Hommes d’État et hommes de guerre dans la révolution européenne – Le général de Radowitz

Hommes d’État et hommes de guerre dans la révolution européenne – Le général de Radowitz
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 289-327).

HOMMES D'ETAT


ET


HOMMES DE GUERRE


DANS LA REVOLUTION EUROPEENNE




LE GENERAL DE RADOWITZ.


I - Ikonographie der Heiligen (Iconographie des Saints), par M. Joseph de Radowitz ; Berlin, 1834.
II - Gesprache aus der Gegenwart uber Staat und Kirche (Entretiens sur l’État et l’Église, Tableaux de la société présente), par M. de Radowitz ; Stuttgart, 1846.
III - Deutschland und Friedrich-Wilhelm - IV (l’Allemagne et Frédéric-Guillaume. IV) ; par M. de Radowitz ; Hambourg, 1848.

IV. — Die Devisen, und Motto des Spœteren Miittelalters (les Devises et les Légendes desderniers temps du moyen-âge), par M. de Radowitz ; Stuttgart et Tabingue, 1850.




« J’avais compris jusqu’à présent les choses les plus ardues, — disait récemment, l’empereur Nicolas aux conférences de Varsovie, — je ne puis absolument rien entendre à la politique de M. de Radowitz. » C’était le moment, en effet, où ce brillant et, chimérique esprit brouillait d’une si étrange façon toutes les affaires d’Allemagne. Intelligence profondément religieuse, partisan d’un système monarchique fortement assis, rêvant comme tant d’autres l’unité de la patrie allemande, M. de Radowitz, après un ministère de quelques semaines, était conduit à menacer l’Allemagne d’une guerre fratricide et à déchaîner la furie révolutionnaire. Par quelles voies inconnues, par quelles sinuosités mystérieuses un homme d’état avait-il pu aboutir à ces contradictions inouies ? Quel était le sens de ces métamorphoses ? Qui possédait la clé de ces arcanes ? M. de Radowitz était-il un esprit aussi dissimulé que hardi, et prétendait-il poursuivre, au milieu de mille évolutions bizarres, l’intrépide politique du baron de Stein et de Frédéric-le-Grand ? ou bien, ne fallait-il voir chez lui que de confuses rêveries, d’ambitieuses et folles chimères, destinées à faire éclater, au jour de l’action, l’impuissance d’un caractère faible ? Pendant long-temps, il ne fut guère facile d’apprécier M. de Radowitz ; les mystères dont il s’entourait, ce mélange de hardiesse et de réserve, cette position de conseiller occulte exerçant une influence réelle, mais, ne paraissant que de loin en loin sur la scène ce soin de rester à l’écart, cette affectation même de se retirer sans bruit au moment où triomphait sa pensée, tout enfin devait faire de M. de Radowitz un personnage extraordinaire. Aucun parti ne pouvait le reconnaître pour chef ou seulement lui accorder sa confiance. Détesté par ses adversaires comme un ennemi invisible dont on s’exagérait dans l’ombre la puissance et les coups, il était suspect à ceux qui honoraient ses hautes facultés et partageaient ses desseins. Au milieu de tant de ténèbres, comment porter un jugement impartial ? L’originalité même de M. de Radowitz, et, si cela peut se dire, une grande part de sa politique consistait précisément à laisser s’accréditer sur son compte des craintes ou des espoirs contraires. Bien qu’il connût tout le pouvoir de la presse et qu’il ait usé de maintes prévenances pour s’y créer des amis, ces incertitudes de l’opinion ne lui déplaisaient pas ; il semblait qu’il fût à l’aise au milieu de cette obscurité douteuse. L’heure est venue cependant où la lumière s’est faite ; M. de Radowitz a été ministre ; il a quitté le demi-jour de sa position de conseiller pour des fonctions éclatantes, et en face de l’Allemagne, en face même de l’Europe dont les regards étaient tournés vers lui, il a dû soumettre ses théories à la redoutable épreuve de la pratique. C’est aussi à partir de ce moment qu’il est devenu possible de le juger et de scruter utilement ses mystères.

La carrière de M. de Radowitz offre trois périodes distinctes : jusqu’en 1846, M. de Radowitz joue un rôle important, quoique peu actif ; il est l’ami du roi Frédéric Guillaume IV, il est son confident intime et son collaborateur secret, il s’enthousiasme comme lui pour le moyen-âge, pour une sorte de monarchie féodale, puis il ajoute à ces utopies, que son imagination rend si séduisantes, le rêve plus séduisant encore d’une grande Allemagne, unie sous un nouveau saint-empire et retrouvant, au profit des princes de Brandebourg, les jours glorieux de la maison de Souabe. En 1846, une seconde période commence ; M. de Radowitz est chargé de combiner avec l’Autriche la réforme de l’autorité fédérale. Ce n’est plus à un écrivain que nous avons affaire, c’est à un négociateur, à un diplomate, mais à un diplomate qui conserve toutes les illusions du publiciste. Bien plus, ces illusions se fortifient, s’enhardissent chaque jour et finissent par ouvrir son esprit, cet esprit si amoureux du passé, à je ne sais quel vague élément démocratique. Pendant cette période, en effet, le 24 février ébranle l’Europe, et M. de Radowitz met tout à coup un audacieux espoir dans cette situation nouvelle. Les fantaisies révolutionnaires et l’ambition du teutonisme semblent frayer la route aux utopies, du rêveur. La couronne impériale a été offerte à Frédéric-Guillaume IV par l’assemblée nationale de Francfort ; Frédéric-Guillaume ne l’acceptera : pas, mais la tentation l’attire, et, de concert avec M. de Radowitz, il voudra mette à profit cet ardent désir d’unité qui travaille l’Allemagne entière. C’est en 1850, avec le parlement d’Erfurt, que s’ouvre la troisième période, la plus courte et la plus connue, celle qui contient le dénoûment. M. de Radowitz est obligé de quitter la rêverie pour l’action, l’écrivain doit se changer en homme d’état. Ses théories sortent du domaine des choses abstraites ; ses plans commencent à être réalisés ; il faut qu’il soit là, conseiller, commissaire royal, ministre enfin, pour conduire et protéger son œuvre. Ces deux personnages, le rêveur et le politique, se sont-ils complétés l’un l’autre ? L’homme d’état a-t-il justifié l’écrivain ? On sait trop, au contraire, quel effrayant incendie a failli être allumé en Europe par les fantaisies de M. de Radowitz. La biographie tient ici à l’histoire ; pour reproduire exactement cette étrange physionomie, il faut la placer dans son vrai cadre, il faut la voir se former et grandir au milieu des ambitions de toute sorte, au milieu des caprices ou des hardiesses qui dirigent depuis dix ans la politique prussienne.


I

Joseph de Radowitz est ne à Blankenbourg dans le Harz, le 6 février 1797. Il règne quelque obscurité, assure-t-on, sur les traditions de ses ancêtres. Sa famille, originaire de Hongrie, appartenait-elle à la noblesse slave ou à la noblesse magyare ? On ne saurait le dire d’une manière exacte. Elle appartenait du moins à la noblesse la plus modeste, et lorsque le jeune Radowitz vint au monde, il y avait déjà un demi-siècle qu’elle avait quitté sa terre natale pour chercher fortune en Allemagne. Fils d’un père catholique et d’une mère protestante, il fut élevé dans la religion de Luther jusqu’à l’âge de quatorze ans ; à partir de ce moment, le père réclama ses droits et se chargea de l’éducation religieuse de son fils. Napoléon était alors au faîte de ses prodigieuses destinées ; la Westphalie, érigée par lui en royaume l’année 1805, était gouvernée par son frère Jérôme. Bien des yeux étaient tournés vers le maître de l’Europe, dans ce royaume surtout qu’il avait créé et qui lui était inféodé par tant de liens. On ne parlait pas encore beaucoup de la patrie allemande ; c’était au lendemain de ces dissensions intestines lui avaient clos les destinées séculaires du saint-empire. Quand la réaction eut lieu, quand le patriotisme allemand, réveillé par la honte, fit explosion en 1813, ce n’est pas, on le sait, sous la bannière germanique, ce n’est pas en chantant les hymnes de Théodore Koerner que la Westphalie se leva ; ses soldats se battaient dans nos rangs. Le jeune Joseph de Radowitz, destiné par ses parens au service militaire, avait achevé à Paris une éducation commencée à Altenbourg. Vif, intelligent, ardent au travail, il soutint de brillantes épreuves dans son pays, et, à peine âgé de seize ans, il fut nommé officier d’artillerie. Six mois après, signalé déjà dans plusieurs affaires importantes, il recevait la croix de la Lésion d’Honneur et commandait une batterie à Leipsig. C’était commencer d’une façon singulière pour un homme qui devait aspirer un jour à régler les plus grands intérêts de son pays. Ce souvenir, on le devine sans peine, lui a été rappelé depuis avec des paroles empoisonnées. Avoir combattu à Leipzig, sous le drapeau de la France ! les Allemands seuls peuvent savoir quel est le poids écrasant d’une telle injure. Le soldat de Napoléon, l’officier westphalien de Leipzig, chargé trente-cinq ans plus tard de travailler à l’unité allemande, a dû trembler maintes fois, lorsqu’il a vu tous les partis exhumer ces vieilles colères et unir contre lui d’impitoyables rancunes. Qui sait même si le désir de repousser ces défiances n’a pas entraîné M. de Radowitz à certaines démarches peu d’accord avec la direction générale de sa pensée ? Qui sait si l’on ne trouverait pas dans cette circonstance la clé de bien des contradictions ?

On n’ignore pas que notre défaite à Leipzig amena le démembrement du royaume de Westphalie. M. de Radowitz redevint Allemand. Entré au service de la Hesse électorale comme officier d’artillerie, il fit la campagne de France en 1814, et l’année suivante, âgé seulement de dix-huit ans, il fut nommé directeur de l’enseignement des sciences militaires au corps des cadets, à Cassel. Il resta huit ans dans cette résidence, livré avec zèle à ses laborieuses fonctions, et consacrant ses loisirs à maintes recherches, à maintes excursions originales dans le domaine de la philosophie et de l’histoire. Les écoles militaires d’Altenbourg et de Paris lui avaient. donné une forte instruction, mais toute spéciale ; c’est pendant son séjour à Cassel qu’il accoutuma son esprit aux spéculations les plus hautes, qu’il demandai aux lettres, à l’histoire des arts et des idées, à la théologie même, un substantiel aliment pour ses facultés éminentes. Cette intelligence si ouverte savait joindre l’amour le plus ardent des arts et les élévations presque mystiques du chrétien à l’étude sévère des mathématiques. Tout en enseignant au prince héréditaire de Hesse, à l’électeur actuel, les sciences qui se rapportent à l’art de la guerre, il préparait déjà ces ouvrages qui ne donnent pas sans doute une idée complète de l’étendue de son esprit, mais qui indiquent bien l’élégante variété de la distinction parfaite de ses travaux. M. de Radowitz fut exilé de la Hesse en 1823 et cette disgrace est pour lui un beau titre. On ne sait pas assez à quelles brutalités honteuses, à quels excès d’insolence et de cynisme osent se porter plusieurs des petits princes allemands ; la Hesse électorale, on peut le dire, est depuis deux siècles le pays le plus tristement gouverné de toute l’Allemagne. L’électeur Guillaume II, monté sur le trône en 1821 et marié à la sœur du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, étalait impudemment les désordres de sa conduite. Une de ses maîtresses, qu’il avait fait comtesse de Reichenbach, était la Dubarry de ce petit état, et l’électeur voulut obliger la princesse sa femme à recevoir l’aventurière à sa cour. Fille et sœur de roi, la princesse n’avait pas besoin qu’on lui apprît ce qu’elle se devait à elle-même ; mais, au milieu des intrigues d’une telle cour, sous le joug de cette vulgaire tyrannie, elle cherchait autour d’elle une amitié sûre qui pût entretenir son courage. M. de Radowitz était au premier rang dans l’estime de tous ; la gravité de sa vie commandait le respect, comme sa loyauté inspirait la confiance : c’est dans les conseils de ce sévère jeune homme qu’elle chercha un soutien. Un courtisan eût décliné ce périlleux honneur ; M. de Radowitz, si plein d’hésitations et de mystères dans les choses politiques, n’hésite jamais quand la dignité morale est en jeu ; il parla, et ses conseils furent tels, on le pense bien, qu’il dut quitter aussitôt le service de l’électeur. Disgracié dans la Hesse pour un motif si honorable, le jeune officier d’artillerie n’avait pas besoin d’introduction pour être accueilli avec empressement à Berlin : Frédéric-Guillaume III le reçut comme un ami.

