la bouillie qu’on nous a cuite, nos théologiens s’emportent et vont partout dire que nous ne voulons pas la paix, et que nous aimons mieux frapper à tort et à travers avec le landgrave. » Dans une autre lettre, il passe toute mesure : « À cette diète, dit-il, personne n’a fait, jusqu’à ce jour, autant de mal à l’Évangile que Philippe. Il est devenu tellement orgueilleux, que non-seulement il ne supporte pas un avis contraire au sien, mais qu’il cherche à intimider tout le monde par de violens reproches et des menaces inconvenantes. C’est à contre-cœur que je l’accuse ainsi, à cause de la grande estime que tout le monde lui a portée jusqu’ici, et qui m’a fait moi-même lui céder, en bien des occasions, contre ma conscience[11]. »

Quoique ce portrait de Mélancthon ne puisse prévaloir contre la réputation de douceur qu’il avait de son temps, et à laquelle aucun historien n’a contredit, il est vraisemblable que sur la fin de la diète, épuisé par tant de vicissitudes, il dut s’irriter et s’endurcir. Comme tous les hommes chez qui la fermeté vient de l’intelligence plutôt que du caractère, et est moins une habitude qu’un devoir, Mélancthon put laisser voir de l’impatience, et blesser d’autant plus par son obstination qu’on en attendait moins de lui. Peut-être aussi laissa-t-il voir qu’il n’ignorait pas quel poids lui donnaient ses lumières et cette facilité de travail si nécessaire dans des négociations précipitées. S’il était suspect à tous, tous avaient besoin de lui. Les catholiques le recherchaient directement ou par des intermédiaires. Cochléus, théologien considérable dans ce parti, lui demandait des entrevues, soit à son auberge, soit dans une église, et en revenait radouci, dit Brentius, jusqu’à supporter la vue d’un prêtre marié. Les chefs des sacramentaires de Strasbourg, Bucer et Capiton, offraient de se donner à lui, moitié pour lui, moitié rejetés vers les églises saxonnes par la peur de paraître complices des extravagances de Zwingle. Le landgrave lui-même ne refusait pas sa médiation. Enfin, Luther, tout en s’agitant à Cobourg contre ce qu’il appelait la molle délicatesse de Mélancthon, n’en cédait pas moins à son ascendant. C’est d’accord avec Luther qu’il avait proposé de rendre aux évêques la juridiction ecclésiastique. Or, de toutes les concessions reprochées à Mélancthon, celle-là était de beaucoup la plus importante, car elle restituait aux évêques un pouvoir par lequel ils avaient la chance de regagner tout ce qui leur était enlevé du côté du dogme.

On disait aux catholiques : Accordez-nous la doctrine, et nous vous rendrons la juridiction épiscopale. Ils refusèrent l’échange. Les partis qui sont sur la défensive ont une sagacité qui manque aux partis assaillans. La concession était si considérable, que par le prix que les réformés mettaient au libre usage de la doctrine, les catholiques apprécièrent mieux tout ce qu’ils perdraient en y consentant. Ils se défiaient également de ces offres, soit qu’elles fussent sincères, soit qu’il s’y mêlât des arrière-pensées. Le seul qui les fît de bonne foi, était Mélancthon ; car encore qu’il fût attaché de cœur à la plupart des nouveaux dogmes, il lui paraissait bien plus pressant de discipliner que de propager la réforme. Il voulait la juridiction des évêques comme contre-poids à la licence des nouveautés religieuses. Pour Luther, il s’y résignait, ainsi que l’électeur de Saxe, comme à un attermoiement qui ôterait à l’empereur toute raison plausible d’employer la force, et ne gênerait pas les progrès du parti. Brentius, l’un des collègues de Mélancthon, qui, du reste, opinait toujours avec lui, donne à Isennemann, son ami, le secret de cette politique. « Nos concessions, dit-il, ne sont qu’apparentes. Si la doctrine est sauvée, c’en est fait des évêques[12]. »

Si la nécessité était la justice, et qu’il n’y eût de bien entrepris que ce qui réussit, il faudrait blâmer Mélancthon de s’être opiniâtré à cette chimère d’une transaction, au risque d’altérer ce caractère de douceur et de modestie qui le rendait si admirable. Il crut la paix possible, parce que la guerre ne l’était pas encore. C’était un politique médiocre, et il avait coutume de dire qu’il n’aimait pas les cours, parce que les princes poursuivent toujours plusieurs desseins à la fois. Il était bien plus propre à démêler les pensées que les volontés, et le temps qu’il employait à éclaircir les principes était perdu pour l’observation des passions et des intrigues. Il eut la douleur d’être désavoué jusque dans les négociations, concertées en commun, et de voir ses actes ou démentis par ceux qui y concouraient, ou décrédités par des arrière-pensées dont on pouvait le croire complice. Ajoutez à cela les haines des impatiens, les seuls qui, avec lui, fussent de bonne foi dans cette question de la juridiction des évêques, et qui ne supportaient pas qu’on fît un si grand sacrifice à la peur d’un danger qu’ils ne voyaient point. Ils en voulaient moins à Luther qu’à Mélancthon d’une concession qui pourtant leur était commune, au moins dans les actes publics. Outre plus de respect pour le chef véritable de la doctrine, ou bien ils le supposaient égaré par les artifices et l’insinuation de Mélancthon, ou bien ils ne le croyaient pas sincère, et lui tenaient cette fausseté à vertu ; de sorte que non-seulement Mélancthon s’acharna à une entreprise impossible, mais encore ce qui put lui arriver de plus heureux, ce fut de n’y pas réussir : car du moins le manque de succès put faire penser à ceux qui l’accusaient, ou que ses concessions étaient moins grandes qu’ils ne l’avaient imaginé, puisqu’elles ne satisfaisaient point les catholiques, ou qu’il n’y avait pas mis plus de sincérité que Luther, Brentius et les autres politiques.

Avant de le plaindre ou de le blâmer, cherchons s’il y eut un plus beau rôle que le sien à la diète d’Augsbourg : j’entends en mettant à part la gloire du génie, que nul ne pouvait disputer à Luther, et qui a des priviléges qui étonnent la conscience des hommes simples. Lequel valait mieux, ou d’être impraticable comme Zwingle, qui voulait recommencer la guerre des anabaptistes ; ou de céder, comme Luther, dans les actes publics, sauf à décrier dans le privé les concessions faites en commun, et de couvrir par l’orgueil et l’audace les plus choquantes contradictions ; ou de raffiner comme Bucer, entre les zwingliens et les luthériens, pour donner à l’église de Strasbourg quelque caractère qui la distinguât et qui en relevât le chef ; ou enfin, de travailler, comme Mélancthon, — au risque de la maladie qui tue le corps et de la calomnie qui tue l’ame, jour et nuit, par la plume, par la parole, en public, et dans le privé, — à établir par voie de concessions réciproques une réforme qui ne fît disparaître que les scandales, et qui sauvât la paix, l’ordre et les lettres, d’une nouvelle guerre de paysans ?

Pour moi qui n’aime pas moins la modération depuis le temps où j’en ai étudié l’un des plus beaux portraits dans la vie d’Érasme, puisqu’il fallait que tout le monde fît des fautes, je préférerais la conduite de Mélancthon avec toutes les siennes, d’autant que sa modération fut plus magnanime que celle d’Érasme. Car dans le même temps que celui-ci écrivait à Mélancthon que, « loin de se mêler des affaires d’Augsbourg, il songe à s’éloigner de l’Allemagne, » Mélancthon, selon le mot de Luther, se macérait pour maintenir cette paix qu’Érasme se contentait de préférer à tout. La modération d’Érasme, surtout vers la fin de sa vie, put ressembler à une retraite au moment du danger. Celle de Mélancthon fut active et courageuse ; elle provoqua les inimitiés et y tint tête. Il courait les mêmes périls que ceux qui tenaient pour les partis violens, ayant sur eux le mérite de n’être soutenu par aucune des grandes passions qui dérobent le danger, et de risquer pour l’intérêt général autant que chacun d’eux pour sa cause particulière. Or, s’il est vrai que dans ces grands évènemens, si manifestement marqués du doigt de Dieu, tout concourt et tout sert au résultat, ceux qui précipitent les choses comme ceux qui y font obstacle, ceux qui doutent comme ceux qui affirment, personne d’ailleurs n’ayant la gloire de ne pas faire de fautes, le plus beau rôle est pour celui qui a le plus souffert pour rester le plus modéré.

Mélancthon laissa d’ailleurs la marque de son rare esprit dans la confession d’Augsbourg, qui avait été adoptée comme le formulaire de la nouvelle doctrine, et dont la rédaction était son ouvrage. On n’avait pas encore vu les questions de théologie exposées avec tant de méthode et de clarté, et des interprétations si ardues appropriées si bien à l’intelligence du plus grand nombre. Tout le parti finit par y souscrire. Ceux qui avaient fait des réserves dans l’opinion qu’elle serait acceptée de l’empereur, la voyant rejetée à la fin tout entière, et toutes choses renvoyées à un concile, s’adoucirent sur leurs différends, et se rallièrent à une déclaration dont tous les points étaient également contestés. Et ce fut en quelque sorte du consentement de tous que Mélancthon, après tant de travail pour la faire reconnaître des catholiques, se chargea d’en écrire l’apologie en réponse à la réfutation que l’empereur en avait fait dresser. « Je me tiens enfermé chez moi, écrit-il à Camérarius, à cause des calomnies, et j’écris l’apologie avec soin et véhémence, pour la produire au besoin[13]. » Il se préparait la matière d’autres calomnies et de nouveaux périls.

L’empereur, quoique porté à une rupture, par lassitude autant que par l’entraînement de ses conseillers, et l’instigation de quelques cours, hésitait encore. On était à la fin de septembre. L’électeur de Saxe ayant fait partir ses bagages et sa bouche, l’empereur lui demanda un délai de trois jours. Mais qu’était-ce qu’un si court intervalle pour se décider, soit à accorder le libre usage de la doctrine en retenant la juridiction épiscopale, ou à tout renvoyer à un concile, soit enfin à remettre en vigueur les édits de Worms ? L’électeur, qui n’espérait plus depuis long-temps que le premier parti prévalût, et pour qui les deux autres étaient une rupture, après avoir donné ce dernier gage de bonne volonté, retourna dans ses états. Tous les princes et députés des villes en firent autant, et la diète fut close. Tout le monde emportait en se retirant ou l’espoir ou la crainte de la guerre. Le retour aux édits de Worms, qui paraissait devoir en être la déclaration immédiate, n’en fut, à cause des évènemens qui survinrent, que la menace pour l’avenir.