M. de Radowitz avait à peine vingt-six ans quand il entra au service de la Prusse. Nommé capitaine d’état-major, il fit en peu de temps une fortune rapide, parfaitement justifiée aux yeux de l’armée par des connaissances spéciales et une remarquable activité. Plusieurs ouvrages de mathématiques, des traités d’algèbre et de trigonométrie, qu’il publia vers cette date, fixèrent l’attention des savans, et le désignèrent pour les postes les plus élevés ; il eut bientôt une place dans le conseil supérieur des études militaires, et en 1830 il était chef de l’état-major de l’artillerie. Deux années auparavant, il avait épousé le comtesse Marie Voss, dont le père, M. le comte Voss, occupe une place, éminente dans la diplomatie prussienne. C’est aussi à cette époque que commence son intime amitié avec le prince royal aujourd’hui Frédéric-Guillaume IV. Bien des ressemblances les unissaient ; doués tous deux d’une intelligence brillante, sympathique, aussi éprise des beaux-arts que des sévères travaux de l’esprit, ils étaient rapprochés par un lien plus puissant encore, par une entière communauté d’opinions et, qu’il soit permis de le dire, de fantaisies religieuses. Le romantisme était passé de l’empire des songes dans le domaine des faits. Cette ingénieuse école, l’école des Novalis, des Goerres, des Brentano, dont la pensée fondamentale était l’adoration de je ne sais quel moyen-âge transfiguré, commençait à exercer une singulière influence sur les choses politiques. Des esprits d’élite rêvaient la restauration des vieilles mœurs et de l’antique foi religieuse pour en faire la base d’une grande monarchie patriarcale ; il y avait des réunions où ces curieux problèmes se discutaient comme dans une académie de philosophes ou dans un congrès de publicistes illuminés. Un grand nombre des hommes qui ont joué récemment un rôle prenaient part à ces controverses ; c’étaient, par exemple, le comte de Brandehourg, l’oncle de Frédéric-Guillaume IV, le vieux ministre dont la mort récente a compliqué si tristement la situation de la Prusse ; M. de Gerlach, le chef de l’extrême droite à la seconde chambre de Berlin ; M. le comte Voss ; M. le comte de Groeben, chargé, il y a trois mois, de la difficile mission de commander les Prussiens dans la Hesse électorale, gentilhomme aussi conciliant que hardi, qui sut contenir une armée frémissante et empêcher une lutte d’où serait sortie la guerre européenne. Lorsque ces réunions prirent naissance, vers 1825, le prince royal avait trente ans, et M. de Radowitz vingt-huit ; rapprochés par l’âge, comme ils l’étaient par la conformité des pensées, ils ne tardèrent pas à former au milieu de ce grave cénacle une société plus intime. M. de Radowitz avait tout ce qui était nécessaire pour s’emparer d’un esprit enthousiaste et volontiers mystique ; ce que le prince aimait en lui, c’était la gravité de cette intelligence qui n’excluait pas des rêves pleins de séductions, de neuves et mystérieuses théories sur la réforme des empires ; c’était ce mélange de précision scientifique et d’exaltation religieuse, une sorte de composé bizarre du moine et du soldat. Bien que leur religion ne fût pas la même, ils ne se sentaient jamais séparés par les différences de dogmes ; le romantisme allemand, surtout le romantisme des hommes d’état, est comme une religion qui unit protestans et catholiques, en d’éblouissans domaines où toutes les dissidences s’évanouissent. La foi de M. de Radowitz, c’est surtout la croyance au droit divin des monarchies ; il ne doute pas qu’une investiture spéciale n’ait été expressément donnée à telle ou à telle famille par celui qui gouverne les mondes, et de ce sacre suprême résulte à ses yeux un droit qui ne saurait être aliéné ni amoindri. Le prince royal s’associait ardemment aux rêves de M. de Radowitz ; le talent a toujours exercé sur lui d’irrésistibles séductions. Quel devait être l’ascendant de cette philosophie qui, par un habile mélange d’aristocratie, de libéralisme et de religieuse ferveur, répondait si bien, aux secrets désirs de sa pensée !

S’il faut en croire une opinion assez répandue, cette amitié du prince royal et de M. de Radowitz porta ombrage aux conseillers du feu roi. C’est pour les séparer, assure-t-on, que M. de Radowitz fut nommé en 1836 plénipotentiaire militaire de la Prusse auprès de la diète. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’une telle mission attestait la confiance du souverain dans la haute intelligence de M. de Radowitz, et qu’on ne pouvait lui fournir une occasion plus favorable pour accroître son autorité et donner l’essor à ses chimères. De tous les rêves de M. de Radowitz ; le premier et le plus cher à son esprit était l’unité de l’Allemagne ; c’était plus encore, c’était la base même de ses constructions théoriques, car la condition essentielle de cette monarchie régénérée, telle qu’il la désirait pour la Prusse, n’était-ce pas une Allemagne vraiment unie et maîtresse de toutes ses forces ? Or, cette unité allemande, ces réformes du pacte fédéral, tous ces problèmes qui occupent en ce moment les conférences de Dresde et qui en occuperont bien d’autres, étaient déjà le souci des hommes d’état. La mission que : M, de Radowitz avait reçue à Francfort l’obligeait tout naturellement à se poser à lui-même l’inévitable demande : Comment l’unité est-elle possible ? Il était chargé de toutes les questions relatives à l’armée fédérale : or, cette organisation militaire de la diète, réglée en 1818, avait été peu à peu abandonnée ; les prescriptions du pacte étaient ou remplies négligemment ou tout-à-fait tombées en oubli. Ce spectacle, dont M. de Radowitz fut vivement frappé, imprima une nouvelle ardeur à son mystique patriotisme, et c’est de ce moment-là précisément que datent ses grands projets d’unité. Il s’y attacha d’abord en homme pratique, Envoyé à Vienne, à Munich et à Dresde pour réformer le système défensif de la confédération, il eut l’honneur de mener cette affaire à bonne fin. avec le concours du commissaire autrichien, M. le général Hess. « Pour la première fois, dit M. de Radowitz dans le curieux ouvrage qu’il a intitulé l’Allemagne et Frédéric-Guillaume IV, pour la première fois les gouvernemens de la confédération se soumirent à un véritable contrôle de la diète ; des officiers autrichiens faisaient l’inspection des forteresses prussiennes, des commissaires saxons passaient en revue les armées de l’Autriche. » De tels résultats sont considérables, et si les armées allemandes, après le premier ébranlement de 1848, ont su relever si fièrement leur drapeau, c’est aux réformes de 1841, c’est à l’active influence de M. de Radowitz qu’il convient peut-être d’en rapporter l’honneur.

Ce n’était là pourtant, aux yeux de M. de Radowitz, qu’une mesure bien insuffisante ; il lui tardait de lutter avec l’impossible, il aspirait à faire une révolution au sein de la diète. Quelle était cette révolution ? M. de Radowitz ne le savait pas lui-même d’une manière exacte ; lorsque sa pensée était forcée de conclure, il reculait bien vite devant les témérités d’une telle entreprise, et recommençait à poursuivre son rêve au milieu des nuages. S’il eût osé regarder son projet en face, s’il se fût enhardi jusqu’à le dégager de ses mystérieuses enveloppes, il aurait été obligé de convenir qu’il voulait donner à la Prusse la direction des intérêts allemands. Cette idée était populaire de Cologne à Berlin ; le grand développement de la philosophie et des sciences, l’incontestable supériorité de l’Allemagne du nord sur les natures insouciantes du midi, avaient exaltée depuis un demi-siècle la fierté naturelle de l’esprit prussien. La Prusse se croyait, par le privilège de la pensée, par le droit de l’intelligence et du progrès, la légitime souveraine de l’Allemagne, une souveraine obligée encore par une vieille habitude de compter avec l’Autriche, mais bien décidée à faire cesser le partage. Seulement cette suprématie tant désirée, M. de Radowitz voulait que la Prusse s’en emparât au profit des idées monarchiques et religieuses, au profit e la grande autorité tout ensemble royale et mystique dont son imagination lui retraçait d’avance la splendeur. L’autorité et la religion, c’était la catholique Autriche qui les avait représentées jusque-là ; mais l’Autriche semblait devenue trop étrangère au mouvement des esprits en Allemagne pour que la prééminence pût désormais lui appartenir. D’un autre côté, la Prusse, à qui une telle ambition était permise, devait-elle la réaliser dans l’intérêt du radicalisme ? M. de Radowitz ne le pensait pas. Il prétendait emprunter à l’Autriche le dépôt des traditions d’autorité et à la Prusse son intelligente hardiesse ; de ce mélange, pensait-il, naîtrait une nouvelle Allemagne dont la Prusse serait le centre et posséderait l’empire. Nous touchons ici au fond même des conceptions politiques de M. de Radowitz. Ce système étrange explique toutes les incertitudes, toutes les contradictions du célèbre homme d’état. C’est ainsi que, sur bien des points, il était d’accord avec les esprits les plus audacieux de la Prusse, et qu’il était forcé néanmoins de se séparer d’eux presque aussitôt. Il voulait, avec les libéraux prussiens, avec les continuateurs du baron de Stein, avec les disciples de Hegel, avec les universités de Berlin, d’Iéna, de Bonn, de Halle, de Kœnigsberg, que le gouvernement de l’Allemagne fût la récompense accordée au plus digne, c’est-à-dire au plus éclairé, au plus hardi, au plus allemand des peuples allemands ; mais cette récompense, était-ce l’esprit constitutionnel ou même l’esprit hégélien qui allait la décerner à la Prusse ? Non certes ; M. de Radowitz ne l’entendait pas de cette façon. Ce gouvernement préparé en Prusse par le progrès de la civilisation, il fallait, pour le recevoir et le porter dignement, une grande monarchie restaurée sur ses bases et entourée comme le saint-empire de tous les prestiges de la foi. M. de Radowitz, avec les transports de l’amitié et l’ardente fidélité du sujet, saluait dans Frédéric-Guillaume IV celui que la Providence avait destiné à ce glorieux rôle. Le prince était digne du conseiller : même ferveur, même enthousiasme, même, confiance dans la sublimité de leur mission ; celui-ci était le prophète, celui-là était l’oint du Seigneur.

On saurait nier qu’il n’y ait une certaine grandeur dans ces théories. Ce n’est pas sans doute la grandeur passionnée, l’audace irritante de M. Joseph de Maistre ; ce n’est pas un défi superbe jeté à la civilisation et à l’histoire ; M. de Radowitz ne vient pas insulter le genre humain, parce qu’il a abandonné sans retour les voies de la théocratie, et son catholicisme ne porte pas l’empreinte de l’homme qui a célébré la mission divine du bourreau ; la grandeur de son système consiste dans cette sorte d’extase, dans cette fervente, et sublime aspiration vers un idéal impossible. S’il fallait chercher un précurseur à M. de Radowitz parmi les téméraires esprits qui ont voulu mettre une digue au cours de la raison générale et restaurer les choses mortes, ce n’est ni à M. de Maistre ni à ses pâles copistes, c’est à Fénelon qu’il faudrait le comparer il en a la douceur, la grace, les subtilises et les chimères. Ses théories mêmes, quoique dans une époque toute différente et dans des circonstances si nouvelles, ne sont pas sans ressemblance avec celles de l’archevêque de Cambrai. Il voudrait, comme lui, un retour à la monarchie féodale, et il préfère à la liberté de esprit moderne la fausse liberté, la liberté privilégiée du moyen-âge ; il a enfin, comme son modèle, un élève dévoué qu’il a formé tout exprès pour le trône, et, si, Fénelon n’a pu faire avec le duc de Bourgogne l’essai de ses ambitieuses doctrines, l’ami de Frédéric-Guillaume. IV (faut-il dire s’il fut plus heureux !) a pu tenter à ses risques et périls cette solennelle expérience.

Cette douceur conciliante de M. de Radowitz donne un charme particulier au plus important de ses ouvrages, à celui où il expose : ses théories complètes sur l’état et la religion, sur la réforme de la diète, sur le rôle de l’Allemagne en Europe et les transformations qu’elle doit subir. C’est vers 1846 que M. de Radowitz le publia Envoyé en 1836 auprès de la diète, il avait été nommé, depuis l’avènement de Frédéric-Guillaume IV (1840), chargé d’affaires à Carlsruhe ; c’était un moyen pour lui de ne pas s’éloigner de Francfort, où l’appelaient souvent ses fonctions de plénipotentiaire militaire ; et qui était toujours le centre de son activité ; l’objet constant de ses préoccupations et de ses efforts. De 1840 à 1846, M. de Radowitz est sans cesse occupé de la réforme de la diète : il entretient sur ce point les espérances et l’ambition du roi, il engage des négociations avec l’Autriche ; mais l’impassibilité de M. de Metternich, déjoue sans bruit les tentatives timides de l’ami de Frédéric-Guillaume IV. C’est au milieu de ces préoccupations que M. de Radowitz écrivit et publia en 1846 ses Entretiens sur l’État et l’Église.

Ce sont seize dialogues pleins de finesse, de grace, d’émotion même qui reproduisent en petit les polémiques philosophiques et religieuses de notre temps. Résumer fidèlement dans un paisible entretien les bruits de la place publique, faire apparaître dans un cadre gracieux les doctrines contradictoires et les tumultueuses discussions d’une époque troublée, c’était une tâche qui exigeait un art accompli. M. de. Radowitz y a déployé un vrai talent de style et de mise en œuvre. Ces dialogues sont de petites scènes, ayant chacune un intérêt spécial et formant toutefois un ensemble où ces différentes parties viennent se fondre. Le lieu de la scène change souvent ; c’est tantôt la demeure du colonel d’Arnebourg, tantôt la belle vallée où le riche manufacturier Crusius a établi des usines, qui occupent des milliers de bras. Les cinq personnages de cette jolie comédie platonicienne représentent les principales directions de la conscience générale dans la société du XIXe siècle. Ici, c’est un partisan des doctrines piétistes de Berlin, M. le colonel d’Arnebgurg ; là, son frère, Detlew d’Arnebourg, intelligence impétueuse, ardente, où bouillonnent confusément les détestables théories du panthéisme et de la démagogie hégélienne. Le fabricant Crusius est un esprit sensé, tolérant, libéral, assez indifférent aux questions religieuses et très dévoué au régime constitutionnel. Le conseiller ministériel OEder, fort peu préoccupé aussi des intérêts de la religion n’a foi que dans l’absolutisme bureaucratique. Enfin le cinquième personnage, M. de Waldheim, celui qui entreprend de convertir les quatre autres et qui représente M. de Radowitz, est un catholique non moins éloigné de l’absolutisme que de l’esprit constitutionnel, et presque aussi hostile aux passions aveugles du piétisme qu’à la brutalité hégélienne ; c’est le type complet de ce qu’on appelle chez nos voisins l’école historique. M. de Radowitz n’écrit pas une satire ; ce sont des portraits qu’il trace, et des portraits où éclate toujours l’extrême bienveillance de son ame. Soit qu’il peigne la sombre frénésie de l’athée, soit qu’il condamne l’indifférence et le bon sens un peu vulgaire d’un certain libéralisme, jamais une parole dure ou railleuse n’échappe à ses lèvres ; jamais il ne flétrit son adversaire, ou ne s’efforce de le rendre ridicule. Il s’attache, au contraire, à mettre en évidence ce qu’il y a de bon dans chaque parti ; il explique. Il excuse les erreurs de l’intelligence humaine, toujours courte par quelque endroit ; il y voit une part de l’unique et éternelle vérité, et il sait bien que c’est ce mélange qui nous abuse ; enfin, si toute justification est impossible, s’il s’agit, par exemple, d’apprécier les théories de MM. Feuerbach et Stirner, il n’y a pas de colère dans ses paroles, mais une commisération profondément sentie. Le bureaucrate OEder, le piétiste Arnebourg, le libéral Crusius, l’hégélien lui-même, le farouche et violent Detlew, ne nous apparaissent pas dans ce livre comme des personnages sacrifiés au principal interlocuteur, comme les victimes nécessaires d’une discussion où la victoire est assurée d’avance à M. de Waldheim ce sont des homme sérieux, aimables, parfaitement dignes de l’estime des gens de bien ; il n’y a en jeu, dans cette vive partie, que les erreurs de leur intelligence et ces erreurs mêmes, ils les défendent avec tous leurs avantages et par les considérations les plus plausibles. Comparez de tels entretiens aux Soirées de Saint-Pétersbourg ; quelle différence, je ne dis pas même pour le fond, des idées, mais pour la mise en scène et l’attitude des personnages ! Ni le chevalier, ni le sénateur ne sont les adversaires du comte dans cette éloquente conversation des bords de la Néva ; ils ne font que lui donner la réplique et entretenir sa verve. Peut-on seulement se figurer M. de Maistre causant familièrement avec un athée de l’école hégélienne, comme M. de Waldheim avec Detlew, et essayant d’apaiser cette ame furieuse au lieu d’envenimer son mal ?

Cette impartialité si bienveillante n’est pas le seul mérite que j’aie à signaler ici, avant d’arriver aux détails de l’œuvre et d’y chercher la pensée tout entière de M. de Radowitz ; ce qui me frappe dans ce livre, à part toute appréciation du système de l’auteur, c’est la haute et lucide intelligence qu’il a montrée de la situation morale et philosophique de l’Europe. La révolution de février n’avait pas encore déchiré les voiles, M. de Radowitz écrivait ces charmantes et profondes scènes en 1846, au milieu de la plus complète sécurité, quand la sagesse d’un roi illustre semblait avoir vaincu pour long-temps l’esprit démagogique et assuré par là, la tranquillité du monde. Cependant tous les symptômes de dissolution, toutes les doctrines ténébreuses qui ont éclaté dans le délire de février, y sont notés et accusés avec une précision singulière. L’auteur a les yeux sur l’Allemagne et sur la France, et il les connaît toutes deux dans leurs misères les plus secrètes. En vain comptait-on, il y a cinq ans, sur la prudence consommée de Louis-Philippe et sur la paresse proverbiale du caractère allemand ; il sait que le danger est là, à Paris et à Berlin, dans l’action sourde, constante, infatigable, de la démagogie française et de l’athéisme hégélien. Ce n’est pas lui qui s’appliquerait le vers d’Athalie :

Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse.


Il voit avec une sûreté merveilleuse ce que la confiance de l’Europe s’obstinait à rejeter dans l’ombre. Il attache de l’importance à des choses méprisées alors, et qui depuis février, en effet, ont réclamé notre attention à coups de fusil. Tel de nos démagogues dont la renommée sinistre n’a commencé qu’avec nos désastres serait surpris de savoir apprécié d’une manière vive et vraie dans un ouvrage qui date de 1846 : M. Proudhon y a sa place à côté de M. Feuerbach. Ainsi, d’un côté, bienveillance, parfaite dans la discussion, véritable pratique de la charité chrétienne ; de l’autre, intelligence précise de tous les élémens de désordre qui grondaient sous le calme apparent de l’Europe : tels sont les rares mérites que j’aime à signaler tout d’abord dans le livre de M. de Radowitz et qui lui impriment un caractère original.

Quelle est maintenant la pensée de M. de Waldheim, c’est-à-dire de M. de Radowitz lui-même ; sur les grandes questions débattues entre les cinq amis ? S’il repousse l’absolutisme et le système représentatif, quelle, forme de gouvernement souhaite-t-il pour son pays ? Le vrai gouvernement pour M. de Waldheim, le seul qui soit conforme à la vérité, le seul qui réponde à la fois et aux nécessités de l’histoire et à la volonté de Dieu, c’est ce qu’il appelle l’état chrétien et germanique. Il y a, selon lui, deux manières d’entendre les rapports des citoyens avec l’état : il y a l’idée antique de l’état, et l’idée de l’état tel que le christianisme l’a conçu. Dans l’opinion, des anciens, l’individu était sacrifié à la cité ; sa volonté, son action, sa vie entière, devaient s’absorber dans l’existence commune. C’est pour cela qu’ils n’avaient pas de choix ; comme nous, entre plusieurs formes de gouvernement ; république ou tyrannie, il n’y avait pas moyen d’échapper à ce terrible dilemme. L’histoire l’atteste en effet, l’antiquité n’a pas connu et ne pouvait connaître d’autres institutions que celles-la. Le christianisme a délivré les esprits de cette fausse idée de l’état ; il a dit aux hommes - Ce n’est pas l’état qui est le terme de vos destinées ; une autre vie vous attend. Soumettez-vous donc à vos maîtres, mais non pas pour leur faire le don de vous-mêmes ; soumettez-vous pour obéir au maître unique, au maître éternel qui seul doit être la règle de votre vie et le but de toutes vos actions.- Il ne suffisait pas cependant que le christianisme eût affranchi les esprits du joug de l’état ; l’obéissance enseignée par la religion nouvelle, si elle n’eût été associée à l’idée du liberté, n’aurait produit dans le monde qu’une tyrannie plus complète encore, e une sorte de césaropapie (c’est le terme qu’emploie M. de Radowitz) comme chez les empereurs de Rome et de Byzance. Il était nécessaire qu’une nouvelle race parût, une race vierge, hardie, fortement attachée à la liberté individuelle ; cette race, la Providence l’a introduite dans l’histoire presque en même temps que le christianisme ; dès-lors la monarchie, ce grand système de gouvernement inconnu aux nations païennes ; a pu être glorieusement réalisée. L’idée chrétienne de l’obéissance et l’idée germanique de liberté se servant de complément l’une à l’autre, il a existé des citoyens à la fois libres et soumis, des hommes maîtres d’eux-mêmes et unis cependant par la protection d’une souveraineté tutélaire. L’état païen ne pouvait créer que des républiques ou des tyrannies qui dévoraient tous les enfans de la cité ; l’état germanique et chrétien a fondé les monarchies modernes, lesquelles assurent tout ensemble et notre liberté et notre dépendance, deux conditions essentielles de la vraie dignité de l’homme sur cette terre. Voilà pour les principes généraux. M. de Radowitz les applique aux questions les plus récentes, et il en tire des conséquences qui lui servent de règle de conduite dans tous les problèmes du jour. C’est au nom de l’état germanique et chrétien qu’il repousse l’absolutisme éclairé des bureaucrates et le régime constitutionnel : le premier, parce qu’il ne fait point sa part à la liberté ; le second, parce que méconnaissant la nécessité de la dépendance, il est infailliblement conduit à envahir, à usurper les droits du souverain, et par suite à détruire l’institution monarchique. À l’un et à l’autre, il oppose les états provinciaux. Une monarchie entourée d’états provinciaux, voilà, selon lui, le progrès nécessaire, le progrès véritablement conforme au droit historique de l’Allemagne et de l’Europe entière. « Les états provinciaux, s’écrie M. de Radowitz, ont une base ferme et bien définie ; ils représentent des droits, et la limite de ces droits est aussi la limite de leur action ; les chambres, au contraire, dans le système constitutionnel, au lieu de représenter des droits ne représentent que des opinions, et de là toutes les erreurs des assemblées, de là des excès de pouvoir, des usurpations, des coups d’état, ou tout au moins ces conflits perpétuels qui entretiennent l’esprit révolutionnaire, et finissent par mettre le feu à l’édifice.

J’explique les théories de M. de Radowitz sans opposer à ses idées des objections formulées maintes fois et qui s’offrent d’elles-mêmes à l’esprit. Qu’est-ce que des états provinciaux qui représentent des droits et des chambres qui ne représentent que des opinions ? L’auteur avait-il une pensée bien nette, quand il s’exprimait ainsi ? Se faisait-il une claire image des choses Et n’est-ce pas plutôt le contraire qui est vrai ? Les états provinciaux ne sont le plus souvent qu’une chambre consultative, dépourvus de tout droit efficace et sérieux, c’est l’opinion seule qui peut leur donner quelque force. Les assemblées, au contraire, représentent à la fois et l’opinion du pays et certains droits réels que les autres pouvoirs sont tenus de respecter. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce grand ennemi de la monarchie constitutionnelle a la prétention de faire les concessions les plus larges à l’esprit nouveau ; il ne veut pas de censure pour la presse, il attaque la police avec la verve irréfléchie d’un tribun, il proclame que la puissance à tort ou à raison, appartient désormais aux classes moyennes. Partisan déclaré des royautés féodales du moyen-âge, il parle en nobles termes des progrès de la conscience publique et de la légitimité de ses exigences. Il s’en fait lui-même l’ardent interprète, et adresse aux gouvernemens des sommations menaçantes. Or, reconnaître, comme il le fait parfois si hardiment, la puissance de l’opinion publique, et prétendre que l’opinion ne doit pas être représentée dans les chambres, que l’état ne doit pas s’en soucier, qu’il n’y a pas de place au sein d’une monarchie pour cette reine du monde, c’est une de ces contradictions qui remplissent son livre, et dont un esprit plus pratique ou plus résolu ne se rendrait jamais coupable. M. de Waldheim, dans une discussion avec l’absolutiste Oeder et le libéral Crusius, remarque qu’il lui arrive sans cesse de paraître révolutionnaire aux uns et obscurantiste aux autres. Ce résultat est inévitable ; son esprit ne sait pas se décider, et cette haute impartialité qu’il affecte, cette conciliante synthèse au sein de laquelle il espère anéantir tous les contraires, n’est que le rêve d’une intelligence plus accoutumée aux méditations solitaires qu’au maniement des hommes. Ces deux reproches, d’ailleurs ne l’effraient pas il sait bien qu’il ne se laissera jamais séduire par la passion révolutionnaire ; il sait aussi que nul n’est plus attaché que lui à tout ce qui peut affranchir et ennoblir l’ame de l’homme ; il veut la liberté, il veut l’ordre ; et, grace à sa confiante imagination, il aperçoit ces deux élémens associés dans le plus harmonieux des mondes. Qu’on serait heureux de vivre dans cette cité idéale ! Quelle monarchie merveilleusement réglée ! Quelle fidélité au passé ! Quelle intelligence du présent ! et comme elle inspirerait de confiance, pour peu qu’on en comprît le mécanisme ! M. de Radowitz sent bien lui-même tout ce qui lui manque, et il se peint dans ses dialogues avec une franchise singulière ; tantôt il donne des explications où les brillantes promesses, à défaut de bonnes raisons, charment et convertissent miraculeusement ses adversaires ; tantôt aussi il nous montre leur résistance et semble confesser ingénument qu’ils n’ont pas tort. Lorsque pressé par les objections, il se résume en ces termes : « Si j’avais le droit de conseiller les gouvernemens, je leur dirais de combattre la fausse liberté au moyen de la liberté véritable, » son interlocuteur a raison de lui répondre en souriant : « Avouez que ces conseils de sibylle ne leur feraient pas grand bien, et veuillez avoir la bonté, je vous pris, de quitter le ton sentencieux des oracles pour descendre à la vulgaire réalité des choses. »

Mais ce qui nous intéresse surtout ; dans l’ouvrage de M. de Radowitz, c’est sa manière d’entendre l’unité de l’Allemagne, ce sont les projets qu’il expose pour la réforme de la confédération. Dans son rôle public d’homme d’état, M. de Radowitz n’a guère eu à traiter que cette seule affaire, la plus grave de toutes et la plus périlleuse. C’est pour la résoudre qu’il a fondé tout un ensemble d’institutions extraordinaires : l’union restreinte, le collège des princes et le parlement d’Erfurt. C’est pour mener son œuvre à bonne fin qu’il est sorti de l’obscurité mystérieuse où il se plaisait dans les conseils particuliers du roi et qu’il est devenu ministre. C’est enfin par sa solution, aventureuse de ce problème terrible qu’il a été renversé du pouvoir, après avoir tiré l’épée de la Prusse et amené l’Allemagne entière sur les champs de bataille. Sachons donc ce qu’il pensait là-dessus en 1846. Ce passage est le plus vif du livre ; l’entretien, ordinairement si grave, prend tout à coup des allures passionnées ; au milieu de l’échange des pensées, on entend retentir et des hymnes de guerre et des cris de patriotisme. Le colonel d’Arnebourg et M. de Waldeim, le piétiste absolutiste et le catholique féodal, s’unissent dans une même aspiration enthousiaste vers les destinées futures de l’Allemagne régénérée. M. d’Arnebourg va jusqu’à regretter que la guerre n’ait pas éclaté, en 1840. Quelle magnifique occasion ! On se croyait revenu aux jours ardens de 1813 ; la haine de la France était le lien qui aurait réuni toutes les forces divisées du pays ; l’Allemagne aurait réparé ses pertes, reconquis ses provinces perdues, et, dans cette renaissance du grand corps germanique, toute méfiance cessant entre les rois et les peuples l’unité allemande serait. Née sans peine du patriotisme et de l’enthousiasme de tous ! Moins animé par la haine de la France, moins confiant dans les résultats de la guerre, M. de Wadheim est persuadé que la paix, une paix intelligente et mise à profit par un roi comme celui qu’il appelle, peut seul produire de grandes choses. Il est vrai qu’il ne compte pas sur l’état tel qu’il est organisé aujourd’hui : absolutisme bureaucratique, régime constitutionnel, c’est tout un et ni l’un ni l’autre de ces gouvernemens, avec les stériles moyens dont il dispose, n’est en mesure de donner satisfaction aux désirs qui passionnent l’Allemagne. Sur qui donc compte-t-il ? Sur les forces de l’opinion, sur ces forces qu’il méprisait tout à l’heure et à qui il refusait la moindre place dans l’organisation générale ; il compte sur de grands faits impossibles à prévoir, sur des événemens capables d’enflammer les ames et d’y réveiller les inspirations généreuses. « Dieu merci ! s’écrie il, nous avons encore des sentimens communs ; nous tenons tous du fond de nos entrailles à l’honneur, à la dignité, à la prospérité de la grande patrie. Les sectes religieuses, ou politiques n’ont pas détourné ces saintes inspirations à leur profit. C’est en elles, et aujourd’hui peut-être plus que jamais, que l’aristocrate, le libéral, le radical, le communiste, le catholique, le vieux luthérien, le frère morave, le rationaliste et le panthéiste se sentent unis par des liens fraternels. Voilà donc le terrain neutre, voilà le sûr fondement où peut être construire l’édifice de l’unité.- Mais qui le construira ? — La diète, reprend M. de V aldheim, la diète, seul représentant autorisé de tous les intérêts de la nation. Pourquoi faut-il qu’elle ait été jusqu’à présent si au-dessous d’une pareille tâche ! » Si M. de Waldheim traite la diète avec mépris, il n’a garde de formuler d’une manière précise les reproches qu’il se croit obligé de lui faire. Ce sont, comme toujours, des accusations vagues. Où sont les œuvres de la diète ? où sont ses créations, s’écrie-t-il encore ; mais il n’indique pas lui-même quelles créations il attendait de la haute magistrature fédérale. Sur deux points seulement, ses paroles deviennent plus explicites ; dans l’ordre des intérêts matériels, il regrette que la diète n’ait pas établi pour l’Allemagne entière l’unité de poids, de mesure, de monnaie, et que l’union douanière n’ait pas été étendue de la mer du Nord à l’Adriatique, dans l’ordre des idées morales, il réclame énergiquement l’unité de législation. « Quelle honte, s’écrie M. de Waldheim, qu’un Allemand puisse perdre ses droits de citoyen dans un des pays de l’Allemagne sans les recouvrer, dans un autre ! Ce seul point, je l’avoue, me fait bouillir le sang dans les veines, et je bénirai l’heure où un bienfaisant génie nous lavera d’un tel opprobre. » Rien de mieux ; l’essentiel pourtant est omis, puisque M. de Waldheim ne veut pas nous dire par quel moyen on obligera la diète à réaliser tous ces progrès. Sa secrète pensée, je le devine, est qu’on réussirait mieux en créant une diète nouvelle ; mais il n’ose l’avouer et garde un silence prudent. Son interlocuteur à beau le presser de questions, il n’en peut tirer d’autre réponse que celle-ci : « Qu’on veuille, qu’on veuille loyalement ; qu’on mette sérieusement la main à l’œuvre ; la force de la volonté est grande ; et combien plus grande la puissance de ce qui est vrai ! »