VIII. — PRÉPARATIFS DE GUERRE. — MÉLANCTHON EST APPELÉ EN FRANCE PAR FRANÇOIS Ier.

L’effet de la diète d’Augsbourg fut de fortifier deux ligues qui, d’ailleurs, existaient déjà, mais plus en projet qu’en action : la ligue d’Augsbourg formée par les catholiques, et la ligue de Smalcalde formée par les protestans. La première commença les hostilités en élisant roi des Romains, sans le concours des princes réformés, Ferdinand, frère de Charles-Quint. La ligue de Smalcalde protesta contre cette élection. Dès-lors, les préparatifs de guerre se firent ouvertement. L’électeur de Saxe consulta ses théologiens sur la légitimité d’une guerre pour la défense de la religion. Luther, quoique préférant la paix, se laissait entraîner aux idées de guerre, et, comme en toutes ses actions principales, là où l’esprit l’avait fait hésiter, la chair le décidait. Pour Mélancthon, il ne voulut d’abord la guerre à aucun prix ; mais, soit contagion, tout le monde s’y préparant autour de lui, soit qu’il crût que les préparatifs même l’empêcheraient d’éclater, il finit par déclarer qu’il n’en désapprouvait pas la pensée, et qu’il fallait se tenir prêt pour se faire respecter.

Je ne m’étonnerais pas que l’esprit de guerre ne l’eût gagné lui-même. Tant de fatigues de corps et d’esprit pour concilier les deux partis à Augsbourg, sa considération inutilement sacrifiée à la paix, la perte ou l’affaiblissement de ses amitiés, les attaques qui l’attendaient, pour avoir livré des points que les adversaires n’avaient même pas daigné prendre, tant d’efforts perdus et de dangers amassés pour l’avenir avaient dû le disposer à l’idée d’une lutte ouverte. « Puisque les catholiques, écrit-il à Brentius, n’ont pas voulu de moi pour pacificateur, et qu’ils aiment mieux m’avoir pour ennemi, je ferai ce qu’exige la circonstance, et je défendrai notre cause fidèlement[14]. »

Les théologiens de Charles-Quint ne lui conseillaient pas la guerre. Il suffisait, dans leur opinion, que l’empereur fit exécuter les décrets. « Il ne faut pas faire la guerre, criait Cochléus, il faut sévir par les lois et les jugemens. S’ils n’entendent pas les paroles, eh bien ! qu’ils entendent le bruit des chaînes et des fouets, qu’ils goûtent des horreurs de la prison jusqu’à ce qu’ils reviennent à la vérité[15]. » Si Charles-Quint n’écouta pas ses théologiens et Cochléus en particulier, c’est qu’il savait que faire exécuter les décrets, c’était déclarer la guerre. Il se décida par la politique, comme il avait fait d’ailleurs jusqu’alors. La Suisse était en feu, les Turcs menaçaient d’envahir la Hongrie ; valait-il mieux faire la guerre aux Turcs, avec l’Allemagne protestante et catholique, réunies sous le drapeau commun de l’empire, que la faire en même temps aux Turcs et à l’Allemagne protestante ? Charles-Quint ne consulta pas Cochléus, et se décida pour le premier parti. Il acheta, par la trêve de Nuremberg (1532) et par le retrait des édits de Worms et d’Augsbourg, les secours des protestans, et le seul bruit de l’union de l’Allemagne et de l’empereur dissipa les projets des Turcs. Dans le même temps, la guerre avait cessé en Suisse, par la mort de Zwingle, frappé sur le champ de bataille, et l’église suisse se dissolvait pour être recueillie plus tard et réorganisée par Calvin.

Cette année-là, mourut l’électeur de Saxe, Jean, prince pacifique, qui avait inspiré ou soutenu la plupart des démarches de Mélancthon à la diète d’Augsbourg. Cette mort et les incertitudes d’un nouveau règne ne changèrent pas les résolutions de Charles-Quint. Il avait promis, dans le traité de Nuremberg, d’obtenir du pape la convocation d’un concile, et il s’y employait avec activité. Le pape Clément n’accorda qu’à demi ce qu’il ne pouvait pas refuser, et des légats furent envoyés en Allemagne, en apparence pour témoigner de sa bonne volonté, en réalité pour éprouver les protestans sur les conditions qu’il songeait à mettre au concile. Ces conditions étaient que l’assemblée serait présidée par lui, et que les protestans s’engageraient d’avance à se soumettre au jugement qui serait rendu. Tous les théologiens saxons, à l’exception de Mélancthon, déclarèrent qu’il ne devait être souscrit ni à l’une ni à l’autre des deux conditions. Mélancthon se réunissait à eux pour repousser la seconde, qui n’était qu’un piége grossier ; mais il insistait pour qu’on acceptât la première, et il ne parut pas voir que le pape n’y tenait tant que parce qu’elle le rendait arbitre du jugement à intervenir.

Au reste, le concile n’eut pas lieu, le pape n’en voulant pas sans les conditions proposées, et l’empereur n’étant pas d’humeur ni peut-être en mesure de l’obtenir de force. Cependant ni la promesse n’en fut retirée par le pape, ni les démarches ne cessèrent du côté de l’empereur. Cet état de choses dura jusqu’à la mort de Clément, arrivée en 1534, au milieu de ruses et d’efforts incroyables pour éluder le concile.

Il y eut quelque intervalle où Mélancthon reprit ses travaux littéraires, mais avec des interruptions continuelles et toutes sortes de dégoûts. Les affaires religieuses détournaient tout le monde de l’étude des lettres. On montrait si peu d’empressement pour les cours de belles lettres, quelle que fût la nouveauté des matières, presque toutes inconnues, que le professeur le plus populaire de l’Allemagne était souvent réduit, faute d’auditeur, à changer d’un mois à l’autre le programme de ses leçons.

« J’avais espéré, dit-il dans un avertissement affiché aux portes de l’académie, que la douceur de la seconde olynthienne inviterait un grand nombre d’auditeurs à connaître Démosthènes ; car que peut-on imaginer de plus doux et de plus solide que cette harangue ? Mais, je le vois, la jeunesse est sourde à de tels auteurs. J’ai pu à peine retenir dans la salle quelques auditeurs, qui, par égard pour moi, n’ont pas voulu m’abandonner, ce dont je leur rends grâce. Je n’en continuerai pas moins à faire mon devoir, malgré les gens, dira-t-on dans les dîners, et demain j’expliquerai la quatrième philippique de Démosthènes[16]. »

Quoique la quatrième philippique de Démosthènes ne soit guère moins douce, selon sa charmante expression, que la seconde olynthienne, un mois après la même solitude le força de prétexter la publication prochaine d’une traduction des Philippiques pour en suspendre l’explication. Il y substitua des leçons sur les problèmes d’Aristote, dont il vanta aussi la douceur dans l’affiche de son cours, probablement avec un peu plus de succès, à cause du nom d’Aristote, si populaire encore, quoique vaincu enfin avec la scholastique.

Il lui fallait user des mêmes insinuations pour faire venir des auditeurs aux leçons sur les poètes, dont il entremêlait ses explications des orateurs et des philosophes. Voici comment il tâche de les allécher pour Homère : « J’ai résolu, dit-il, avec la grace de Dieu, d’expliquer quelques chants d’Homère. J’y consacrerai la sixième heure du soir, les mercredis, et, selon ma coutume, gratuitement. Ce qu’on a dit d’Homère, qu’il a mendié pendant sa vie, n’est pas moins vrai d’Homère mort ; car il erre çà et là, cet excellent poète, demandant qui veut l’entendre. Il ne peut pas promettre d’argent ; mais il promet la science des grandes et des belles choses. Il ne s’adresse pas à ceux qui étudient les arts lucratifs, et qui font consister la sagesse à mépriser tout savoir honorable. Que si, par accident, Homère, comme il est aveugle, vient à se heurter contre quelqu’un de ces sages, il prie qu’on le renvoie poliment, comme Platon le renvoie de sa république[17]… »

La dispersion de l’académie de Wittemberg, que, sur une fausse appréhension de la peste, l’électeur avait transportée à Iéna, vint ajouter à ses devoirs et à ses sollicitudes. Il avait été chargé de pourvoir à ce que ce déplacement se fît au moindre dommage possible pour les études. Il fallut d’abord prendre des mesures pour que la nouvelle de cette émigration ne causât pas de troubles. Un grand nombre d’étudians parcouraient armés les rues de Wittemberg : il fallut les calmer et leur ôter leurs armes. À Iéna, les difficultés augmentèrent. La ville avait mis un monastère à la disposition des étudians ; mais ce monastère était sans meubles, et ne pouvait pas contenir tout le monde. La plupart erraient dans la ville, sans domicile, sans livres, et comme dans un camp. Les plus riches faisaient venir des lits de chez eux ; mais, en attendant, ils couchaient par terre, ainsi que les parens, venus pour les suivre dans leurs études. Cependant l’ordre ne fut pas troublé, et les cours purent recommencer après quelques jours. Le sénat d’Iéna, qui avait eu peur des étudians, sur leur réputation un peu exagérée, rassuré et adouci par ces dispositions pacifiques, avait fini par les traiter en hôtes, jusqu’à faire venir pour eux de la bière qui leur était vendue meilleur marché qu’ailleurs.

Mélancthon, au mois d’août 1535, était dégoûté de la Saxe, et se laissait tenter de divers côtés d’en sortir. Il écrit à Camérarius en grec, comme dans tous les cas graves, qu’il lui faudra quitter un jour ce pays qui lui est peu propice. Le duc de Wurtemberg, Ulrich, l’appelait dans ses états. Dans le même temps, on lui écrivait de Pologne dans les termes les plus pressans. Enfin, François Ier l’invitait de sa main à se rendre en France pour s’y employer au rétablissement de la paix religieuse.