Il résulte de cette discussion, et ce point est important à noter, que M. de Radowitz, lorsqu’il écrivait en 1846 ses Entretiens, sur d’État et l’Église, n’avait pas encore de plan arrêté pour la révolution qu’il méditait dans l’organisation fédérale de l’Allemagne, ou qu’il craignait de laisser entrevoir ce plan. Il voulait l’unité de l’Allemagne, il déclarait que la diète était inférieure à sa tâche ; il était convaincu que cette unité ne pouvait être sérieusement fondée ni par les royautés absolutistes, ni par les gouvernemens constitutionnels ; il ne comptait que sur les passions généreuses de la nation entière ; et invoquait, pour la mettre en jeu, de grands événemens capables de remuer un peuple jusqu’au fond des entrailles. Comment s’étonner que M. de Radowitx, après l’explosion révolutionnaire de 1848, ait salué dans ce violent ébranlement de l’Europe le secours si ardemment, appelé et qu’il ait prétendu aussitôt le mettre à profit pour l’exécution de ses desseins ? Le catholique féodal, chez M. de Radowitz, était l’adversaire déclaré de la révolution ; au contraire, le chimérique architecte de l’unité allemande se sentait comme attiré par elle. Ce furent les fantaisies qui triomphèrent, et l’ardente illusion du rêveur imposa silence aux répugnances du chrétien.

Ces discussions sur le gouvernement et l’unité de l’Allemagne remplissent pas toutes seules les curieux entretiens de M. de Radowitz ; la polémique religieuse y tient une place considérable. Soit qu’il défende l’esprit chrétien en général contre les brutales négations de l’athéisme hégélien, soit que, dans un débat plus subtil et marque de mille nuances, il veuille ramener le piétiste au sein de la foi catholique, l’illustre auteur se complaît dans ces controverses, où la bienfaisante ferveur de son ame peut se développer librement. Beaucoup d’autres sujets l’occupent encore : il glisse assez rapidement sur les questions industrielles ; mais tout ce qui se rattache à l’ame et à l’intelligence, tout ce qui intéresse la dignité morale attire son attention. Il y a tout un dialogue et l’un des plus remarquables, spécialement consacré à la poésie allemande de ces dix dernières années. M ; de Radowitz sait très bien qu’en Allemagne, dans un pays où le nombre des lettrés est bien plus grand que partout ailleurs, dans un pays où les questions philosophiques et littéraires ont souvent l’importance d’une controverse politique, des travaux de l’esprit, les chants des poètes, comme les systèmes des philosophes, sont des symptômes qu’il est impossible de méconnaître. De M. Henri Heine à M. Freiligrath, il n’est pas un des tribuns de la poésie, qui ne soit apprécié dans ses œuvres mêmes et dans les tendances cachées dont il est l’interprète. M. de Radowitz pousse peut-être un peu trop loin l’indulgence, lorsqu’il apprécie les personnes ; on est étonné surtout que M. de Waldheim exprime tant de sympathies pour les chefs de la poésie démocratique, et les défende si vivement contre les rudes attaques du piétiste. « N’avez-vous donc jamais ressenti en les lisant, ce chaleureux enthousiasme que la vraie poésie peut seule éveiller en nous ? et nierez-vous que leurs chants expriment à merveille les réclamations si légitimes de votre conscience ? » Ainsi parle M. de Waldheim, au grand étonnement du lecteur. Quelles sont donc ces réclamations communes à M. Herwegh et à M. de Radowitz ? Celles qui ont pour but l’unité de la patrie allemande. Tels sont les entraînemens de la passion ; l’adversaire de la philosophie démocratique, le catholique ardent qui poursuit partout, et avec une si haute raison, l’esprit du panthéisme hégélien, fait grace à M. Herwegh, à M. Prutz, à M. Freiligrath ! Pourquoi ? parce qu’ils célèbrent l’unité nationale et qu’ils somment la Prusse de réaliser ce grand rêve.

Ainsi l’état germanique et chrétien, c’est-à-dire une monarchie féodale et le catholicisme du XIIIe siècle ; l’Allemagne reconstituée sur des bases nouvelles ; la diète régénérée sous l’influence de la Prusse ; point de plan précis, mais une sorte de confiance mystique dans je ne sais quels événements extraordinaires, d’où naîtra l’inspiration du peuple : voilà ce que renferme l’ouvrage de M. de Radowitz. Pour achever de juger en lui l’écrivain, il faut mentionner ici deux travaux moins importons, mais fort curieux : l’Iconographie des saints et les Devises et Légendes du moyen-âge, le premier publié sans bruit douze années plus tôt, le second composé vers le même temps que les Entretiens sur l’Église. À l’époque où des sympathies si vives, réunissaient le prince royal et le jeune officier d’artillerie dans un même monde enchanté, lorsque la théologie, la philosophie et l’art, interprétés avec enthousiasme, leur ouvraient de merveilleuses régions, M. de Radowitz eut l’idée de résumer brièvement les études qui avaient séduit leur jeunesse. Deux de ces résumés seulement ont paru ; des devoirs nouveaux, des occupations plus sévères, ont ajourné les autres. Dans le premier, M. de Radowitz s’est posé un piquant et ingénieux problème : sous quelle forme, dans quelle attitude, avec quels attributs de costume et de caractère les deux peintres des âges croyans ont-ils représenté les saints ? Ces recherches, qui attestent d’immenses lectures, et une connaissance approfondie de l’histoire de l’art, sont remarquables surtout par la précision et la netteté. M. de Radowitz évite ici avec soin les fantaisies nébuleuses dont le romantisme allemand est si prodigue ; il s’inspire de la simplicité des maîtres primitifs ; il range leurs gothiques portraits dans une galerie toute modeste, et c’est sous la forme la plus simple qu’il produit les résultats de ses savantes investigations. Les Devises et Légendes doivent se placer à côté de l’Iconographie des saints. Ce travail, inséré en 1846 dans un recueil périodique et publié de nouveau l’année dernière avec des additions considérables, est encore une fine et curieuse étude sur le moyen-âge où habite l’imagination de l’auteur. Le moyen-âge a excellé dans une sorte d’épigraphie qui, appliquée à la peinture, à l’architecture, au blason, résume d’une façon brève et profonde tout un ensemble d’idées. Nulle époque n’a mieux connu les lois du symbolisme. La religion, comme la chevalerie, avait ses devises, ses formules rapides, merveilleusement propres à fixer certaines pensées dans l’esprit. Cela se rattachait, d’ailleurs, à l’organisation même du moyen-âge ; plus la société était irrégulière et livrée aux brutalités du hasard, plus le monde moral devait être un refuge bienfaisant. Pour l’homme de ce temps-là, les lueurs du royaume invisible transfiguraient et consolaient la réalité ; ses mystiques pensées semblaient prendre un corps, afin de l’accompagner dans la vie, et de même que des milliers de légendes rendaient palpables en quelque sorte les croyances de la foi, de même aussi la morale était sans cesse rendue visible, grace à ces devises qu’on portait comme une bannière. La rédaction de ces formules était donc un art. Pour frapper ces médailles, il fallait donner au langage la précision du dessin et la solidité du bronze. Les questions de littérature et de morale qui tiennent à ce sujet, le développement et les phases diverses de cette intéressante histoire ; sont traisées par M. de Radowitz avec une distinction parfaite. Il y a plus qu’un rare mérite d’éruption dans ce recueil des devises religieuses, guerrières, chevaleresque, formulées par l’ingénieux symbolisme de nos pères ; on y respire les suaves parfums d’une imagination chrétienne. M. de Radowitz peut se tromper quand il souhaite pour l’état moderne les institutions de la société féodale ; il ne se trompera jamais, lorsque, poussé par sa foi et guidé par une science exquise, il empruntera au moyen-âge les plus délicates inspirations du christianisme.


II

Au moment même où M. de Radowitz composait ses Entretiens sur l’État et l’Église il s’efforçait d’en réaliser les doctrines dans le domaine des affaires. Deux points surtout, nous l’avons vu, attiraient toute son attention et formaient la base de son système : il voulait une monarchie qui ne fût ni absolutiste, ni constitutionnelle, une monarchie entourée d’états provinciaux, et il appelait impatiemment une révision de la diète qui pût donner à la Prusse la direction de la politique allemande. Sur le premier point, M. de Radowitz semblait triompher. Frédéric-Guillaume IV, pressé par l’irrésistible élan de l’esprit public, avait promulgué la patente du 3 février 1847 ; mais on sait combien il y avait loin encore de ces premiers états-généraux de la Prusse a une constitution sérieuse. Qu’allait-on voir sortir de cette épreuve ? Était-ce un retour à ces monarchies du XIIIe siècle, qui sont pour M. de Radowitz l’idéal des sociétés humaines ? La lutte s’engagea vivement. Les deux systèmes étaient en présence : l’esprit moderne et l’esprit du moyen âge, le droit historique et le droit de la raison. Des bords du Rhin, et des frontières de la Silésie, de Cologne, de Breslau, de Stettin, de Halle, des députés accouraient, impatiens de se soustraire au morcellement provincial de faire éclater, en dépit de tous les obstacles, le vivant esprit de la nation prussienne. L’école historique, au contraire, espérait bien maintenir ces distinctions de lieux et obliger les représentans d’un peuple à n’être que les mandataires des intérêts spéciaux, les délégués de la Poméranie ou de la Prusse rhénane, de la Westphalie ou de la Marche. L’histoire de la diète de 1847 n’est que le tableau décès prétentions aux prises. Or, quelles que fussent les forces de la phalange constitutionnelle, quel que fût le talent des chefs et l’ardeur des soldats, ceux qui avaient le droit de compter sur l’exaltation systématique de Frédéric-Guillaume IV devaient se croire assurés du résultat. Il y a chez M. de Radowitz, au milieu de toute la ferveur de ses idées, une sorte d’impassibilité majestueuse, quelque chose comme la confiance imperturbable de l’extase. Qui aurait pu ébranler sa foi dans la nécessité de son système et la mission de Frédéric-Guillaume ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, il ne doutait pas que l’état germanique et chrétien ne dût être fondé, pour l’édification de l’Europe, par la volonté de son royal ami.

Il n’était pas si facile de mener à bonne fin le grand problème de la diète. Le 22 juillet 1846, la Prusse, d’après le conseil de M. de Radowitz, avait demandé à la diète que toutes les mesures provisoirement prises contre la presse fussent supprimées pour faire place à une législation définitive. Elle demandait aussi que chaque état fût libre d’abolir la censure, et de substituer au système préventif la répression des délits. Ce n’était pas seulement une question spéciale qu’elle traitait ici ; elle désirait par là réveiller la diète, l’accoutumer peu à peu aux innovations prudentes, et détruire dans l’esprit des peuples allemands cette opinion si répandue, qu’il n’y avait rien à espérer, rien à attendre de la haute magistrature fédérale. Une autre proposition faite vers le même temps indiquait bien l’intention des réformateurs de la diète : le Wurtemberg émit le vœu que le protocole des séances du conseil fût rendu public, et la Prusse s’associa énergiquement à cette demande. Une fois la diète enlevée aux ténèbres du huit-clos et mise en rapport avec l’opinion du pays, on devait naturellement croire qu’elle serait moins hostile au progrès, qu’elle comprendrait et invoquerait peut-être elle-même sur bien des points des transformations nécessaires. Les adversaires de la Prusse parvinrent si bien à traîner les choses en longueur, qu’un an après la présentation des deux projets, au mois d’août 1847, la décision avait été sans cesse ajournée. C’était le moment où la diète entrait en vacances ; lorsqu’elle dut reprendre ses travaux, le représentant de l’Autriche par une absence prolongée à dessein, réussit encore à écarter des propositions si gênantes. Frédéric-Guillaume IV fut piqué au jeu ; son impatience ne connut plus de bornes ; bien décidé à obtenir une réponse par des négociations plus directes, il rappela brusquement M. de Radowitz à Berlin, et le chargea de rédiger un mémoire, une sorte d’ultimatum sur la future organisation de l’autorité centrale. Le 20 novembre 1847, M. de Radowitz présentait ce mémoire au roi, et le 21 il partait pour Vienne avec des pouvoirs illimités.

Le moment était mal choisi pour une affaire de cette nature. Les derniers mois qui précédèrent la révolution de 1848 furent remplis, on le sait, par les préoccupations les plus graves. Les troubles de la Suisse, les imprudences du Sonderbund, les menaçantes fureurs du parti révolutionnaire attiraient toute l’attention des cabinets européens ; la France, l’Autriche et la Prusse, sans parler de la Russie étaient décidées à dompter la démagogie des cantons. L’Angleterre seule, qui, sous l’influence funeste de lord Palmerston, semblait favoriser partout la politique du désordre ; prenait dans cette question, comme en Espagne, en Italie et en Grèce, une attitude inquiétante, et tenait en échec les cabinets de Vienne et de Paris. C’est au milieu de ces complications que M. de Radowitz arriva à Vienne ; on venait d’apprendre déjà la prise de Lucerne et la capitulation de Fribourg ; la déroute du Sonderbund était inévitable. Les puissances allemandes sentirent la nécessité de s’entendre d’une manière plus étroite encore avec la France ; M. de Radowitz, sur l’ordre de son gouvernement, quitta l’Autriche au mois de décembre et se rendit à Paris. M. le comte Waldsee-Colloredo y venait, de son côté, au nom de l’Autriche ; ils étaient chargés tous deux d’unir leurs efforts à ceux de M. Guizot pour pacifier la Suisse et protéger les cantons catholiques contre la brutalité des vainqueurs. Un publiciste très bien informé[1] a remarqué avec raison combien la situation de la France était changée, puisque ces puissances du Nord, qui, en 1840, avaient pris le parti de l’Angleterre contre nous, s’empressaient, en 1847, de réclamer notre médiation. En 1840, l’Angleterre, exploitant à notre préjudice les défiances de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, avait fait exclure la France du concert européen ; sept ans plus tard, sans intrigues, sans aucune démarche contraire, à la dignité d’un grand pays sans le moindre abandon de nos principes et de notre politique, nous voyions ces mêmes puissances revenues à nous, et l’Angleterre isolée à son tour dans les conseils et les délibérations de l’Europe. La part que M. de Radowitz a prise à ces négociations tiendrait une place considérable dans sa carrière diplomatique, si des événemens terribles n’étaient venus tout bouleverser. Déjà, sous l’influence de. M. de Radowitz et de M. le comte Colloredo, des notes très vives avaient été échangées entres les ministres de France, de Russie, d’Autriche et de Prusse d’une part, et la confédération helvétique de l’autre. Des mesures plus de cilices allaient être prises en commun ; une conférence devait s’ouvrir à Paris le 15 mars 1848, et l’on était résolu à donner une forme précise aux arrangemens déjà convenus. On sait comment la révolution du 24 février proposa aux hommes d’état européens des problèmes bien autrement redoutables. Toutes ces négociations devenaient impossibles ; la Suisse était soustraite pour long-temps aux périls et aux menaces qu’elle avait provoqués. Avertie même par l’expérience, elle se calma tout à coup. La révolution, au moment où toute l’Europe semblait assurée d’une longue paix, avait établi son foyer à Lausanne et à Genève ; lorsqu’elle éclata en France, en Italie et en Allemagne, la Suisse échappa au fléau. Cet épisode des affaires de Suisse, quoique abrégé brusquement par l’explosion du 24 février n’a pas cependant une médiocre importance dans la vie de M. de Radowitz ; une telle mission prouve bien quelle était déjà l’autorité de son caractère. Il s’agissait de combattre la révolution, c’est M. de Radowitz qui fut choisi. Nous aurons si souvent le regret de voir le brillant homme d’état sacrifier à ses chimères la grande cause de l’ordre et fournir des armes aux passions démagogiques, que nous devons insister sur ce point. Aucun nom ne signifiait mieux alors l’aversion la plus complète pour la politique révolutionnaire. M. de Radowitz, pendant ce court séjour à Paris, vit Louis-Philippe et M. Guizot ; il fut singulièrement frappé de leur attitude et il crut a la force de ce gouvernement libéral, tenu si long-temps en défiance par l’absolutisme du nord. L’impression qu’il en rapporta fut telle qu’elle donna lieu à diverses anecdotes répandues aussitôt par les échos de la publicité. On citait des prédictions de M. de Radowitz sur la longue durée promise au régime de juillet ; ce grand ennemi de la monarchie constitutionnelle aurait vu toutes ses préventions s’évanouir devant la sagesse du roi des Français, et il aurait acquis la certitude que, pendant bien des années encore, la France était appelée à être l’arbitre des destinées européennes. Parmi les solennelles paroles qu’il aurait recueillies de la bouche du roi, celles-ci surtout l’auraient convaincu de la mission de Louis-Philippe dans le monde et de la protection spéciale qui lui était due par la Providence suprême : « J’ai passé ma vie à étudier la France ; il y a deux choses dont le pays ne veut pas, la république et la guerre. Ma vocation est de l’empêcher de rien dire et de rien faire qui puisse le conduire, à l’une ou à l’autre » M. de Radowitz a formellement nié les prédictions trop précises qu’on lui attribuait et auxquelles les événemens étaient venus donner un démenti si brusque. Ce qu’il n’a jamais eu l’intention de contester, c’est sa vénération profonde pour l’auguste personnage dont la prudence assurait depuis dix-huit ans la paix de l’Europe et ouvrait ainsi la route à tous les développemens de la civilisation, à toutes les expériences fécondes de la liberté.

M. de Radowitz était revenu à Berlin quelques jours avant la révolution, de février. La question de L’unité allemande fut débattue de nouveau dans les conseils de Frédéric-Guillaume IV. La première mission de -M. de Radowitz ayant été rendue à peu près inutile par les préoccupations des affaires de Suisse, il fut décidé qu’il repartirait pour Vienne. La nouvelle des événemens de Paris ne détourna pas le gouvernement de ses projets ; seulement, la mission de M. de Radowitz eut dès-lors un double but aux propositions de la Prusse sur les réformes de la diète, il devait enjoindre d’autres sur la politique à suivre en face des dangers d’une situation si grave. La réforme du pouvoir central n’en était pas moins le plus ardent souci de Frédéric-Guillaume IV et de son plénipotentiaire. Les instructions données à M. de Radowitz, le 1er mars 1848, par M. de Canitz alors ministre des affaires étrangères, contiennent ces étonnantes paroles : « Avec toute la confiance que nous inspire la sagesse du gouvernement impérial, nous espérons que notre proposition sera favorablement accueillie. Si nous nous étions trompés, nous regarderions comme un devoir de nous adresser directement à la diète elle-même et de prendre en main, selon la mesure de nos forces, les intérêts de la cause allemande. » Le lendemain 2 mars, M. de Radowitz partit pour Vienne. L’effroi causé par les nouvelles de Paris aplanissait devant ses pas bien des difficultés. Convenait-il à l’Autriche de résister trop ouvertement aux désirs de la prose, quand un même danger les unissait toutes deux, quand leur cause était la même en face de la démagogie soulevée ? Soit soumission sincère à la nécessité, soit politique et ruse, le gouvernement autrichien promit tout ce que lui demanda M. de Radowitz dans son memorandum du 5 mars 1848. Il fut convenu qu’un congrès se réunirait à Dresde. Des princes, des ministres, de hauts dignitaires de l’Autriche et de la Prusse devaient s’y rencontrer, et là, sans être gênés par des instructions trop spéciales, ils tâcheraient de s’entendre sur les principes. Ces principes une fois arrêtés à Dresde, la diète serait chargée de les formuler en articles de lois, et on lui adjoindrait pour ce travail des hommes de confiance (Vertrauenssmänner) délégués à cet effet par tous les états de la confédération.

M. de Radowitz avait beau se presser, les événemens marchaient plus vite que lui. La chute de M. de Metternich, après la révolution du 13 mars, avait préparé de sûrs avantages au négociateur ; mais de nouvelles secousses allaient bientôt lui faire perdre tout ce qu’il croyait gagné. Le 15 mars, M. de Radowitz obtenait les concessions les plus larges : l’Autriche consentait à laisser instituer auprès de la diète une chambre d’états (Staatenhaus), dont les membres seraient nommés par les députés eux-mêmes dans tous les pays constitutionnels de l’Allemagne. Il était impossible de souhaiter une plus complète réforme, et l’on voit que M. de Radowitz, dans son impatient désir de régénérer la diète, n’hésitait pas à sacrifier tous ses préjugés féodaux. Quelques heures après ce triomphe, on apprenait à Vienne la révolution de Berlin. Cette constitution qu’une volonté irrésolue, n’avait fait que promettre et refuser depuis huit ans, le peuple, dans la journée du 18 mars, venait de la conquérir sur les barricades. Humilié un instant devant l’émeute victorieuse, Frédéric-Guillaume IV s’était relevé avec orgueil en réveillant à propos les ambitions du teutonisme. « Je serai le roi allemand ! » s’écriait-il en haranguant le peuple. « Les grands événemens de Vienne ont rendu nos projets faciles, » écrivait-il dans sa proclamation du 18 mars, et ces audacieuses promesses, qui enflammaient si bien la vanité prussienne, avaient détourné la tempête. Il y eut là comme un mystérieux dialogue entre la royauté et la révolution : — Came-toi, disait l’une, afin que je puisse travailler hardiment à nos grandes destinées nationales. — Oui, -répondait la révolution séduite, j’apaiserai mes flots furieux, si tu donnes à la Prusse la couronne de l’empire d’Allemagne. Un esprit aussi vif que celui de M. de Radowitz ne dut-il pas être frappé de cette scène étrange ? Son émotion, je n’en doute pas, fut douloureusement compliquée. Quel parti prendre ? Quels conseils donner à son maître ? D’un côté, n’était-ce pas là un de ces événemens comme celui qu’il avait appelé dans ses rêves ? De l’autre, était-ce bien à la royauté d’accepter les secours de la révolution triomphante ? M. de Radowitz n’est pas un caractère décidé ; il devait l’être moins que jamais au milieu de ces secousses qui font fléchir si souvent les plus fermes courages. Il comprit bien que l’esprit révolutionnaire ne pouvait être l’allié de Frédéric-Guillaume IV, mais il ne rompit pas et ne conseilla pas de rompre ouvertement cette périlleuse alliance. Emprunter à la révolution tout ce qui pouvait favoriser ses plans, et prendre soin toutefois de se compromettre le moins possible avec elle, telle fut désormais sa politique. Pour cela, il fallait que le plénipotentiaire de Frédéric-Guillaume IV quittât immédiatement, ses fonctions adversaire du libéralisme, l’un des chefs déclarés du parti qui regrettait le moyen-âge il ne pouvait demeurer à son poste sans nuire à la popularité nouvelle que convoitait son maître. Plus tard, quand les transformations de sa pensée seraient connues de tous, il serait toujours temps pour lui de rentrer aux affaires. Il se retira donc, il chercha la solitude, et pour utiliser encore ses loisirs au profit de sa politique, il écrivit une brochure où sont exposés avec une simplicité digne tous les efforts tentés depuis 1846 dans l’intérêt de l’unité allemande. Cet écrit intitulé l’Allemagne et Frédéric-Guillaume IV, est à la fois un curieux chapitre de mémoires et un plaidoyer habile. M. de Radowitz y raconte la part qu’il a prise aux négociations, ses efforts auprès de la diète, ses voyages à Vienne, et les concessions obtenues du ministère autrichien, surtout il veut prouver à l’Europe que la politique hardiment annoncé le 18 mars par Frédéric-Guillaume n’est pas chez lui une excitation révolutionnaire, mais la suite d’un projet depuis longtemps conçu, le complément de travaux diplomatiques sérieux, qui avaient déjà produit leurs résultats. Profiter de la révolution sans se confondre avec elle, telle est toujours l’illusion qui entraîne ce chimérique esprit.

M. de Radowitz fut bientôt arraché à sa retraite. Les notables appelés à Francfort par l’initiative audacieuse du comité d’Heidelberg avaient convoqué pour le mois de mai l’assemblée nationale de l’Allemagne entière. La place de M. de Radowitz était marquée d’avance dans un parlement qui devait réunir toutes les célébrités du pays. Les électeurs du district d’Arnsberg en Westphalie le choisirent pour représentant. Si l’on ne se rappelait que les violens reproches adressés par M. de Radowitz au système constitutionnel, on éprouverait quelque surprise en le voyant accepter un tel mandat : il faut s’accoutumer aux contradictions avec M. de Radowitz. – Il y a d’ailleurs dans ce noble cœur deux sentimens, j’allais dire deux passions, qui expliquent sa vie entière : il est ardemment dévoué à son roi et à la cause de la régénération de l’Allemagne ; c’est là qu’il faut chercher l’unité de sa conduit publiciste, les théories féodales dont nous avons parlé semblent une forteresse inexpugnable où il s’est retranché à jamais ; homme politique, il oublie aisément son système pour tout subordonner à son dévouement comme sujet, à ses rêves comme patriote. L’assemblée de Francfort avait la prétention de constituer cette nouvelle Allemagnne appelée par tant de vœux enthousiastes ; en outre, les intérêts de la royaux en général et de Frédéric-Guillaume IV en particulier avaient besoin d’être courageusement défendus contre les entreprises révolutionnaires : que fallait-il de plus pour que M. de Radowitz allât prendra place sur les bancs de l’église Saint-Paul ? Son entrée produisit une impression profonde : c’était la première fois qu’il venait s’asseoir dans une assemblée délibérante. Il n’avait pas siégé à Berlin aux états de 1847, il n’avait pas été mêlé à cette brillante lutte où M. de Camphausen, M. Hansemann, avaient conquis leur rang comme chefs de parti et fait leurs preuves d’éloquence. Une haute et mystérieuse réputation le précédait. L’aversaire dogmatique des espérances constitutionnelles de l’Allemagne le partisan d’une monarchie féodale, l’ami et le conseiller de Frédéric-Guillaume IV paraissant tout à coup au sein d’une assemblée révolutionnaire devait naturellement attirer tous les regards. On savait aussi que ce défenseur du moyen-âge était un patriote passionné ; on savait que nul ne désirait avec plus d’ardeur que lui l’union de tous les états allemands, et sa récente brochure, l’Allemagne et Frédéric-Guillaume IV, venait de révéler la part active qu’il avait prise à l’accomplissement de ce grand dessein : Cet étrange assemblage d’opinions ne pouvait laisser personne indifférent, suspect au plus grand nombre, il commandait l’estime à ses ennemis, tandis qu’il était pour ses amis eux-mêmes un sujet d’étonnement et d’étude. Son attitude austère ajoutait encore à l’influence de son nom. Voyez-vous cette tête grave, cette lèvre altière, cette épaisse moustache noire, ces yeux ardens et profonds, ce front haut que creusent les rides de la pensée et que couronnent des cheveux blanchissans : quel est ce personnage qu’on remarquerait entre mille ? Il ressemble, dit un des chroniqueurs de l’église Saint-Paul, à un portrait de Vélasquez. Taciturne, impassible, à la fierté du soldat il joint une sorte de rigidité monacale. S’il échange une parole avec ses voisins, c’est pour donner un signal ou faire courir un ordre. Le plus souvent, les yeux fixés sur son papier, il écoute, il prend des notes, et, quand il monte à la tribune, on le dirait aussi indifférent aux bravos qu’aux murmures. Cet homme qui a toutes les allures du commandement, et qui, entouré de collègues tels que M. de Vincke, M. de Veisler et M. le comte Schwerin, se révèle au premier regard comme leur chef, c’est l’orateur en effet, c’est le chef le plus autorisé de la droite au parlement e Francfort, M. le général de Radowitz.