Mélancthon était fort célèbre à Paris. Les théologiens de la Sorbonne le connaissaient et le goûtaient depuis un écrit qu’il avait composé à la prière de Guillaume Du Bellay, frère de Jean, évêque de cette ville, sur les principaux articles de la nouvelle doctrine. Dans cet écrit, qui devait servir de texte à des délibérations entre hommes de savoir, il n’avait rien outré. Il n’y demandait ni le changement de la juridiction ecclésiastique, ni l’abolition de la suprématie romaine. Il se montrait coulant sur la question des deux espèces. Rien ne justifie mieux l’auteur de cet écrit d’avoir si longtemps caressé l’espérance d’un accord entre les deux partis, que la version latine qui en fut répandue en France, très certainement de l’aveu, si ce n’est même avec les corrections de l’évêque de Paris. C’est la réforme dans les limites où l’auraient acceptée, où l’acceptaient dans toute la chrétienté tous les esprits éclairés et de bonne foi. Le rêve de Mélancthon était celui de tous les hommes pour qui les questions religieuses n’étaient ni un prétexte politique, ni un champ clos oratoire.

C’est à la suite des premières persécutions, et sur l’avis de Jean Du Bellay, évêque de Paris, et de Guillaume son frère, que François Ier eut l’idée d’appeler Mélancthon. Il lui en fit faire les premières ouvertures par Barnabé de Voray, un des disciples secrets de Mélancthon. Celui-ci objecta la difficulté d’obtenir une permission de l’électeur et l’inutilité d’un voyage dans un but d’arrangement. Qu’y gagnerait la France ? Qu’y gagnerait la religion ? « Si j’obtiens, disait-il, qu’on ne brûle pas ceux qui ont quitté le froc, faudra-t-il laisser mettre à mort ceux qui n’approuvent pas les liturgies ni le culte des saints ? Mais alors on ne manquera pas de dire que je suis exigeant sur les petites choses et trop coulant sur les grandes. Si j’accorde trop, par la considération du temps, du pape, des personnes, ce sera un préjugé contre moi dans le concile. Qui sait même si le roi de France ne se croira pas quitte avec les nouvelles doctrines, au moyen de quelques conférences où il m’aura appelé, et s’il ne se refroidira pas sur l’idée même d’un concile ? »

De nouvelles instances de Guillaume Du Bellay le décidèrent, et, avant même d’en avoir écrit à l’électeur de Saxe, il avait pris l’engagement de partir. François Ier ne fit pas attendre le sauf-conduit qu’il demandait, et il lui écrivit de sa main, le priant de se hâter, et lui promettant toute sa protection.

Mélancthon demanda le consentement de l’électeur. Il avoua au prince qu’il s’était engagé à faire ce voyage, sauf toutefois son agrément. « Si je manquais à ma promesse, écrivait-il, il semblerait que j’eusse peur ou que je voulusse offenser le roi. Je partirai donc si votre grace m’en donne la permission. Il est bon que les nations étrangères commencent à nous connaître, et nous distinguent des anabaptistes, avec lesquels on affecte de nous confondre. S’il m’est interdit d’aller à Paris, je crains que les partisans de la modération, et le frère de l’évêque de Paris, en particulier, ne soient compromis[18]. »

L’électeur lui répondit par un refus très dur selon Mélancthon, plein de ménagemens, s’il faut en croire l’électeur, écrivant à son conseiller Bruck. On lui opposait les conférences qui devaient avoir lieu au sujet de la Hongrie et de la Bohême, et où le prince pourrait avoir besoin de Mélancthon. En outre, François Ier, faisant ouvertement des préparatifs de guerre contre l’empereur, le consentement de l’électeur au départ de Mélancthon n’eût-il point paru une ouverture au roi de France ? C’étaient là les prétextes du refus. Les vraies raisons, l’électeur les donne à son conseiller dans un post-scriptum de la même lettre. « Il est à craindre, dit ce prince, que Mélancthon ne fasse des concessions qui le brouillent avec Luther ; que les Français, peu soucieux de se convertir, ne cherchent à se jouer de lui ; que son influence ne soit nulle, même sur les mécontens de ce pays, lesquels sont plutôt érasmiens qu’évangéliques ; qu’enfin on ne veuille se servir de Mélancthon pour lui faire approuver le second mariage du roi anglais[19]. » On ne voulait pas qu’il allât en France achever de s’adoucir jusqu’à la connivence. Luther intervint sans succès : il approuvait l’idée de ce voyage, soit qu’il y vît un moyen de faire cesser au moins pour un temps le malaise qui le séparait de Mélancthon, soit qu’il pensât que le moindre point que la réforme pût gagner en France vaudrait bien toutes les concessions dont Mélancthon l’eût acheté.

Barnabé de Voray, revenu sans Mélancthon, trouva le roi tout entier à ses préparatifs de guerre contre Charles V. François ne s’occupa plus de cette affaire, et la persécution continua.

À la suite de cette négociation, Mélancthon alla à Tubingue, moitié pour rétablir sa santé, moitié pour échapper à des disputes pour lesquelles il prenait, d’ailleurs, si peu la peine de dissimuler son peu de goût, que Camérarius se crut obligé de lui recommander plus de précautions dans sa correspondance. On donna des motifs plus particuliers de ce voyage. On disait qu’il s’éloignait pour ne pas revenir ; on colportait des lettres où il était parlé d’un nouveau dissentiment entre Mélancthon et Luther. Ces bruits étaient fondés, mais la crainte des uns et l’espérance des autres les exagéraient.

IX. — QUERELLE DE MÉLANCTHON AVEC CORDATUS ET JACQUES SCHENK. — CONFÉRENCES DE SMALCALDE.

Parmi les professeurs de l’académie de Wittemberg, qui penchaient le plus ouvertement pour les doctrines de Mélancthon, était Creutziger, ou Cruciger, selon l’usage universel de latiniser les noms. Quoique fort attaché à Luther, il était de cette école modérée que Luther qualifiait d’érasmique, et qui avait pour chef Mélancthon. Il enseignait alors la théologie. Ayant à faire des leçons sur la justification, qui était l’une des plus grandes nouveautés de la doctrine de Luther, il avait adopté l’interprétation de Mélancthon, laquelle consistait à faire aux bonnes œuvres une plus forte part que ne voulait Luther.

Je n’ai ni le talent qu’il faut pour exposer des questions si ardues, ni le goût, presque plus nécessaire que le talent, et qui seul peut ouvrir l’esprit et le soutenir dans l’étude de ces mystères de la théologie chrétienne. Cependant j’ai dû faire des efforts pour comprendre, au moins dans les généralités, un des points de la nouvelle doctrine qui donna le plus de trouble à Mélancthon, et lui attira le plus de tracasseries.

Après la question de l’autorité, que les catholiques plaçaient à la fois dans les livres saints et dans les traditions des conciles et de l’église romaine, et les protestans exclusivement dans les livres, la question de la justification était la plus considérable que la réforme eût soulevée. Être justifié, c’est-à-dire quitter l’état injuste pour l’état juste ; d’impie, de païen, devenir enfant de Dieu ; d’exclus de ses divines promesses, y être à jamais participant ; quel plus grand intérêt, et où était-il de plus grande conséquence d’assurer les esprits, puisqu’il s’agissait pour eux de la vie ou de la mort éternelle ? Or, dans la doctrine catholique, on était justifié principalement par les bonnes œuvres. La part de la foi, car il fallait bien qu’il y en eût une, se réduisait à la connaissance de la loi chrétienne, et en quelque sorte à l’habitude de s’y conformer, sans ardeur particulière comme sans doute. Luther changea tout cela. Saint Paul avait dit : « Nous sommes justifiés par la seule foi. » Luther ajouta : « Par la seule foi, sans les œuvres. » Dans la doctrine catholique, la foi était implicitement dans les œuvres ; dans la doctrine luthérienne, elle en était séparée, elle était tout. Il est vrai qu’à cette foi paisible et de tradition, que demandait la doctrine catholique, la doctrine luthérienne substituait une foi spéciale, absolue, véhémente, marquée du caractère de son auteur, et réclamant de Dieu la justification à titre de promesse. Cela consistait à dire dans la pratique, de toutes les forces de son être : « Je crois que mes péchés me seront remis par les seuls mérites de Jésus-Christ, médiateur et propitiateur. »

C’est ce qu’on appela la justice imputative. Dans le commencement, on fut si épris de cette justice, qu’on ne s’occupa point des œuvres. On les proscrivit dans ce qui n’en avait été que l’abus, à savoir dans les pratiques extérieures et superstitieuses, au moyen desquelles les catholiques croyaient acheter la justification, telles que les jeûnes et les pélerinages, comme aussi dans l’excès des vœux de religion, et dans ces fuites au fond des monastères ou dans les solitudes, pour échapper aux mauvaises œuvres par l’inaction.

« Quelles sont les bonnes œuvres qui ne laissent pas du doute ? disait Luther. Y en a-t-il d’assez évidentes, d’assez claires, d’assez distinctes de ces actions intéressées que notre amour-propre regarde comme bonnes, pour que nous soyons assurés qu’elles nous justifient ? » Et il citait l’exemple du pharisien de l’Évangile, qui se croit juste parce qu’il a satisfait à la loi. Il opposait à ce doute où nous laissent même nos bonnes actions la certitude que nous donne la foi en ce dogme que nos péchés nous sont remis par la médiation de Jésus-Christ.

Il fallait tout le premier enivrement de cette foi spéciale pour dérober à Luther et à ses disciples la nécessité du concours de la foi et des œuvres dans la justification ; mais cette difficulté qu’ils n’avaient pas vue d’abord ne tarda pas à se montrer dans toute sa force. D’abord, leurs adversaires ne manquèrent pas de la leur opposer, et de comparer ce prétendu doute où nous laissent nos bonnes œuvres, au doute, bien autrement grave, qui vient nous inquiéter au sein même de la foi, et que Luther ignorait moins que personne. Ensuite, bon nombre de partisans de la justice imputée, et Mélancthon en particulier, par leurs efforts même pour établir ce point, étaient entraînés malgré eux vers la doctrine des bonnes œuvres, d’autant plus nécessaire que la foi est plus languissante. Mélancthon avait eu à traiter cette question à plusieurs reprises, et pour tous les degrés de lecteurs, depuis les enfans, pour lesquels il avait fait des catéchismes de la nouvelle doctrine, jusqu’aux théologiens les plus raffinés. Il s’était donné des peines incroyables pour retenir les bonnes œuvres dont son esprit pratique sentait toute la nécessité, et toutefois ne pas abandonner la justice imputative, aux charmes de laquelle, pour parler comme Bossuet, il ne put jamais renoncer.