Pendant le temps qu’il a passé à l’église Saint-Paul M. de Radowitz s’est attaché surtout à ramener les législateurs sur le terrain du droit, Rechtsboden, comme disent nos voisins. Ce n’était pas dans cette as semblée que les droits du peuple avaient besoin d’avocats ; les droit de la royauté, au contraire, étaient méconnus avec la plus intrépide insouciance. L’assemblée de Francfort ne voulait pas être républicaine ; elle avait solennellement repoussé la république, et elle oubliait dans sa candeur que les souverains allemands n’étaient pas moins intéressés qu’elle aux transformations de la patrie. N’est-ce pas pour avoir refusé de s’entendre avec les gouvernemens que ce congrès de rêveurs, après tant de discussions fastueuses et tant d’édifices construits dans les nuages, s’est préparé une fin si misérable ? Le spectacle de ces incompréhensibles illusions semble donner à M. de Radowitz le sentiment de la réalité. Comme son rôle en cette occasion n’est pas de proposer un système mais seulement de combattre les erreurs et les folies du parlement, il est presque toujours, dans le vrai. Ces contradictions dont nous l’avons blâmé et que nous aurons encore à signaler dans sa conduite, il y échappe sans peine. Sa pensée est nette, sa parole est droite et précise. Le moment le plus favorable à sa réputation d’homme d’état, la période où il a le mieux suivi la voie de la raison et rendu le plus de services, c’est peut-être cette période du parlement de. Francfort. Plus tard, il sera chargé lui-même de la mission où a échoué le parlement, et, dans cette lutte avec l’impossible, il commettra des fautes désastreuses. Ici, il n’a qu’à arrêter les usurpations de l’assemblée, il n’a qu’à combattre l’esprit révolutionnaire, et il remplit cette tâche avec une raison supérieure. Je dis les usurpations et l’esprit révolutionnaire de l’assemblée ; quant à ses erreurs patriotiques, ce n’est pas M. de Radowitz qui eût été en mesure de les repousser, il les partageait toutes. Dans la question du Schleswig et de la Pologne, M. de Radowitz a parlé et voté comme les plus aveugles soldats du teutonisme. N’importe ; il avait agrandi et fortifié son talent ; il était sorti du domaine des théories pour se mesurer avec les hommes. Aux prises avec une assemblée tumultueuse, il avait su la dompter maintes fois par l’énergie du langage et l’ascendant de la raison. Orateur moins brillant que M. de Vincke, moins abondant que M. de Gagern, il n’avait pas d’égal quand il fallait donner à sa pensée une forme serrée, rapide, et jeter de ces mots décisifs qui se gravent invinciblement dans l’esprit. Cette parole sobre et nerveuse, qu’elle triomphât ou non, remuait toujours la foule et la forçait à réfléchir. C’est peu à peu, que M. de Radowitz acquit cette singulière puissance. S’il y a aujourd’hui en Allemagne des orateurs plus complets, il n’en est pas qui soient plus capables de maîtriser une grande assemblée, de l’obliger au silence, d’arrêter les interruptions et les murmures, de lui commander enfin par le prestige du talent et l’autorité de la personne. N’eût-il gagné que cela dans les discussions de l’église Saint-Paul, il ne pouvait se consoler assurément de n’avoir pas ramené l’assemblée sur le terrain du droit.

Ne semble-t-il pas que cette année passée au parlement de Francfort dût être pleine d’enseignemens pour une intelligence si haute ? Ne semble-t-il pas qu’il dût comprendre désormais tous les périls de ses rêves et se défier de l’esprit d’usurpation ? M. de Radowitz puisa au contraire dans ce spectacle des encouragemens inattendus. Là où la solution avait échoué, il lui parut glorieux de réussir. Ce n’était pas une victoire d’amour-propre, c’était une manière de prouver que la monarchie seule pouvait résoudre ce grand problème. Le parlement de Francfort avait offert l’empire à Frédéric-Guillaume IV dans des conditions telles qu’il était impossible de l’accepter. En investissant le roi de Prusse d’une dignité sans pouvoir, en lui donnant : un fantôme d’autorité dans un empire démocratique, la révolution se couronnait elle-même. La royauté ne pouvait être dupe ; mais l’ambition du gouvernement prussien avait été fortifiée par ce vote, et M. de Radowitz fut chargé de reprendre aussitôt l’œuvre de l’assemblée nationale. C’est le 28 mars 1849 que Frédéric-Guillaume IV avait été élu empereur d’Allemagne par les députés de l’église Saint-Paul ; c’est le 28 avril seulement que Frédéric-Guillaume, après plusieurs réponses équivoques, fit savoir son refus définitif. La veille, on avait imposé silence aux partis qui soutenaient trop vivement les prétentions révolutionnaires de Francfort, et voulaient obliger le cabinet de Berlin à reconnaître la constitution de l’empire ; la première chambre avait été prorogée, et la seconde chambre dissoute. Du 28 avril au 26 mai 1849, le ministère prussien, sous l’influence et la direction occulte de M. de Radowitz, entame avec les gouvernemens de l’Allemagne des négociations laborieuses dont le résultat est une sorte de rupture avec l’Autriche et le fameux traité du 26 mai conclu entre la Prusse, le Hanovre et la Saxe. Ce traité consacrait une idée souvent émise par M. de Radowitz et approuvée par Frédéric-Guillaume ; c’était un commencement d’unité, c’était un état fédératif (Bundesstaat) qui se formait au sein de la confédération (Staatenbund) dans l’espérance de la détruire. L’Autriche, dans la constitution promulguée à Ollmütz le 4 mars 1849, ayant réuni tous ses peuples par les liens d’une centralisation puissante, la Prusse s’était attachée de plus en plus à cette idée qu’il fallait désormais deux groupes d’états en Allemagne : d’un côté, la monarchie autrichienne avec ses possessions allemandes, slaves, hongroises, italiennes, et de autre la Prusse a la tête de la fédération vraiment allemande. Une forte alliance réunirait vis-à-vis de l’Europe ces deux groupes de peuples, mais ils garderaient toujours, dans leur développement intérieur, une politique, une administration, une existence distinctes. Libre à l’Autriche de s’organiser comme elle l’entendrait ; la Prusse obéissait à ses devoirs en posant les bases de la future Allemagne. Si les espérances de M. de Radowitz se fussent réalisées, cette Allemagne nouvelle dont la Prusse était l’ame devait rallier peu à peu, surtout au nord et au centre, les peuples, qui aspiraient depuis si long-temps à l’unité de la patrie. L’orgueil de donner à son pays cette législation tant souhaitée exaltait de plus en plus le patriotisme dogmatique de M. de Radowitz. Au milieu des inquiétudes continuelles de cette sombre année 1849, au milieu des fureurs croissantes d’une démagogie sans frein et d’une réaction sans pitié, sur un terrain bouleversé par de si rudes secousses, M. de Radowitz n’a qu’une pensée : il suit sa chimère à travers les flammes. Remarquez bien les inconséquences passionnées de ce grave esprit, voyez comme il doit irriter ses amis sans cesser pour cela d’inspirer à ses adversaires d’invincibles défiances ; il vient de Francfort, il a siégé à l’église Saint-Paul, il a combattu les fantaisies doctorales d’une assemblée révolutionnaire, il est toujours et aux yeux de tous, l’ennemi déclaré du régime constitutionnel, et c’est lui qui va convoquer le parlement d’Erfurt !

Qu’était-ce donc que ce parlement d’Erfurt ? L’état fédératif établi par le traité du 26 mai reposait sur deux institutions fondamentales, un pouvoir chargé de faire les lois, et un pouvoir qui avait mission de les appliquer. Le pouvoir exécutif était entre les mains d’un collége de princes désignés par les gouvernemens ; le pouvoir législatif appartenait à une assemblée fédérale formée de représentans des divers pays. Ce n’étaient encore là que des projets ; pour mettre cette constitution en mouvement, pour faire passer dans la pratique des innovations si hardies ; M. de Radowitz avait de toutes parts des obstacles à vaincre. Le parti purement prussien, le parti qui se soucie peu de la patrie allemande et qui redoute ces témérités équivoques, ne se lassait pas de combattre l’influence de l’ami de Frédéric-Guillaume IV. Ce parti avait quelques-uns de ses chefs au sein même du ministère ; M. de Manteufel est un esprit trop circonspect, il est l’adversaire trop défiant de la révolution pour lui donner prise par quelque côté. Autour de lui se groupaient les hommes de la droite, M. de Gerlach, M. Stahl, qui, aussi emportés par la réaction que M. de Radowitz par ses rêves, employaient tous les moyens pour faire déchirer le traité du 26 mai. On avait cru un instant ce traité bien compromis. Par une convention en daté du 30 septembre 1849, une commission fédérale avait été instituée à Francfort pour remplacer provisoirement l’ancienne diète ; la Prusse et l’Autriche y avaient chacune deux voix, et les autres états y étaient représentés par des plénipotentiaires. Était-ce un retour à la législation de 1815 ? La Prusse reculait-elle devant son œuvre ? Déjà les organes du patriotisme s’indignaient de cette conduite, et M. de Beckerath, à la tribune de la seconde chambre, adressait au gouvernement des interpellations énergiques. Bien que M. de Radowitz ne fît pas partie du ministère, il était certainement le vrai ministre pour toutes les questions relatives à l’union restreinte ; commissaire royal auprès des deux chambres, il y avait en quelque sorte un ministère spécial dont le roi lui-même, on le savait, était le collaborateur et le soutien. M. de Radowitz refondit aux interpellations de M. de Beckerath ; il repoussa les craintes des partisans de l’unité, et maintint avec force les desseins de son aventureuse politique. Bien plus ; nommé lui-même représentant de la Prusse à cette commission fédérale, il semblait promettre hautement que rien n’y serait décidé contre le traité du 26 mai. C’est ainsi qu’il s’engageait chaque jour davantage, prenant la Prusse à témoin, tendant la main à M. Henri de Gagern, au parti de Gotha, aux libéraux constitutionnels, et provoquant les fureurs de ses plus intimes alliés politiques, M. de Gerlach et M. Stahl.

Il ne suffisait pas à M. de Radowitz de vaincre ces difficultés intérieures. Déjouer, grace à la confiance du roi, les hostilités ardentes de M. de Gerlach et la sourde opposition de M. de Manteuffel, en vérité c’était peu de chose dans une pareille entreprise. L’ennemi sérieux n’était pas à Berlin. À ce beau projet, à cette combinaison merveilleuse, une seule condition manquait, une condition essentielle dont M. de Radowitz semblait ne pas tenir compte, l’acquiescement ou tout au moins le silence du grand pays qui luttait alors contre l’insurrection des Magyars. Comment penser, en effet, que la résistance du cabinet de Vienne ne rallierait- pas autour de lui tous les états de l’Allemagne méridionale ? Le prestige des descendans des empereurs est bien grand encore sur les imaginations germaniques. Quoi donc ! on allait constituer l’unité de l’Allemagne, et, pour que cette unité fût possible, il fallait d’abord exclure de l’Allemagne la puissance qui pendant des siècles avait possédé l’empire ! Supposez même que l’Autriche, attirée par des destinées nouvelles du côté de l’Europe orientale, eût consenti à cette abdication, est-il bien sûr que l’Allemagne l’eût permise ? Que sera-ce donc si l’Autriche proteste contre cette injurieuse exclusion ? Or, elle protestait, et avec une vivacité singulière : L’arrogance de la politique prussienne avait trouvé un adversaire parfaitement armé pour une telle lutte et très en fonds pour lui rendre ses coups. Jamais les affaires de la monarchie des Habsbourg n’avaient été conduites par une volonté plus hautaine. Ce n’étaient plus les ménagemens du régime antérieur à 1848 ; ce n’était plus cet art d’ajourner les questions et de décourager ses ennemis par une impassible indolence. M. le prince de Schwarzenberg a l’habitude de marcher sur les difficultés l’épée haute et le visage découvert. Esprit intrépide, la situation révolutionnaire et les dangers de l’Autriche avaient doublé son énergie. Cette persistance des intentions de la Prusse en présence des embarras de la monarchie autrichienne lui sembla, ou un calcul coupable, ou un défi audacieux ; il déjoua le calcul et releva le défi avec colère. À chaque note du cabinet de Berlin, il ripostait par un ultimatum ; à chaque démarche de M. de Radowitz, il opposait, non la menace, mais l’action. Entre de tels adversaires, l’issue du débat n’était pas difficile à prévoir. Ici, un politique illumine, un constructeur de plans merveilleux et de cités idéales ; là, l’esprit le plus net servi par une volonté impérieuse : l’Allemagne pouvait-elle hésiter Iong-temps ? C’est le 26 mai 1849 que le traité avait été conclu entre la Prusse, le Hanovre et la Saxe ; quatre mois après, le 5 octobre, les plénipotentiaires de la Saxe et du Hanovre s’opposaient à la convocation de la diète de l’empire instituée par le traité du 26 mai ; enfin, le 8 décembre, la Saxe adhérait aux protestations de l’Autriche contre cette diète, et, le 30 même mois, le Hanovre retirait son alliance à la Prusse. L’avertissement était clair ; le cabinet de Berlin ne voulut pas le comprendre. M. de Radowitz en qualité de commissaire royal, expliquait et glorifiait devant les chambres la formation de l’état fédératif ; enivré des acclamations, enivré surtout de son propre enthousiasme, il marchait toujours sans se demander si l’Allemagne allait le suivre ; il s’avançait au hasard dans les voies de l’inconnu, et convoquait à Erfurt les députés de l’empire.


III

On avait vu, en pleine révolution, aux mois de mars et d’avril 1848, tout un peuple enthousiaste envoyer des députés à la première assemblée nationale de l’empire d’Allemagne. Où était cet empire ? où étaient ses finances, son armée, son chef ? Le sénat de l’empire siégeait à Francfort, mais l’empire n’existait que dans le monde des rêves. Deux ans après, la révolution étant vaincue, le même spectacle fut donné à l’Europe. Ce n’étaient plus les ardentes illusions de la foule, c’étaient les combinaisons des diplomates. Et des hommes d’état qui construisaient cette Germanie imaginaire. La différence fut bien visible dans l’élection des députés. Aux espérances passionnées du peuple avait succédé la froide et prétentieuse utopie des rêveurs. L’Allemagne s’en émut médiocrement. Une douzaine de petits états avaient adhéré à l’union restreinte ; les plus considérables étaient la Hesse électorale et le grand-duché de Bade. Presque partout, l’élection se fit sans empressement ; c’est à peine, dit-on, si le cinquième des électeurs prit part au vote. Enfin, le 20 mars 1850, un mouvement inaccoutumé dans les paisibles rues d’Erfurt ; le bruit des cloches et le service divin, célébré avec pompe dans les églises des deux confessions, annoncèrent l’ouverture du parlement. Une certaine affluence, des regards étonnés, des groupes de curieux aux abords du palais ce fut tout ; aucune de ces démonstrations joueuses qui révélaient si bien à Francfort les crédules espérances de l’Allemagne. Les leçons de l’expérience commençaient à détromper bien des esprits ; on se défiait d’ailleurs des intentions de la Prusse, et ce parlement, d’où la plus grande moitié de la patrie était exclue, attestait les insurmontables difficultés de la tâche si follement entreprise en dépit de la logique et de l’histoire. Nul symbole ne pouvait parler plus haut ; l’instinct de la foule sut le comprendre. Les utopistes cependant persistaient toujours, les uns par besoin d’innovation, les autres par une sorte de défi à l’Autriche, ceux-ci pour soutenir jusqu’au bout la gageure ; il y en avait aussi pour qui c’était une satisfaction secrète d’entrer au parlement, afin de préparer sa déroute et d’en triompher. C’est au milieu de ces divisions que les fondateurs de l’unité se mirent à l’œuvre. M. de Radowitz est conseiller d’administration de l’union restreinte et commissaire auprès du parlement ; c’est lui qui représente, non pas seulement la Prusse, mais tout l’état fédératif, tous les pays qui ont adhéré à ce nouvel empire ; c’est à lui de diriger les travaux de la diète. Le publiciste et le diplomate ont terminé leur rôle ; la mission de l’homme d’état et du législateur commence.- L’union restreinte, le collège des princes, le parlement d’Erfurt, sont la création de sa pensée ; il s’agit de savoir si cette constitution pourra vivre. Quelque soin qu’il apporte toujours à se retirer dans l’ombre, il faut bien, cette fois, qu’il paraisse au grand jour ; victoire ou défaite, il faut que le résultat soit public et que l’Allemagne puisse juger l’événement.

La diète l’empire à Erfurt était composée de deux chambres, la chambre des états (Staatenhaus) et la chambre du peuple (Volkshaus). Le 26 mars, M. de Radowitz prononçait devant la chambre du peuple au discours qui fut comme l’inauguration et le programme des travaux. Il semblait que chaque jour augmentât son audace et le séparât de ses anciens amis par une barrière nouvelle. Il commença par glorifier l’assemblée de Francfort ; « elle a eu, disait-il, l’éclat extraordinaire qui accompagne les entreprises dont le monde est ébranlé ; le rôle de l’assemblée d’Erfurt est plus modeste. » Et ce rôle modeste, il l’exposait avec une ferveur enthousiaste, il en exagérait la signification par le langage le plus passionné. Ici, il dénonçait l’inintelligente jalousie de l’Autriche ; là, il flétrissait ces petites cours dont la souveraineté ne date que de la chute de l’empire d’Allemagne et de l’abaissement de la patrie ; plus loin, il ne craignait pas de reprocher à la Saxe et au Hanovre une honteuse violation de la parole jurée. Le parti de Gotha, c’est-à-dire le parti des libéraux constitutionnels, qui, après la déroute du parlement de Francfort, avait essayé de reconstituer à Gotha une nouvelle assemblée nationale, était décidément le point d’appui que recherchait M. de Radowitz. Séparé de ces hommes résolus sur presque toutes les questions politiques, il s’associait de plus en plus aux fantaisies de leur orgueil national. Il les avait souvent combattus à Francfort ; à Erfurt, il demandait leur alliance et s’efforçait de leur donner des gages. On aurait dit que M. de Radowitz, par la hardiesse de ses discours, voulait engager irrévocablement la cour de Potsdam et lui rendre la retraite impossible. Il n’y réussit pas l’attitude de l’Autriche, les conseils de M. de Manteuffel, les remontrances de tous ceux qui entrevoyaient plus clairement chaque jour des péripéties menaçantes, commençaient à ébranler fortement l’imagination de Frédéric-Guillaume IV. Ces indécisions de la pensée royale se traduisaient en ordres, en contre-ordres, auxquels M. de Radowitz obéissait avec une loyauté aveugle. Bien habile qui pourrait suivre dans ses fluctuations de toutes les heures la conduite du commissaire prussien à Erfurt ! sans cesse un nouveau discours venait effacer l’impression du discours précédent, sans cesse le lendemain défaisait l’œuvre de la veille : Jamais, je crois, le dévouement d’un sujet n’a été mis à pareille épreuve. Attaqué de toutes parts, environné de défiances trop justifiées, en butte aux injures ou au dédain de l’Allemagne entière, M. de Radowitz, dans cette pitoyable campagne d’Erfurt, nous apparaît vraiment comme la victime d’une pensée fausse opiniâtrement suivie à travers mille contradictions, ou comme le martyr de la fidélité chevaleresque.

M. de Radowitz s’obstina dans ce rôle avec une impassibilité singulière. Ce triste parlement d’Erfurt avait à peine duré six semaines ; le 29 avril, sa session était close, et, à en juger par l’attitude des autorités, il était fort douteux qu’il dût se réunir une seconde fois. Le gouvernement prussien ne voulait ni abandonner ni poursuivre ses projets ; en face de l’Autriche irritée, au milieu des négociations qu’exigeaient les énergiques démarches du prince de Schwarzenberg, il était dangereux d’avoir une tribune à Erfurt, une tribune où parlaient des hommes tels que M. Camphausen et M. de Vincke. M. de Radowitz avait donc été chargé de fermer brusquement cette diète instituée par lui avec tant de fracas et inaugurée un mois auparavant par de si bruyans discours. Faire et défaire, exciter les passions et les abandonner à elles-mêmes, c’était le rôle que lui imposait son maître. Quelques jours après, le collége des princes se réunissait à Berlin. On avait espéré que cette convocation suffirait pour sauver l’honneur de l’union restreinte et dissimuler ses alarmes. C’était reculer cependant, et l’Autriche avançait toujours. Dès le 26 avril, au moment où les débats du parlement d’Erfurt mettaient en pleine lumière l’impuissance de la politique prussienne, M. le prince de Schwarzenberg avec cette décision qui est sa force, adressait un appel à tous les états allemands afin de reconstituer la diète de 1815. Le coup était hardi, et une lutte décisive s’engageait. Bientôt des événemens graves vinrent fournir à l’Autriche un nouveau moyen de provoquer la Prusse et de nier d’une façon éclatante la souveraineté qu’elle s’arrogeait sur les affaires d’Allemagne. Ici, c’était la querelle des duchés et du Danemark ; là, l’insurrection pacifique de l’électorat des duchés et du Danemark ; là l’insurrection pacifique de l’électorat de Hesse contre un ministère imprudent et odieux. Qui allait intervenir au nom des intérêts allemands ? A qui appartenait le droit d’arrêter cette déplorable guerre du Schlesvig, de régler les conditions de la paix ? Ce fut la diète qui s’empara résolument de ce droit, la diète de 1815 ressuscitée par M. de Schwarzenberg, la diète que M. le comte de Thun présidait au nom de l’Autriche. Il en fut de même dans la Hesse ; lorsque le cabinet de Vienne prenait parti pour M. Hassenpflug contre les plaintes, trop légitimes d’un peuple tout entier, contre les chambres, contre les tribunaux, contre l’armée elle-même ; quel était le secret de cette conduite ? Le désir de pousser la Prusse à bout. Une occasion s’offrait pour la diète de faire. Acte d’autorité ; on la saisit avec joie. Ce malheureux pays de Hesse payait les frais de cette lutte engagée par l’ambition de la Prusse et si vivement soutenue par l’intrépidité du cabinet de Vienne. La diète ordonnait à l’Autriche de jeter ses troupes dans l’électorat, d’y ramener le souverain qui avait cru devoir prendre la fuite, de soumettre enfin toute une population rebelle. On peut deviner aisément, dans de telles circonstances, l’humiliation de Frédéric-Guillaume et les justes colères de l’esprit public. C’était donc là le résultat de tant d’efforts ! Des discussions embrouillées au parlement d’Erfurt, quelques vides et vaines séances du collége des Princes à Berlin, voilà ce qu’avait produit l’union restreinte ! Et pendant ce temps-là M. de Schwarzenberg avait agi, le gouvernement autrichien avait relevé l’ancien pouvoir fédéral, il y avait repris sa place et parlé en maître ! Les conseillers de Frédéric-Guillaume étaient plus divisés que jamais ; on passait de l’irritation à l’abattement et de la témérité à la prudence extrême. En vain la Prusse, par des concessions inattendues, espérait-elle fléchir l’Autriche ; en vain l’union restreinte se faisait-elle tout humble, toute modeste, demandant pour seule faveur le droit de se constituer dans le sein même de la diète de 1815 de former un groupe plus étroitement uni au milieu de la grande confédération. — Non, non ! répondait l’Autriche, et, en poussant avec vigueur les affaires de Hesse, elle voulait obtenir l’abandon complet, la dissolution définitive de l’union prussienne. Quel parti prendre ? se résigner tout-à-fait ou appeler aux armes ? Telles étaient les cruelles incertitudes de Frédéric-Guillaume IV, lorsqu’on apprit tout à coup, le 26 septembre 1850, que M. de Radowitz remplaçait M. de Schleinitz au ministère des affaires étrangères.

La surprise fut universelle. Dans un pays tout agité par les craintes et les emportemens du patriotisme, cette nomination singulière était comme un nouvel aliment jeté aux passions en feu. Quel en était le sens ? Que venait faire M. de Radowitz ? L’énigme n’était pas facile à deviner. S’il voulait continuer la même politique tour à tour audacieuse et timide ; la politique de l’imagination et de l’impuissance, pourquoi ce changement de personnes annoncé d’une manière solennelle ? N’était-ce pas lui déjà qui dirigeait les affaires, lorsque M. de Schleinitz avait la signature ? C’était donc une politique nouvelle qu’il prétendait inaugurer ? Quelle politique ? Serait-elle plus suivie et plus résolue ? ou bien au contraire était-ce l’abandon de tout ce qu’on avait tenté jusque-là ? Ces conjectures, si différentes qu’elles fussent, étaient. Egalement autorisées. La plus naturelle, celle dont l’issue des événemens paraît avoir démontré l’exactitude, c’est que M : de Radowitz avait été choisi pour détruire lui-même le fastueux et fragile édifice de l’union restreinte. L’union restreinte était son œuvre, il en avait soutenu long-temps les destinées, il avait présidé à ses premiers travaux ; maintenant que la suppression de ces ambitieux projets était nécessaire à la paix de l’Allemagne, maintenant qu’il fallait s’exposer à la colère et aux outrages du patriotisme prussien pour opérer cette fâcheuse retraite, n’était-ce pas l’auteur de tous ces embarras qui devait se sacrifier courageusement ? M. de Radowitz ne prenait donc le pouvoir que pour dissoudre l’union et pour tomber ensuite sous les coups de tous les partis. Ce résultat fut annoncé dès les premiers jours du mois d’octobre par maintes feuilles irritées, tant est grande parfois la clairvoyance de la haine. Le parti de l’extrême droite, très hostile aux plans de M. de Radowitz, mais blessé pourtant dans son orgueil prussien, était heureux d’imputer l’humiliation de la patrie à l’homme qu’il accusait de s’être laissé séduire par la révolution. Le parti constitutionnel, à qui toute confiance en M. de Radowitz était devenue impossible, prévoyait bien aussi que la Prusse allait reculer, la gauche n’avait que des paroles de dédain et riait de la duperie des libéraux. De tous côtés c’était un seul cri, un cri immense contre l’étranger, contre le soldat de Napoléon à Leipzig, contre celui qui s’était battu dans les rangs de la France à l’heure où l’Allemagne de 1813 brisait son, joug. Vainement, pour effacer ce périlleux souvenir avait-il pousse le patriotisme prussien jusqu’à la témérité la plus folle : l’accusation reparaissait, plus violente, plus envenimée, et proférée par des milliers de voix. M. de Radowitz est de ceux qui savent opposer aux fureurs populaires l’impassibilité d’une conscience satisfaite. Il, avait fait ce qu’il croyait son devoir lorsqu’il organisait l’union restreinte ; son devoir aussi, son devoir de sujet fidèle lui commandait d’ajourner son espérance, de renverser son œuvre et de subir la haine des partis ; quinze jours après son entrée au ministère, l’union restreinte n’existait plus. M. de Radowitz, en livrant son nom aux outrages, avait-il désarmé l’inflexible politique de M. de Schwarzenberg ? Hélas ! non. Après avoir combattu l’ambition de la Prusse, l’Autriche victorieuse dépassait le but ; l’Autriche se vengeait. Il plaisait au cabinet de Vienne de triompher cruellement et d’humilier devant l’Allemagne et l’Europe ceux qui avaient réclamé l’empire au nom du droit révolutionnaire. La Prusse demandait à sauver sa dignité en réglant, de concert avec l’Autriche, le déplorable conflit de la Hesse. Non, disait, toujours l’Autriche par la voix de la diète, et tandis que l’armée fédérale, composée d’Autrichiens : et de Bavarois, se préparait à envahir les états de l’électeur, il fallait que la Prusse se bornât à occuper les routes d’étapes que lui assignent les traités. Reculer encore après tant de concessions, laisser l’Autriche intervenir toute seule dans une affaire d’intérêt général, ce n’était plus réparer une faute, c’était sacrifier l’honneur d’un grand pays, du pays le plus brave de toute, l’Allemagne et le plus jaloux de son honneur militaire. M. de Radowitz, cette fois, n’hésita pas : il tira l’épée de la Prusse. La landwehr fut convoquée, et un cri de guerre retentit d’un bout de la Prusse à l’autre avec un indicible enthousiasme, La guerre ! la guerre civile au sein de l’Allemagne, après trois ans de négociations et de travaux de toute sorte pour unir plus étroitement les enfans de la famille germanique ! La guerre entre les deux grandes puissances de l’Allemagne, la guerre des deux vengeurs de l’ordre en face de la révolution vaincue, mais non anéantie. ! Il y avait là de quoi réfléchir. En même temps que M. de Radowitz convoquait la landwehr, ses collègues espéraient bien encore détourner les affreux malheurs d’une lutte fratricide. Soit que la Prusse fût résolue à descendre sur le champ de bataille, soit qu’on préférât négocier, M. de Radowitz ne pouvait rester ministre. Voulait-on la guerre ? il fallait, pour la diriger, une autorité plus ferme, et l’homme dont tous les partis se défiaient était le dernier qui pût convenir à un tel rôle. Voulait-on négocier avec l’Autriche ? le fondateur de l’union restreinte le représentant des ambitions prussiennes était incapable de fléchir M. de Schwarzenberg et d’obtenir les meilleures conditions pour son pays. On négocia ; aussitôt M. de Radowitz fut renversé du pouvoir par la force même d’une situation impossible.