Il y avait un égal péril à trop donner, soit à la foi, soit aux œuvres. Trop donner à la foi, c’était autoriser les anabaptistes qui disaient après Luther, mais en appliquant sa théorie : La foi sans les œuvres et qui, la main dans le sang, se croyaient absous en criant du fond de la poitrine : Je crois que mes péchés me sont remis par Jésus médiateur. Trop donner aux œuvres, c’était rouvrir la porte à ces abus de recherche de perfection chrétienne qui avaient rempli les déserts et plus tard les couvens, et égaré la conscience des peuples sur la nature des bonnes œuvres remplacées par des pratiques superstitieuses. En outre, Mélancthon avait peur d’encourager certains esprits, à demi païens, qui prétendaient qu’il n’y a d’autre justice que celle des œuvres, et qu’à cet égard les Éthiques d’Aristote en apprennent autant que l’Évangile. Il s’imprimait, en effet, des livres où l’on comparait les paroles du Christ avec celles de Socrate et de Zénon, et où on le disait venu dans le monde, moins pour nous obtenir la justification par ses propres mérites que pour nous apprendre par quelles actions et par quel accroissement de notre dignité personnelle nous la pouvons obtenir.

Il est intéressant de lire de quels artifices honnêtes Mélancthon s’est servi, dans ses nombreux écrits sur cette matière, pour demeurer dans la justice imputative, loin des excès des anabaptistes, et pour faire la part des œuvres, sans pencher vers les catholiques ni vers les demi-païens. Luther n’avait pas pris tant de peine ; une fois le dogme de la justification par la foi proclamé, il ne s’était pas soucié de le concilier avec les œuvres, et s’était reposé dans la joie de son invention ; ou bien, lorsque les évènemens l’en avaient pressé, il avait, selon le besoin de sa politique ou de son orgueil, tantôt abondé dans son premier sens, tantôt fait à la doctrine des œuvres des concessions inattendues, peu calculées, et comme avec la pensée de les retirer dans l’occasion. Pour Mélancthon qui, dès le commencement, avait voulu faire des dogmes du maître des règles pour sa propre conduite, ce partage impossible l’avait toujours agité. Il sentait la nécessité de ne pas séparer la foi des œuvres ; mais voulant, à l’exemple de Luther, une part absolue pour la foi, et seulement une part relative pour les œuvres, il n’arrivait pas à concilier deux choses inégalement nécessaires, et voyait bien que, dans la pratique, celle qui serait la moins nécessaire serait bientôt rejetée comme inutile.

Il serait malaisé de déterminer, sous la forme d’un dogme quelconque, en quoi il différait de Luther. C’était moins une opinion décidée que des scrupules enveloppés de ténèbres qu’il ne pouvait ou n’osait dissiper. Mais telle était, dans le parti, l’autorité de sa conscience, que ces scrupules même formaient, sur ce point de doctrine, comme une école nouvelle, quoiqu’il n’y eût véritablement pas de dogme nouveau.

Cruciger, ainsi que je l’ai dit, enseignait à l’académie de Wittemberg ces légères nuances ou plutôt ces incertitudes de Mélancthon. Ses leçons, qui avaient été recueillies et publiées, émurent un certain Cordatus, pasteur de Nimeck, qui, s’ennuyant d’un si petit théâtre, voulut se faire voir sur celui de Wittemberg. Il avait été l’un des élèves de Mélancthon. C’était un de ces hommes sans lumières, qui ont une sorte de bonne foi sourde et intraitable, et qui se passionnent jusqu’au fanatisme pour le peu qu’ils entrevoient. Quoique jeune et marié, il avait eu des attaques d’apoplexie. Son jugement, naturellement borné, était encore offusqué par le sang ; ses idées, obscures et confuses, semblaient des mouvemens de colère mal comprimés. Il écrivit d’abord à Cruciger une lettre en manière de défi, à laquelle celui-ci ne fit point de réponse. Une seconde lettre suivit, qui fut rendue publique. Cordatus attaquait les doctrines de Cruciger sur la justification, et demandait un débat public. Il voulait, disait-il, défendre la foi de Luther, le docteur des docteurs, contre les interprétations de disciples infidèles.

Jonas, alors recteur de l’académie, et qui l’avait eu pour élève, l’invita, dans une lettre sévère, à se contenter d’explications amicales et secrètes. Cordatus insista pour un débat public ; on le lui refusa. Ne pouvant parler du haut de la chaire, il se soulagea par des écrits violens contre Cruciger et Mélancthon. Il foula au pied l’un des meilleurs ouvrages de ce dernier, les Lieux communs de théologie, dont il venait de paraître une édition nouvelle. Des placards étaient affichés aux murs de l’église de Wittemberg, où Cruciger était dénoncé comme papiste et hérétique. Luther blâma ces excès ; mais il ne toucha pas à celui qui les avait provoqués. Sa conduite à l’égard de Cordatus fut la même qu’à l’égard d’Agricola : il n’approuva ni ne désavoua rien. Son orgueil était flatté que des élèves formés par Mélancthon remontassent à lui comme à la vraie et unique source de la doctrine, et le titre de docteur des docteurs lui cachait le danger de livrer les professeurs à l’élève, et les chefs même de son église à un obscur sectaire.

Sur ces entrefaites, l’électeur emmena ses théologiens à Smalcalde, où il avait à délibérer avec les autres princes évangéliques sur la proposition du nouveau pape, Paul III, de convoquer un concile à Mantoue. Il y fut décidé qu’on ne se présenterait au concile qu’avec un appareil de preuves qui rendît la contradiction impossible. En conséquence, les théologiens eurent ordre de recueillir tous les passages des Écritures, des Pères, des conciles, des décrets pontificaux, qui pouvaient se rapporter à la confession d’Augsbourg, demeurée le corps de doctrine du parti. Il manquait d’ailleurs à cette confession un point important ; on n’y avait pas donné d’avis sur la papauté : de peur d’en dire trop, on avait omis cet article. Les théologiens devaient se mettre d’accord pour en arrêter la rédaction.

Dès le commencement des conférences, Luther était tombé malade. Il n’en continua pas moins de prêcher dans l’intervalle des crises : mais, le mal empirant, il fallut l’emporter de Smalcalde. Mélancthon fut chargé d’appeler un médecin de Wittemberg. « Il a fallu faire tant de hâte, écrit-il à Sturz, docteur en médecine, qu’on n’en a pu confier qu’à moi la commission. » L’aveu est charmant ; on l’employait à tout.

Au premier aspect, il semblait facile de rassembler tous les textes à l’appui de la confession. Mais un choix ne pouvait être fait sans discussion, et la discussion, en rouvrant la carrière aux dissidences, pouvait rompre la ligue. Les politiques, et le landgrave de Hesse en particulier, firent avorter ces débats dès les premières paroles. Mélancthon se trompe en accusant cette conduite de timidité. Ce n’était qu’habile et prudent de la part d’un prince beaucoup plus occupé d’émanciper l’Allemagne de l’empire que de mettre sa conscience en paix sur des articles de foi. Toutefois, pour que les théologiens ne restassent pas inactifs, on leur ordonna de préparer une déclaration de foi sur le pape.

Mélancthon en fut chargé, comme de tout le reste. Il fit un écrit, « plus âpre qu’il n’est dans ses habitudes, » écrit-il à Jonas, « modéré, » selon sa lettre à Camérarius ; contradiction qu’expliquent ses alternatives d’animosité passagère contre les catholiques et de sollicitude pour le maintien de la paix. Dans cet écrit, il attaquait l’infaillibilité du pape, et ne reconnaissait les évêques qu’autant qu’ils s’accommoderaient de la nouvelle doctrine. Il demandait que les biens ecclésiastiques fussent employés à l’entretien des ministres de l’Évangile, à fonder des écoles, à nourrir les pauvres, à faire les frais d’une justice particulière chargée de régler les questions si diverses et si délicates que soulevaient les mariages, et dont la décision avait appartenu jusqu’alors aux évêques. Ce dernier point était une des plus grandes affaires des réformateurs. Ils donnaient sur tous les mariages mal contractés, sur les divorces, sur les cas de bigamie, des jugemens généralement équitables, mais pleins de périls, comme toute règle qui ne se forme qu’au fur et à mesure des exceptions.

Mélancthon supportait avec peine le séjour de Smalcalde. Outre la confusion des affaires, et ces ajournemens qui blessaient sa sincérité sans alléger ses travaux, il se plaignait de l’incommodité des auberges, et de n’avoir pour toute boisson que « des vins sulfureux de France. » Jouant sur les mots, il ajoutait : « Ces forges de Vulcain sont pleines non-seulement de fumée, mais d’illusion[20]. »

L’assemblée se sépara après s’être contentée, en ce qui regardait la doctrine, d’adhérer de nouveau à la confession d’Augsbourg, avec l’annexe sur le pape et les évêques. Tous les théologiens y souscrivirent, sauf Luther, apparemment trop malade pour signer en connaissance de cause. Quant aux princes, ils décidèrent que la proposition de Paul III serait rejetée, et l’empereur supplié d’obtenir un concile libre, général, dont le siége fût en Allemagne. Ce n’était pas l’opinion de Mélancthon. Il voulait qu’on acceptât le concile du pape, qui avait, selon lui, le droit de le convoquer, sinon d’y exercer le rôle de juge, lequel devait être confié à des arbitres pris dans les deux partis. Il n’en eut pas moins à rédiger toutes les pièces relatives à ce refus, à en exposer les causes aux adhérens, et à le notifier à l’empereur au nom des princes. Ce ne fut pas sans débats. « Il n’y a pas place auprès des princes, écrit-il à Théodorus, pour notre philosophie. Je leur ai pourtant obéi, cette fois encore, comme aux vents et à la tempête, parce que je ne pouvais pas m’arracher de là sans scandale. » Dans le trouble où le jetait cet étrange rôle, il regrettait de n’être pas à la place de Luther, retenu chez lui par une fièvre mortelle.

À peine de retour à Wittemberg, où il avait accompagné Luther convalescent, il y trouva, outre les restes de la querelle de Cordatus, une nouvelle émeute soulevée par Jacques Schenk, de Fribourg, qui l’accusait auprès de l’électeur de paroles indiscrètes sur l’eucharistie, et par ce même Islebius Agricola, qui recommençait ses nouveautés, et niait que le décalogue dût être enseigné dans l’église. Or, c’était nier indirectement la nécessité des bonnes œuvres dans la justification, le décalogue n’étant que la partie de la loi qui les détermine et les prescrit.

Luther se laissait renvoyer les accusations, comme au juge suprême, et accueillait les plaintes. Il lui échappa, cette fois, les mots de peste violente, de médiateurs érasmiques, à propos de Mélancthon et de Cruciger ; et, s’il ne rompit avec eux, il ne voulut pas les entendre, quoique sa femme, qui aimait Mélancthon, l’en priât avec instance. Il n’arrêta pas les poursuites de Jacques Schenk, et laissa les choses en venir à ce point, que Mélancthon reçut jour de l’électeur pour s’expliquer sur la dénonciation dont il était l’objet. Il put se croire sérieusement menacé d’une destitution, et dans sa douleur, noblement supportée, il se comparait à Eschine écrivant à un ami qu’il se réjouit d’être délivré de l’administration de la république, comme d’une chienne enragée.

On ne lui avait pas fait savoir sur quoi porterait l’interrogatoire. On en délibérait avec mystère dans des réunions où n’était admis aucun de ses amis. Pour lui, il avait préparé sa défense pour toutes sortes d’attaques, s’étendant sur le grief principal, sur sa modération, laquelle rendait tout suspect. Il devait expliquer pourquoi il avait exposé certains dogmes dans la langue de tout le monde, coulé sur certains autres ; pourquoi, dans les diètes, ses avis avaient été modérés. Il devait dénoncer cette conspiration d’ignorans qui le haïssaient pour sa philosophie, comme il appelle ses études et ses goûts littéraires. Il se réjouissait d’avoir à plaider une si belle cause, aimant mieux un débat public que des soupçons dans les ténèbres.

Cette attitude fit tomber l’affaire. Je trouve, à l’année suivante, 1538, une lettre de Mélancthon à ce même Jacques Schenk, où celui-ci est qualifié de prédicateur de la cour. C’était sans doute le prix de ses attaques contre Mélancthon. Dans cette lettre, Mélancthon s’excuse de ce qu’un livre de Schenk n’est pas encore imprimé. « L’imprimeur attestera, dit-il, qu’ayant reçu le livre avec ordre de l’imprimer, je l’ai porté à Luther, qui ne l’a pas encore lu, quoique je l’en aie pressé. » Il prie Schenk de ne pas mal penser de lui, puisqu’il a fait son devoir, et il ajoute : « Ne crois pas que je me plaise aux haines. »

X. — MÉLANCTHON RECTEUR DE L’ACADÉMIE DE WITTEMBERG.

Cette année (1538), il fut élu recteur de l’académie de Wittemberg. Les monumens qui nous restent de son rectorat se réduisent à quelques avis aux étudians. Ces avis ne sont pas sans intérêt pour l’histoire des mœurs.

J’en trouve un daté du 2 mai, qui prescrit aux étudians d’assister à la lecture publique des statuts et des règlemens de l’académie, en présence des maîtres et docteurs. L’avis du recteur laisse percer quelques plaintes contre la conduite relâchée des étudians. Cette lecture des statuts se faisait dans toutes les circonstances de quelque solennité, soit à la reprise des cours, soit lors de l’installation du nouveau recteur, soit à la distribution des grades académiques. Comme les règlemens étaient mêlés de conseils, l’académie tenait la main à ce que tous les étudians en entendissent la lecture. C’était un premier hommage à la discipline.

Un autre avis, daté du 8 juin, invite les étudians et les maîtres à venir, selon l’usage, déposer à l’autel les légers dons qui doivent être offerts aux ministres de l’Évangile. C’était une des ressources du clergé nouveau, l’ancien n’ayant pas été dépossédé, et le produit seul des extinctions étant attribué aux ministres de l’Évangile, quand toutefois les princes ne se l’adjugeaient pas pour les besoins de la guerre.

Au mois de juillet, Jean Schurff, jeune étudiant, laborieux et de bonne conduite, se noya dans l’Elbe en s’y baignant ; le recteur invite ses camarades à assister à ses funérailles, et leur fait défense de se baigner dans l’Elbe, « fleuve perfide, dit-il, où l’on voit des spectres qui menacent les nageurs. » Mélancthon n’eût pas songé à faire peur de ces spectres aux étudians, s’il n’y eût cru tout le premier.

Par d’autres avis du même mois et des mois suivans, il réprimande les étudians pour des espiègleries de collége. Une fois, il est informé qu’ils ont fait des dégâts dans les bois, coupé des branches, étêté des sapins, et querellé les gardes ; il leur fait défense de recommencer. Une autre fois, ils ont troublé la navigation sur les rives du fleuve, et quelques-uns s’y sont baignés, malgré la défense du recteur et ses spectres. Un avis du second semestre d’été les exhorte à être décens dans leur tenue, leurs gestes, leur costume. Un autre leur défend, sous menace de peines, de troubler les ouvriers qui travaillent aux fortifications. « Les écoliers, dit le bon recteur, doivent du respect à ceux qui réparent les murs à l’abri desquels les arts de la paix jouissent de la sécurité. »

Ailleurs, il les prie, soit de se joindre au convoi de la fille d’un haut personnage, soit de se rendre au temple pour mêler leurs voix en chœur. « Cette harmonie, dit-il, plaît à Dieu. »

Il n’eut à user qu’une fois du pouvoir disciplinaire, et il s’y prêta si mal, qu’il fit accuser sa douceur de complicité. Un certain Simon Lemnius, étudiant de l’académie, avait fait des épigrammes contre l’électeur et les professeurs. Un premier édit du recteur l’appela à comparaître devant lui, pour rendre compte de sa conduite. Lemnius n’y obéit pas. Un second l’ajourna à la semaine suivante, avec menace, s’il ne se présentait pas, d’être jugé et condamné, quoique absent. Lemnius ne s’émut pas plus du second édit que du premier. Enfin, par un troisième édit, le recteur le déclara expulsé de l’académie. Ses épigrammes n’en furent que plus lues, et il ne manqua pas de courtisans pour se trouver blessés des piqûres faites à l’électeur, et pour calomnier la lenteur de Mélancthon à instruire et à juger cette affaire.

On n’allait pas jusqu’à l’accuser d’avoir travaillé aux épigrammes de Lemnius, mais d’avoir molli par considération pour son gendre, Sabinus, soupçonné, non sans motif, d’avoir suggéré à Lemnius les principaux traits. On parlait d’une enquête, et les amis de Mélancthon lui conseillaient de quitter Wittemberg. Il resta, se défendant à sa manière, qui était d’opposer la patience à toutes ces inimitiés, dont le fonds était la religion, et qui prenaient occasion des moindres incidens. Pendant qu’on s’agitait pour le perdre, il donnait une édition de la Germanie de Tacite.

XI. — LES DIÈTES. — POLITIQUE DU PAPE, DE CHARLES-QUINT ET DES PROTESTANS, AU SUJET DU CONCILE DE TRENTE.

Vers le mois de novembre, Mélancthon étant dans sa quarante-unième année, se crut près de sa fin et fit son testament. Ses pressentimens ne l’avaient pas trompé. Comme il se rendait à Haguenau, à une assemblée des princes, il tomba malade à Weimar, et faillit mourir. Luther, qui vint lui donner des soins, le trouva plus malade encore d’esprit que de corps. La bigamie du landgrave de Hesse l’avait jeté dans une sorte de désespoir. Il n’avait pu voir sans une douleur infinie la cause de la réforme déshonorée dans la personne du plus considérable et du plus habile de ses défenseurs. Quant à Luther, il en avait pris son parti. Outre sa propre conduite, qui le rendait très tolérant sur ce point, il lui importait peu que le landgrave fût bigame, pourvu qu’il demeurât ferme dans la foi. Il essaya de relever Mélancthon, tâchant de lui faire comprendre cette morale particulière des hommes d’action, qui compense les fautes personnelles par le dévouement à la cause commune.

À peine rétabli, Mélancthon reçut l’ordre de partir pour Smalcalde, où s’était ajournée l’assemblée de Haguenau. De Smalcalde, où les princes ne s’arrêtèrent qu’un moment, l’assemblée fut transférée à Spire, puis de Spire à Worms, pour être prorogée de nouveau à Ratisbonne. « Nous avons vécu dans les synodes, disait Mélancthon, et nous y mourrons. »

L’empereur et le pape, jusque-là d’accord pour étouffer les protestans, s’étaient peu à peu séparés, selon les intérêts de leur politique. L’empereur avait demandé de bonne foi un concile, et en avait arraché plutôt qu’obtenu la promesse. Le pape, qui s’y était résigné à regret, ne voulait ni retirer ni tenir sa parole. Il eût mieux aimé se servir de l’empereur pour opprimer les protestans et faire trancher l’hérésie par le bras séculier ; mais il n’était pas dans les plans de Charles-Quint de se faire l’instrument du pape, le parti protestant prenant des forces de jour en jour, et rendant de plus en plus chanceux l’emploi de la violence. Quant aux protestans, ils n’avaient pas eu de peine à s’accorder : on est toujours d’accord, même dans le parti le plus divisé, pour demander des choses que tout le monde est également loin d’obtenir.

Au reste, jusqu’à la diète de Ratisbonne, qui s’ouvrit en mars 1541, les protestans désirèrent sincèrement un concile, quoique dans d’autres conditions que celui que proposait le pape. Le pape voulait le convoquer en Italie, et parlait de le présider. Les protestans l’auraient voulu en Allemagne, et que le pape n’y fût juge ni en personne ni par ses représentans. Mais l’idée même d’un concile, c’est-à-dire d’une assemblée solennelle où il leur fût enfin permis d’exposer librement la nouvelle doctrine, était populaire dans ce parti. Ils y tenaient d’autant plus qu’ils y savaient le pape opposé, malgré ses promesses réitérées de le convoquer, et qu’ils le voyaient médiocrement désiré par l’empereur, pour qui c’était un moyen plutôt qu’un but.