La chute de M. de Radowitz fut regardée un instant par le parti libéral comme une nouvelle concession à l’Autriche. Celui qu’on insultait la veille, bon nombre d’esprits passionnés le regrettèrent le lendemain ; il était, disait-on, le défenseur de la politique nationale, et c’est sous ce drapeau qu’il était noblement tombé. Il est vrai que les regrets ne durèrent pas très long-temps. Quinze jours après, un journal de Berlin résumait ainsi, à propos de M. de Radowitz et des différentes phases de sa carrière, les dispositions changeantes de la pensée publique : « Avec quelle rapidité les opinions se transforment ! il y a trois ans, M. de Radowitz était l’homme le plus détesté de la Prusse ; à Francfort, il a eu l’estime de tous ; à Erfurt, sa situation était pitoyable de toutes manières ; dans les derniers temps ; avant son entrée au pouvoir, les sentimens se partageaient pour et contre ; il y a quinze lorsqu’il tomba du ministère, il passait pour le martyr d’une pensée généreuse, et voilà qu’aujourd’hui il encourt de nouveau les disgraces de l’opinion. On l’a trop surfait en bien ou en mal ; il a toujours été mal jugé. » Vers le même temps, les journaux publiaient une lettre que Frédéric-Guillaume IV lui écrivait le 5 novembre :


« Sans-Souci, 5 novembre 1850, six heures du soir.

« Vous sortez à peine d’ici, mon cher ami, mon ami très aimé, et déjà je prend la plume pour vous adresser une parole d’affliction, de fidélité et d’espérance. J’ai signé l’arrêté qui vous enlève le ministère des affaires étrangères, et Dieu sait si mon cœur n’était pas accablé ! J’ai dû faire plus encore, moi votre ami fidèle ; devant mon conseil assemblé, j’ai approuvé la résolution que vous avez prise de quitter les affaires, je vous en ai loué publiquement. Cela seul dit tout et peint ma situation d’une manière plus poignante que ne pourraient le faire des volumes. Je vous remercie du plus profond de mon cœur pour vos travaux au ministère ; votre ministère, mon ami, a été l’ingénieux et magistral accomplissement de mes desseins et de mes volontés. Ces desseins, ces volontés se fortifiaient au près des vôtres, car nous avons toujours pensé et voulu de même. Malgré toutes nos tribulations ; ce fut là un beau temps, une belle heure dans ma vie, et, tant qu’il me restera un souffle, j’en remercierai le Seigneur que nous reconnaissons tous deux et en qui nous avons placé tous deux notre espérance. Que le Seigneur dieu vous accompagne ; qu’il daigne, dans sa grace, rapprocher un jour nos chemins ; que sa paix vous garde, vous environne et vous bénisse jusqu’à l’heure du revoir ! C’est l’adieu de votre ami éternellement fidèle.

FRÉDÉRIC-GUILLAUME. »


Le jugement que je viens de citer et cette touchante lettre du roi de Prusse résument d’une façon complète l’opinion qu’on doit se faire de M. de Radowitz. Ce n’est pas, certes, un personnage ordinaire, celui qui a su inspirer une amitié si haute, celui dont la retraite ; acceptée en pleurant comme un sacrifice, a été l’occasion de ces belles paroles, le motif de ces tendres et douloureuses plaintes. D’un autre côté, l’isolement où se trouve M. de Radowitz au milieu des partis qu’il a quittés et recherchés tour a tour, les embarras du jugement public à son égard, l’impossibilité de le connaître et de le définir en toute sûreté, tout cela nous révèle combien cet esprit doué de facultés brillantes était peu préparé cependant à sa laborieuse mission. Ce qui lui a manqué avant tout, ses écrits et ses actes le démontrent, c’est la simplicité, sans laquelle ni la science n’est efficace, ni la volonté n’est puissante ; c’est ce travail d’unité et de concentration nécessaire aux hommes qui veulent agir sur leurs semblables, nécessaire surtout aux caractères naturellement flottans, aux esprits plus étendus que solides, aux natures subtiles et complexes dont les forces tendent toujours à s’éparpiller et à se perdre. Plus simples, il eût mieux compris sa tâche. Il lui a manqué aussi, en effet, l’intelligence franche et claire du temps où la volonté divine l’a fait naître. M. de Radowitz possède sans doute sur certains points un sentiment assez vif de l’esprit de son époque ; mais ce sentiment est confus ; et bientôt il devient erroné et dangereux, obscurci qu’il est par des sentimens contraires, par une chimérique aspiration vers un passé qui ne saurait revenir. Ces mélanges produisent toujours des résultats funestes ; lorsqu’on s’est accoutumé à l’idée de refaire ce qui a cessé d’être, lorsqu’au nom de théories impérieuses on a la prétention de recommencer l’histoire et de casser les jugemens des siècles, on est aisément conduit à porter le même esprit absolu dans les présentes, dans celles-là même qui exigent les plus délicates précautions ; c’est alors que toute résistance irrite, et qu’on va recourir, s’il le faut, à des auxiliaires qu’on a toujours redoutés et maudits. Écrivain, philosophe, publiciste, M. de Radowitz était l’adversaire de l’esprit de désordre ; homme d’état, il a voulu, pour réaliser ses projets, mettre à profit une situation révolutionnaire. Cette audace dont l’Allemagne a été surprise n’était au fond qu’une maladroite confusion d’idées, une stratégie prétentieuse et médiocre. On comprend un homme d’état vraiment hardi faisant appel, dans un cas désespéré, aux ressources populaires ; on comprend le baron de Stein tendant la main à la révolution et organisant le Tugendbund pour briser le joug de Napoléon ; voilà de l’audace, voilà une politique à la fois aventureuse et simple. Rien de moins semblable aux entreprises du baron de Stem que les subterfuges et les subtiles distinctions de M. de Radowitz. Le ministre de Frédéric-Guillaume III et l’ami de Frédéric-Guillaume IV représentent bien deux périodes toutes différentes : ici, la politique d’action ; là les rêveries du romantisme et les fausses hardiesses de L’école historique. Ce langage emprunté à la révolution, ce n’est pas à une nation irritée, comme faisait le baron de Stein, c’est aux souverains allemand que M. de Radowitz l’adressait ; aussi, loin de retirer aucun profit de son audace, il n’en recueillait que la punition. Aux yeux des peuples, il était toujours, en définitive, le partisan des monarchies féodales, l’homme qui condamnait la société moderne et voulait ramener le genre humain au XIIIe siècle ; aux yeux de l’Autriche, il était, à un certain degré, l’un des représentans de cet esprit révolutionnaire que tous les souverains de l’Allemagne, et le roi de Prusse un des premiers, étaient occupés à combattre. Il est possible que M. de Radowitz soit encore appelé à représenter les intérêts de l’Allemagne du nord au milieu des nouveaux conflits que fera renaître un jour ou l’autre cette périlleuse question de l’unité. Pour ce qui considère la situation inquiète de l’Allemagne et le caractère aventureux de Frédéric-Guillaume IV, toutes ces conjectures sont permises ; malgré les craintes qu’inspire l’audace de M. de Schwarzenberg, malgré l’opposition circonspecte et tenace de M. de Manteuffel, un jour, peut venir où Frédéric-Guillaume IV rappellera son ami, où Dieu, dans, sa grace rapprochera leurs chemins. Quant à l’issue de cette tentative, il est difficile de garder encore quelques illusions. Par la hauteur sereine de son christianisme, par la bienveillante sagacité de ses travaux de controverse ; par son talent d’orateur, l’austère dignité de sa vie et son chevaleresque dévouement, M. de Radowitz tiendra toujours une place éminente parmi les hommes politiques de l’Allemagne ; mais ses écrits et ses actes surtout disent assez- haut combien le noble ami de Frédéric-Guillaume à besoin de se renouveler, de se compléter lui-même, s’il veut employer efficacement pour son pays l’élévation de son intelligence et l’ardeur de son patriotisme.

Cette solennelle : épreuve sera-t-elle comprise par le gouvernement prussien ? L’Autriche, de son côté, n’abusera-t-elle pas d’une victoire facilement obtenue ? L’exemple de M. de Radowitz ne doit pas profiter seulement aux partis qui, en Prusse et hors de Prusse, s’associaient à ses ardens désirs ; parmi les hommes d’état de l’Allemagne ; ceux qui souhaitent pour leur patrie particulière un accroissement d’influence que le droit ne justifierait pas sont tenus de s’appliquer à eux-mêmes cette éclatante leçon. Il faut le dire surtout aux vainqueurs : tout à réussi selon leur voeux, tout a plié devant leur audace tant qu’ils ont eu affaire à des tentatives d’usurpation services par une intelligence plus brillante que forte ; qu’ils prennent garde de vouloir usurper à leur tour, et, malgré la netteté de leur esprit, de se fourvoyer dans les chimères. Il y a deux illusions qui peuvent séduire également l’Autriche et la Prusse et les jeter dans les folles aventures : en Prusse, c’est la tradition d’un patriotisme hautain qui se croit appelé, depuis Frédéric-le-Grand, au gouvernement de l’Allemagne entière ; en Autriche, ce sont les souvenirs du vieil empire germanique souvenirs qui, réveillés peu à peu par les fautes mêmes de la Prusse, semblent pousser aujourd’hui le cabinet de Vienne à des entreprises exorbitantes. Il est certain que, sans les ambitieuses fantaisies de Frédéric-Guillaume IV et de M. de Radowitz, l’Autriche n’eût jamais songé à faire entrer dans la confédération germanique toutes les provinces étrangères qui composent son empire. Or, répondre ainsi aux prétentions des doctrinaires de Berlin ; ce n’est pas mettre à profit la fortune, c’est compromettre au contraire une légitime victoire et perdre l’immense avantage d’une position nette. Les chimères du sud ne valent pas mieux que celles du nord. La Prusse assurément, tant que l’Autriche existera, ne sera pas la maîtresse de l’Allemagne ; mais le saint-empire, tombé en poussière il y a quarante-cinq ans, ne se reconstruira pas dans cette Allemagne du XIXe siècle, transformée par tant de nouveaux droits et d’intérêts vivaces. Si le prestige de l’antique souvenir des Habsbourg a eu sa part sans doute dans la rapide victoire de l’Autriche, c’est à la puissance du droit qu’il faut d’abord en rapporter l’honneur. Que l’Autriche ne s’attribue pas plus qu’il ne lui appartient ; ce prestige de ses vieux titres est surtout invoqué lorsqu’il est d’accord avec les intérêts présens. Le jour où elle voudrait refaire le passé, les états qui ont recouru à son assistance, pour échapper à la souveraineté des Prussiens ne tarderaient pas à se retourner contre elle. Ces rois eux-mêmes qui, dans les conférences de Brégenz, portaient l’an dernier des toasts si chevaleresques au jeune empereur François-Joseph, ne les voit-on pas déjà tenir un langage plus approprié à ce temps-ci, le sérieux langage des intérêts et des affaires ? Quand le gouvernement de Bavière, par l’organe de M. de Pfordten, s’efforce de repousser à Dresde la politique autrichienne ; quand le roi de Wurtumberg écrit à M. le prince de Schwarzenberg pour le détourner de ses projets, et qu’il demande auprès de la diète un parlement national, ces symptômes ne disent-ils pas assez haut que le débat n’est pas seulement entre le cabinet de Vienne et le cabinet de Berlin ? Il y a désormais trois Allemagnes, l’Autriche, la Prusse et le groupe des états secondaires. Ni la Prusse n’est aussi faible, ni l’Autriche n’est aussi forte qu’on pourrait le supposer d’après les circonstances récentes ; toutes deux elles ont besoin de cette troisième partie de l’Allemagne dont il est impossible de ne pas tenir compte, et qui est bien résolue à maintenir son indépendance. Si l’Allemagne ne respecte pas les lois impérieuses que lui fait sa situation bien comprise ; si des intelligences téméraires veulent, soit au profit de la Prusse, soit pour la gloire des Habsbourg, violer les droits vivans et ressusciter ce qui est mort, il n’y aura que troubles, anarchie, créations impuissantes, prolongement sans fin d’une crise funeste. Nous ne renonçons pas à l’espérance de voir les prétentions injustes disparaître, et ces jalousies ardentes faire place à une étude plus désintéressée des droits et des relations des peuples. Ce qui se passe à Dresde n’intéresse pas seulement l’Allemagne. Est-ce bien en présence des dangers qui nous menacent tous, est-ce au milieu des fureurs révolutionnaires qu’on osera déchirer les traités, ébranler l’équilibre des grandes puissances, amener enfin une confusion d’où sortirait la guerre européenne ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Affaires de Suisse jusqu’à la Révolution de Février, par M. d’Haussonville, Revue des Deux Mondes, 15 février 1850.