Le pape se contenta d’abord de donner des promesses vagues. Il ne fixait ni l’époque, ni la forme du concile. L’empereur paraissait le presser, et se donnait aux yeux des protestans le mérite de demander avec instance ce que le pape refusait. Les diètes se succédaient presque sans interruption, et ne duraient guère au-delà des discussions préliminaires. L’empereur s’y louait ou s’y faisait louer de ses nouveaux efforts pour obtenir le concile ; après quoi venaient les difficultés ordinaires sur la manière de délibérer. L’empereur ne se pressait point de les résoudre, sa politique étant de multiplier les diètes pour traîner la paix jusqu’à ce que ses mains fussent plus libres du côté de la France ou de la Turquie, et de les rendre stériles, parce qu’il ne s’y pouvait rien arrêter qui ne fût une conquête pour le parti protestant.

Mais c’est une erreur commune aux plus grands politiques de croire que leurs plans ne servent qu’à eux seuls, et que les droits qu’ils accordent s’arrêteront au point où ils leur seront gênans. Quand Charles pensait se jouer avec ces diètes, il en était dupe à son insu. Chaque diète rapprochait les protestans, et le même moyen qui servait à l’empereur pour prolonger la paix leur servait pour s’affermir et s’étendre. Toutes les lenteurs ne faisaient que rendre inévitable, ou le concile dont le pape ne voulait pas, et dont l’empereur ne voulait que pour embarrasser le pape et tenir les réformés en suspens, ou une diète solennelle et définitive d’où il pouvait sortir autre chose qu’une paix de religion.

Pendant quelque temps, l’empereur et les protestans parurent s’entendre contre le pape, parce qu’ils avaient alors un intérêt commun à suivre deux desseins fort différens, qui devaient plus tard amener la guerre entre eux. Tandis que Charles-Quint poursuivait son but, qui était de se faire l’arbitre de la religion en Allemagne, et les protestans le leur qui était de se faire reconnaître définitivement, le pape, qui souffrait également de leurs prétentions et qui vit qu’on n’allait pas à moins qu’à se passer de lui, parla de nouveau du concile, mais en termes plus explicites. Il ne trouva pas de créance. Les protestans qui l’avaient désiré de bonne foi n’en voulaient plus. Ils contestaient au pape le droit de le convoquer, celui de le présider, celui d’y être juge. L’idée d’un concile national, tenu en Allemagne et par les églises d’Allemagne, avait prévalu, et l’empereur avait laissé les esprits s’y attacher, sa place ne pouvant pas être moindre que celle d’un médiateur suprême dans un concile de l’empire. On citait beaucoup d’exemples de conciles nationaux, où le pape n’était pas intervenu. Les catholiques eux-mêmes s’étaient rangés pour la plupart au parti d’un concile national. Quoique n’accordant pas qu’on pût s’y passer du pape, ils le demandaient par désespoir d’obtenir ce concile général, auquel on s’habituait à ne plus croire. Le pape comprit le péril, et, au lieu des instructions ordinaires à ses légats, par lesquelles ils avaient ordre de présenter, dans un lointain qu’ils reculaient à volonté, le remède universel d’un concile, il chargea l’évêque de Moron d’en annoncer la convocation dans l’année. Il en fixait le siége à Trente, non sans avoir insinué Bologne et Mantoue, comme plus convenables à sa vieillesse et à sa santé, afin de faire valoir le choix de Trente comme une faveur pour l’Allemagne.

Une bulle proclama bientôt l’ouverture du concile ; mais, le jour où il fut de l’intérêt de Paul III, qui s’était rapproché de la France, de convoquer le concile, Charles-Quint cessa de le vouloir. Il chercha des prétextes que lui rendaient faciles les dispositions des protestans, lesquels déclaraient n’accepter ni le concile, ni le lieu indiqué, par la raison que le pape n’avait pas le droit de convocation. Il se plaignit d’avoir été mis, dans la bulle, sur le même rang que le roi de France, et déclara qu’il s’y prendrait autrement pour pacifier l’Allemagne. Le saint père n’en envoya pas moins des évêques et des ambassadeurs à Trente, ce qui força Charles-Quint à en envoyer de son côté, avec l’ordre d’observer ceux du pape et de n’engager pas la discussion.

N’ayant pu empêcher le concile, il songea à s’en servir auprès des protestans, comme il avait fait de la promesse de l’obtenir. Il avait besoin d’eux contre François Ier, alors ligué avec le pape par un traité scellé avec du sang protestant. Il leur fit tour à tour la promesse de ne point laisser délibérer le concile, s’ils le contentaient, et la menace de le tenir lui-même, s’ils résistaient, et de le laisser procéder contre eux. Mais les protestans, qui savaient ses embarras, subordonnaient leur concours à l’arrangement des affaires de religion, et l’amenaient à déclarer, à la diète de Spire, qu’ils eussent à se préparer pour un concile national. Ainsi, ce grand politique, par la raison qu’il n’écoutait que des pensées d’agrandissement personnel, était, en définitive, moins habile que les protestans dont il faisait les affaires contre le pape, parce que, nonobstant le mélange d’arrière-pensées d’indépendance temporelle, le plus grand nombre était par un de ces principes qui sont plus forts que les grands hommes et les grands empires. Il était aussi moins habile que le pape, qui battait sa politique personnelle par une politique antique et de tradition, traversée de temps en temps, mais jamais changée par les complications, d’ailleurs nombreuses, des intérêts personnels de chaque pontife. Quelques mois après cette même diète de Spire, où il avait, en quelque sorte, autorisé solennellement l’Allemagne à se passer du saint-siége, et à régler elle-même sa religion, il faisait sa paix avec la France, et convenait avec le pape de travailler en commun à la défense de l’ancienne religion. L’empereur se liguait avec le saint-siége contre l’empire.

On comprend quelles durent être, au milieu de complications si nombreuses, les peines d’esprit de Mélancthon. Où les autres venaient avec plusieurs desseins manifestes ou cachés, il n’apportait qu’une pensée, et toujours la même, le désir d’une discussion solennelle, et l’espoir d’un arrangement définitif. Ne sachant que penser de tous ces changemens dans les volontés, dont il dit quelque part qu’il y aurait une longue histoire à faire, il renonçait à les pénétrer, et se laissait traîner de diètes en diètes, heureux quand la maladie ou quelque accident l’empêchait d’y prendre part. Il s’était fait une habitude de ne plus espérer, et il cherchait dans les présages, comme un Romain du temps de Camille, l’issue de tant de complications. Durant la diète de Smalcalde, qui se tint en 1540, il avait vu un soir, étant à Gotha, des feux éclater dans l’air : « Que présagent ces feux ? écrit-il. Que Dieu éteigne ces flammes qui doivent dévorer l’Allemagne, ou qu’il dissolve, avec le feu céleste, toute cette machine du monde, et qu’il nous délivre tous ensemble pour l’éternité des misères présentes[21] ! »

XII. — QUERELLE SOULEVÉE PAR LE LIVRE DE LA RÉFORME DE COLOGNE. — CHAGRINS DOMESTIQUES.

La réforme avait profité des débats entre le pape et Charles-Quint pour faire ses affaires en Allemagne. Hermann, archevêque-électeur de Cologne, avait demandé Mélancthon dès l’année 1543, pour constituer l’église nouvelle dans ses états. Luther et le landgrave de Hesse étaient d’avis de ce voyage ; tous deux jugeaient, sans s’être consultés, que les atténuations même de Mélancthon étaient d’assez hardies nouveautés pour une ville encore catholique, et que ce serait un grand point de les y établir. Mais il y eut des difficultés du côté de l’électeur, qui, sans rien empêcher, ne répondit pas d’abord à la demande de l’archevêque. Mélancthon souffrait facilement qu’on le retînt ; il prévoyait des querelles à son retour, et il n’aimait pas assez l’éclat de ces sortes de missions, pour aller au-devant de l’envie qu’elles lui attiraient. Mais l’électeur ayant changé d’avis, Mélancthon se laissa mettre en route pour Cologne, au mois d’avril 1543.

Il y trouva les plus fortes préventions contre la réforme, des adversaires en grand nombre, et disposés à ne rien ménager, l’archevêque presque seul de sa cause, le peuple de Cologne contre son prince, et tout entier aux images. On fabriquait en ce moment même une robe pour la Vierge, estimée 100 florins d’or. Le chapitre était très menaçant ; il avait parlé de déposer et de chasser l’archevêque, ce qui avait motivé une lettre du landgrave de Hesse, déclarant qu’il viendrait avec les confédérés le défendre en cas de violence.

Hermann voulait constituer son église selon la forme de celle de Nuremberg. Mélancthon et Bucer se partagèrent la rédaction du formulaire. Mélancthon traita de la création, du péché originel, de la justification par la foi et les œuvres, de l’église, de la pénitence, laissant l’eucharistie à Bucer dont il s’était rapproché dans cette question. Ce formulaire souleva les plus vives discussions. Mélancthon s’y emporta jusqu’à dire que les sycophantes de Cologne ne devaient pas être réfutés avec des livres, mais châtiés à coups de bâton. Il est vrai que le jour où il quitta sa modération on le loua de sa fermeté, et Bucer, dans une lettre à Jonas, vantant les services qu’il rendait à la doctrine par sa résolution et sa science, lui donna le nom de proto-docteur et d’organe salutaire de Dieu, autant par équité, que pour affliger Luther à qui le mot devait être redit.

Enfin la réforme triompha à Cologne, les conversions se faisant vite alors, et la peur du landgrave y aidant. Le formulaire fut adopté par le plus grand nombre. Le collége seul continua de résister. Du reste, la juridiction ecclésiastique avait été conservée aux évêques en échange de la tolérance qu’ils accorderaient à la doctrine. C’était pour Mélancthon la borne extrême de toute réforme. Quelque temps après son retour à Wittemberg, l’archevêque de Cologne fit hommage à l’électeur de Saxe du formulaire de sa nouvelle église, sous le titre de Réforme de Cologne. L’électeur chargea Amsdorff, évêque de Naumbourg, de l’examiner et d’en donner son avis. Cet Amsdorff, l’un des disciples les plus passionnés de Luther, avait été récompensé de son zèle par l’évêché de Naumbourg, arraché au titulaire, Jules Pflug, malgré sa nomination régulière par le collége. Mélancthon avait eu à dévorer le chagrin d’aller, par ordre, installer le nouvel évêque à la place de Pflug, qui était de ses amis, et en avant des catholiques comme Mélancthon était en arrière des réformés. Ils se touchaient par là, comme Sadolet et Mélancthon. Amsdorff avait su ce chagrin, et il ne pardonnait à Mélancthon ni son amitié pour Pflug, qui était un blâme secret contre l’usurpateur de son siége, ni surtout la cause de cette amitié, qui était cette modération par où Mélancthon paraissait aux hommes ardens de connivence avec les catholiques.

Amsdorff critiqua les articles sur le libre arbitre et l’eucharistie, dont l’un était plus particulièrement l’ouvrage de Mélancthon, et l’autre celui de Bucer. Il les dénonça à Luther, l’adjurant d’en faire une réfutation solennelle du haut de la chaire et par écrit. « Je vois là, écrivit Mélancthon à Théodorus Vitus, la trompette d’une nouvelle guerre. Si notre Périclès le prend sur le ton de l’invective, je m’en vais. » En effet, dès le 11 août, Luther monta en chaire, et la guerre fut déclarée.

Le crime de Mélancthon était cette même doctrine de la justification, qu’il ne pouvait plus approfondir sans incliner de plus en plus vers les œuvres. Il avait dit que ceux qui font des actes contre la conscience perdent la grace, c’est-à-dire cessent d’être justifiés, et redeviennent impies et païens : d’où il résultait que, si les œuvres ne justifient pas, néanmoins elles peuvent faire perdre le caractère de justifié. Comment donc ne donneraient-elles pas ce qu’elles peuvent ôter ? Cette conséquence ramenait à la doctrine catholique, et c’est ce qui faisait horreur aux exagérés, lesquels voulaient que les élus qui pèchent contre la conscience ne cessassent pas d’être justes, et conservassent le saint Esprit. Luther n’allait pas jusque-là, pour ne pas tomber dans les anabaptistes ; mais il s’éloignait de plus en plus des œuvres, à la différence de Mélancthon, qui retranchait chaque jour quelques-unes des subtilités qui l’empêchaient de s’en rapprocher davantage.

Non content d’une contradiction publique, Luther alla trouver Amsdorff pour se concerter sur le plan de campagne. On disait que Mélancthon et Cruciger allaient être soumis à un interrogatoire solennel. On parlait d’un livre qui les forcerait de quitter Wittemberg. Ce fut alors que Mélancthon songea, comme dit Bossuet, à prendre la fuite. « Je suis, écrit-il à Bucer, un oiseau tranquille, et je m’en irai très volontiers de cette prison. » Tout en se tenant prêt à partir, il attendit le livre dont on les avait menacés.

Ce livre parut. Il roulait principalement sur la cène, qui était d’une plus grande importance pour Luther que la justification, parce qu’il en était sorti toute une église, régulièrement constituée, celle de Strasbourg. C’était le plus impétueux qu’on eût fait sur la matière. Il le fit suivre de la menace d’une formule, à laquelle il voulait que tout le monde souscrivît, sous peine de le voir s’exiler lui-même de Wittemberg. Mélancthon lui offrit des explications, avec le ferme dessein, s’il ne s’en contentait pas, de quitter le pays. « Vous apprendrez bientôt, écrivait-il à Medmann, que j’ai été renvoyé d’ici comme Aristide d’Athènes. » Luther tint quelque temps suspendue sa réponse.

Dans l’intervalle, Mélancthon reçut l’ordre de se rendre à la diète de Spire. Une intrigue de cour, ou peut-être un changement dans la politique de l’électeur, qui crut n’avoir plus besoin de sa modération, fit contremander son départ. On le remplaça par un certain Naogeorgius, qui l’avait attaqué sur la justification. Mélancthon n’en ressentit l’injure qu’à cause de la paix, qui pouvait en souffrir. Pour lui, il se montrait peu jaloux de figurer dans ces conférences. Depuis cette ébauche de dispute publique, où il avait échangé quelques discours avec Jean de Eck, il s’était désabusé de sa chimère d’une assemblée de doctes arrangeant à l’amiable les affaires de l’église. « Voici, dit-il à Myconius, la dixième lettre que j’écris aujourd’hui. Jugez par là de quels travaux je suis accablé. Toutefois j’aime mieux avoir à faire toute cette besogne d’école, que d’être spectateur, dans une diète, de rixes sophistiques. Il m’est doux de n’y pas assister, quel qu’ait été le dessein de la cour. »

Cette diète de Spire fut plus politique que religieuse. On disputa d’abord si les débats devaient commencer par la guerre contre les Turcs ou par la religion. Charles-Quint obtint que la religion ne viendrait qu’en second. On vota des secours contre les Turcs, et on déclara François Ier ennemi de l’empire. Pour la religion, Charles-Quint trouva moyen de l’ajourner. Il profita d’un jour où les princes étaient allés au-devant de l’électeur de Saxe, et fit fermer l’église où prêchaient les théologiens du landgrave. Du reste, il adjugea indirectement aux catholiques ce débat étouffé, en donnant des marques solennelles de catholicité, soit à un lavement de pieds qu’il célébra avec son frère Ferdinand, soit à une procession de l’âne, le jour des rameaux, où il assista six heures durant, accompagné des princes, l’électeur de Saxe excepté. Il y eut aussi des Espagnols qui, pour de l’argent, dit-on, quelques-uns de plein gré, protestèrent contre le dogme de la justification par la foi, en se flagellant, les premiers jusqu’au sang, les derniers jusqu’à en mourir. C’était la doctrine du mérite des œuvres mise en scène avec un appareil dramatique qui n’y aurait pas nui dans l’opinion populaire, si les réformés, auxquels l’empereur n’avait laissé que la liberté de railler, n’en eussent détruit l’effet par les plaisanteries qu’ils en faisaient courir.

Cependant la formule dont Luther avait menacé ses collègues, et en particulier Mélancthon et Cruciger, se faisait encore attendre. Soit que les explications de Mélancthon l’eussent satisfait, soit cet admirable instinct de chef de parti qu’il conserva jusqu’à la fin, et qui triomphait des plus grands emportemens, Luther laissa tomber un débat qui affaiblissait tout le monde. D’ailleurs, une violente controverse entre lui et les jurisconsultes de Wittemberg l’avait détourné du livre de la Réforme de Cologne. Il s’agissait d’un mariage clandestin, que les jurisconsultes maintenaient, et que Luther voulait casser. Luther l’emporta ; mais cette lutte d’une espèce nouvelle acheva de l’aigrir. Les jurisconsultes étaient des gens fort orgueilleux. Avant Luther, et durant plusieurs siècles, ils avaient tenu le premier rang ; la réforme le leur enleva, pour y faire monter les théologiens. De là, la vivacité de toutes leurs querelles avec ces derniers. Dans ce débat particulier avec Luther, celui-ci, outre les préventions réciproques, avait été excité par Catherine, sa femme, laquelle avait pu se croire compétente dans une question de mariage.

L’irritation de Luther allait augmentant. Si on suivait avec quelque attention les grands changemens qui surviennent dans le caractère des hommes supérieurs, on verrait que ces changemens datent du jour où la mort les a marqués pour un terme prochain. Dans Luther en particulier, cette force des premières luttes devenue de la violence, l’injure remplaçant les mâles raisons, la tyrannie et les caprices succédant au commandement ferme et égal ; c’étaient, pour qui aurait su voir, des signes d’une fin prochaine. Les moindres choses lui faisaient injure ou suscitaient en lui des soupçons qu’il cachait et nourrissait en secret. Il parlait sans cesse de quitter l’école et l’académie, et il en jetait la menace à quiconque ne jurait pas sur sa parole. Mélancthon avait donné le conseil qu’on s’abstînt de le provoquer, car tout ce qui sortait de lui était plein d’amertume, et ne faisait qu’augmenter les discordes. Beaucoup qui ne s’accommodaient pas de cette contrainte, soit par esprit d’indépendance, soit par scrupule de religion sur les points où Luther ne souffrait plus de contradiction, pensaient à s’éloigner de Wittemberg. « Si ce n’était, écrit Cruciger, un seul homme qui, par sa vertu, sa modération et toutes sortes de bons offices, entretient un certain accord entre tous, et les maintient dans le devoir, une dispersion serait inévitable. » Cet homme, c’était Mélancthon.

Au milieu de ses efforts de chaque jour pour faire taire tout bruit autour de cet homme qui allait mourir, il eut un vif chagrin de famille. Il lui fallut se séparer de sa fille Anna, la femme de Sabinus. Cette union n’avait pas été heureuse. Après quatre années de vie en commun dans la maison paternelle, avec le mélange ordinaire de bons et de mauvais jours, Sabinus venait d’être appelé en Prusse par le duc Albert. C’était un homme d’un esprit peu commun, mais ambitieux et vain, et de mœurs irrégulières et basses, quoiqu’il ne faille peut-être pas l’accuser de tous les malheurs de son mariage avec Anna. Il lui reprochait un caractère morose, probablement cette habitude silencieuse dont la louait Mélancthon ; il voulait que son père l’en corrigeât. Mélancthon répondait : « Elle s’est accommodée de votre caractère, que ne vous accommodez-vous du sien ? » Mais c’était avouer qu’il y avait là quelque imperfection du côté de sa fille. Camérarius, à qui Mélancthon confiait ses plaintes, était loin de donner tous les torts à Sabinus. Je n’ai pas dû omettre un si grave témoignage en faveur de ce dernier, ayant à me défier d’un penchant qui me porte malgré moi à n’être jamais du parti de ceux qui ont affligé directement ou dans les siens cet homme excellent.

Sabinus était allé, sans sa femme, rejoindre le duc Albert ; il écrivit à Mélancthon des lettres violentes, où il demandait qu’on la fît partir, malgré des couches imminentes, avec ses filles. Mélancthon promit de les lui conduire lui-même, sauf la plus jeune des filles, qu’il suppliait Sabinus de laisser auprès de sa grand’mère, « qui, dit-il, n’a pas voulu s’en séparer. » Sur ce dernier point, Sabinus eut le mérite de céder. Les tristes époux se rejoignirent à Beltzig, et l’entrevue fut assez amicale. Mais, à peine Mélancthon parti, Sabinus renvoya une servante qui avait élevé sa femme dès le berceau, et l’avait soignée dans toutes ses maladies. Je lis une lettre où Mélancthon, de retour à Wittemberg, s’occupe de la remplacer, et cherche une Saxonne, dans la pensée qu’elle sera plus attachée à sa fille qu’une domestique de la Marche de Brandebourg.

S’il faut en croire Camérarius, les amis des deux côtés, en abondant dans le sens de celui qu’ils favorisaient, n’avaient pas peu contribué à envenimer ces querelles domestiques. Après la séparation, les relations redevinrent plus faciles ; et, à moins que Camérarius n’ait mis quelque amour-propre à croire que la paix à laquelle il avait travaillé était rétablie, il paraît que Sabinus, plus satisfait du côté des honneurs et de l’argent, se serait adouci, et que les quatre années qui s’écoulèrent jusqu’à la mort d’Anna auraient été sans orages. Cependant je vois une lettre d’Anna à sa mère où elle lui parle de dettes de son mari, et la prie de n’en rien dire à son père. Il était donc resté une cause de difficultés domestiques, et non pas la moins grave, les embarras d’argent.

XIII. — MORT DE LUTHER — MÉLANCTHON DEVIENT MALGRÉ LUI LE CHEF RELIGIEUX DE LA RÉFORME EN ALLEMAGNE.

La mort de Luther, arrivée le 15 février 1546, fit cesser toutes les disputes intérieures. La gêne entre Mélancthon et lui était si notoire, qu’il ne manqua pas de calomniateurs qui accusèrent Mélancthon de s’être réjoui de sa mort. J’aime mieux croire les témoignages plus nombreux qui parlent de la douleur qu’il en ressentit. Ils avaient vécu pendant vingt-huit ans dans une liaison que les différences de caractère avaient rendue difficile et orageuse, mais qu’avait soutenue, contre les dangers des premiers mouvemens et les excitations d’autrui, une estime inaltérable, et, du côté de Mélancthon, beaucoup d’humilité véritable et de dévouement à la cause commune. Si ces dissentimens ont laissé plus de traces, c’est qu’ils furent la proie des partis, qui les envenimèrent de leurs propres haines en s’y associant. Mais il y avait eu de bons jours, des jours d’intimité, et en grand nombre, et il est touchant de lire, dans un discours d’adieu adressé par le vieux George Major aux élèves et aux maîtres de l’académie, un passage où il remercie Dieu de lui avoir donné de vivre dans la familiarité de ces deux grands hommes et de les avoir souvent entendus converser sur la doctrine et les grandes affaires. C’est dans ces jours-là que Luther, parlant de ce qui arriverait après sa mort, et des effets de cet orgueil particulier à la réforme, dont il ne se souvenait pas assez qu’il était père, disait à Mélancthon : « Les clameurs des ambitieux, et cet aveugle désir de gloire et de domination dans l’église, troubleront et détruiront plus de choses en un mois que toi et moi n’en avons élevé en dix ans à force de sueurs. »

Ces entretiens, où Luther et Mélancthon se traitaient comme une génération meilleure qui allait emporter dans la tombe toute la bonne foi et toutes les vertus de la nouvelle cause, n’avait point d’éclat au dehors. Ceux qui étaient admis à y prendre part les gardaient dans leur cœur, comme George Major, pour s’en souvenir avec émotion sur la fin de leurs jours et en nourrir leurs dernières pensées. Il est juste que Bossuet ne parle que des dissentimens, et qu’il offre en holocauste à son église, une et universelle depuis dix-sept cents ans, les pleurs de Mélancthon, ne pouvant ni obéir ni résister à Luther ; mais il appartient aux hommes de notre temps, pour lesquels il n’y a plus ni vainqueurs ni vaincus dans deux camps également chrétiens, de compter les jours de concorde où deux grands esprits, qui connaissaient mutuellement leurs faiblesses et le parti qu’on en tirait au dehors, oubliaient par où ils différaient pour se confondre dans un dévouement commun à une cause qu’ils jugeaient meilleure et qu’ils aimaient mieux qu’eux-mêmes.

C’est ce que Mélancthon dut se rappeler quand il apprit la mort de Luther, d’autant plus que leurs dernières relations avaient été amicales, et que la mort qui semble s’étendre jusqu’aux défauts de l’homme et aux rancunes qu’ils ont soulevées, laisse survivre les belles qualités avec la douce influence qui en est demeurée. Les défauts meurent, parce qu’ils sont de l’homme ; les belles qualités subsistent, parce qu’elles sont de Dieu.

Mélancthon fut le premier, à Wittemberg, qui apprit la mort de Luther. La nouvelle lui en arriva comme il allait monter dans sa chaire. Oppressé par la douleur, il ne put que s’écrier : « Notre père, notre père est mort[22]. » L’oraison funèbre qu’il prononça quelques jours après est pleine de ses véritables sentimens. Une admiration profonde, point de doute sur le caractère divin de la mission de Luther, dont il explique les rudesses même et les inégalités par les prophéties ; beaucoup de soumission ; quelques remarques indulgentes, mais justes, sur sa vivacité et sa dureté ; une appréciation sûre et élevée de ses qualités de caractère et d’esprit, de sa force, de son savoir, de ses travaux, des points fondamentaux de sa réforme ; rien sur lui-même, et, s’il était convenable de parler du talent littéraire, une proportion, un goût, une richesse et un naturel de diction, qu’on ne devait attendre ni de son temps ni d’un auteur écrivant dans une langue morte ; telle est cette oraison funèbre où Mélancthon se plaçait au-dessus de toutes les insinuations et de toutes les calomnies, et gardait la vérité de son caractère avec Luther mort, comme avec Luther vivant.

La mort de Luther privait la réforme de son chef, l’église nouvelle de son gouvernement. Mélancthon aurait pu s’en réjouir, en effet, comme l’en accusaient ses ennemis, s’il s’était cru de force à remplacer Luther ; mais il aimait mieux être le premier sujet de ce Périclès, comme il l’appelait, que d’être son successeur. Leurs rôles avaient été distincts, quoique chacun d’eux eût occupé le premier dans son rang. Luther marchait en tête, retenant ou poussant toutes choses, avec l’autorité qu’on lui supposait d’en haut. Mélancthon enfermait les dogmes nouveaux dans les limites de la méthode. L’un fondait et l’autre enseignait. Mais, le premier mort, l’autre était insuffisant pour prendre sa place, et ce n’est pas un des moindres mérites de Mélancthon de l’avoir compris, et de n’avoir pas voulu prendre le commandement qui s’offrait à lui comme au premier après Luther.

Il avait voulu long-temps un grand débat, à la manière des conciles de l’ancienne église, entre hommes de savoir, d’autorité et de bonne foi. Ce débat terminé, il se fût reposé dans sa religion épurée, et, après avoir mis sa conscience en paix, il aurait continué ses travaux littéraires. Il n’avait aucune passion ni pour le commandement comme Luther, ni pour la dispute comme les scolastiques, et il manquait de la grandeur comme des petitesses de l’ambition. S’il ne s’empara pas du gouvernement après la mort de Luther, il n’empêcha personne de s’en emparer, et il ne fit que continuer à défendre les scrupules de sa conscience contre les attaques ouvertes qui succédèrent aux sourds mécontentemens et aux demi-désaveux de Luther.

Ces attaques étaient inévitables. Le parti sentait le besoin d’un chef. Il fallait un homme qui eût l’autorité et les lumières de Mélancthon, et en même temps la passion et cet orgueil bilieux dont parle Bayle, qui fait les chefs actifs et dévoués. C’est ce besoin d’un chef qui fit accueillir successivement par les impatiens du parti toutes sortes de brouillons, dont aucun n’avait la taille, quoique tous eussent la prétention d’un premier rôle. Toutefois Mélancthon les gênait, à cause de sa grande renommée, de la confession et de l’apologie, qui étaient si évidemment marquées de son esprit, et parce qu’il avait été le premier et le plus illustre coopérateur de Luther. De là tant de calomnies qui le poursuivirent jusqu’à la mort, et auxquelles il répondait mollement ou s’abstenait de répondre, n’étant point sujet à cette nécessité d’un chef de parti qui lui commande de ne laisser jamais à ses adversaires l’avantage ni de la violence ni du dernier mot.

L’histoire en serait monotone, et je ne dois pas la raconter dans tous ses détails. Quoiqu’il n’y ait rien de plus beau que le spectacle d’un esprit supérieur qui ne veut que reconnaître et posséder la vérité, sans en rechercher les profits ni en redouter les périls, ce n’est cependant pas là le héros des imaginations populaires, ni le rôle le plus intéressant dans le drame de l’histoire. Nous aimons mieux ceux qui ont éprouvé nos passions, bonnes et mauvaises, et les ont agrandies en mettant à leur service de grandes facultés et de grandes lumières. Nous préférons à celui qui passe sa vie à retirer sa conscience en lui, et à la tenir intacte, comme pour un gage de salut futur, celui qui la mêle à nos erreurs, et la risque au milieu de nos emportemens et de nos incertitudes. Nous voulons des héros faits à notre image, et qui nous donnent quelque avantage sur eux, en retour de l’admiration que nous leur portons. Nos saints de prédilection sont ceux qui ont eu beaucoup à expier.

Nisard.

  1. Voyez la livraison du 1er  octobre.
  2. On lui donnait dans le parti l’épithète de Vulpinus.
  3. Corp. ref., tom. II, no 729.
  4. Corp. ref., tom. II, no 740.
  5. Corp. ref., tom. II. — Correspondance allemande des députés de Nuremberg.
  6. Oraison funèbre de Mélancthon, par Vitus Winshemius. — On a fait de cette belle parole : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » la devise de Mélancthon. Tous ses portraits portent cet exergue.
  7. Lettres de Luther.
  8. Corp. ref., tom. II, no 755.
  9. Lettres de Luther.
  10. Corp. ref., tom. II, no 813.
  11. Lettres des 13 et 15 septembre. — Corp. ref., tom. II. — Correspondance.
  12. Corp. ref., tom. II, no 898.
  13. Corp. ref., tom. II, no 908.
  14. Corp. ref., tom. II.
  15. Philippiques de Cochléus, IV, 72.
  16. Corp. ref., tom. II, no 1109.
  17. Ibid., no 1024.
  18. Voir aux pièces justificatives de la Vie de Mélancthon, par Camérarius, édition de Théod. Strobelius.
  19. Corp. ref., tom. III
  20. Non solum fumi sed fuci, etc., no 1528,
  21. Corp. Ref., no 1932.
  22. Unser vater, unser vater is todt.